des oreilles, et ils n'entendront point. -- Mais, alors, s'Ùcria le jeune officier, parlez, parlez donc ! -- Vous confier ma honte ! s'Ùcria Milady avec le rouge de la pudeur au visage, car souvent le crime de l'un est la honte de l'autre ; vous confier ma honte, Ð vous homme, moi femme ! Oh ! continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses beaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai ! -- A moi, Ð un frØre ! " s'Ùcria Felton. Milady le regarda longtemps avec une expression que le jeune officier prit pour du doute, et qui cependant n'Ùtait que de l'observation et surtout la volontÙ de fasciner. Felton, Ð son tour suppliant, joignit les mains. " Eh bien, dit Milady, je me fie Ð mon frØre, j'oserai ! " En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter ; mais, cette fois, le terrible beau-frØre de Milady ne se contenta point, comme il avait fait la veille, de passer devant la porte et de s'Ùloigner, il s'arrÚta, Ùchangea deux mots avec la sentinelle, puis la porte s'ouvrit et il parut. Pendant ces deux mots ÙchangÙs, Felton s'Ùtait reculÙ vivement, et lorsque Lord de Winter entra, il Ùtait Ð quelques pas de la prisonniØre. Le baron entra lentement, et porta son regard scrutateur de la prisonniØre au jeune officier : " VoilÐ bien longtemps, John, dit-il, que vous Útes ici ; cette femme vous a-t-elle racontÙ ses crimes ? alors je comprends la durÙe de l'entretien. " Felton tressaillit, et Milady sentit qu'elle Ùtait perdue si elle ne venait au secours du puritain dÙcontenancÙ. " Ah ! vous craignez que votre prisonniØre ne vous Ùchappe ! dit-elle, Eh bien, demandez Ð votre digne geälier quelle grÒce, Ð l'instant mÚme, je sollicitais de lui. -- Vous demandiez une grÒce ? dit le baron soup×onneux. -- Oui, Milord, reprit le jeune homme confus. -- Et quelle grÒce, voyons ? demanda Lord de Winter. -- Un couteau qu'elle me rendra par le guichet, une minute aprØs l'avoir re×u, rÙpondit Felton. -- Il y a donc quelqu'un de cachÙ ici que cette gracieuse personne veuille Ùgorger ? reprit Lord de Winter de sa voix railleuse et mÙprisante. -- Il y a moi, rÙpondit Milady. -- Je vous ai donnÙ le choix entre l'AmÙrique et Tyburn, reprit Lord de Winter, choisissez Tyburn, Milady : la corde est, croyez-moi, encore plus sëre que le couteau. " Felton pÒlit et fit un pas en avant, en songeant qu'au moment oé il Ùtait entrÙ, Milady tenait une corde. " Vous avez raison, dit celle-ci, et j'y avais dÙjÐ pensÙ ; puis elle ajouta d'une voix sourde : j'y penserai encore. " Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses os ; probablement Lord de Winter aper×ut ce mouvement. " MÙfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis reposÙ sur toi, prends garde ! Je t'ai prÙvenu ! D'ailleurs, aie bon courage, mon enfant, dans trois jours nous serons dÙlivrÙs de cette crÙature, et oé je l'envoie, elle ne nuira plus Ð personne. -- Vous l'entendez ! " s'Ùcria Milady avec Ùclat, de fa×on que le baron crët qu'elle s'adressait au Ciel et que Felton comprÞt que c'Ùtait Ð lui. Felton baissa la tÚte et rÚva. Le baron prit l'officier par le bras en tournant la tÚte sur son Ùpaule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu'Ð ce qu'il fët sorti. " Allons, allons, dit la prisonniØre lorsque la porte se fut refermÙe, je ne suis pas encore si avancÙe que je le croyais. Winter a changÙ sa sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce que c'est que le dÙsir de la vengeance, et comme ce dÙsir forme l'homme ! Quant Ð Felton, il hÙsite. Ah ! ce n'est pas un homme comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore que les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les femmes, et il les aime en joignant les bras. " Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se doutait bien que la journÙe ne se passerait pas sans qu'elle revit Felton. Enfin, une heure aprØs la scØne que nous venons de raconter, elle entendit que l'on parlait bas Ð la porte, puis bientät la porte s'ouvrit, et elle reconnut Felton. Le jeune homme s'avan×a rapidement dans la chambre en laissant la porte ouverte derriØre lui et en faisant signe Ð Milady de se taire ; il avait le visage bouleversÙ. " Que me voulez-vous ? dit-elle. -- Ecoutez, rÙpondit Felton Ð voix basse, je viens d'Ùloigner la sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu'on sache que je suis venu, pour vous parler sans qu'on puisse entendre ce que je vous dis. Le baron vient de me raconter une histoire effroyable. " Milady prit son sourire de victime rÙsignÙe, et secoua la tÚte. " Ou vous Útes un dÙmon, continua Felton, ou le baron, mon bienfaiteur, mon pØre, est un monstre. Je vous connais depuis quatre jours, je l'aime depuis dix ans, lui ; je puis donc hÙsiter entre vous deux : ne vous effrayez pas de ce que je vous dis, j'ai besoin d'Útre convaincu. Cette nuit, aprØs minuit, je viendrai vous voir, vous me convaincrez. -- Non, Felton, non mon frØre, dit-elle, le sacrifice est trop grand, et je sens qu'il vous coëte. Non, je suis perdue, ne vous perdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus Ùloquente que ma vie, et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux que les paroles de la prisonniØre. -- Taisez-vous, Madame, s'Ùcria Felton, et ne me parlez pas ainsi ; je suis venu pour que vous me promettiez sur l'honneur, pour que vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacrÙ, que vous n'attenterez pas Ð votre vie. -- Je ne veux pas promettre, dit Milady, car personne plus que moi n'a le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir. -- Eh bien, dit Felton, engagez-vous seulement jusqu'au moment oé vous m'aurez revu. Si, lorsque vous m'aurez revu, vous persistez encore, Eh bien, alors, vous serez libre, et moi-mÚme je vous donnerai l'arme que vous m'avez demandÙe. -- Eh bien, dit Milady, pour vous j'attendrai. -- Jurez-le. -- Je le jure par notre Dieu. Etes-vous content ? -- Bien, dit Felton, Ð cette nuit ! " Et il s'Ùlan×a hors de l'appartement, referma la porte, et attendit en dehors, la demi-pique du soldat Ð la main, comme s'il eët montÙ la garde Ð sa place. Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme. Alors, Ð travers le guichet dont elle s'Ùtait rapprochÙe, Milady vit le jeune homme se signer avec une ferveur dÙlirante et s'en aller par le corridor avec un transport de joie. Quant Ð elle, elle revint Ð sa place, un sourire de sauvage mÙpris sur les lØvres, et elle rÙpÙta en blasphÙmant ce nom terrible de Dieu, par lequel elle avait jurÙ sans jamais avoir appris Ð le connaÞtre. " Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insensÙ ! mon Dieu ! c'est moi, moi et celui qui m'aidera Ð me venger. " CHAPITRE LVI. CINQUIEME JOURNEE DE CAPTIVITE Cependant Milady en Ùtait arrivÙe Ð un demi-triomphe, et le succØs obtenu doublait ses forces. Il n'Ùtait pas difficile de vaincre, ainsi qu'elle l'avait fait jusque-lÐ, des hommes prompts Ð se laisser sÙduire, et que l'Ùducation galante de la cour entraÞnait vite dans le piØge ; Milady Ùtait assez belle pour ne pas trouver de rÙsistance de la part de la chair, et elle Ùtait assez adroite pour l'emporter sur tous les obstacles de l'esprit. Mais, cette fois, elle avait Ð lutter contre une nature sauvage, concentrÙe, insensible Ð force d'austÙritÙ ; la religion et la pÙnitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux sÙductions ordinaires. Il roulait dans cette tÚte exaltÙe des plans tellement vastes, des projets tellement tumultueux, qu'il n'y restait plus de place pour aucun amour, de caprice ou de matiØre, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la corruption. Milady avait donc fait brØche, avec sa fausse vertu, dans l'opinion d'un homme prÙvenu horriblement contre elle, et par sa beautÙ, dans le coeur et les sens d'un homme chaste et pur. Enfin, elle s'Ùtait donnÙ la mesure de ses moyens, inconnus d'elle- mÚme jusqu'alors, par cette expÙrience faite sur le sujet le plus rebelle que la nature et la religion pussent soumettre Ð son Ùtude. Bien des fois nÙanmoins pendant la soirÙe elle avait dÙsespÙrÙ du sort et d'elle-mÚme ; elle n'invoquait pas Dieu, nous le savons, mais elle avait foi dans le gÙnie du mal, cette immense souverainetÙ qui rØgne dans tous les dÙtails de la vie humaine, et Ð laquelle, comme dans la fable arabe, un grain de grenade suffit pour reconstruire un monde perdu. Milady, bien prÙparÙe Ð recevoir Felton, put dresser ses batteries pour le lendemain. Elle savait qu'il ne lui restait plus que deux jours, qu'une fois l'ordre signÙ par Buckingham (et Buckingham le signerait d'autant plus facilement, que cet ordre portait un faux nom, et qu'il ne pourrait reconnaÞtre la femme dont il Ùtait question), une fois cet ordre signÙ, disons-nous, le baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait aussi que les femmes condamnÙes Ð la dÙportation usent d'armes bien moins puissantes dans leurs sÙductions que les prÙtendues femmes vertueuses dont le soleil du monde Ùclaire la beautÙ, dont la voix de la mode vante l'esprit et qu'un reflet d'aristocratie dore de ses lueurs enchantÙes. Etre une femme condamnÙe Ð une peine misÙrable et infamante n'est pas un empÚchement Ð Útre belle, mais c'est un obstacle Ð jamais redevenir puissante. Comme tous les gens d'un mÙrite rÙel, Milady connaissait le milieu qui convenait Ð sa nature, Ð ses moyens. La pauvretÙ lui rÙpugnait, l'abjection la diminuait des deux tiers de sa grandeur. Milady n'Ùtait reine que parmi les reines, il fallait Ð sa domination le plaisir de l'orgueil satisfait. Commander aux Útres infÙrieurs Ùtait plutät une humiliation qu'un plaisir pour elle. Certes, elle fët revenue de son exil, elle n'en doutait pas un seul instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ? Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de Milady, les jours qu'on n'occupe point Ð monter sont des jours nÙfastes ; qu'on trouve donc le mot dont on doive nommer les jours qu'on emploie Ð descendre ! Perdre un an, deux ans, trois ans, c'est-Ð-dire une ÙternitÙ ; revenir quand d'Artagnan, heureux et triomphant, aurait, lui et ses amis, re×u de la reine la rÙcompense qui leur Ùtait bien acquise pour les services qu'ils lui avaient rendus, c'Ùtaient lÐ de ces idÙes dÙvorantes qu'une femme comme Milady ne pouvait supporter. Au reste, l'orage qui grondait en elle doublait sa force, et elle eët fait Ùclater les murs de sa prison, si son corps eët pu prendre un seul instant les proportions de son esprit. Puis ce qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c'Ùtait le souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait dire de son silence le cardinal dÙfiant, inquiet, soup×onneux, le cardinal, non seulement son seul appui, son seul soutien, son seul protecteur dans le prÙsent, mais encore le principal instrument de sa fortune et de sa vengeance Ð venir ? Elle le connaissait, elle savait qu'Ð son retour, aprØs un voyage inutile, elle aurait beau arguer de la prison, elle aurait beau exalter les souffrances subies, le cardinal rÙpondrait avec ce calme railleur du sceptique puissant Ð la fois par la force et par le gÙnie : " Il ne fallait pas vous laisser prendre ! " Alors Milady rÙunissait toute son Ùnergie, murmurant au fond de sa pensÙe le nom de Felton, la seule lueur de jour qui pÙnÙtrÒt jusqu'Ð elle au fond de l'enfer oé elle Ùtait tombÙe ; et comme un serpent qui roule et dÙroule ses anneaux pour se rendre compte Ð lui-mÚme de sa force, elle enveloppait d'avance Felton dans les mille replis de son inventive imagination. Cependant le temps s'Ùcoulait, les heures les unes aprØs les autres semblaient rÙveiller la cloche en passant, et chaque coup du battant d'airain retentissait sur le coeur de la prisonniØre. A neuf heures, Lord de Winter fit sa visite accoutumÙe, regarda la fenÚtre et les barreaux, sonda le parquet et les murs, visita la cheminÙe et les portes, sans que, pendant cette longue et minutieuse visite, ni lui ni Milady pronon×assent une seule parole. Sans doute que tous deux comprenaient que la situation Ùtait devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en colØre sans effet. " Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous sauverez pas encore cette nuit ! " A dix heures, Felton vint placer une sentinelle ; Milady reconnut son pas. Elle le devinait maintenant comme une maÞtresse devine celui de l'amant de son coeur, et cependant Milady dÙtestait et mÙprisait Ð la fois ce faible fanatique. Ce n'Ùtait point l'heure convenue, Felton n'entra point. Deux heures aprØs et comme minuit sonnait, la sentinelle fut relevÙe. Cette fois c'Ùtait l'heure : aussi, Ð partir de ce moment, Milady attendit- elle avec impatience. La nouvelle sentinelle commen×a Ð se promener dans le corridor. Au bout de dix minutes Felton vint. Milady prÚta l'oreille. " Ecoute, dit le jeune homme Ð la sentinelle, sous aucun prÙtexte ne t'Ùloigne de cette porte, car tu sais que la nuit derniØre un soldat a ÙtÙ puni par Milord pour avoir quittÙ son poste un instant, et cependant c'est moi qui, pendant sa courte absence, avais veillÙ Ð sa place. -- Oui, je le sais, dit le soldat. -- Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-t-il, je vais rentrer pour visiter une seconde fois la chambre de cette femme, qui a, j'en ai peur, de sinistres projets sur elle-mÚme et que j'ai re×u l'ordre de surveiller. " " Bon, murmura Milady, voilÐ l'austØre puritain qui ment ! " Quant au soldat, il se contenta de sourire. " Peste ! mon lieutenant, dit-il, vous n'Útes pas malheureux d'Útre chargÙ de commissions pareilles, surtout si Milord vous a autorisÙ Ð regarder jusque dans son lit. " Felton rougit ; dans toute autre circonstance il eët rÙprimandÙ le soldat qui se permettait une pareille plaisanterie ; mais sa conscience murmurait trop haut pour que sa bouche osÒt parler. " Si j'appelle, dit-il, viens ; de mÚme que si l'on vient, appelle-moi. -- Oui, mon lieutenant " , dit le soldat. Felton entra chez Milady. Milady se leva. " Vous voilÐ ? dit-elle. -- Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu. -- Vous m'avez promis autre chose encore. -- Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgrÙ son empire sur lui-mÚme, sentait ses genoux trembler et la sueur poindre sur son front. -- Vous avez promis de m'apporter un couteau, et de me le laisser aprØs notre entretien. -- Ne parlez pas de cela, Madame, dit Felton, il n'y a pas de situation, si terrible qu'elle soit, qui autorise une crÙature de Dieu Ð se donner la mort. J'ai rÙflÙchi que jamais je ne devais me rendre coupable d'un pareil pÙchÙ. -- Ah ! vous avez rÙflÙchi ! dit la prisonniØre en s'asseyant sur son fauteuil avec un sourire de dÙdain ; et moi aussi j'ai rÙflÙchi. -- A quoi ? -- Que je n'avais rien Ð dire Ð un homme qui ne tenait pas sa parole. -- O mon Dieu ! murmura Felton. -- Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas. -- VoilÐ le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l'arme que, selon sa promesse, il avait apportÙe, mais qu'il hÙsitait Ð remettre Ð sa prisonniØre. -- Voyons-le, dit Milady. -- Pour quoi faire ? -- Sur l'honneur, je vous le rends Ð l'instant mÚme ; vous le poserez sur cette table ; et vous resterez entre lui et moi. " Felton tendit l'arme Ð Milady, qui en examina attentivement la trempe, et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt. " Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci est en bel et bon acier ; vous Útes un fidØle ami, Felton. " Felton reprit l'arme et la posa sur la table comme il venait d'Útre convenu avec sa prisonniØre. Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction. " Maintenant, dit-elle, Ùcoutez-moi. " La recommandation Ùtait inutile : le jeune officier se tenait debout devant elle, attendant ses paroles pour les dÙvorer. " Felton, dit Milady avec une solennitÙ pleine de mÙlancolie, Felton, si votre soeur, la fille de votre pØre, vous disait : " Jeune encore, assez belle par malheur, on m'a fait tomber dans un piØge, j'ai rÙsistÙ ; on a multipliÙ autour de moi les embëches, les violences, j'ai rÙsistÙ ; on a blasphÙmÙ la religion que je sers, le Dieu que j'adore, parce que j'appelais Ð mon secours ce Dieu et cette religion, j'ai rÙsistÙ ; alors on m'a prodiguÙ les outrages, et comme on ne pouvait perdre mon Òme, on a voulu Ð tout jamais flÙtrir mon corps ; enfin... " Milady s'arrÚta, et un sourire amer passa sur ses lØvres. " Enfin, dit Felton, enfin qu'a-t-on fait ? -- Enfin, un soir, on rÙsolut de paralyser cette rÙsistance qu'on ne pouvait vaincre : un soir, on mÚla Ð mon eau un narcotique puissant ; Ð peine eus-je achevÙ mon repas, que je me sentis tomber peu Ð peu dans une torpeur inconnue. Quoique je fusse sans dÙfiance, une crainte vague me saisit et j'essayai de lutter contre le sommeil ; je me levai, je voulus courir Ð la fenÚtre, appeler au secours, mais mes jambes refusØrent de me porter ; il me semblait que le plafond s'abaissait sur ma tÚte et m'Ùcrasait de son poids ; je tendis les bras, j'essayai de parler, je ne pus que pousser des sons inarticulÙs ; un engourdissement irrÙsistible s'emparait de moi, je me retins Ð un fauteuil, sentant que j'allais tomber, mais bientät cet appui fut insuffisant pour mes bras dÙbiles, je tombai sur un genou, puis sur les deux ; je voulus crier, ma langue Ùtait glacÙe ; Dieu ne me vit ni ne m'entendit sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie Ð un sommeil qui ressemblait Ð la mort. " De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui s'Ùcoula pendant sa durÙe, je n'eus aucun souvenir ; la seule chose que je me rappelle, c'est que je me rÙveillai couchÙe dans une chambre ronde, dont l'ameublement Ùtait somptueux, et dans laquelle le jour ne pÙnÙtrait que par une ouverture au plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrÙe : on eët dit une magnifique prison. " Je fus longtemps Ð pouvoir me rendre compte du lieu oé je me trouvais et de tous les dÙtails que je rapporte, mon esprit semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes tÙnØbres de ce sommeil auquel je ne pouvais m'arracher ; j'avais des perceptions vagues d'un espace parcouru, du roulement d'une voiture, d'un rÚve horrible dans lequel mes forces se seraient ÙpuisÙes ; mais tout cela Ùtait si sombre et si indistinct dans ma pensÙe, que ces ÙvÙnements semblaient appartenir Ð une autre vie que la mienne et cependant mÚlÙe Ð la mienne par une fantastique dualitÙ. " Quelque temps, l'Ùtat dans lequel je me trouvais me sembla si Ùtrange, que je crus que je faisais un rÚve. Je me levai chancelante, mes habits Ùtaient prØs de moi, sur une chaise : je ne me rappelai ni m'Útre dÙvÚtue, ni m'Útre couchÙe. Alors peu Ð peu la rÙalitÙ se prÙsenta Ð moi pleine de pudiques terreurs : je n'Ùtais plus dans la maison que j'habitais ; autant que j'en pouvais juger par la lumiØre du soleil, le jour Ùtait dÙjÐ aux deux tiers ÙcoulÙ ! c'Ùtait la veille au soir que je m'Ùtais endormie ; mon sommeil avait donc dÙjÐ durÙ prØs de vingt-quatre heures. Que s'Ùtait-il passÙ pendant ce long sommeil ? " Je m'habillai aussi rapidement qu'il me fut possible. Tous mes mouvements lents et engourdis attestaient que l'influence du narcotique n'Ùtait point encore entiØrement dissipÙe. Au reste, cette chambre Ùtait meublÙe pour recevoir une femme ; et la coquette la plus achevÙe n'eët pas eu un souhait Ð former, qu'en promenant son regard autour de l'appartement elle n'eët vu son souhait accompli. " Certes, je n'Ùtais pas la premiØre captive qui s'Ùtait vue enfermÙe dans cette splendide prison ; mais, vous le comprenez, Felton, plus la prison Ùtait belle, plus je m'Ùpouvantais. " Oui, c'Ùtait une prison, car j'essayai vainement d'en sortir. Je sondai tous les murs afin de dÙcouvrir une porte, partout les murs rendirent un son plein et mat. " Je fis peut-Útre vingt fois le tour de cette chambre, cherchant une issue quelconque ; il n'y en avait pas : je tombai ÙcrasÙe de fatigue et de terreur sur un fauteuil. " Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester oé j'Ùtais assise ; il me semblait que j'Ùtais entourÙe de dangers inconnus, dans lesquels j'allais tomber Ð chaque pas. Quoique je n'eusse rien mangÙ depuis la veille, mes craintes m'empÚchaient de ressentir la faim. " Aucun bruit du dehors, qui me permÞt de mesurer le temps, ne venait jusqu'Ð moi ; je prÙsumai seulement qu'il pouvait Útre sept ou huit heures du soir ; car nous Ùtions au mois d'octobre, et il faisait nuit entiØre. " Tout Ð coup, le cri d'une porte qui tourne sur ses gonds me fit tressaillir ; un globe de feu apparut au-dessus de l'ouverture vitrÙe du plafond, jetant une vive lumiØre dans ma chambre, et je m'aper×us avec terreur qu'un homme Ùtait debout Ð quelques pas de moi. " Une table Ð deux couverts, supportant un souper tout prÙparÙ, s'Ùtait dressÙe comme par magie au milieu de l'appartement. " Cet homme Ùtait celui qui me poursuivait depuis un an, qui avait jurÙ mon dÙshonneur, et qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, me fit comprendre qu'il l'avait accompli la nuit prÙcÙdente. -- L'infÒme ! murmura Felton. -- Oh ! oui, l'infÒme ! s'Ùcria Milady, voyant l'intÙrÚt que le jeune officier, dont l'Òme semblait suspendue Ð ses lØvres, prenait Ð cet Ùtrange rÙcit ; oh ! oui, l'infÒme ! il avait cru qu'il lui suffisait d'avoir triomphÙ de moi dans mon sommeil, pour que tout fët dit ; il venait, espÙrant que j'accepterais ma honte, puisque ma honte Ùtait consommÙe ; il venait m'offrir sa fortune en Ùchange de mon amour. " Tout ce que le coeur d'une femme peut contenir de superbe mÙpris et de paroles dÙdaigneuses, je le versai sur cet homme ; sans doute, il Ùtait habituÙ Ð de pareils reproches ; car il m'Ùcouta calme, souriant, et les bras croisÙs sur la poitrine ; puis, lorsqu'il crut que j'avais tout dit, il s'avan×a vers moi ; je bondis vers la table, je saisis un couteau, je l'appuyai sur ma poitrine. " -- Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon dÙshonneur, vous aurez encore ma mort Ð vous reprocher. " " Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, dans toute ma personne, cette vÙritÙ de geste, de pose et d'accent, qui porte la conviction dans les Òmes les plus perverses, car il s'arrÚta. " -- Votre mort ! me dit-il ; oh ! non, vous Útes une trop charmante maÞtresse pour que je consente Ð vous perdre ainsi, aprØs avoir eu le bonheur de vous possÙder une seule fois seulement. Adieu, ma toute belle ! j'attendrai, pour revenir vous faire ma visite, que vous soyez dans de meilleures dispositions. " " A ces mots, il donna un coup de sifflet ; le globe de flamme qui Ùclairait ma chambre remonta et disparut ; je me retrouvai dans l'obscuritÙ. Le mÚme bruit d'une porte qui s'ouvre et se referme se reproduisit un instant aprØs, le globe flamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai seule. " Ce moment fut affreux ; si j'avais encore quelques doutes sur mon malheur, ces doutes s'Ùtaient Ùvanouis dans une dÙsespÙrante rÙalitÙ : j'Ùtais au pouvoir d'un homme que non seulement je dÙtestais, mais que je mÙprisais ; d'un homme capable de tout, et qui m'avait dÙjÐ donnÙ une preuve fatale de ce qu'il pouvait oser. -- Mais quel Ùtait donc cet homme ? demanda Felton. -- Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre bruit ; car, Ð minuit Ð peu prØs, la lampe s'Ùtait Ùteinte, et je m'Ùtais retrouvÙe dans l'obscuritÙ. Mais la nuit se passa sans nouvelle tentative de mon persÙcuteur ; le jour vint : la table avait disparu ; seulement, j'avais encore le couteau Ð la main. " Ce couteau c'Ùtait tout mon espoir. " J'Ùtais ÙcrasÙe de fatigue ; l'insomnie brëlait mes yeux ; je n'avais pas osÙ dormir un seul instant : le jour me rassura, j'allai me jeter sur mon lit sans quitter le couteau libÙrateur que je cachai sous mon oreiller. " Quand je me rÙveillai, une nouvelle table Ùtait servie. " Cette fois, malgrÙ mes terreurs, en dÙpit de mes angoisses, une faim dÙvorante se faisait sentir ; il y avait quarante-huit heures que je n'avais pris aucune nourriture : je mangeai du pain et quelques fruits ; puis, me rappelant le narcotique mÚlÙ Ð l'eau que j'avais bue, je ne touchai point Ð celle qui Ùtait sur la table, et j'allai remplir mon verre Ð une fontaine de marbre scellÙe dans le mur, au-dessus de ma toilette. " Cependant, malgrÙ cette prÙcaution, je ne demeurai pas moins quelque temps encore dans une affreuse angoisse ; mais mes craintes, cette fois, n'Ùtaient pas fondÙes : je passai la journÙe sans rien Ùprouver qui ressemblÒt Ð ce que je redoutais. " J'avais eu la prÙcaution de vider Ð demi la carafe, pour qu'on ne s'aper×ët point de ma dÙfiance. " Le soir vint, et avec lui l'obscuritÙ ; cependant, si profonde qu'elle fët, mes yeux commen×aient Ð s'y habituer ; je vis, au milieu des tÙnØbres, la table s'enfoncer dans le plancher ; un quart d'heure aprØs, elle reparut portant mon souper ; un instant aprØs, grÒce Ð la mÚme lampe, ma chambre s'Ùclaira de nouveau. " J'Ùtais rÙsolue Ð ne manger que des objets auxquels il Ùtait impossible de mÚler aucun somnifØre : deux oeufs et quelques fruits composØrent mon repas ; puis, j'allai puiser un verre d'eau Ð ma fontaine protectrice, et je le bus. " Aux premiØres gorgÙes, il me sembla qu'elle n'avait plus le mÚme goët que le matin : un soup×on rapide me prit, je m'arrÚtai ; mais j'en avais dÙjÐ avalÙ un demi-verre. " Je jetai le reste avec horreur, et j'attendis, la sueur de l'Ùpouvante au front. " Sans doute quelque invisible tÙmoin m'avait vue prendre de l'eau Ð cette fontaine, et avait profitÙ de ma confiance mÚme pour mieux assurer ma perte si froidement rÙsolue, si cruellement poursuivie. " Une demi-heure ne s'Ùtait pas ÙcoulÙe, que les mÚmes symptämes se produisirent ; seulement, comme cette fois je n'avais bu qu'un demi- verre d'eau, je luttai plus longtemps, et, au lieu de m'endormir tout Ð fait, je tombai dans un Ùtat de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se passait autour de moi, tout en m'ätant la force ou de me dÙfendre ou de fuir. " Je me traÞnai vers mon lit, pour y chercher la seule dÙfense qui me restÒt, mon couteau sauveur ; mais je ne pus arriver jusqu'au chevet : je tombai Ð genoux, les mains cramponnÙes Ð l'une des colonnes du pied ; alors, je compris que j'Ùtais perdue. " Felton pÒlit affreusement, et un frisson convulsif courut par tout son corps. " Et ce qu'il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix altÙrÙe comme si elle eët encore ÙprouvÙ la mÚme angoisse qu'en ce moment terrible, c'est que, cette fois, j'avais la conscience du danger qui me mena×ait ; c'est que mon Òme, je puis le dire, veillait dans mon corps endormi ; c'est que je voyais, c'est que j'entendais : il est vrai que tout cela Ùtait comme dans un rÚve ; mais ce n'en Ùtait que plus effrayant. " Je vis la lampe qui remontait et qui peu Ð peu me laissait dans l'obscuritÙ ; puis j'entendis le cri si bien connu de cette porte, quoique cette porte ne se fët ouverte que deux fois. " Je sentis instinctivement qu'on s'approchait de moi : on dit que le malheureux perdu dans les dÙserts de l'AmÙrique sent ainsi l'approche du serpent. " Je voulais faire un effort, je tentai de crier ; par une incroyable Ùnergie de volontÙ je me relevai mÚme, mais pour retomber aussität... et retomber dans les bras de mon persÙcuteur. -- Dites-moi donc quel Ùtait cet homme ? " s'Ùcria le jeune officier. Milady vit d'un seul regard tout ce qu'elle inspirait de souffrance Ð Felton, en pesant sur chaque dÙtail de son rÙcit ; mais elle ne voulait lui faire grÒce d'aucune torture. Plus profondÙment elle lui briserait le coeur, plus sërement il la vengerait. Elle continua donc comme si elle n'eët point entendu son exclamation, ou comme si elle eët pensÙ que le moment n'Ùtait pas encore venu d'y rÙpondre. " Seulement, cette fois, ce n'Ùtait plus Ð une espØce de cadavre inerte, sans aucun sentiment, que l'infÒme avait affaire. Je vous l'ai dit : sans pouvoir parvenir Ð retrouver l'exercice complet de mes facultÙs, il me restait le sentiment de mon danger : je luttai donc de toutes mes forces et sans doute j'opposai, tout affaiblie que j'Ùtais, une longue rÙsistance, car je l'entendis s'Ùcrier : " -- Ces misÙrables puritaines ! je savais bien qu'elles lassaient leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs sÙducteurs. " " HÙlas ! cette rÙsistance dÙsespÙrÙe ne pouvait durer longtemps, je sentis mes forces qui s'Ùpuisaient, et cette fois ce ne fut pas de mon sommeil que le lÒche profita, ce fut de mon Ùvanouissement. " Felton Ùcoutait sans faire entendre autre chose qu'une espØce de rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait sur son front de marbre, et sa main cachÙe sous son habit dÙchirait sa poitrine. " Mon premier mouvement, en revenant Ð moi, fut de chercher sous mon oreiller ce couteau que je n'avais pu atteindre ; s'il n'avait point servi Ð la dÙfense, il pouvait au moins servir Ð l'expiation. " Mais en prenant ce couteau, Felton, une idÙe terrible me vint. J'ai jurÙ de tout vous dire et je vous dirai tout ; je vous ai promis la vÙritÙ, je la dirai, dët-elle me perdre. -- L'idÙe vous vint de vous venger de cet homme, n'est-ce pas ? s'Ùcria Felton. -- Eh bien, oui ! dit Milady : cette idÙe n'Ùtait pas d'une chrÙtienne, je le sais ; sans doute cet Ùternel ennemi de notre Òme, ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait Ð mon esprit. Enfin, que vous dirai-je, Felton ? continua Milady du ton d'une femme qui s'accuse d'un crime, cette idÙe me vint et ne me quitta plus sans doute. C'est de cette pensÙe homicide que je porte aujourd'hui la punition. -- Continuez, continuez, dit Felton, j'ai hÒte de vous voir arriver Ð la vengeance. -- Oh ! je rÙsolus qu'elle aurait lieu le plus tät possible, je ne doutais pas qu'il ne revÞnt la nuit suivante. Dans le jour je n'avais rien Ð craindre. " Aussi, quand vint l'heure du dÙjeuner, je n'hÙsitai pas Ð manger et Ð boire : j'Ùtais rÙsolue Ð faire semblant de souper, mais Ð ne rien prendre : je devais donc par la nourriture du matin combattre le jeëne du soir. " Seulement je cachai un verre d'eau soustraite Ð mon dÙjeuner, la soif ayant ÙtÙ ce qui m'avait le plus fait souffrir quand j'Ùtais demeurÙe quarante-huit heures sans boire ni manger. " La journÙe s'Ùcoula sans avoir d'autre influence sur moi que de m'affermir dans la rÙsolution prise : seulement j'eus soin que mon visage ne trahÞt en rien la pensÙe de mon coeur, car je ne doutais pas que je ne fusse observÙe ; plusieurs fois mÚme je sentis un sourire sur mes lØvres. Felton, je n'ose pas vous dire Ð quelle idÙe je souriais, vous me prendriez en horreur... -- Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que j'Ùcoute et que j'ai hÒte d'arriver. -- Le soir vint, les ÙvÙnements ordinaires s'accomplirent ; pendant l'obscuritÙ, comme d'habitude, mon souper fut servi, puis la lampe s'alluma, et je me mis Ð table. " Je mangeai quelques fruits seulement : je fis semblant de me verser de l'eau de la carafe, mais je ne bus que celle que j'avais conservÙe dans mon verre, la substitution, au reste, fut faite assez adroitement pour que mes espions, si j'en avais, ne con×ussent aucun soup×on. " AprØs le souper, je donnai les mÚmes marques d'engourdissement que la veille ; mais cette fois, comme si je succombais Ð la fatigue ou comme si je me familiarisais avec le danger, je me traÞnai vers mon lit, et je fis semblant de m'endormir. " Cette fois, j'avais retrouvÙ mon couteau sous l'oreiller, et tout en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la poignÙe. " Deux heures s'ÙcoulØrent sans qu'il se passÒt rien de nouveau : cette fois, ä mon Dieu ! qui m'eët dit cela la veille ? je commen×ais Ð craindre qu'il ne vÞnt pas. " Enfin, je vis la lampe s'Ùlever doucement et disparaÞtre dans les profondeurs du plafond ; ma chambre s'emplit de tÙnØbres, mais je fis un effort pour percer du regard l'obscuritÙ. " Dix minutes Ð peu prØs se passØrent. Je n'entendais d'autre bruit que celui du battement de mon coeur. " J'implorais le Ciel pour qu'il vÞnt. " Enfin j'entendis le bruit si connu de la porte qui s'ouvrait et se refermait ; j'entendis, malgrÙ l'Ùpaisseur du tapis, un pas qui faisait crier le parquet ; je vis, malgrÙ l'obscuritÙ, une ombre qui approchait de mon lit. -- HÒtez-vous, hÒtez-vous ! dit Felton, ne voyez-vous pas que chacune de vos paroles me brële comme du plomb fondu ! -- Alors, continua Milady, alors je rÙunis toutes mes forces, je me rappelai que le moment de la vengeance ou plutät de la justice avait sonnÙ ; je me regardai comme une autre Judith ; je me ramassai sur moi-mÚme, mon couteau Ð la main, et quand je le vis prØs de moi, Ùtendant les bras pour chercher sa victime, alors, avec le dernier cri de la douleur et du dÙsespoir, je le frappai au milieu de la poitrine. " Le misÙrable ! il avait tout prÙvu : sa poitrine Ùtait couverte d'une cotte de mailles ; le couteau s'Ùmoussa. "-- Ah ! ah ! s'Ùcria-t-il en me saisissant le bras et en m'arrachant l'arme qui m'avait si mal servie, vous en voulez Ð ma vie, ma belle puritaine ! mais c'est plus que de la haine, cela, c'est de l'ingratitude ! Allons, allons, calmez-vous, ma belle enfant ! j'avais cru que vous vous Ùtiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force : vous ne m'aimez pas, j'en doutais avec ma fatuitÙ ordinaire ; maintenant j'en suis convaincu. Demain, vous serez libre. " " Je n'avais qu'un dÙsir, c'Ùtait qu'il me tuÒt. " -- Prenez garde ! lui dis-je, car ma libertÙ c'est votre dÙshonneur. Oui, car, Ð peine sortie d'ici, je dirai tout, je dirai la violence dont vous avez usÙ envers moi, je dirai ma captivitÙ. Je dÙnoncerai ce palais d'infamie ; vous Útes bien haut placÙ, Milord, mais tremblez ! Au-dessus de vous il y a le roi, au-dessus du roi il y a Dieu. " " Si maÞtre qu'il parët de lui, mon persÙcuteur laissa Ùchapper un mouvement de colØre. Je ne pouvais voir l'expression de son visage, mais j'avais senti frÙmir son bras sur lequel Ùtait posÙe ma main. " -- Alors, vous ne sortirez pas d'ici, dit-il. " -- Bien, bien ! m'Ùcriai-je, alors le lieu de mon supplice sera aussi celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous verrez si un fantäme qui accuse n'est pas plus terrible encore qu'un vivant qui menace ! " -- On ne vous laissera aucune arme. " -- Il y en a une que le dÙsespoir a mise Ð la portÙe de toute crÙature qui a le courage de s'en servir. Je me laisserai mourir de faim. " -- Voyons, dit le misÙrable, la paix ne vaut-elle pas mieux qu'une pareille guerre ? Je vous rends la libertÙ Ð l'instant mÚme, je vous proclame une vertu, je vous surnomme la LucrØce de l'Angleterre . " -- Et moi je dis que vous en Útes le Sextus , moi je vous dÙnonce aux hommes comme je vous ai dÙjÐ dÙnoncÙ Ð Dieu ; et s'il faut que, comme LucrØce, je signe mon accusation de mon sang, je la signerai. " -- Ah ! ah ! dit mon ennemi d'un ton railleur, alors c'est autre chose. Ma foi, au bout du compte, vous Útes bien ici, rien ne vous manquera, et si vous vous laissez mourir de faim, ce sera de votre faute. " " A ces mots, il se retira, j'entendis s'ouvrir et se refermer la porte, et je restai abÞmÙe, moins encore, je l'avoue, dans ma douleur, que dans la honte de ne m'Útre pas vengÙe. " Il me tint parole. Toute la journÙe, toute la nuit du lendemain s'ÙcoulØrent sans que je le revisse. Mais moi aussi je lui tins parole, et je ne mangeai ni ne bus ; j'Ùtais, comme je le lui avais dit, rÙsolue Ð me laisser mourir de faim. " Je passai le jour et la nuit en priØre, car j'espÙrais que Dieu me pardonnerait mon suicide. " La seconde nuit la porte s'ouvrit ; j'Ùtais couchÙe Ð terre sur le parquet, les forces commen×aient Ð m'abandonner. " Au bruit je me relevai sur une main. " Eh bien, me dit une voix qui vibrait d'une fa×on trop terrible Ð mon oreille pour que je ne la reconnusse pas ; eh bien, sommes-nous un peu adoucie, et paierons nous notre libertÙ d'une seule promesse de silence ? " Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n'aime pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu'aux puritaines, quand elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit serment sur la croix, je ne vous en demande pas davantage. " -- Sur la croix ! m'Ùcriai-je en me relevant, car Ð cette voix abhorrÙe j'avais retrouvÙ toutes mes forces ; sur la croix ! je jure que nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera la bouche ; sur la croix ! je jure de vous dÙnoncer partout comme un meurtrier, comme un larron d'honneur, comme un lÒche ; sur la croix ! je jure, si jamais je parviens Ð sortir d'ici, de demander vengeance contre vous au genre humain entier. " -- Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que je n'avais pas encore entendu, j'ai un moyen suprÚme, que je n'emploierai qu'Ð la derniØre extrÙmitÙ, de vous fermer la bouche ou du moins d'empÚcher qu'on ne croie Ð un seul mot de ce que vous direz. " " Je rassemblai toutes mes forces pour rÙpondre par un Ùclat de rire. " Il vit que c'Ùtait entre nous dÙsormais une guerre Ùternelle, une guerre Ð mort. " -- Ecoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et la journÙe de demain ; rÙflÙchissez : promettez de vous taire, la richesse, la considÙration, les honneurs mÚmes vous entoureront ; menacez de parler, et je vous condamne Ð l'infamie. " -- Vous ! m'Ùcriai-je, vous ! " -- A l'infamie Ùternelle, ineffa×able ! " -- Vous ! rÙpÙtai-je. Oh ! je vous le dis, Felton, je le croyais insensÙ ! " -- Oui, moi ! reprit-il. " -- Ah ! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas qu'Ð vos yeux je me brise la tÚte contre la muraille ! " -- C'est bien, reprit-il, vous le voulez, Ð demain soir ! " -- A demain soir " , rÙpondis-je en me laissant tomber et en mordant le tapis de rage... " Felton s'appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une joie de dÙmon que la force lui manquerait peut-Útre avant la fin du rÙcit. CHAPITRE LVII. UN MOYEN DE TRAGEDIE CLASSIQUE AprØs un moment de silence employÙ par Milady Ð observer le jeune homme qui l'Ùcoutait, elle continua son rÙcit : " Il y avait prØs de trois jours que je n'avais ni bu ni mangÙ, je souffrais des tortures atroces : parfois il me passait comme des nuages qui me serraient le front, qui me voilaient les yeux : c'Ùtait le dÙlire. " Le soir vint ; j'Ùtais si faible, qu'Ð chaque instant je m'Ùvanouissais et Ð chaque fois que je m'Ùvanouissais je remerciais Dieu, car je croyais que j'allais mourir. " Au milieu de l'un de ces Ùvanouissements, j'entendis la porte s'ouvrir ; la terreur me rappela Ð moi. " Mon persÙcuteur entra suivi d'un homme masquÙ, il Ùtait masquÙ lui-mÚme ; mais je reconnus son pas, je reconnus cet air imposant que l'enfer a donnÙ Ð sa personne pour le malheur de l'humanitÙ. " Eh bien, me dit-il, Útes-vous dÙcidÙe Ð me faire le serment que je vous ai demandÙ ? " -- Vous l'avez dit, les puritains n'ont qu'une parole : la mienne