, dit Athos, et ne laissons ici que Planchet pour nous rapporter les nouvelles. -- Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyÙ chercher ! -- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis. " En ce moment Aramis entra. On lui exposa l'affaire, et on lui dit comment il Ùtait urgent que parmi toutes ses hautes connaissances il trouvÒt une place Ð Ketty. Aramis rÙflÙchit un instant, et dit en rougissant : " Cela vous rendra-t-il bien rÙellement service, d'Artagnan ? -- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie. -- Eh bien, Mme de Bois-Tracy m'a demandÙ, pour une de ses amies qui habite la province, je crois, une femme de chambre sëre ; et si vous pouvez, mon cher d'Artagnan, me rÙpondre de Mademoiselle... -- Oh ! Monsieur, s'Ùcria Ketty, je serai toute dÙvouÙe, soyez-en certain, Ð la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris. -- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. " Il se mit Ð une table et Ùcrivit un petit mot qu'il cacheta avec une bague, et donna le billet Ð Ketty. " Maintenant, mon enfant, dit d'Artagnan, tu sais qu'il ne fait pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi sÙparons-nous. Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs. -- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous aime aujourd'hui. " " Serment de joueur " , dit Athos pendant que d'Artagnan allait reconduire Ketty sur l'escalier. Un instant aprØs, les trois jeunes gens se sÙparØrent en prenant rendez- vous Ð quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder la maison. Aramis rentra chez lui, et Athos et d'Artagnan s'inquiÙtØrent du placement du saphir. Comme l'avait prÙvu notre Gascon, on trouva facilement trois cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annon×a que si on voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour des boucles d'oreilles, il en donnerait jusqu'Ð cinq cents pistoles. Athos et d'Artagnan, avec l'activitÙ de deux soldats et la science de deux connaisseurs, mirent trois heures Ð peine Ð acheter tout l'Ùquipement du mousquetaire. D'ailleurs Athos Ùtait de bonne composition et grand seigneur jusqu'au bout des ongles. Chaque fois qu'une chose lui convenait, il payait le prix demandÙ sans essayer mÚme d'en rabattre. D'Artagnan voulait bien lÐ-dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main sur l'Ùpaule en souriant, et d'Artagnan comprenait que c'Ùtait bon pour lui, petit gentilhomme gascon, de marchander, mais non pour un homme qui avait les airs d'un prince. Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et ÙlÙgantes, qui prenait six ans. Il l'examina et le trouva sans dÙfaut. On le lui fit mille livres. Peut- Útre l'eët-il eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table. Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coëta trois cents livres. Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetÙes, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d'Athos. D'Artagnan offrit Ð son ami de mordre une bouchÙe dans la part qui lui revenait, quitte Ð lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait empruntÙ. Mais Athos, pour toute rÙponse, se contenta de hausser les Ùpaules. " Combien le juif donnait-il du saphir pour l'avoir en toute propriÙtÙ ? demanda Athos. -- Cinq cents pistoles. -- C'est-Ð-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles pour vous, cent pistoles pour moi. Mais c'est une vÙritable fortune, cela, mon ami, retournez chez le juif. -- Comment, vous voulez... -- Cette bague, dÙcidÙment, me rappellerait de trop tristes souvenirs ; puis nous n'aurons jamais trois cents pistoles Ð lui rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres Ð ce marchÙ. Allez lui dire que la bague est Ð lui, d'Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles. -- RÙflÙchissez, Athos. -- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir faire des sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez ; Grimaud vous accompagnera avec son mousqueton. " Une demi-heure aprØs, d'Artagnan revint avec les deux mille livres et sans qu'il lui fët arrivÙ aucun accident. Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son mÙnage des ressources auxquelles il ne s'attendait pas. CHAPITRE XXXIX. UNE VISION A quatre heures, les quatre amis Ùtaient donc rÙunis chez Athos. Leurs prÙoccupations sur l'Ùquipement avaient tout Ð fait disparu, et chaque visage ne conservait plus l'expression que de ses propres et secrØtes inquiÙtudes ; car derriØre tout bonheur prÙsent est cachÙe une crainte Ð venir. Tout Ð coup Planchet entra apportant deux lettres Ð l'adresse de d'Artagnan. L'une Ùtait un petit billet gentiment pliÙ en long avec un joli cachet de cire verte sur lequel Ùtait empreinte une colombe rapportant un rameau vert. L'autre Ùtait une grande ÙpÞtre carrÙe et resplendissante des armes terribles de Son Eminence le cardinal-duc. A la vue de la petite lettre, le coeur de d'Artagnan bondit, car il avait cru reconnaÞtre l'Ùcriture ; et quoiqu'il n'eët vu cette Ùcriture qu'une fois, la mÙmoire en Ùtait restÙe au plus profond de son coeur. Il prit donc la petite ÙpÞtre et la dÙcacheta vivement. " Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures Ð sept heures du soir, sur la route de Chaillot, et regardez avec soin dans les carrosses qui passeront, mais si vous tenez Ð votre vie et Ð celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez reconnu celle qui s'expose Ð tout pour vous apercevoir un instant. " Pas de signature. " C'est un piØge, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan. -- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconnaÞtre l'Ùcriture. -- Elle est peut-Útre contrefaite, reprit Athos ; Ð six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout Ð fait dÙserte : autant que vous alliez vous promener dans la forÚt de Bondy. -- Mais si nous y allions tous ! dit d'Artagnan ; que diable ! on ne nous dÙvorera point tous les quatre ; plus, quatre laquais ; plus, les chevaux ; plus les armes. -- Puis ce sera une occasion de montrer nos Ùquipages, dit Porthos. -- Mais si c'est une femme qui Ùcrit, dit Aramis, et que cette femme dÙsire ne pas Útre vue, songez que vous la compromettez, d'Artagnan : ce qui est mal de la part d'un gentilhomme. -- Nous resterons en arriØre, dit Porthos, et lui seul s'avancera. -- Oui, mais un coup de pistolet est bientät tirÙ d'un carrosse qui marche au galop. -- Bah ! dit d'Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouvent dedans. Ce sera toujours autant d'ennemis de moins. -- Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos armes d'ailleurs. -- Bah ! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et nonchalant. -- Comme vous voudrez, dit Athos. -- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous avons le temps Ð peine d'Útre Ð six heures sur la route de Chaillot. -- Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprÚter, Messieurs. -- Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l'oubliez ; il me semble que le cachet indique cependant qu'elle mÙrite bien d'Útre ouverte : quant Ð moi, je vous dÙclare, mon cher d'Artagnan, que je m'en soucie bien plus que du petit brimborion que vous venez tout doucement de glisser sur votre coeur. " D'Artagnan rougit. " Eh bien, dit le jeune homme, voyons, Messieurs, ce que me veut Son Eminence. " Et d'Artagnan dÙcacheta la lettre et lut : " M. d'Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir Ð huit heures. " LA HOUDINIERE, " Capitaine des gardes. " " Diable ! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiÙtant que l'autre. -- J'irai au second en sortant du premier, dit d'Artagnan : l'un est pour sept heures, l'autre pour huit ; il y aura temps pour tout. -- Hum ! je n'irais pas, dit Aramis : un galant chevalier ne peut manquer Ð un rendez-vous donnÙ par une dame ; mais un gentilhomme prudent peut s'excuser de ne pas se rendre chez Son Eminence, surtout lorsqu'il a quelque raison de croire que ce n'est pas pour y recevoir des compliments. -- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos. -- Messieurs, rÙpondit d'Artagnan, j'ai dÙjÐ re×u par M. de Cavois pareille invitation de Son Eminence, je l'ai nÙgligÙe, et le lendemain il m'est arrivÙ un grand malheur ! Constance a disparu ; quelque chose qui puisse advenir, j'irai. -- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites. -- Mais la Bastille ? dit Aramis. -- Bah ! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan. -- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et comme si c'Ùtait la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons ; mais, en attendant, comme nous devons partir aprØs-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette Bastille. -- Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirÙe, attendons- le chacun Ð une porte du palais avec trois mousquetaires derriØre nous ; si nous voyons sortir quelque voiture Ð portiØre fermÙe et Ð demi suspecte, nous tomberons dessus. Il y a longtemps que nous n'avons eu maille Ð partir avec les gardes de M. le cardinal, et M. de TrÙville doit nous croire morts. -- DÙcidÙment, Athos, dit Aramis, vous Ùtiez fait pour Útre gÙnÙral d'armÙe ; que dites-vous du plan, Messieurs ? -- Admirable ! rÙpÙtØrent en choeur les jeunes gens. -- Eh bien, dit Porthos, je cours Ð l'hätel, je prÙviens nos camarades de se tenir prÚts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-Cardinal ; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les laquais. -- Mais moi, je n'ai pas de cheval, dit d'Artagnan ; mais je vais en faire prendre un chez M. de TrÙville. -- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens. -- Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan. -- Trois, rÙpondit en souriant Aramis. -- Mon cher ! dit Athos, vous Útes certainement le poØte le mieux montÙ de France et de Navarre. -- Ecoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux, n'est-ce pas ? je ne comprends pas mÚme que vous ayez achetÙ trois chevaux. -- Aussi, je n'en ai achetÙ que deux, dit Aramis. -- Le troisiØme vous est donc tombÙ du ciel ? -- Non, le troisiØme m'a ÙtÙ amenÙ ce matin mÚme par un domestique sans livrÙe qui n'a pas voulu me dire Ð qui il appartenait et qui m'a affirmÙ avoir re×u l'ordre de son maÞtre... -- Ou de sa maÞtresse, interrompit d'Artagnan. -- La chose n'y fait rien, dit Aramis en rougissant... et qui m'a affirmÙ, dis-je, avoir re×u l'ordre de sa maÞtresse de mettre ce cheval dans mon Ùcurie sans me dire de quelle part il venait. -- Il n'y a qu'aux poØtes que ces choses-lÐ arrivent, reprit gravement Athos. -- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d'Artagnan ; lequel des deux chevaux monterez-vous : celui que vous avez achetÙ, ou celui qu'on vous a donnÙ ? -- Celui que l'on m'a donnÙ sans contredit ; vous comprenez, d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure... -- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan. -- Ou Ð la donatrice mystÙrieuse, dit Athos. -- Celui que vous avez achetÙ vous devient donc inutile ? -- A peu prØs. -- Et vous l'avez choisi vous-mÚme ? -- Et avec le plus grand soin ; la sëretÙ du cavalier, vous le savez, dÙpend presque toujours de son cheval ! -- Eh bien, cÙdez-le-moi pour le prix qu'il vous a coëtÙ ! -- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant tout le temps qui vous sera nÙcessaire pour me rendre cette bagatelle. -- Et combien vous coëte-t-il ? -- Huit cents livres. -- Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d'Artagnan en tirant la somme de sa poche ; je sais que c'est la monnaie avec laquelle on vous paie vos poØmes. -- Vous Útes donc en fonds ? dit Aramis. -- Riche, richissime, mon cher ! " Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles. " Envoyez votre selle Ð l'Hätel des Mousquetaires, et l'on vous amØnera votre cheval ici avec les nätres. -- TrØs bien ; mais il est bientät cinq heures, hÒtons-nous. " Un quart d'heure aprØs, Porthos apparut Ð un bout de la rue FÙrou sur un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur un cheval d'Auvergne, petit, mais solide. Porthos resplendissait de joie et d'orgueil. En mÚme temps Aramis apparut Ð l'autre bout de la rue montÙ sur un superbe coursier anglais ; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois : c'Ùtait la monture de d'Artagnan. Les deux mousquetaires se rencontrØrent Ð la porte : Athos et d'Artagnan les regardaient par la fenÚtre. " Diable ! dit Aramis, vous avez lÐ un superbe cheval, mon cher Porthos. -- Oui, rÙpondit Porthos ; c'est celui qu'on devait m'envoyer tout d'abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui a substituÙ l'autre ; mais le mari a ÙtÙ puni depuis et j'ai obtenu toute satisfaction. " Planchet et Grimaud parurent alors Ð leur tour, tenant en main les montures de leurs maÞtres ; d'Artagnan et Athos descendirent, se mirent en selle prØs de leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche : Athos sur le cheval qu'il devait Ð sa femme, Aramis sur le cheval qu'il devait Ð sa maÞtresse, Porthos sur le cheval qu'il devait Ð sa procureuse, et d'Artagnan sur le cheval qu'il devait Ð sa bonne fortune, la meilleure maÞtresse qui soit. Les valets suivirent. Comme l'avait pensÙ Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et si Mme Coquenard s'Ùtait trouvÙe sur le chemin de Porthos et eët pu voir quel grand air il avait sur son beau genet d'Espagne, elle n'aurait pas regrettÙ la saignÙe qu'elle avait faite au coffre-fort de son mari. PrØs du Louvre les quatre amis rencontrØrent M. de TrÙville qui revenait de Saint-Germain ; il les arrÚta pour leur faire compliment sur leur Ùquipage, ce qui en un instant amena autour d'eux quelques centaines de badauds. D'Artagnan profita de la circonstance pour parler Ð M. de TrÙville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales ; il est bien entendu que de l'autre il n'en souffla point mot. M. de TrÙville approuva la rÙsolution qu'il avait prise, et l'assura que, si le lendemain il n'avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout oé il serait. En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures ; les quatre amis s'excusØrent sur un rendez-vous, et prirent congÙ de M. de TrÙville. Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le jour commen×ait Ð baisser, les voitures passaient et repassaient ; d'Artagnan, gardÙ Ð quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des carrosses, et n'y apercevait aucune figure de connaissance. Enfin, aprØs, un quart d'heure d'attente et comme le crÙpuscule tombait tout Ð fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de SØvres ; un pressentiment dit d'avance Ð d'Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donnÙ rendez-vous : le jeune homme fut tout ÙtonnÙ lui-mÚme de sentir son coeur battre si violemment. Presque aussität une tÚte de femme sortit par la portiØre, deux doigts sur la bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser ; d'Artagnan poussa un lÙger cri de joie, cette femme, ou plutät cette apparition, car la voiture Ùtait passÙe avec la rapiditÙ d'une vision, Ùtait Mme Bonacieux. Par un mouvement involontaire, et malgrÙ la recommandation faite, d'Artagnan lan×a son cheval au galop et en quelques bonds rejoignit la voiture ; mais la glace de la portiØre Ùtait hermÙtiquement fermÙe : la vision avait disparu. D'Artagnan se rappela alors cette recommandation : " Si vous tenez Ð votre vie et Ð celle des personnes qui vous aiment, demeurez immobile et comme si vous n'aviez rien vu. " Il s'arrÚta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui Ùvidemment s'Ùtait exposÙe Ð un grand pÙril en lui donnant ce rendez- vous. La voiture continua sa route toujours marchant Ð fond de train, s'enfon×a dans Paris et disparut. D'Artagnan Ùtait restÙ interdit Ð la mÚme place et ne sachant que penser. Si c'Ùtait Mme Bonacieux et si elle revenait Ð Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple Ùchange d'un coup d'oeil, pourquoi ce baiser perdu ? Si d'un autre cätÙ ce n'Ùtait pas elle, ce qui Ùtait encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n'Ùtait pas elle, ne serait-ce pas le commencement d'un coup de main montÙ contre lui avec l'appÒt de cette femme pour laquelle on connaissait son amour ? Les trois compagnons se rapprochØrent de lui. Tous trois avaient parfaitement vu une tÚte de femme apparaÞtre Ð la portiØre, mais aucun d'eux, exceptÙ Athos, ne connaissait Mme Bonacieux. L'avis d'Athos, au reste, fut que c'Ùtait bien elle ; mais moins prÙoccupÙ que d'Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde tÚte, une tÚte d'homme au fond de la voiture. " S'il en est ainsi, dit d'Artagnan, ils la transportent sans doute d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre crÙature, et comment la rejoindrai-je jamais ? -- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls qu'on ne soit pas exposÙ Ð rencontrer sur la terre. Vous en savez quelque chose ainsi que moi, n'est-ce pas ? Or, si votre maÞtresse n'est pas morte, si c'est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez un jour ou l'autre. Et peut-Útre, mon Dieu, ajouta-t-il avec un accent misanthropique qui lui Ùtait propre, peut-Útre plus tät que vous ne voudrez. " Sept heures et demie sonnØrent, la voiture Ùtait en retard d'une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donnÙ. Les amis de d'Artagnan lui rappelØrent qu'il avait une visite Ð faire, tout en lui faisant observer qu'il Ùtait encore temps de s'en dÙdire. Mais d'Artagnan Ùtait Ð la fois entÚtÙ et curieux. Il avait mis dans sa tÚte qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il saurait ce que voulait lui dire Son Eminence. Rien ne put le faire changer de rÙsolution. On arriva rue Saint-HonorÙ, et place du Palais-Cardinal on trouva les douze mousquetaires convoquÙs qui se promenaient en attendant leurs camarades. LÐ seulement, on leur expliqua ce dont il Ùtait question. D'Artagnan Ùtait fort connu dans l'honorable corps des mousquetaires du roi, oé l'on savait qu'il prendrait un jour sa place ; on le regardait donc d'avance comme un camarade. Il rÙsulta de ces antÙcÙdents que chacun accepta de grand coeur la mission pour laquelle il Ùtait conviÙ ; d'ailleurs il s'agissait, selon toute probabilitÙ, de jouer un mauvais tour Ð M. le cardinal et Ð ses gens, et pour de pareilles expÙditions, ces dignes gentilshommes Ùtaient toujours prÚts. Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de l'un, donna le second Ð Aramis et le troisiØme Ð Porthos, puis chaque groupe alla s'embusquer en face d'une sortie. D'Artagnan, de son cätÙ, entra bravement par la porte principale. Quoiqu'il se sentÞt vigoureusement appuyÙ, le jeune homme n'Ùtait pas sans inquiÙtude en montant pas Ð pas le grand escalier. Sa conduite avec Milady ressemblait tant soit peu Ð une trahison, et il se doutait des relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal ; de plus, de Wardes, qu'il avait si mal accommodÙ, Ùtait des fidØles de Son Eminence, et d'Artagnan savait que si Son Eminence Ùtait terrible Ð ses ennemis, elle Ùtait fort attachÙe Ð ses amis. " Si de Wardes a racontÙ toute notre affaire au cardinal, ce qui n'est pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder Ð peu prØs comme un homme condamnÙ, disait d'Artagnan en secouant la tÚte. Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple, Milady aura portÙ plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si intÙressante, et ce dernier crime aura fait dÙborder le vase. " Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me laisseront pas emmener sans me dÙfendre. Cependant la compagnie des mousquetaires de M. de TrÙville ne peut pas faire Ð elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel la reine est sans pouvoir et le roi sans volontÙ. D'Artagnan, mon ami, tu es brave, tu as d'excellentes qualitÙs, mais les femmes te perdront ! " Il en Ùtait Ð cette triste conclusion lorsqu'il entra dans l'antichambre. Il remit sa lettre Ð l'huissier de service qui le fit passer dans la salle d'attente et s'enfon×a dans l'intÙrieur du palais. Dans cette salle d'attente Ùtaient cinq ou six gardes de M. le cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que c'Ùtait lui qui avait blessÙ Jussac, le regardØrent en souriant d'un singulier sourire. Ce sourire parut Ð d'Artagnan d'un mauvais augure ; seulement, comme notre Gascon n'Ùtait pas facile Ð intimider, ou que plutät, grÒce Ð un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son Òme, quand ce qui s'y passait ressemblait Ð de la crainte, il se campa fiØrement devant MM. les gardes et attendit la main sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majestÙ. L'huissier rentra et fit signe Ð d'Artagnan de le suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s'Ùloigner, chuchotaient entre eux. Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une bibliothØque, et se trouva en face d'un homme assis devant un bureau et qui Ùcrivait. L'huissier l'introduisit et se retira sans dire une parole. D'Artagnan crut d'abord qu'il avait affaire Ð quelque juge examinant son dossier, mais il s'aper×ut que l'homme de bureau Ùcrivait ou plutät corrigeait des lignes d'inÙgales longueurs, en scandant des mots sur ses doigts ; il vit qu'il Ùtait en face d'un poØte. Au bout d'un instant, le poØte ferma son manuscrit sur la couverture duquel Ùtait Ùcrit : MIRAME, tragÙdie en cinq actes , et leva la tÚte. D'Artagnan reconnut le cardinal. CHAPITRE XL. LE CARDINAL Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n'avait l'oeil plus profondÙment scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d'Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une fiØvre. Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre Ð la main, et attendant le bon plaisir de Son Eminence, sans trop d'orgueil, mais aussi sans trop d'humilitÙ. " Monsieur, lui dit le cardinal, Útes-vous un d'Artagnan du BÙarn ? -- Oui, Monseigneur, rÙpondit le jeune homme. -- Il y a plusieurs branches de d'Artagnan Ð Tarbes et dans les environs, dit le cardinal, Ð laquelle appartenez-vous ? -- Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le grand roi Henri, pØre de Sa Gracieuse MajestÙ. -- C'est bien cela. C'est vous qui Útes parti, il y a sept Ð huit mois Ð peu prØs, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale ? -- Oui, Monseigneur. -- Vous Útes venu par Meung, oé il vous est arrivÙ quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose. -- Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arrivÙ... -- Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait qu'il connaissait l'histoire aussi bien que celui qui voulait la lui raconter ; vous Ùtiez recommandÙ Ð M. de TrÙville, n'est-ce pas ? -- Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheureuse affaire de Meung... -- La lettre avait ÙtÙ perdue, reprit l'Eminence ; oui, je sais cela ; mais M. de TrÙville est un habile physionomiste qui connaÞt les hommes Ð la premiØre vue, et il vous a placÙ dans la compagnie de son beau-frØre, M. des Essarts, en vous laissant espÙrer qu'un jour ou l'autre vous entreriez dans les mousquetaires. -- Monseigneur est parfaitement renseignÙ, dit d'Artagnan. -- Depuis ce temps-lÐ, il vous est arrivÙ bien des choses : vous vous Útes promenÙ derriØre les Chartreux, un jour qu'il eët mieux valu que vous fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de Forges ; eux se sont arrÚtÙs en route ; mais vous, vous avez continuÙ votre chemin. C'est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre. -- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais... -- A la chasse, Ð Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je sais cela, moi, parce que mon Ùtat est de tout savoir. A votre retour, vous avez ÙtÙ re×u par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous avez conservÙ le souvenir qu'elle vous a donnÙ. " -- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait de la reine, et en tourna vivement le chaton en dedans ; mais il Ùtait trop tard. " Le lendemain de ce jour, vous avez re×u la visite de Cavois, reprit le cardinal ; il allait vous prier de passer au palais ; cette visite vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort. -- Monseigneur, je craignais d'avoir encouru la disgrÒce de Votre Eminence. -- Eh ! pourquoi cela, Monsieur ? pour avoir suivi les ordres de vos supÙrieurs avec plus d'intelligence et de courage que ne l'eët fait un autre, encourir ma disgrÒce quand vous mÙritiez des Ùloges ! Ce sont les gens qui n'obÙissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous, obÙissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour oé je vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mÙmoire ce qui est arrivÙ le soir mÚme. " C'Ùtait le soir mÚme qu'avait eu lieu l'enlØvement de Mme Bonacieux. D'Artagnan frissonna ; et il se rappela qu'une demi-heure auparavant la pauvre femme Ùtait passÙe prØs de lui, sans doute encore emportÙe par la mÚme puissance qui l'avait fait disparaÞtre. " Enfin, continua le cardinal, comme je n'entendais pas parler de vous depuis quelque temps, j'ai voulu savoir ce que vous faisiez. D'ailleurs, vous me devez bien quelque remerciement -- : vous avez remarquÙ vous-mÚme combien vous avez ÙtÙ mÙnagÙ dans toutes les circonstances. " D'Artagnan s'inclina avec respect. " Cela, continua le cardinal, partait non seulement d'un sentiment d'ÙquitÙ naturelle, mais encore d'un plan que je m'Ùtais tracÙ Ð votre Ùgard. " D'Artagnan Ùtait de plus en plus ÙtonnÙ. " Je voulais vous exposer ce plan le jour oé vous re×ëtes ma premiØre invitation ; mais vous n'Útes pas venu. Heureusement, rien n'est perdu pour ce retard, et aujourd'hui vous allez l'entendre. Asseyez-vous lÐ, devant moi, Monsieur d'Artagnan : vous Útes assez bon gentilhomme pour ne pas Ùcouter debout. " Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui Ùtait si ÙtonnÙ de ce qui se passait, que, pour obÙir, il attendit un second signe de son interlocuteur. " Vous Útes brave, Monsieur d'Artagnan, continua l'Eminence ; vous Útes prudent, ce qui vaut mieux. J'aime les hommes de tÚte et de coeur, moi ; ne vous effrayez pas, dit-il en souriant, par les hommes de coeur, j'entends les hommes de courage ; mais, tout jeune que vous Útes, et Ð peine entrant dans le monde, vous avez des ennemis puissants : si vous n'y prenez garde, ils vous perdront ! -- HÙlas ! Monseigneur, rÙpondit le jeune homme, ils le feront bien facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuyÙs, tandis que moi je suis seul ! -- Oui, c'est vrai ; mais, tout seul que vous Útes, vous avez dÙjÐ fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n'en doute pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin d'Útre guidÙ dans l'aventureuse carriØre que vous avez entreprise ; car, si je ne me trompe, vous Útes venu Ð Paris avec l'ambitieuse idÙe de faire fortune. -- Je suis dans l'Òge des folles espÙrances, Monseigneur, dit d'Artagnan. -- Il n'y a de folles espÙrances que pour les sots, Monsieur, et vous Útes homme d'esprit. Voyons, que diriez-vous d'une enseigne dans mes gardes, et d'une compagnie aprØs la campagne ? -- Ah ! Monseigneur ! -- Vous acceptez, n'est-ce pas ? -- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrassÙ. -- Comment, vous refusez ? s'Ùcria le cardinal avec Ùtonnement. -- Je suis dans les gardes de Sa MajestÙ, Monseigneur, et je n'ai point de raisons d'Útre mÙcontent. -- Mais il me semble, dit l'Eminence, que mes gardes, Ð moi, sont aussi les gardes de Sa MajestÙ, et que, pourvu qu'on serve dans un corps fran×ais, on sert le roi. -- Monseigneur, Votre Eminence a mal compris mes paroles. -- Vous voulez un prÙtexte, n'est-ce pas ? Je comprends. Eh bien, ce prÙtexte, vous l'avez. L'avancement, la campagne qui s'ouvre, l'occasion que je vous offre, voilÐ pour le monde ; pour vous, le besoin de protections sëres ; car il est bon que vous sachiez, Monsieur d'Artagnan, que j'ai re×u des plaintes graves contre vous, vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et vos nuits au service du roi. " D'Artagnan rougit. " Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de papiers, j'ai lÐ tout un dossier qui vous concerne ; mais avant de le lire, j'ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de rÙsolution, et vos services bien dirigÙs, au lieu de vous mener Ð mal, pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, rÙflÙchissez, et dÙcidez-vous. -- Votre bontÙ me confond, Monseigneur, rÙpondit d'Artagnan, et je reconnais dans Votre Eminence une grandeur d'Òme qui me fait petit comme un ver de terre ; mais enfin, puisque Monseigneur me permet de lui parler franchement... " D'Artagnan s'arrÚta. " Oui, parlez. -- Eh bien, je dirai Ð Votre Eminence que tous mes amis sont aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalitÙ inconcevable, sont Ð Votre Eminence ; je serais donc mal venu ici et mal regardÙ lÐ-bas, si j'acceptais ce que m'offre Monseigneur. -- Auriez-vous dÙjÐ cette orgueilleuse idÙe que je ne vous offre pas ce que vous valez, Monsieur ? dit le cardinal avec un sourire de dÙdain. -- Monseigneur, Votre Eminence est cent fois trop bonne pour moi, et au contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour Útre digne de ses bontÙs. Le siØge de La Rochelle va s'ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous les yeux de Votre Eminence, et si j'ai le bonheur de me conduire Ð ce siØge de telle fa×on que je mÙrite d'attirer ses regards, Eh bien, aprØs j'aurai au moins derriØre moi quelque action d'Ùclat pour justifier la protection dont elle voudra bien m'honorer. Toute chose doit se faire Ð son temps, Monseigneur ; peut-Útre plus tard aurai-je le droit de me donner, Ð cette heure j'aurais l'air de me vendre. -- C'est-Ð-dire que vous refusez de me servir, Monsieur, dit le cardinal avec un ton de dÙpit dans lequel per×ait cependant une sorte d'estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies. -- Monseigneur... -- Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vous comprenez, on a assez de dÙfendre ses amis et de les rÙcompenser, on ne doit rien Ð ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil : tenez-vous bien, Monsieur d'Artagnan, car, du moment que j'aurai retirÙ ma main de dessus vous, je n'achØterai pas votre vie pour une obole. -- J'y tÒcherai, Monseigneur, rÙpondit le Gascon avec une noble assurance. -- Songez plus tard, et Ð un certain moment, s'il vous arrive malheur, dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai ÙtÙ vous chercher, et que j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce malheur ne vous arrivÒt pas. -- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main sur sa poitrine et en s'inclinant, une Ùternelle reconnaissance Ð Votre Eminence de ce qu'elle fait pour moi en ce moment. -- Eh bien donc ! comme vous l'avez dit, Monsieur d'Artagnan, nous nous reverrons aprØs la campagne ; je vous suivrai des yeux ; car je serai lÐ-bas, reprit le cardinal en montrant du doigt Ð d'Artagnan une magnifique armure qu'il devait endosser, et Ð notre retour, Eh bien, nous compterons ! -- Ah ! Monseigneur, s'Ùcria d'Artagnan, Ùpargnez-moi le poids de votre disgrÒce ; restez neutre, Monseigneur, si vous trouvez que j'agis en galant homme. -- Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le dire. " Cette derniØre parole de Richelieu exprimait un doute terrible ; elle consterna d'Artagnan plus que n'eët fait une menace, car c'Ùtait un avertissement. Le cardinal cherchait donc Ð le prÙserver de quelque malheur qui le mena×ait. Il ouvrit la bouche pour rÙpondre, mais d'un geste hautain, le cardinal le congÙdia. D'Artagnan sortit ; mais Ð la porte le coeur fut prÚt Ð lui manquer, et peu s'en fallut qu'il ne rentrÒt. Cependant la figure grave et sÙvØre d'Athos lui apparut : s'il faisait avec le cardinal le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait. Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence d'un caractØre vraiment grand sur tout ce qui l'entoure. D'Artagnan descendit par le mÚme escalier qu'il Ùtait entrÙ, et trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour et qui commen×aient Ð s'inquiÙter. D'un mot d'Artagnan les rassura, et Planchet courut prÙvenir les autres postes qu'il Ùtait inutile de monter une plus longue garde, attendu que son maÞtre Ùtait sorti sain et sauf du Palais-Cardinal. RentrÙs chez Athos, Aramis et Porthos s'informØrent des causes de cet Ùtrange rendez-vous ; mais d'Artagnan se contenta de leur dire que M. de Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer dans ses gardes avec le grade d'enseigne, et qu'il avait refusÙ. " Et vous avez eu raison " , s'ÙcriØrent d'une seule voix Porthos et Aramis. Athos tomba dans une profonde rÚverie et ne rÙpondit rien. Mais lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan : " Vous avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos, mais peut-Útre avez-vous eu tort. " D'Artagnan poussa un soupir ; car cette voix rÙpondait Ð une voix secrØte de son Òme, qui lui disait que de grands malheurs l'attendaient. La journÙe du lendemain se passa en prÙparatifs de dÙpart ; d'Artagnan alla faire ses adieux Ð M. de TrÙville. A cette heure on croyait encore que la sÙparation des gardes et des mousquetaires serait momentanÙe, le roi tenant son parlement le jour mÚme et devant partir le lendemain. M. de TrÙville se contenta donc de demander Ð d'Artagnan s'il avait besoin de lui, mais d'Artagnan rÙpondit fiØrement qu'il avait tout ce qu'il lui fallait. La nuit rÙunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de TrÙville, qui avaient fait amitiÙ ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait Ð Dieu et s'il plaisait Ð Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l'extrÚme prÙoccupation que par l'extrÚme insouciance. Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se quittØrent : les mousquetaires coururent Ð l'hätel de M. de TrÙville, les gardes Ð celui de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussität sa compagnie au Louvre, oé le roi passait sa revue. Le roi Ùtait triste et paraissait malade, ce qui lui ätait un peu de sa haute mine. En effet, la veille, la fiØvre l'avait pris au milieu du parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. Il n'en Ùtait pas moins dÙcidÙ Ð partir le soir mÚme ; et, malgrÙ les observations qu'on lui avait faites, il avait voulu passer sa revue, espÙrant, par le premier coup de vigueur, vaincre la maladie qui commen×ait Ð s'emparer de lui. La revue passÙe, les gardes se mirent seuls en marche, les mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi, ce qui permit Ð Porthos d'aller faire, dans son superbe Ùquipage, un tour dans la rue aux Ours. La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit signe de descendre et de venir auprØs d'elle. Porthos Ùtait magnifique ; ses Ùperons rÙsonnaient, sa cuirasse brillait, son ÙpÙe lui battait fiØrement les jambes. Cette fois les clercs n'eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait l'air d'un coupeur d'oreilles. Le mousquetaire fut introduit prØs de M. Coquenard, dont le petit oeil gris brilla de colØre en voyant son cousin tout flambant neuf. Cependant une chose le consola intÙrieurement ; c'est qu'on disait partout que la campagne serait rude : il espÙrait tout doucement, au fond du coeur, que Porthos y serait tuÙ. Porthos prÙsenta ses compliments Ð maÞtre Coquenard et lui fit ses adieux ; maÞtre Coquenard lui souhaita toutes sortes de prospÙritÙs. Quant Ð Mme Coquenard, elle ne pouvait retenir ses larmes ; mais on ne tira aucune mauvaise consÙquence de sa douleur, on la savait fort attachÙe Ð ses parents, pour lesquels elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son mari. Mais les vÙritables adieux se firent dans la chambre de Mme Coquenard : ils furent dÙchirants. Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle agita un mouchoir en se penchant hors de la fenÚtre, Ð croire qu'elle voulait se prÙcipiter. Porthos re×ut toutes ces marques de tendresse en homme habituÙ Ð de pareilles dÙmonstrations. Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et l'agita en signe d'adieu. De son cätÙ, Aramis Ùcrivait une longue lettre. A qui ? Personne n'en savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir mÚme pour Tours, attendait cette lettre mystÙrieuse. Athos buvait Ð petits coups la derniØre bouteille de son vin d'Espagne. Pendant ce temps, d'Artagnan dÙfilait avec sa compagnie. En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour regarder gaiement la Bastille ; mais, comme c'Ùtait la Bastille seulement qu'il regardait, il ne vit point Milady, qui, montÙe sur un cheval isabelle, le dÙsignait du doigt Ð deux hommes de mauvaise mine qui s'approchØrent aussität des rangs pour le reconnaÞtre. Sur une interrogation qu'ils firent du regard, Milady rÙpondit par un signe que c'Ùtait bien lui. Puis, certaine qu'il ne pouvait plus y avoir de mÙprise dans l'exÙcution de ses ordres, elle piqua son cheval et disparut. Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et, Ð la sortie du faubourg Saint-Antoine, montØrent sur des chevaux tout prÙparÙs qu'un domestique sans livrÙe tenait en main en les attendant. CHAPITRE XLI. LE SIEGE DE LA ROCHELLE Le siØge de La Rochelle fut un des grands ÙvÙnements politiques du rØgne de Louis XIII, et une des grandes entreprises militaires du cardinal. Il est donc intÙressant, et mÚme nÙcessaire, que nous en disions quelques mots ; plusieurs dÙtails de ce siØge se liant d'ailleurs d'une maniØre trop importante Ð l'histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous les passions sous silence. Les vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce siØge, Ùtaient considÙrables. Exposons-les d'abord, puis nous passerons aux vues particuliØres qui n'eurent peut-Útre pa