nds le vieux, et Ð boire ! -- Duquel ? demanda l'häte tout Ð fait rassÙrÙnÙ. -- De celui qui est au fond, prØs des lattes ; il en reste encore vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont ÙtÙ cassÙes dans ma chute. Montez-en six. -- Mais c'est un foudre que cet homme ! dit l'häte Ð part lui ; s'il reste seulement quinze jours ici, et qu'il paie ce qu'il boira, je rÙtablirai mes affaires. -- Et n'oublie pas, continua d'Artagnan, de monter quatre bouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais. -- Maintenant, dit Athos, en attendant qu'on nous apporte du vin, conte-moi, d'Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons. " D'Artagnan lui raconta comment il avait trouvÙ Porthos dans son lit avec une foulure, et Aramis Ð une table entre les deux thÙologiens. Comme il achevait, l'häte rentra avec les bouteilles demandÙes et un jambon qui, heureusement pour lui, Ùtait restÙ hors de la cave. " C'est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui de d'Artagnan, voilÐ pour Porthos et pour Aramis ; mais vous, mon ami, qu'avez-vous et que vous est-il arrivÙ personnellement ? Je vous trouve un air sinistre. -- HÙlas ! dit d'Artagnan, c'est que je suis le plus malheureux de nous tous, moi ! -- Toi malheureux, d'Artagnan ! dit Athos. Voyons, comment es-tu malheureux ? Dis-moi cela. -- Plus tard, dit d'Artagnan. -- Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que je suis ivre, d'Artagnan ? Retiens bien ceci : je n'ai jamais les idÙes plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles. " D'Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux. Athos l'Ùcouta sans sourciller ; puis, lorsqu'il eut fini : " MisØres que tout cela, dit Athos, misØres ! " C'Ùtait le mot d'Athos. " Vous dites toujours misØres ! mon cher Athos, dit d'Artagnan ; cela vous sied bien mal, Ð vous qui n'avez jamais aimÙ. " L'oeil mort d'Athos s'enflamma soudain ; mais ce ne fut qu'un Ùclair, il redevint terne et vague comme auparavant. " C'est vrai, dit-il tranquillement, je n'ai jamais aimÙ, moi. -- Vous voyez bien alors, coeur de pierre, dit d'Artagnan, que vous avez tort d'Útre dur pour nous autres coeurs tendres. -- Coeurs tendres, coeurs percÙs, dit Athos. -- Que dites-vous ? -- Je dis que l'amour est une loterie oé celui qui gagne, gagne la mort ! Vous Útes bien heureux d'avoir perdu, croyez-moi, mon cher d'Artagnan. Et si j'ai un conseil Ð vous donner, c'est de perdre toujours. -- Elle avait l'air de si bien m'aimer ! -- Elle en avait l'air. -- Oh ! elle m'aimait. -- Enfant ! il n'y a pas un homme qui n'ait cru comme vous que sa maÞtresse l'aimait, et il n'y a pas un homme qui n'ait ÙtÙ trompÙ par sa maÞtresse. -- ExceptÙ vous, Athos, qui n'en avez jamais eu. -- C'est vrai, dit Athos aprØs un moment de silence, je n'en ai jamais eu, moi. Buvons ! -- Mais alors, philosophe que vous Útes, dit d'Artagnan, instruisez-moi, soutenez-moi ; j'ai besoin de savoir et d'Útre consolÙ. -- ConsolÙ de quoi ? -- De mon malheur. -- Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les Ùpaules ; je serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racontais une histoire d'amour. -- ArrivÙe Ð vous ? -- Ou Ð un de mes amis, qu'importe ! -- Dites, Athos, dites. -- Buvons, nous ferons mieux. -- Buvez et racontez. -- Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre, les deux choses vont Ð merveille ensemble. -- J'Ùcoute " , dit d'Artagnan. Athos se recueillit, et, Ð mesure qu'il se recueillait, d'Artagnan le voyait pÒlir : ; il en Ùtait Ð cette pÙriode de l'ivresse oé les buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rÚvait tout haut sans dormir. Ce somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose d'effrayant. " Vous le voulez absolument ? demanda-t-il. -- Je vous en prie, dit d'Artagnan. -- Qu'il soit fait donc comme vous le dÙsirez. Un de mes amis, un de mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en s'interrompant avec un sourire sombre ; un des comtes de ma province, c'est-Ð-dire du Berry, noble comme un Dandolo ou un Montmorency, devint amoureux Ð vingt-cinq ans d'une jeune fille de seize, belle comme les amours. A travers la naßvetÙ de son Òge per×ait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de poØte ; elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un petit bourg, prØs de son frØre qui Ùtait curÙ. Tous deux Ùtaient arrivÙs dans le pays : ils venaient on ne savait d'oé ; mais en la voyant si belle et en voyant son frØre si pieux, on ne songeait pas Ð leur demander d'oé ils venaient. Du reste, on les disait de bonne extraction. Mon ami, qui Ùtait le seigneur du pays, aurait pu la sÙduire ou la prendre de force, Ð son grÙ, il Ùtait le maÞtre ; qui serait venu Ð l'aide de deux Ùtrangers, de deux inconnus ? Malheureusement il Ùtait honnÚte homme, il l'Ùpousa. Le sot, le niais, l'imbÙcile ! -- Mais pourquoi cela, puisqu'il l'aimait ? demanda d'Artagnan. -- Attendez donc, dit Athos. Il l'emmena dans son chÒteau, et en fit la premiØre dame de sa province ; et il faut lui rendre justice, elle tenait parfaitement son rang. -- Eh bien ? demanda d'Artagnan. -- Eh bien, un jour qu'elle Ùtait Ð la chasse avec son mari, continua Athos Ð voix basse et en parlant fort vite, elle tomba de cheval et s'Ùvanouit ; le comte s'Ùlan×a Ð son secours, et comme elle Ùtouffait dans ses habits, il les fendit avec son poignard et lui dÙcouvrit l'Ùpaule. Devinez ce qu'elle avait sur l'Ùpaule, d'Artagnan ? dit Athos avec un grand Ùclat de rire. -- Puis-je le savoir ? demanda d'Artagnan. -- Une fleur de lys, dit Athos. Elle Ùtait marquÙe ! " Et Athos vida d'un seul trait le verre qu'il tenait Ð la main. " Horreur ! s'Ùcria d'Artagnan, que me dites-vous lÐ ? -- La vÙritÙ. Mon cher, l'ange Ùtait un dÙmon. La pauvre fille avait volÙ. -- Et que fit le comte ? -- Le comte Ùtait un grand seigneur, il avait sur ses terres droit de justice basse et haute : il acheva de dÙchirer les habits de la comtesse, il lui lia les mains derriØre le dos et la pendit Ð un arbre. -- Ciel ! Athos ! un meurtre ! s'Ùcria d'Artagnan. -- Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos pÒle comme la mort. Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble. " Et Athos saisit au goulot la derniØre bouteille qui restait, l'approcha de sa bouche et la vida d'un seul trait, comme il eët fait d'un verre ordinaire. Puis il laissa tomber sa tÚte sur ses deux mains ; d'Artagnan demeura devant lui, saisi d'Ùpouvante. " Cela m'a guÙri des femmes belles, poÙtiques et amoureuses, dit Athos en se relevant et sans songer Ð continuer l'apologue du comte. Dieu vous en accorde autant ! Buvons ! -- Ainsi elle est morte ? balbutia d'Artagnan. -- Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, dräle, cria Athos, nous ne pouvons plus boire ! -- Et son frØre ? ajouta timidement d'Artagnan. -- Son frØre ? reprit Athos. -- Oui, le prÚtre ? -- Ah ! je m'en informai pour le faire pendre Ð son tour ; mais il avait pris les devants, il avait quittÙ sa cure depuis la veille. -- A-t-on su au moins ce que c'Ùtait que ce misÙrable ? -- C'Ùtait sans doute le premier amant et le complice de la belle, un digne homme qui avait fait semblant d'Útre curÙ peut-Útre pour marier sa maÞtresse et lui assurer un sort. Il aura ÙtÙ ÙcartelÙ, je l'espØre. -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d'Artagnan, tout Ùtourdi de cette horrible aventure. -- Mangez donc de ce jambon, d'Artagnan, il est exquis, dit Athos en coupant une tranche qu'il mit sur l'assiette du jeune homme. Quel malheur qu'il n'y en ait pas eu seulement quatre comme celui-lÐ dans la cave ! j'aurais bu cinquante bouteilles de plus. " D'Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui l'eët rendu fou ; il laissa tomber sa tÚte sur ses deux mains et fit semblant de s'endormir. " Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regardant en pitiÙ, et pourtant celui-lÐ est des meilleurs... " CHAPITRE XXVIII. RETOUR D'Artagnan Ùtait restÙ Ùtourdi de la terrible confidence d'Athos ; cependant bien des choses lui paraissaient encore obscures dans cette demi-rÙvÙlation ; d'abord elle avait ÙtÙ faite par un homme tout Ð fait ivre Ð un homme qui l'Ùtait Ð moitiÙ et cependant, malgrÙ ce vague que fait monter au cerveau la fumÙe de deux ou trois bouteilles de bourgogne, d'Artagnan, en se rÙveillant le lendemain matin, avait chaque parole d'Athos aussi prÙsente Ð son esprit que si, Ð mesure qu'elles Ùtaient tombÙes de sa bouche, elles s'Ùtaient imprimÙes dans son esprit. Tout ce doute ne lui donna qu'un plus vif dÙsir d'arriver Ð une certitude, et il passa chez son ami avec l'intention bien arrÚtÙe de renouer sa conversation de la veille ; mais il trouva Athos de sens tout Ð fait rassis, c'est-Ð-dire le plus fin et le plus impÙnÙtrable des hommes. Au reste, le mousquetaire, aprØs avoir ÙchangÙ avec lui une poignÙe de main, alla le premier au-devant de sa pensÙe. " J'Ùtais bien ivre hier, mon cher d'Artagnan, dit-il, j'ai senti cela ce matin Ð ma langue, qui Ùtait encore fort Ùpaisse, et Ð mon pouls qui Ùtait encore fort agitÙ, je parie que j'ai dit mille extravagances. " Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixitÙ qui l'embarrassa. " Mais non pas, rÙpliqua d'Artagnan, et, si je me le rappelle bien, vous n'avez rien dit que de fort ordinaire. -- Ah ! vous m'Ùtonnez ! Je croyais vous avoir racontÙ une histoire des plus lamentables. " Et il regardait le jeune homme comme s'il eët voulu lire au plus profond de son coeur. " Ma foi ! dit d'Artagnan, il paraÞt que j'Ùtais encore plus ivre que vous, puisque je ne me souviens de rien. " Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit : " Vous n'Útes pas sans avoir remarquÙ, mon cher ami, que chacun a son genre d'ivresse, triste ou gaie ; moi j'ai l'ivresse triste, et, quand une fois je suis gris, ma maniØre est de raconter toutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m'a inculquÙes dans le cerveau. C'est mon dÙfaut ; dÙfaut capital, j'en conviens ; mais, Ð cela prØs, je suis bon buveur. " Athos disait cela d'une fa×on si naturelle, que d'Artagnan fut ÙbranlÙ dans sa conviction. " Oh ! c'est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant de ressaisir la vÙritÙ, c'est donc cela que je me souviens, comme, au reste, on se souvient d'un rÚve, que nous avons parlÙ de pendus. -- Ah ! vous voyez bien, dit Athos en pÒlissant et cependant en essayant de rire, j'en Ùtais sër, les pendus sont mon cauchemar, Ð moi. -- Oui, oui, reprit d'Artagnan, et voilÐ la mÙmoire qui me revient ; oui, il s'agissait... attendez donc... il s'agissait d'une femme. -- Voyez, rÙpondit Athos en devenant presque livide, c'est ma grande histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-lÐ, c'est que je suis ivre mort. -- Oui, c'est cela, dit d'Artagnan, l'histoire de la femme blonde, grande et belle, aux yeux bleus. -- Oui, et pendue. -- Par son mari, qui Ùtait un seigneur de votre connaissance, continua d'Artagnan en regardant fixement Athos. -- Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un homme quand on ne sait plus ce que l'on dit, reprit Athos en haussant les Ùpaules, comme s'il se fët pris lui-mÚme en pitiÙ. DÙcidÙment, je ne veux plus me griser, d'Artagnan, c'est une trop mauvaise habitude. " D'Artagnan garda le silence. Puis Athos, changeant tout Ð coup de conversation : " A propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m'avez amenÙ. -- Est-il de votre goët ? demanda d'Artagnan. -- Oui, mais ce n'Ùtait pas un cheval de fatigue. -- Vous vous trompez ; j'ai fait avec lui dix lieues en moins d'une heure et demie, et il n'y paraissait pas plus que s'il eët fait le tour de la place Saint-Sulpice. -- Ah ×Ð, vous allez me donner des regrets. -- Des regrets ? -- Oui, je m'en suis dÙfait. -- Comment cela ? -- Voici le fait : ce matin, je me suis rÙveillÙ Ð six heures, vous dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire ; j'Ùtais encore tout hÙbÙtÙ de notre dÙbauche d'hier ; je descendis dans la grande salle, et j'avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval Ð un maquignon, le sien Ùtant mort hier d'un coup de sang. Je m'approchai de lui, et comme je vis qu'il offrait cent pistoles d'un alezan brëlÙ : " Par Dieu, lui dis-je, mon gentilhomme, moi aussi j'ai un cheval Ð vendre. " -- Et trØs beau mÚme, dit-il, je l'ai vu hier, le valet de votre ami le tenait en main. " -- Trouvez-vous qu'il vaille cent pistoles ? " -- Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-lÐ ? " -- Non, mais je vous le joue. " -- Vous me le jouez ? " -- Oui. " -- A quoi ? " -- Aux dÙs. " " Ce qui fut dit fut fait ; et j'ai perdu le cheval. Ah mais ! par exemple, continua Athos, j'ai regagnÙ le capara×on. " D'Artagnan fit une mine assez maussade. " Cela vous contrarie ? dit Athos. -- Mais oui, je vous l'avoue, reprit d'Artagnan ; ce cheval devait servir Ð nous faire reconnaÞtre un jour de bataille ; c'Ùtait un gage, un souvenir. Athos, vous avez eu tort. -- Eh ! mon cher ami, mettez-vous Ð ma place, reprit le mousquetaire ; je m'ennuyais Ð pÙrir, moi, et puis, d'honneur, je n'aime pas les chevaux anglais. Voyons, s'il ne s'agit que d'Útre reconnu par quelqu'un, Eh bien, la selle suffira ; elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque excuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. " D'Artagnan ne se dÙridait pas. " Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir Ð ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire. -- Qu'avez-vous donc fait encore ? -- AprØs avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup, l'idÙe me vint de jouer le vätre. -- Oui, mais vous vous en tÞntes, j'espØre, Ð l'idÙe ? -- Non pas, je la mis Ð exÙcution Ð l'instant mÚme. -- Ah ! par exemple ! s'Ùcria d'Artagnan inquiet. -- Je jouai, et je perdis. -- Mon cheval ? -- Votre cheval ; sept contre huit ; faute d'un point... . vous connaissez le proverbe. -- Athos, vous n'Útes pas dans votre bon sens, je vous jure ! -- Mon cher, c'Ùtait hier, quand je vous contais mes sottes histoires, qu'il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous les Ùquipages et harnais possibles. -- Mais c'est affreux ! -- Attendez donc, vous n'y Útes point, je ferais un joueur excellent, si je ne m'entÚtais pas ; mais je m'entÚte, c'est comme quand je bois ; je m'entÚtai donc... -- Mais que pëtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ? -- Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce diamant qui brille Ð votre doigt, et que j'avais remarquÙ hier. -- Ce diamant ! s'Ùcria d'Artagnan, en portant vivement la main Ð sa bague. -- Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns pour mon propre compte, je l'avais estimÙ mille pistoles. -- J'espØre, dit sÙrieusement d'Artagnan Ð demi mort de frayeur, que vous n'avez aucunement fait mention de mon diamant ? -- Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant devenait notre seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos harnais et nos chevaux, et, de plus, l'argent pour faire la route. -- Athos, vous me faites frÙmir ! s'Ùcria d'Artagnan. -- Je parlai donc de votre diamant Ð mon partenaire, lequel l'avait aussi remarquÙ. Que diable aussi, mon cher, vous portez Ð votre doigt une Ùtoile du ciel, et vous ne voulez pas qu'on y fasse attention ! Impossible ! -- Achevez, mon cher ; achevez ! dit d'Artagnan, car, d'honneur ! avec votre sang-froid, vous me faites mourir ! -- Nous divisÒmes donc ce diamant en dix parties de cent pistoles chacune. -- Ah ! vous voulez rire et m'Ùprouver ? dit d'Artagnan, que la colØre commen×ait Ð prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans l'Illiade . -- Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j'aurais bien voulu vous y voir, vous ! il y avait quinze jours que je n'avais envisagÙ face humaine et que j'Ùtais lÐ Ð m'abrutir en m'abouchant avec des bouteilles. -- Ce n'est point une raison pour jouer mon diamant, cela ! rÙpondit d'Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse. -- Ecoutez donc la fin ; dix parties de cent pistoles chacune en dix coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En treize coups ! Le nombre 13 m'a toujours ÙtÙ fatal, c'Ùtait le 13 du mois de juillet que... -- Ventrebleu ! s'Ùcria d'Artagnan en se levant de table, l'histoire du jour lui faisant oublier celle de la veille. -- Patience, dit Athos, j'avais un plan. L'Anglais Ùtait un original, je l'avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud m'avait averti qu'il lui avait fait des propositions pour entrer Ð son service. Je lui joue Grimaud, le silencieux Grimaud, divisÙ en dix portions. -- Ah ! pour le coup ! dit d'Artagnan Ùclatant de rire malgrÙ lui. -- Grimaud lui-mÚme, entendez-vous cela ! et avec les dix parts de Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je regagne le diamant. Dites maintenant que la persistance n'est pas une vertu. -- Ma foi, c'est trØs dräle ! s'Ùcria d'Artagnan consolÙ et se tenant les cätes de rire. -- Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis aussität Ð jouer sur le diamant. -- Ah ! diable, dit d'Artagnan assombri de nouveau. -- J'ai regagnÙ vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais, puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j'ai rattrapÙ votre harnais, puis le mien. VoilÐ oé nous en sommes. C'est un coup superbe ; aussi je m'en suis tenu lÐ. " D'Artagnan respira comme si on lui eët enlevÙ l'hätellerie de dessus la poitrine. " Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement. -- Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre BucÙphale et du mien. -- Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ? -- J'ai une idÙe sur eux. -- Athos, vous me faites frÙmir. -- Ecoutez, vous n'avez pas jouÙ depuis longtemps, vous, d'Artagnan ? -- Et je n'ai point l'envie de jouer. -- Ne jurons de rien. Vous n'avez pas jouÙ depuis longtemps, disais-je, vous devez donc avoir la main bonne. -- Eh bien, aprØs ? -- Eh bien, l'Anglais et son compagnon sont encore lÐ. J'ai remarquÙ qu'ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir Ð votre cheval. A votre place, je jouerais vos harnais contre votre cheval. -- Mais il ne voudra pas un seul harnais. -- Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un Ùgoßste comme vous, moi. -- Vous feriez cela ? dit d'Artagnan indÙcis, tant la confiance d'Athos commen×ait Ð le gagner Ð son insu. -- Parole d'honneur, en un seul coup. -- Mais c'est qu'ayant perdu les chevaux, je tenais ÙnormÙment Ð conserver les harnais. -- Jouez votre diamant, alors. -- Oh ! ceci, c'est autre chose ; jamais, jamais. -- Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet ; mais comme cela a dÙjÐ ÙtÙ fait, l'Anglais ne voudrait peut-Útre plus. -- DÙcidÙment, mon cher Athos, dit d'Artagnan, j'aime mieux ne rien risquer. -- C'est dommage, dit froidement Athos, l'Anglais est cousu de pistoles. Eh ! mon Dieu ! essayez un coup, un coup est bientät jouÙ. -- Et si je perds ? -- Vous gagnerez. -- Mais si je perds ? -- Eh bien, vous donnerez les harnais. -- Va pour un coup " , dit d'Artagnan. Athos se mit en quÚte de l'Anglais et le trouva dans l'Ùcurie, oé il examinait les harnais d'un oeil de convoitise. L'occasion Ùtait bonne. Il fit ses conditions : les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles, Ð choisir. L'Anglais calcula vite : les deux harnais valaient trois cents pistoles Ð eux deux ; il topa. D'Artagnan jeta les dÙs en tremblant et amena le nombre trois ; sa pÒleur effraya Athos, qui se contenta de dire : " VoilÐ un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevaux tout harnachÙs, Monsieur. " L'Anglais, triomphant, ne se donna mÚme la peine de rouler les dÙs, il les jeta sur la table sans regarder, tant il Ùtait sër de la victoire ; d'Artagnan s'Ùtait dÙtournÙ pour cacher sa mauvaise humeur. " Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup de dÙs est extraordinaire, et je ne l'ai vu que quatre fois dans ma vie : deux as ! " L'Anglais regarda et fut saisi d'Ùtonnement, d'Artagnan regarda et fut saisi de plaisir. " Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chez M. de CrÙquy ; une autre fois chez moi, Ð la campagne, dans mon chÒteau de... quand j'avais un chÒteau ; une troisiØme fois chez M. de TrÙville, oé il nous surprit tous ; enfin une quatriØme fois au cabaret, oé il Ùchut Ð moi et oé je perdis sur lui cent louis et un souper. -- Alors, Monsieur reprend son cheval, dit l'Anglais. -- Certes, dit d'Artagnan. -- Alors il n'y a pas de revanche ? -- Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ? -- C'est vrai ; le cheval va Útre rendu Ð votre valet, Monsieur. -- Un moment, dit Athos ; avec votre permission, Monsieur, je demande Ð dire un mot Ð mon ami. -- Dites. " Athos tira d'Artagnan Ð part. " Eh bien, lui dit d'Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu veux que je joue, n'est-ce pas ? -- Non, je veux que vous rÙflÙchissiez. -- A quoi ? -- Vous allez reprendre le cheval, n'est-ce pas ? -- Sans doute. -- Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous avez jouÙ les harnais contre le cheval ou cent pistoles, Ð votre choix. -- Oui. -- Je prendrais les cent pistoles. -- Eh bien, moi, je prends le cheval. -- Et vous avez tort, je vous le rÙpØte ; que ferons-nous d'un cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe, nous aurions l'air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frØres ; vous ne pouvez pas m'humilier en chevauchant prØs de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons besoin d'argent pour revenir Ð Paris. -- Je tiens Ð ce cheval, Athos. -- Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend un Ùcart, un cheval bute et se couronne, un cheval mange dans un rÒtelier oé a mangÙ un cheval morveux : voilÐ un cheval ou plutät cent pistoles perdues ; il faut que le maÞtre nourrisse son cheval, tandis qu'au contraire cent pistoles nourrissent leur maÞtre. -- Mais comment reviendrons-nous ? -- Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on verra toujours bien Ð l'air de nos figures que nous sommes gens de condition. -- La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis qu'Aramis et Porthos caracoleront sur leurs chevaux ! -- Aramis ! Porthos ! s'Ùcria Athos, et il se mit Ð rire. -- Quoi ? demanda d'Artagnan, qui ne comprenait rien Ð l'hilaritÙ de son ami. -- Bien, bien, continuons, dit Athos. -- Ainsi, votre avis... ? -- Est de prendre les cent pistoles, d'Artagnan ; avec les cent pistoles nous allons festiner jusqu'Ð la fin du mois ; nous avons essuyÙ des fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu. -- Me reposer ! oh ! non, Athos, aussität Ð Paris je me mets Ð la recherche de cette pauvre femme. -- Eh bien, croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utile pour cela que de bons louis d'or ? Prenez les cent pistoles, mon ami, prenez les cent pistoles. " D'Artagnan n'avait besoin que d'une raison pour se rendre. Celle-lÐ lui parut excellente. D'ailleurs, en rÙsistant plus longtemps, il craignait de paraÞtre Ùgoßste aux yeux d'Athos ; il acquies×a donc et choisit les cent pistoles, que l'Anglais lui compta sur-le-champ. Puis l'on ne songea plus qu'Ð partir. La paix signÙe avec l'aubergiste, outre le vieux cheval d'Athos, coëta six pistoles ; d'Artagnan et Athos prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en route Ð pied, portant les selles sur leurs tÚtes. Si mal montÙs que fussent les deux amis, ils prirent bientät les devants sur leurs valets et arrivØrent Ð CrØve coeur. De loin ils aper×urent Aramis mÙlancoliquement appuyÙ sur sa fenÚtre et regardant, comme ma soeur Anne , poudroyer l'horizon. " HolÐ, eh ! Aramis ! que diable faites-vous donc lÐ ? criØrent les deux amis. -- Ah ! c'est vous, d'Artagnan, c'est vous, Athos, dit le jeune homme ; je songeais avec quelle rapiditÙ s'en vont les biens de ce monde, et mon cheval anglais, qui s'Ùloignait et qui vient de disparaÞtre au milieu d'un tourbillon de poussiØre, m'Ùtait une vivante image de la fragilitÙ des choses de la terre. La vie elle-mÚme peut se rÙsoudre en trois mots : Erat, est, fuit . -- Cela veut dire au fond ? demanda d'Artagnan, qui commen×ait Ð se douter de la vÙritÙ. -- Cela veut dire que je viens de faire un marchÙ de dupe : soixante louis, un cheval qui, Ð la maniØre dont il file, peut faire au trot cinq lieues Ð l'heure. " D'Artagnan et Athos ÙclatØrent de rire. " Mon cher d'Artagnan, dit Aramis, ne m'en veuillez pas trop, je vous prie : nÙcessitÙ n'a pas de loi ; d'ailleurs je suis le premier puni, puisque cet infÒme maquignon m'a volÙ cinquante louis au moins. Ah ! vous Útes bons mÙnagers, vous autres ! vous venez sur les chevaux de vos laquais et vous faites mener vos chevaux de luxe en main, doucement et Ð petites journÙes. " Au mÚme instant un fourgon, qui depuis quelques instants pointait sur la route d'Amiens, s'arrÚta, et l'on vit sortir Grimaud et Planchet leurs selles sur la tÚte. Le fourgon retournait Ð vide vers Paris, et les deux laquais s'Ùtaient engagÙs, moyennant leur transport, Ð dÙsaltÙrer le voiturier tout le long de la route. " Qu'est-ce que cela ? dit Aramis en voyant ce qui se passait ; rien que les selles ? -- Comprenez-vous maintenant ? dit Athos. -- Mes amis, c'est exactement comme moi. J'ai conservÙ le harnais, par instinct. HolÐ, Bazin ! portez mon harnais neuf auprØs de celui de ces Messieurs. -- Et qu'avez-vous fait de vos curÙs ? demanda d'Artagnan. -- Mon cher, je les ai invitÙs Ð dÞner le lendemain, dit Aramis : il y a ici du vin exquis, cela soit dit en passant ; je les ai grisÙs de mon mieux ; alors le curÙ m'a dÙfendu de quitter la casaque, et le jÙsuite m'a priÙ de le faire recevoir mousquetaire. -- Sans thØse ! cria d'Artagnan, sans thØse ! je demande la suppression de la thØse, moi ! -- Depuis lors, continua Aramis, je vis agrÙablement. J'ai commencÙ un poØme en vers d'une syllabe ; c'est assez difficile, mais le mÙrite en toutes choses est dans la difficultÙ. La matiØre est galante, je vous lirai le premier chant, il a quatre cents vers et dure une minute. -- Ma foi, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, qui dÙtestait presque autant les vers que le latin, ajoutez au mÙrite de la difficultÙ celui de la briØvetÙ, et vous Útes sër au moins que votre poØme aura deux mÙrites. -- Puis, continua Aramis, il respire des passions honnÚtes, vous verrez. Ah ×Ð !, mes amis, nous retournons donc Ð Paris ? Bravo, je suis prÚt ; nous allons donc revoir ce bon Porthos, tant mieux. Vous ne croyez pas qu'il me manquait, ce grand niais-lÐ ? Ce n'est pas lui qui aurait vendu son cheval, fët-ce contre un royaume. Je voudrais dÙjÐ le voir sur sa bÚte et sur sa selle. Il aura, j'en suis sër, l'air du Grand Mogol. " On fit une halte d'une heure pour faire souffler les chevaux ; Aramis solda son compte, pla×a Bazin dans le fourgon avec ses camarades, et l'on se mit en route pour aller retrouver Porthos. On le trouva debout, moins pÒle que ne l'avait vu d'Artagnan Ð sa premiØre visite, et assis Ð une table oé, quoiqu'il fët seul, figurait un dÞner de quatre personnes ; ce dÞner se composait de viandes galamment troussÙes, de vins choisis et de fruits superbes. " Ah ! pardieu ! dit-il en se levant, vous arrivez Ð merveille, Messieurs, j'en Ùtais justement au potage, et vous allez dÞner avec moi. -- Oh ! oh ! fit d'Artagnan, ce n'est pas Mousqueton qui a pris au lasso de pareilles bouteilles, puis voilÐ un fricandeau piquÙ et un filet de boeuf... -- Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n'affaiblit comme ces diables de foulures ; avez-vous eu des foulures, Athos ? -- Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre ÙchauffourÙe de la rue FÙrou je re×us un coup d'ÙpÙe qui, au bout de quinze ou dix-huit jours, m'avait produit exactement le mÚme effet. -- Mais ce dÞner n'Ùtait pas pour vous seul, mon cher Porthos ? dit Aramis. -- Non, dit Porthos ; j'attendais quelques gentilshommes du voisinage qui viennent de me faire dire qu'ils ne viendraient pas ; vous les remplacerez, et je ne perdrai pas au change. HolÐ ! Mousqueton, des siØges, et que l'on double les bouteilles ! -- Savez-vous ce que nous mangeons ici ? dit Athos au bout de dix minutes. -- Pardieu ! rÙpondit d'Artagnan, moi je mange du veau piquÙ aux cardons et Ð la moelle. -- Et moi des filets d'agneau, dit Porthos. -- Et moi un blanc de volaille, dit Aramis. -- Vous vous trompez tous, Messieurs, rÙpondit Athos, vous mangez du cheval. -- Allons donc ! dit d'Artagnan. -- Du cheval ! " fit Aramis avec une grimace de dÙgoët. Porthos seul ne rÙpondit pas. " Oui, du cheval ; n'est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du cheval ? Peut-Útre mÚme les capara×ons avec ! -- Non, Messieurs, j'ai gardÙ le harnais, dit Porthos. -- Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on dirait que nous nous sommes donnÙ le mot. -- Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte Ð mes visiteurs, et je n'ai pas voulu les humilier ! -- Puis, votre duchesse est toujours aux eaux, n'est-ce pas ? reprit d'Artagnan. -- Toujours, rÙpondit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de la province, un des gentilshommes que j'attendais aujourd'hui Ð dÞner, m'a paru le dÙsirer si fort que je le lui ai donnÙ. -- DonnÙ ! s'Ùcria d'Artagnan. -- Oh ! mon Dieu ! oui, donnÙ ! c'est le mot, dit Porthos ; car il valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n'a voulu me le payer que quatre-vingts. -- Sans la selle ? dit Aramis. -- Oui, sans la selle. -- Vous remarquerez, Messieurs, dit Athos, que c'est encore Porthos qui a fait le meilleur marchÙ de nous tous. " Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi ; mais on lui expliqua bientät la raison de cette hilaritÙ, qu'il partagea bruyamment selon sa coutume. " De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit d'Artagnan. -- Mais pas pour mon compte, dit Athos ; j'ai trouvÙ le vin d'Espagne d'Aramis si bon, que j'en ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans le fourgon des laquais : ce qui m'a fort dÙsargentÙ. -- Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j'avais donnÙ jusqu'Ð mon dernier sou Ð l'Ùglise de Montdidier et aux jÙsuites d'Amiens ; que j'avais pris en outre des engagements qu'il m'a fallu tenir, des messes commandÙes pour moi et pour vous, Messieurs, que l'on dira, Messieurs, et dont je ne doute pas que nous ne nous trouvions Ð merveille. -- Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu'elle ne m'a rien coëtÙ ? sans compter la blessure de Mousqueton, pour laquelle j'ai ÙtÙ obligÙ de faire venir le chirurgien deux fois par jour, lequel m'a fait payer ses visites double, sous prÙtexte que cet imbÙcile de Mousqueton avait ÙtÙ se faire donner une balle dans un endroit qu'on ne montre ordinairement qu'aux apothicaires ; aussi je lui ai bien recommandÙ de ne plus se faire blesser lÐ. -- Allons, allons, dit Athos, en Ùchangeant un sourire avec d'Artagnan et Aramis, je vois que vous vous Útes conduit grandement Ð l'Ùgard du pauvre gar×on : c'est d'un bon maÞtre. -- Bref, continua Porthos, ma dÙpense payÙe, il me restera bien une trentaine d'Ùcus. -- Et Ð moi une dizaine de pistoles, dit Aramis. -- Allons, allons, dit Athos, il paraÞt que nous sommes les CrÙsus de la sociÙtÙ. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles, d'Artagnan ? -- Sur mes cent pistoles ? D'abord, je vous en ai donnÙ cinquante. -- Vous croyez ? -- Pardieu ! Ah ! c'est vrai, je me rappelle. -- Puis, j'en ai payÙ six Ð l'häte. -- Quel animal que cet häte ! pourquoi lui avez-vous donnÙ six pistoles ? -- C'est vous qui m'avez dit de les lui donner. -- C'est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ? -- Vingt-cinq pistoles, dit d'Artagnan. -- Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa poche, moi... -- Vous, rien. -- Ma foi, ou si peu de chose, que ce n'est pas la peine de rapporter Ð la masse. -- Maintenant, calculons combien nous possÙdons en tout : Porthos ? -- Trente Ùcus. -- Aramis ? -- Dix pistoles. -- Et vous, d'Artagnan ? -- Vingt-cinq. -- Cela fait en tout ? dit Athos. -- Quatre cent soixante-quinze livres ! dit d'Artagnan, qui comptait comme ArchimØde. -- ArrivÙs Ð Paris, nous en aurons bien encore quatre cents, dit Porthos, plus les harnais. -- Mais nos chevaux d'escadron ? dit Aramis. -- Eh bien, des quatre chevaux des laquais nous en ferons deux de maÞtre que nous tirerons au sort ; avec les quatre cents livres, on en fera un demi pour un des dÙmontÙs, puis nous donnerons les grattures de nos poches Ð d'Artagnan, qui a la main bonne, et qui ira les jouer dans le premier tripot venu, voilÐ. -- DÞnons donc, dit Porthos, cela refroidit. " Les quatre amis, plus tranquilles dÙsormais sur leur avenir, firent honneur au repas, dont les restes furent abandonnÙs Ð MM. Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud. En arrivant Ð Paris, d'Artagnan trouva une lettre de M. de TrÙville qui le prÙvenait que, sur sa demande, le roi venait de lui accorder la faveur d'entrer dans les mousquetaires. Comme c'Ùtait tout ce que d'Artagnan ambitionnait au monde, Ð part bien entendu le dÙsir de retrouver Mme Bonacieux, il courut tout joyeux chez ses camarades, qu'il venait de quitter il y avait une demi- heure, et qu'il trouva fort tristes et fort prÙoccupÙs. Ils Ùtaient rÙunis en conseil chez Athos : ce qui indiquait toujours des circonstances d'une certaine gravitÙ. M. de TrÙville venait de les faire prÙvenir que l'intention bien arrÚtÙe de Sa MajestÙ Ùtant d'ouvrir la campagne le 1er mai, ils eussent Ð prÙparer incontinent leurs Ùquipages. Les quatre philosophes se regardØrent tout Ùbahis : M. de TrÙville ne plaisantait pas sous le rapport de la discipline. " Et Ð combien estimez-vous ces Ùquipages ? dit d'Artagnan. -- Oh ! il n'y a pas Ð dire, reprit Aramis, nous venons de faire nos comptes avec une lÙsinerie de Spartiates, et il nous faut Ð chacun quinze cents livres. -- Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos. -- Moi, dit d'Artagnan, il me semble qu'avec mille livres chacun, il est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en procureur... " Ce mot de procureur rÙveilla Porthos. " Tiens, j'ai une idÙe ! dit-il. -- C'est dÙjÐ quelque chose : moi, je n'en ai pas mÚme l'ombre, fit froidement Athos, mais quant Ð d'Artagnan, Messieurs, le bonheur d'Útre dÙsormais des nätres l'a rendu fou ; mille livres ! je dÙclare que pour moi seul il m'en faut deux mille. -- Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c'est donc huit mille livres qu'il nous faut pour nos Ùquipages, sur lesquels Ùquipages, il est vrai, nous avons dÙjÐ les selles. -- Plus, dit Athos, en attendant que d'Artagnan qui allait remercier M. de TrÙville eët fermÙ la porte, plus ce beau diamant qui brille au doigt de notre ami. Que diable ! d'Artagnan est trop bon camarade pour laisser des frØres dans l'embarras, quand il porte Ð son mÙdius la ran×on d'un roi. " CHAPITRE XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT Le plus prÙoccupÙ des quatre amis Ùtait bien certainement d'Artagnan, quoique d'Artagnan, en sa qualitÙ de garde, fët bien plus facile Ð Ùquiper que Messieurs les mousquetaires, qui Ùtaient des seigneurs ; mais notre cadet de Gascogne Ùtait, comme on a pu le voir, d'un caractØre prÙvoyant et presque avare, et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presque Ð rendre des points Ð Porthos. A cette prÙoccupation de sa vanitÙ, d'Artagnan joignait en ce moment une inquiÙtude moins Ùgoßste. Quelques informations qu'il eët pu prendre sur Mme Bonacieux, il ne lui en Ùtait venu aucune nouvelle. M. de TrÙville en avait parlÙ Ð la reine ; la reine ignorait oé Ùtait la jeune merciØre et avait promis de la faire chercher. Mais cette promesse Ùtait bien vague et ne rassurait guØre d'Artagnan. Athos ne sortait pas de sa chambre ; il Ùtait rÙsolu Ð ne pas risquer une enjambÙe pour s'Ùquiper. " Il nous reste quinze jours, disait-il Ð ses amis ; eh bien, si au bout de ces quinze jours je n'ai rien trouvÙ, ou plutät si rien n'est venu me trouver, comme je suis trop bon catholique pour me casser la tÚte d'un coup de pistolet, je chercherai une bonne querelle Ð quatre gardes de Son Eminence ou Ð huit Anglais, et je me battrai jusqu'Ð ce qu'il y en ait un qui me tue, ce qui, sur la quantitÙ, ne peut manquer de m'arriver. On dira alors que je suis mort pour le roi, de sorte que j'aurai fait mon service sans avoir eu besoin de m'Ùquiper. " Porthos continuait Ð se promener, les mains derriØre le dos, en hochant la tÚte de haut en bas et disant : " Je poursuivrai mon idÙe. " Aramis, soucieux et mal frisÙ, ne disait rien. On peut voir par ces dÙtails dÙsastreux que la dÙsolation rÙgnait dans la communautÙ. Les laquais, de leur cätÙ, comme les coursiers d'Hippolyte, partageaient la triste peine de leurs maÞtres. Mousqueton faisait des provisions de croëtes ; Bazin, qui avait toujours donnÙ dans la dÙvotion, ne quittait plus les Ùglises ; Planchet regardait voler les mouches ; et Grimaud, que la dÙtresse gÙnÙrale ne pouvait dÙterminer Ð rompre le silence imposÙ par son maÞtre, poussait des soupirs Ð attendrir des pierres. Les trois amis -- car, ainsi que nous l'avons dit, Athos avait jurÙ de ne pas faire un pas pour s'Ùquiper -- les trois amis sortaient donc de grand matin et rentraient fort tard. Ils erraient par les rues, regardant sur chaque pavÙ pour savoir si les personnes qui y Ùtaient passÙes avant eux n'y avaient pas laissÙ quelque bourse. On eët dit qu'ils suivaient des pistes, tant ils Ùtaient attentifs partout oé ils allaient. Quand ils se rencontraient, ils avaient des regards dÙsolÙs qui voulaient dire : As-tu trouvÙ quelque chose ? Cependant, comme Porthos avait trouvÙ le premier son idÙe, et comme il l'avait poursuivie avec persistance, il fut le premier Ð agir. C'Ùtait un homme d'exÙcution que ce digne Porthos. D'Artagnan l'aper×ut un jour qu'il s'acheminait vers l'Ùglise Saint-Leu, et le suivit instinctivement : il entra au lieu saint aprØs avoir relevÙ sa moustache et allongÙ sa royale, ce qui annon×ait toujours de sa part les intentions les plus conquÙrantes. Comme d'Artagnan prenait quelques prÙcautions pour se dissimuler, Porthos crut n'avoir pas ÙtÙ vu. D'Artagnan entra derriØre lui. Porthos alla s'adosser au cätÙ d'un pilier ; d'Artagnan, toujours inaper×u, s'appuya de l'autre. Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l'Ùglise Ùtait fort peuplÙe. Porthos profita de la circonstance pour lorgner les femmes : grÒce aux bons soins de Mousqueton, l'extÙrieur Ùtait loin d'annoncer la dÙtresse de l'intÙrieur ; son feutre Ùtait bi