qui allait arriver. D'Artagnan la rassura du mieux qu'il put et lui promit de rester insensible aux sÙductions de Milady. Il lui fit rÙpondre qu'il Ùtait on ne peut plus reconnaissant de ses bontÙs et qu'il se rendrait Ð ses ordres ; mais il n'osa lui Ùcrire de peur de ne pouvoir, Ð des yeux aussi exercÙs que ceux de Milady, dÙguiser suffisamment son Ùcriture. A neuf heures sonnant, d'Artagnan Ùtait place Royale. Il Ùtait Ùvident que les domestiques qui attendaient dans l'antichambre Ùtaient prÙvenus, car aussität que d'Artagnan parut, avant mÚme qu'il eët demandÙ si Milady Ùtait visible, un d'eux courut l'annoncer. " Faites entrer " , dit Milady d'une voix brØve, mais si per×ante que d'Artagnan l'entendit de l'antichambre. On l'introduisit. " Je n'y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne. " Le laquais sortit. D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle Ùtait pÒle et avait les yeux fatiguÙs, soit par les larmes, soit par l'insomnie. On avait avec intention diminuÙ le nombre habituel des lumiØres, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver Ð cacher les traces de la fiØvre qui l'avait dÙvorÙe depuis deux jours. D'Artagnan s'approcha d'elle avec sa galanterie ordinaire ; elle fit alors un effort suprÚme pour le recevoir, mais jamais physionomie plus bouleversÙe ne dÙmentit sourire plus aimable. Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santÙ : " Mauvaise, rÙpondit-elle, trØs mauvaise. -- Mais alors, dit d'Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de repos sans doute et je vais me retirer. -- Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, Monsieur d'Artagnan, votre aimable compagnie me distraira. " " Oh ! oh ! pensa d'Artagnan, elle n'a jamais ÙtÙ si charmante, dÙfions- nous. " Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna tout l'Ùclat possible Ð sa conversation. En mÚme temps cette fiØvre qui l'avait abandonnÙe un instant revenait rendre l'Ùclat Ð ses yeux, le coloris Ð ses joues, le carmin Ð ses lØvres. D'Artagnan retrouva la CircÙ qui l'avait dÙjÐ enveloppÙ de ses enchantements. Son amour, qu'il croyait Ùteint et qui n'Ùtait qu'assoupi, se rÙveilla dans son coeur. Milady souriait et d'Artagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire. Il y eut un moment oé il sentit quelque chose comme un remords de ce qu'il avait fait contre elle. Peu Ð peu Milady devint plus communicative. Elle demanda Ð d'Artagnan s'il avait une maÞtresse. " HÙlas ! dit d'Artagnan de l'air le plus sentimental qu'il put prendre, pouvez-vous Útre assez cruelle pour me faire une pareille question, Ð moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et ne soupire que par vous et pour vous ! " Milady sourit d'un Ùtrange sourire. " Ainsi vous m'aimez ? dit-elle. -- Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en Útes-vous point aper×ue ? -- Si fait ; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus ils sont difficiles Ð prendre. -- Oh ! les difficultÙs ne m'effraient pas, dit d'Artagnan ; il n'y a que les impossibilitÙs qui m'Ùpouvantent. -- Rien n'est impossible, dit Milady, Ð un vÙritable amour. -- Rien, Madame ? -- Rien " , reprit Milady. " Diable ! reprit d'Artagnan Ð part lui, la note est changÙe. Deviendrait- elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, et serait-elle disposÙe Ð me donner Ð moi-mÚme quelque autre saphir pareil Ð celui qu'elle m'a donnÙ me prenant pour de Wardes ? " D'Artagnan rapprocha vivement son siØge de celui de Milady. " Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour dont vous parlez ? -- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis prÚt. -- A tout ? -- A tout ! s'Ùcria d'Artagnan qui savait d'avance qu'il n'avait pas grand- chose Ð risquer en s'engageant ainsi. -- Eh bien, causons un peu, dit Ð son tour Milady en rapprochant son fauteuil de la chaise de d'Artagnan. -- Je vous Ùcoute, Madame " , dit celui-ci. Milady resta un instant soucieuse et comme indÙcise ; puis paraissant prendre une rÙsolution : " J'ai un ennemi, dit-elle. -- Vous, Madame ! s'Ùcria d'Artagnan jouant la surprise, est-ce possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'Útes ! -- Un ennemi mortel. -- En vÙritÙ ? -- Un ennemi qui m'a insultÙe si cruellement que c'est entre lui et moi une guerre Ð mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire ? " D'Artagnan comprit sur-le-champ oé la vindicative crÙature en voulait venir. " Vous le pouvez, Madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie vous appartiennent comme mon amour. -- Alors, dit Milady, puisque vous Útes aussi gÙnÙreux qu'amoureux... " Elle s'arrÚta. " Eh bien ? demanda d'Artagnan. -- Eh bien, reprit Milady aprØs un moment de silence, cessez dØs aujourd'hui de parler d'impossibilitÙs. -- Ne m'accablez pas de mon bonheur " , s'Ùcria d'Artagnan en se prÙcipitant Ð genoux et en couvrant de baisers les mains qu'on lui abandonnait. " Venge-moi de cet infÒme de Wardes, murmura Milady entre ses dents, et je saurai bien me dÙbarrasser de toi ensuite, double sot, lame d'ÙpÙe vivante ! " " Tombe volontairement entre mes bras aprØs m'avoir raillÙ si effrontÙment, hypocrite et dangereuse femme, pensait d'Artagnan de son cätÙ, et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. " D'Artagnan releva la tÚte. " Je suis prÚt, dit-il. -- Vous m'avez donc comprise, cher Monsieur d'Artagnan ! dit Milady. -- Je devinerais un de vos regards. -- Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s'est dÙjÐ acquis tant de renommÙe ? -- A l'instant mÚme. -- Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service ; je connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ? -- Vous savez la seule rÙponse que je dÙsire, dit d'Artagnan, la seule qui soit digne de vous et de moi ! " Et il l'attira doucement vers lui. Elle rÙsista Ð peine. " IntÙressÙ ! dit-elle en souriant. -- Ah ! s'Ùcria d'Artagnan vÙritablement emportÙ par la passion que cette femme avait le don d'allumer dans son coeur, ah ! c'est que mon bonheur me paraÞt invraisemblable, et qu'ayant toujours peur de le voir s'envoler comme un rÚve, j'ai hÒte d'en faire une rÙalitÙ. -- Eh bien, mÙritez donc ce prÙtendu bonheur. -- Je suis Ð vos ordres, dit d'Artagnan. -- Bien sër ? fit Milady avec un dernier doute. -- Nommez-moi l'infÒme qui a pu faire pleurer vos beaux yeux. -- Qui vous dit que j'ai pleurÙ ? dit-elle. -- Il me semblait... -- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady. -- Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s'appelle. -- Songez que son nom c'est tout mon secret. -- Il faut cependant que je sache son nom. -- Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous ! -- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il ? -- Vous le connaissez. -- Vraiment ? -- Oui. -- Ce n'est pas un de mes amis ? reprit d'Artagnan en jouant l'hÙsitation pour faire croire Ð son ignorance. -- Si c'Ùtait un de vos amis, vous hÙsiteriez donc ? " s'Ùcria Milady. Et un Ùclair de menace passa dans ses yeux. " Non, fët-ce mon frØre ! " s'Ùcria d'Artagnan comme emportÙ par l'enthousiasme. Notre Gascon s'avan×ait sans risque ; car il savait oé il allait. " J'aime votre dÙvouement, dit Milady. -- HÙlas, n'aimez-vous que cela en moi ? demanda d'Artagnan. -- Je vous aime aussi, vous " , dit-elle en lui prenant la main. Et l'ardente pression fit frissonner d'Artagnan, comme si, par le toucher, cette fiØvre qui brëlait Milady le gagnait lui-mÚme. " Vous m'aimez, vous ! s'Ùcria-t-il. Oh ! si cela Ùtait, ce serait Ð en perdre la raison. " Et il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point d'Ùcarter ses lØvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas. Ses lØvres Ùtaient froides : il sembla Ð d'Artagnan qu'il venait d'embrasser une statue. Il n'en Ùtait pas moins ivre de joie, ÙlectrisÙ d'amour ; il croyait presque Ð la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes. Si de Wardes eët ÙtÙ en ce moment sous sa main, il l'eët tuÙ. Milady saisit l'occasion. " Il s'appelle... , dit-elle Ð son tour. -- De Wardes, je le sais, s'Ùcria d'Artagnan. -- Et comment le savez-vous ? " demanda Milady en lui saisissant les deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de son Òme. D'Artagnan sentit qu'il s'Ùtait laissÙ emporter, et qu'il avait fait une faute. " Dites, dites, mais dites donc ! rÙpÙtait Milady, comment le savez- vous ? -- Comment je le sais ? dit d'Artagnan. -- Oui. -- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon oé j'Ùtais, a montrÙ une bague qu'il a dit tenir de vous. -- Le misÙrable ! " s'Ùcria Milady. L'ÙpithØte, comme on le comprend bien, retentit jusqu'au fond du coeur de d'Artagnan. " Eh bien ? continua-t-elle. -- Eh bien, je vous vengerai de ce misÙrable, reprit d'Artagnan en se donnant des airs de don Japhet d'ArmÙnie. -- Merci, mon brave ami ! s'Ùcria Milady ; et quand serai-je vengÙe ? -- Demain, tout de suite, quand vous voudrez. " Milady allait s'Ùcrier : " Tout de suite " ; mais elle rÙflÙchit qu'une pareille prÙcipitation serait peu gracieuse pour d'Artagnan. D'ailleurs, elle avait mille prÙcautions Ð prendre, mille conseils Ð donner Ð son dÙfenseur, pour qu'il ÙvitÒt les explications devant tÙmoins avec le comte. Tout cela se trouva prÙvu par un mot de d'Artagnan. " Demain, dit-il, vous serez vengÙe ou je serai mort. -- Non ! dit-elle, vous me vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C'est un lÒche. -- Avec les femmes peut-Útre, mais pas avec les hommes. J'en sais quelque chose, moi. -- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez pas eu Ð vous plaindre de la fortune. -- La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut me trahir demain. -- Ce qui veut dire que vous hÙsitez maintenant. -- Non, je n'hÙsite pas, Dieu m'en garde ; mais serait-il juste de me laisser aller Ð une mort possible sans m'avoir donnÙ au moins un peu plus que de l'espoir ? " Milady rÙpondit par un coup d'oeil qui voulait dire : " N'est-ce que cela ? parlez donc. " Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives : " C'est trop juste, dit-elle tendrement. -- Oh ! vous Útes un ange, dit le jeune homme. -- Ainsi, tout est convenu ? dit-elle. -- Sauf ce que je vous demande, chØre Òme ! -- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier Ð ma tendresse ? -- Je n'ai pas de lendemain pour attendre. -- Silence ; j'entends mon frØre : il est inutile qu'il vous trouve ici. " Elle sonna ; Ketty parut. " Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petite porte dÙrobÙe, et revenez Ð onze heures ; nous achØverons cet entretien : Ketty vous introduira chez moi. " La pauvre enfant pensa tomber Ð la renverse en entendant ces paroles. " Eh bien ! que faites-vous, Mademoiselle, Ð demeurer lÐ, immobile comme une statue ? Allons, reconduisez le chevalier ; et ce soir, Ð onze heures, vous avez entendu ! " " Il paraÞt que ses rendez-vous sont Ð onze heures, pensa d'Artagnan : c'est une habitude prise. " Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement. " Voyons, dit-il en se retirant et en rÙpondant Ð peine aux reproches de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot ; dÙcidÙment cette femme est une grande scÙlÙrate : prenons garde. " CHAPITRE XXXVII. LE SECRET DE MILADY D'Artagnan Ùtait sorti de l'hätel au lieu de monter tout de suite chez Ketty, malgrÙ les instances que lui avait faites la jeune fille, et cela pour deux raisons : la premiØre, parce que de cette fa×on il Ùvitait les reproches, les rÙcriminations, les priØres ; la seconde, parce qu'il n'Ùtait pas fÒchÙ de lire un peu dans sa pensÙe, et, s'il Ùtait possible, dans celle de cette femme. Tout ce qu'il y avait de plus clair lÐ-dedans, c'est que d'Artagnan aimait Milady comme un fou et qu'elle ne l'aimait pas le moins du monde. Un instant d'Artagnan comprit que ce qu'il aurait de mieux Ð faire serait de rentrer chez lui et d'Ùcrire Ð Milady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que lui et de Wardes Ùtaient jusqu'Ð prÙsent absolument le mÚme, que par consÙquent il ne pouvait s'engager, sous peine de suicide, Ð tuer de Wardes. Mais lui aussi Ùtait ÙperonnÙ d'un fÙroce dÙsir de vengeance ; il voulait possÙder Ð son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point y renoncer. Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant de dix pas en dix pas pour regarder la lumiØre de l'appartement de Milady, qu'on apercevait Ð travers les jalousies ; il Ùtait Ùvident que cette fois la jeune femme Ùtait moins pressÙe que la premiØre de rentrer dans sa chambre. Enfin la lumiØre disparut. Avec cette lueur s'Ùteignit la derniØre irrÙsolution dans le coeur de d'Artagnan ; il se rappela les dÙtails de la premiØre nuit, et, le coeur bondissant, la tÚte en feu, il rentra dans l'hätel et se prÙcipita dans la chambre de Ketty. La jeune fille, pÒle comme la mort, tremblant de tous ses membres, voulut arrÚter son amant ; mais Milady, l'oreille au guet, avait entendu le bruit qu'avait fait d'Artagnan : elle ouvrit la porte. " Venez " , dit-elle. Tout cela Ùtait d'une si incroyable imprudence, d'une si monstrueuse effronterie, qu'Ð peine si d'Artagnan pouvait croire Ð ce qu'il voyait et Ð ce qu'il entendait. Il croyait Útre entraÞnÙ dans quelqu'une de ces intrigues fantastiques comme on en accomplit en rÚve. Il ne s'Ùlan×a pas moins vers Milady, cÙdant Ð cette attraction que l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derriØre eux. Ketty s'Ùlan×a Ð son tour contre la porte. La jalousie, la fureur, l'orgueil offensÙ, toutes les passions enfin qui se disputent le coeur d'une femme amoureuse la poussaient Ð une rÙvÙlation ; mais elle Ùtait perdue si elle avouait avoir donnÙ les mains Ð une pareille machination ; et, par-dessus tout, d'Artagnan Ùtait perdu pour elle. Cette derniØre pensÙe d'amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice. D'Artagnan, de son cätÙ, Ùtait arrivÙ au comble de tous ses voeux : ce n'Ùtait plus un rival qu'on aimait en lui, c'Ùtait lui-mÚme qu'on avait l'air d'aimer. Une voix secrØte lui disait bien au fond du coeur qu'il n'Ùtait qu'un instrument de vengeance que l'on caressait en attendant qu'il donnÒt la mort, mais l'orgueil, mais l'amour-propre, mais la folie faisaient taire cette voix, Ùtouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de confiance que nous lui connaissons, se comparait Ð de Wardes et se demandait pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui aussi, pour lui-mÚme. Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l'avait un instant ÙpouvantÙ, ce fut une maÞtresse ardente et passionnÙe s'abandonnant tout entiØre Ð un amour qu'elle semblait Ùprouver elle- mÚme. Deux heures Ð peu prØs s'ÙcoulØrent ainsi. Cependant les transports des deux amants se calmØrent ; Milady, qui n'avait point les mÚmes motifs que d'Artagnan pour oublier, revint la premiØre Ð la rÙalitÙ et demanda au jeune homme si les mesures qui devaient amener le lendemain entre lui et de Wardes une rencontre Ùtaient bien arrÚtÙes d'avance dans son esprit. Mais d'Artagnan, dont les idÙes avaient pris un tout autre cours, s'oublia comme un sot et rÙpondit galamment qu'il Ùtait bien tard pour s'occuper de duels Ð coups d'ÙpÙe. Cette froideur pour les seuls intÙrÚts qui l'occupassent effraya Milady, dont les questions devinrent plus pressantes. Alors d'Artagnan, qui n'avait jamais sÙrieusement pensÙ Ð ce duel impossible, voulut dÙtourner la conversation, mais il n'Ùtait plus de force. Milady le contint dans les limites qu'elle avait tracÙes d'avance avec son esprit irrÙsistible et sa volontÙ de fer. D'Artagnan se crut fort spirituel en conseillant Ð Milady de renoncer, en pardonnant Ð de Wardes, aux projets furieux qu'elle avait formÙs. Mais aux premiers mots qu'il dit, la jeune femme tressaillit et s'Ùloigna. " Auriez-vous peur, cher d'Artagnan ? dit-elle d'une voix aiguÛ et railleuse qui rÙsonna Ùtrangement dans l'obscuritÙ. -- Vous ne le pensez pas, chØre Òme ! rÙpondit d'Artagnan ; mais enfin, si ce pauvre comte de Wardes Ùtait moins coupable que vous ne le pensez ? -- En tout cas, dit gravement Milady, il m'a trompÙe, et du moment oé il m'a trompÙe il a mÙritÙ la mort. -- Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! " dit d'Artagnan d'un ton si ferme, qu'il parut Ð Milady l'expression d'un dÙvouement Ð toute Ùpreuve. Aussität elle se rapprocha de lui. Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Milady ; mais d'Artagnan croyait Útre prØs d'elle depuis deux heures Ð peine lorsque le jour parut aux fentes des jalousies et bientät envahit la chambre de sa lueur blafarde. Alors Milady, voyant que d'Artagnan allait la quitter, lui rappela la promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes. " Je suis tout prÚt, dit d'Artagnan, mais auparavant je voudrais Útre certain d'une chose. -- De laquelle ? demanda Milady. -- C'est que vous m'aimez. -- Je vous en ai donnÙ la preuve, ce me semble. -- Oui, aussi je suis Ð vous corps et Òme. -- Merci, mon brave amant ! mais de mÚme que je vous ai prouvÙ mon amour, vous me prouverez le vätre Ð votre tour, n'est-ce pas ? -- Certainement. Mais si vous m'aimez comme vous me le dites, reprit d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ? -- Que puis-je craindre ? -- Mais enfin, que je sois blessÙ dangereusement, tuÙ mÚme. -- Impossible, dit Milady, vous Útes un homme si vaillant et une si fine ÙpÙe. -- Vous ne prÙfÙreriez donc point, reprit d'Artagnan, un moyen qui vous vengerait de mÚme tout en rendant inutile le combat. " Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers rayons du jour donnait Ð ses yeux clairs une expression Ùtrangement funeste. " Vraiment, dit-elle, je crois que voilÐ que vous hÙsitez maintenant. -- Non, je n'hÙsite pas ; mais c'est que ce pauvre comte de Wardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l'aimez plus, et il me semble qu'un homme doit Útre si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu'il n'a pas besoin d'autre chÒtiment : -- Qui vous dit que je l'aie aimÙ ? demanda Milady. -- Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuitÙ que vous en aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et je vous le rÙpØte, je m'intÙresse au comte. -- Vous ? demanda Milady. -- Oui moi. -- Et pourquoi vous ? -- Parce que seul je sais... -- Quoi ? -- Qu'il est loin d'Útre ou plutät d'avoir ÙtÙ aussi coupable envers vous qu'il le paraÞt. -- En vÙritÙ ! dit Milady d'un air inquiet ; expliquez-vous, car je ne sais vraiment ce que vous voulez dire. " Et elle regardait d'Artagnan, qui la tenait embrassÙe, avec des yeux qui semblaient s'enflammer peu Ð peu. " Oui, je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan dÙcidÙ Ð en finir ; et depuis que votre amour est Ð moi, que je suis bien sër de le possÙder, car je le possØde, n'est-ce pas ?... -- Tout entier, continuez. -- Eh bien, je me sens comme transportÙ, un aveu me pØse. -- Un aveu ? -- Si j'eusse doutÙ de votre amour je ne l'eusse pas fait ; mais vous m'aimez, ma belle maÞtresse ? n'est-ce pas, vous m'aimez ? -- Sans doute. -- Alors si par excØs d'amour je me suis rendu coupable envers vous, vous me pardonnerez ? -- Peut-Útre ! " D'Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu'il pët prendre, de rapprocher ses lØvres des lØvres de Milady, mais celle-ci l'Ùcarta. " Cet aveu, dit-elle en pÒlissant, quel est cet aveu ? -- Vous aviez donnÙ rendez-vous Ð de Wardes, jeudi dernier, dans cette mÚme chambre, n'est-ce pas ? -- Moi, non ! cela n'est pas, dit Milady d'un ton de voix si ferme et d'un visage si impassible, que si d'Artagnan n'eët pas eu une certitude si parfaite, il eët doutÙ. -- Ne mentez pas, mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce serait inutile. -- Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir ! -- Oh ! rassurez-vous, vous n'Útes point coupable envers moi, et je vous ai dÙjÐ pardonnÙ ! -- AprØs, aprØs ? -- De Wardes ne peut se glorifier de rien. -- Pourquoi ? Vous m'avez dit vous-mÚme que cette bague... -- Cette bague, mon amour, c'est moi qui l'ai. Le comte de Wardes de jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la mÚme personne. " L'imprudent s'attendait Ð une surprise mÚlÙe de pudeur, Ð un petit orage qui se rÙsoudrait en larmes ; mais il se trompait Ùtrangement, et son erreur ne fut pas longue. PÒle et terrible, Milady se redressa, et, repoussant d'Artagnan d'un violent coup dans la poitrine, elle s'Ùlan×a hors du lit. Il faisait alors presque grand jour. D'Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes pour implorer son pardon ; mais elle, d'un mouvement puissant et rÙsolu, elle essaya de fuir. Alors la batiste se dÙchira en laissant Ð nu les Ùpaules, et sur l'une de ces belles Ùpaules rondes et blanches, d'Artagnan, avec un saisissement inexprimable, reconnut la fleur de lys, cette marque indÙlÙbile qu'imprime la main infamante du bourreau. " Grand Dieu ! " s'Ùcria d'Artagnan en lÒchant le peignoir. Et il demeura muet, immobile et glacÙ sur le lit. Mais Milady se sentait dÙnoncÙe par l'effroi mÚme de d'Artagnan. Sans doute il avait tout vu : le jeune homme maintenant savait son secret, secret terrible, que tout le monde ignorait, exceptÙ lui. Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse, mais comme une panthØre blessÙe. " Ah ! misÙrable, dit-elle, tu m'as lÒchement trahie, et de plus tu as mon secret ! Tu mourras ! " Et elle courut Ð un coffret de marqueterie posÙ sur la toilette, l'ouvrit d'une main fiÙvreuse et tremblante, en tira un petit poignard Ð manche d'or, Ð la lame aiguÛ et mince, et revint d'un bond sur d'Artagnan Ð demi nu. Quoique le jeune homme fët brave, on le sait, il fut ÙpouvantÙ de cette figure bouleversÙe, de ces pupilles dilatÙes horriblement, de ces joues pÒles et de ces lØvres sanglantes ; il recula jusqu'Ð la ruelle, comme il eët fait Ð l'approche d'un serpent qui eët rampÙ vers lui, et son ÙpÙe se rencontrant sous sa main souillÙe de sueur, il la tira du fourreau. Mais sans s'inquiÙter de l'ÙpÙe, Milady essaya de remonter sur le lit pour le frapper, et elle ne s'arrÚta que lorsqu'elle sentit la pointe aiguÛ sur sa gorge. Alors elle essaya de saisir cette ÙpÙe avec les mains mais d'Artagnan l'Ùcarta toujours de ses Ùtreintes, et, la lui prÙsentant tantät aux yeux, tantät Ð la poitrine, il se laissa glisser Ð bas du lit, cherchant pour faire retraite la porte qui conduisait chez Ketty. Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles transports, rugissant d'une fa×on formidable. Cependant cela ressemblait Ð un duel, aussi d'Artagnan se remettait petit Ð petit. " Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de par Dieu, calmez-vous, ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre Ùpaule. -- InfÒme ! infÒme ! " hurlait Milady. Mais d'Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur la dÙfensive. Au bruit qu'ils faisaient, elle renversant les meubles pour aller Ð lui, lui s'abritant derriØre les meubles pour se garantir d'elle, Ketty ouvrit la porte. D'Artagnan, qui avait sans cesse manoeuvrÙ pour se rapprocher de cette porte, n'en Ùtait plus qu'Ð trois pas. D'un seul Ùlan il s'Ùlan×a de la chambre de Milady dans celle de la suivante, et, rapide comme l'Ùclair, il referma la porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids tandis que Ketty poussait les verrous. Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui l'enfermait dans sa chambre, avec des forces bien au-dessus de celles d'une femme ; puis, lorsqu'elle sentit que c'Ùtait chose impossible, elle cribla la porte de coups de poignard, dont quelques-uns traversØrent l'Ùpaisseur du bois. Chaque coup Ùtait accompagnÙ d'une imprÙcation terrible. " Vite, vite, Ketty, dit d'Artagnan Ð demi-voix lorsque les verrous furent mis, fais-moi sortir de l'hätel, ou si nous lui laissons le temps de se retourner, elle me fera tuer par les laquais. -- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous Útes tout nu. -- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aper×ut alors seulement du costume dans lequel il se trouvait, c'est vrai ; habille-toi comme tu pourras, mais hÒtons-nous ; comprends-tu, il y va de la vie et de la mort ! " Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle l'affubla d'une robe Ð fleurs, d'une large coiffe et d'un mantelet ; elle lui donna des pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis elle l'entraÞna par les degrÙs. Il Ùtait temps, Milady avait dÙjÐ sonnÙ et rÙveillÙ tout l'hätel. Le portier tira le cordon Ð la voix de Ketty au moment mÚme oé Milady, Ð demi nue de son cätÙ, criait par la fenÚtre : " N'ouvrez pas ! " CHAPITRE XXXVIII. COMMENT, SANS SE DERANGER, ATHOS TROUVA SON EQUIPEMENT Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le mena×ait encore d'un geste impuissant. Au moment oé elle le perdit de vue, Milady tomba Ùvanouie dans sa chambre. D'Artagnan Ùtait tellement bouleversÙ, que, sans s'inquiÙter de ce que deviendrait Ketty, il traversa la moitiÙ de Paris tout en courant, et ne s'arrÚta que devant la porte d'Athos. L'Ùgarement de son esprit, la terreur qui l'Ùperonnait, les cris de quelques patrouilles qui se mirent Ð sa poursuite, et les huÙes de quelques passants qui, malgrÙ l'heure peu avancÙe, se rendaient Ð leurs affaires, ne firent que prÙcipiter sa course. Il traversa la cour, monta les deux Ùtages d'Athos et frappa Ð la porte Ð tout rompre. Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D'Artagnan s'Ùlan×a avec tant de force dans l'antichambre, qu'il faillit le culbuter en entrant. MalgrÙ le mutisme habituel du pauvre gar×on, cette fois la parole lui revint. " HÙ, lÐ, lÐ ! s'Ùcria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez- vous, drälesse ? " D'Artagnan releva ses coiffes et dÙgagea ses mains de dessous son mantelet ; Ð la vue de ses moustaches et de son ÙpÙe nue, le pauvre diable s'aper×ut qu'il avait affaire Ð un homme. Il crut alors que c'Ùtait quelque assassin. " Au secours ! Ð l'aide ! au secours ! s'Ùcria-t-il. -- Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan, ne me reconnais-tu pas ? Oé est ton maÞtre ? -- Vous, Monsieur d'Artagnan ! s'Ùcria Grimaud ÙpouvantÙ. Impossible. -- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je crois que vous vous permettez de parler. -- Ah ! Monsieur ! c'est que... -- Silence. " Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan Ð son maÞtre. Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu'il Ùtait, il partit d'un Ùclat de rire que motivait bien la mascarade Ùtrange qu'il avait sous les yeux : coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers ; manches retroussÙes et moustaches raides d'Ùmotion. " Ne riez pas, mon ami, s'Ùcria d'Artagnan ; de par le Ciel ne riez pas, car, sur mon Òme, je vous le dis, il n'y a point de quoi rire. " Et il pronon×a ces mots d'un air si solennel et avec une Ùpouvante si vraie qu'Athos lui prit aussität les mains en s'Ùcriant : " Seriez-vous blessÙ, mon ami ? vous Útes bien pÒle ! -- Non, mais il vient de m'arriver un terrible ÙvÙnement. Etes-vous seul, Athos ? -- Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi Ð cette heure ? -- Bien, bien. " Et d'Artagnan se prÙcipita dans la chambre d'Athos. " HÙ, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les verrous pour n'Útre pas dÙrangÙs. Le roi est-il mort ? Avez-vous tuÙ M. le cardinal ? Vous Útes tout renversÙ ; voyons, voyons, dites, car je meurs vÙritablement d'inquiÙtude. -- Athos, dit d'Artagnan se dÙbarrassant de ses vÚtements de femme et apparaissant en chemise, prÙparez-vous Ð entendre une histoire incroyable, inouße. -- Prenez d'abord cette robe de chambre " , dit le mousquetaire Ð son ami. D'Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre tant il Ùtait encore Ùmu. " Eh bien ? dit Athos. -- Eh bien, rÙpondit d'Artagnan en se courbant vers l'oreille d'Athos et en baissant la voix, Milady est marquÙe d'une fleur de lys Ð l'Ùpaule. -- Ah ! cria le mousquetaire comme s'il eët re×u une balle dans le coeur. -- Voyons, dit d'Artagnan, Útes-vous sër que l'autre soit bien morte ? -- L'autre ? dit Athos d'une voix si sourde, qu'Ð peine si d'Artagnan l'entendit. -- Oui, celle dont vous m'avez parlÙ un jour Ð Amiens. " Athos poussa un gÙmissement et laissa tomber sa tÚte dans ses mains. " Celle-ci, continua d'Artagnan, est une femme de vingt-six Ð vingt- huit ans. -- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas ? -- Oui. -- Des yeux bleu clair, d'une clartÙ Ùtrange, avec des cils et sourcils noirs ? -- Oui. -- Grande, bien faite ? Il lui manque une dent prØs de l'oeillØre gauche. -- Oui. -- La fleur de lys est petite, rousse de couleur et comme effacÙe par les couches de pÒte qu'on y applique. -- Oui. -- Cependant vous dites qu'elle est Anglaise ! -- On l'appelle Milady, mais elle peut Útre Fran×aise. MalgrÙ cela, Lord de Winter n'est que son beau-frØre. -- Je veux la voir, d'Artagnan. -- Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous avez voulu la tuer, elle est femme Ð vous rendre la pareille et Ð ne pas vous manquer. -- Elle n'osera rien dire, car ce serait se dÙnoncer elle-mÚme. -- Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse ? -- Non, dit Athos. -- Une tigresse, une panthØre ! Ah ! mon cher Athos ! j'ai bien peur d'avoir attirÙ sur nous deux une vengeance terrible ! " D'Artagnan raconta tout alors : la colØre insensÙe de Milady et ses menaces de mort. " Vous avez raison, et, sur mon Òme, je donnerais ma vie pour un cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est aprØs-demain que nous quittons Paris ; nous allons, selon toute probabilitÙ, Ð La Rochelle, et une fois partis... -- Elle vous suivra jusqu'au bout du monde, Athos, si elle vous reconnaÞt ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul. -- Ah ! mon cher ! que m'importe qu'elle me tue ! dit Athos ; est-ce que par hasard vous croyez que je tiens Ð la vie ? -- Il y a quelque horrible mystØre sous tout cela. , Athos ! cette femme est l'espion du cardinal, j'en suis sër ! -- En ce cas, prenez garde Ð vous. Si le cardinal ne vous a pas dans une haute admiration pour l'affaire de Londres, il vous a en grande haine ; mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher ostensiblement, et qu'il faut que haine se satisfasse, surtout quand c'est une haine de cardinal, prenez garde Ð vous ! Si vous sortez, ne sortez pas seul ; si vous mangez, prenez vos prÙcautions : mÙfiez-vous de tout enfin, mÚme de votre ombre. -- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller jusqu'Ð aprØs-demain soir sans encombre, car une fois Ð l'armÙe nous n'aurons plus, je l'espØre, que des hommes Ð craindre. -- En attendant, dit Athos, je renonce Ð mes projets de rÙclusion, et je vais partout avec vous : il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs, je vous accompagne. -- Mais si prØs que ce soit d'ici, reprit d'Artagnan, je ne puis y retourner comme cela. -- C'est juste " , dit Athos. Et il tira la sonnette. Grimaud entra. Athos lui fit signe d'aller chez d'Artagnan, et d'en rapporter des habits. Grimaud rÙpondit par un autre signe qu'il comprenait parfaitement et partit. " Ah ×Ð ! mais voilÐ qui ne nous avance pas pour l'Ùquipement, cher ami, dit Athos ; car, si je ne m'abuse, vous avez laissÙ toute votre dÙfroque chez Milady, qui n'aura sans doute pas l'attention de vous la retourner. Heureusement que vous avez le saphir. -- Le saphir est Ð vous, mon cher Athos ! Ne m'avez-vous pas dit que c'Ùtait une bague de famille ? -- Oui, mon pØre l'acheta deux mille Ùcus, Ð ce qu'il me dit autrefois ; il faisait partie des cadeaux de noce qu'il fit Ð ma mØre ; et il est magnifique. Ma mØre me le donna, et moi, fou que j'Ùtais, plutät que de garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai Ð mon tour Ð cette misÙrable. -- Alors, mon cher, reprenez cette bague, Ð laquelle je comprends que vous devez tenir. -- Moi, reprendre cette bague, aprØs qu'elle a passÙ par les mains de l'infÒme ! jamais : cette bague est souillÙe, d'Artagnan. -- Vendez-la donc. -- Vendre un diamant qui vient de ma mØre ! je vous avoue que je regarderais cela comme une profanation. -- Alors engagez-la, on vous prÚtera bien dessus un millier d'Ùcus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires, puis, au premier argent qui vous rentrera, vous la dÙgagerez, et vous la reprendrez lavÙe de ses anciennes taches, car elle aura passÙ par les mains des usuriers. " Athos sourit. " Vous Útes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d'Artagnan ; vous relevez par votre Ùternelle gaietÙ les pauvres esprits dans l'affliction. Eh bien, oui, engageons cette bague, mais Ð une condition ! -- Laquelle ? -- C'est qu'il y aura cinq cents Ùcus pour vous et cinq cents Ùcus pour moi. -- Y songez-vous, Athos ? Je n'ai pas besoin du quart de cette somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me la procurerai. Que me faut-il ? Un cheval pour Planchet, voilÐ tout. Puis vous oubliez que j'ai une bague aussi. -- A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens, moi, Ð la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir. -- Oui, car dans une circonstance extrÚme elle peut nous tirer non seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque grand danger ; c'est non seulement un diamant prÙcieux, mais c'est encore un talisman enchantÙ. -- Je ne vous comprends pas, mais je crois Ð ce que vous me dites. Revenons donc Ð ma bague, ou plutät Ð la vätre ; vous toucherez la moitiÙ de la somme qu'on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine, et je doute que, comme Ð Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour nous la rapporter. -- Eh bien, donc, j'accepte ! " dit d'Artagnan. En ce moment Grimaud rentra accompagnÙ de Planchet ; celui-ci, inquiet de son maÞtre et curieux de savoir ce qui lui Ùtait arrivÙ, avait profitÙ de la circonstance et apportait les habits lui-mÚme. D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant : puis quand tous deux furent prÚts Ð sortir, ce dernier fit Ð Grimaud le signe d'un homme qui met en joue ; celui-ci dÙcrocha aussität son mousqueton et s'apprÚta Ð accompagner son maÞtre. Athos et d'Artagnan suivis de leurs valets arrivØrent sans incident Ð la rue des Fossoyeurs. Bonacieux Ùtait sur la porte, il regarda d'Artagnan d'un air goguenard. " Eh, mon cher locataire ! dit-il, hÒtez-vous donc, vous avez une belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le savez, n'aiment pas qu'on les fasse attendre ! -- C'est Ketty ! " s'Ùcria d'Artagnan. Et il s'Ùlan×a dans l'allÙe. Effectivement, sur le carrÙ conduisant Ð sa chambre, et tapie contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. DØs qu'elle l'aper×ut : " Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me sauver de sa colØre, dit-elle ; souvenez-vous que c'est vous qui m'avez perdue ! -- Oui, sans doute, dit d'Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais qu'est-il arrivÙ aprØs mon dÙpart ? -- Le sais-je ? dit Ketty. Aux cris qu'elle a poussÙs les laquais sont accourus, elle Ùtait folle de colØre ; tout ce qu'il existe d'imprÙcations elle les a vomies contre vous. Alors j'ai pensÙ qu'elle se rappellerait que c'Ùtait par ma chambre que vous aviez pÙnÙtrÙ dans la sienne, et qu'alors elle songerait que j'Ùtais votre complice ; j'ai pris le peu d'argent que j'avais, mes hardes les plus prÙcieuses, et je me suis sauvÙe. -- Pauvre enfant ! Mais que vais-je faire de toi ? Je pars aprØs-demain. -- -- Tout ce que vous voudrez, Monsieur le chevalier, faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France. -- Je ne puis cependant pas t'emmener avec moi au siØge de La Rochelle, dit d'Artagnan. -- Non ; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame de votre connaissance : dans votre pays, par exemple. -- Ah ! ma chØre amie ! dans mon pays les dames n'ont point de femmes de chambre. Mais, attends, j'ai ton affaire. Planchet, va me chercher Aramis : qu'il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose de trØs important Ð lui dire. -- Je comprends, dit Athos ; mais pourquoi pas Porthos ? Il me semble que sa marquise... -- La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de son mari, dit d'Artagnan en riant. D'ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue aux Ours, n'est-ce pas, Ketty ? -- Je demeurerai oé l'on voudra, dit Ketty, pourvu que je sois bien cachÙe et que l'on ne sache pas oé je suis. -- Maintenant, Ketty, que nous allons nous sÙparer, et par consÙquent que tu n'es plus jalouse de moi... -- Monsieur le chevalier, de loin ou de prØs, dit Ketty, je vous aimerai toujours. " " Oé diable la constance va-t-elle se nicher ? " murmura Athos. " Moi aussi, dit d'Artagnan, moi aussi, je t'aimerai toujours, sois tranquille. Mais voyons, rÙponds-moi. Maintenant j'attache une grande importance Ð la question que je te fais : n'aurais-tu jamais entendu parler d'une jeune dame qu'on aurait enlevÙe pendant une nuit. -- Attendez donc... Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, est-ce que vous aimez encore cette femme ? -- Non, c'est un de mes amis qui l'aime. Tiens, c'est Athos que voilÐ. -- Moi ! s'Ùcria Athos avec un accent pareil Ð celui d'un homme qui s'aper×oit qu'il va marcher sur une couleuvre. -- Sans doute, vous ! fit d'Artagnan en serrant la main d'Athos. Vous savez bien l'intÙrÚt que nous prenons tous Ð cette pauvre petite Mme Bonacieux. D'ailleurs Ketty ne dira rien : n'est-ce pas, Ketty ? Tu comprends, mon enfant, continua d'Artagnan, c'est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici. -- Oh ! mon Dieu ! s'Ùcria Ketty, vous me rappelez ma peur ; pourvu qu'il ne m'ait pas reconnue ! -- Comment, reconnue ! tu as donc dÙjÐ vu cet homme ? -- Il est venu deux fois chez Milady. -- C'est cela. Vers quelle Ùpoque ? -- Mais il y a quinze ou dix-huit jours Ð peu prØs. -- Justement. -- Et hier soir il est revenu. -- Hier soir. -- Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-mÚme. -- Mon cher Athos, nous sommes enveloppÙs dans un rÙseau d'espions ! Et tu crois qu'il t'a reconnue, Ketty ? -- J'ai baissÙ ma coiffe en l'apercevant, mais peut-Útre Ùtait-il trop tard. -- Descendez, Athos, vous dont il se mÙfie moins que de moi, et voyez s'il est toujours sur sa porte. " Athos descendit et remonta bientät. " Il est parti, dit-il, et la maison est fermÙe. -- Il est allÙ faire son rapport, et dire que tous les pigeons sont en ce moment au colombier. -- Eh bien, mais, envolons-nous