Arkadi et Boris Strougatski. L'Escargot sur la pente
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roman
Traduit du russe
par Michel P‰tris
(c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
Edition Champ Libre, Paris, 1972
OCR: Oleg Volkov, 1999
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Au tournant, dans la profondeur
de la trou‰e de la forŠt,
Le futur qui m'attend
me sert de serment.
On ne l'entraŽnera pas dans une discussion
Et on ne l'amadouera pas par la caresse
Il est grand ouvert, comme la forŠt
distendu, € la rencontre.
Boris Pasternak.
Grimpe, grimpe doucement,
Escargot, la pente du Fuji,
Plus haut, jusqu'au sommet!
Issa, fils de paysan.
De cette hauteur, la forŠt ‰tait comme une luxuriante ‰cume mouchet‰e.
Comme une immense ‰ponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiˆre. Comme un masque informe pos‰ sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le
pr‰cipice. Il lui sembla que ses talons ‰taient tout d'un coup devenus
humides, comme s'il les avait r‰ellement plong‰s dans le tiˆde brouillard
lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux
qu'il avait ramass‰s, les disposa soigneusement € c”t‰ de lui, puis choisit
le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et
silencieux, endormi et indiff‰rent qui avalait pour toujours. L'‰tincelle
blanche s'‰teignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce que racontait la cuisiniˆre uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide € la
population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le
chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la P‰n‰tration du g‰nie ; si
l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les esp‰rances
pouvaient se r‰aliser au moins une fois dans la vie, alors, € la septiˆme
pierre, les buissons s'‰carteraient avec fracas derriˆre lui et dans la
clairiˆre, sur l'herbe foul‰e, blanchie par la ros‰e, paraŽtrait le
Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise € passepoil mauve,
respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne
regarderait rien, ni la forŠt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il
se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler € chaque fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air charg‰ d'acide carbonique
et de nicotine s'‰chapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande
ouverte.
Derriˆre, les buissons s'‰cartˆrent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'‰tait pas le Directeur, mais la personne familiˆre de
Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha
lentement et s'arrŠta € deux enjamb‰es de Perets, abaissant vers lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soup‡onnait quelque chose, quelque
chose de trˆs important, et ce savoir ou ce soup‡on immobilisait les traits
de son visage allong‰, visage p‰trifi‰ d'un homme qui apportait ici, sur
l'€-pic, une ‰trange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne
encore au monde ne la connaissait, mais il ‰tait manifeste que tout ‰tait
radicalement chang‰, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait
maintenant plus de sens et que chacun devrait d‰sormais donner tout ce dont
il ‰tait capable.
- A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard
circulaire autour de lui.
- Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
- Tiens donc. Des sandales? Trˆ-ˆs bien. Mais € qui sont ces sandales?
Il s'approcha de l'€-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussit”t.
- Quelqu'un est assis au bord de l'€-pic, commenta-t-il, avec des
sandales pos‰es € c”t‰ de lui. La question qui se pose in‰vitablement est
alors : € qui sont les sandales et o™ se trouve leur propri‰taire?
- Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
- Les v”tres? Donc, vous Štes pieds nus. Pourquoi?
- Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai d‰cid‰ € l'avenir de rester
pieds nus.
Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux ‰cart‰s :
- Elle est l€-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
- De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
Mais ‡a ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins
elle est r‰ellement l€-bas, et ‡a c'est une autre question que nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas esp‰rer l'atteindre avec une pierre, mŠme si vous aviez l'adresse
n‰cessaire et si vous vouliez r‰ellement cela et cela seul : je parle du
coup au but... Mais nous allons ‰claircir tout ‡a.
Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et
poursuivit :
- Donc, vous ‰tiez l€ hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit la deuxiˆme fois que vous veniez au bord de l'€-pic, alors que
les autres employ‰s de l'Administration, pour ne rien dire des sp‰cialistes
surnum‰raires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas du d‰fi ni de la m‰chancet‰, il ne faut pas y attacher
d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher
d'importance € l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance d‰fˆque sur la
forŠt. L'ignorance d‰fˆque toujours sur quelque chose.
- Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forŠt. Vous l'aimez? R‰pondez!
- Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son
bloc-notes :
- Ne vous oubliez pas! Vous savez trˆs bien qui je suis. J'appartiens
au groupe de l'Eradication, et votre r‰ponse, ou plus exactement votre
contre-question, est donc absolument d‰pourvue de sens. Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forŠt est d‰termin‰e par la fonction
que je remplis, mais qu'est-ce qui d‰termine la v”tre? cela je ne le
comprends pas trˆs bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas id‰e d'Štre aussi
‰tranger : rester assis au bord de l'€-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je
remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-Štre, il y a des circonstances
att‰nuantes, et en fin de compte vous n'avez rien € craindre, n'est-ce pas
Perets?
- Non, dit Perets. C'est-€-dire ‰videment, oui.
- Vous voyez. Le naturel disparaŽt d'un seul coup, et il n'existe plus.
A qui est cette main, demandons-nous? O™ lance-t-elle une pierre? Ou
peut-Štre € qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous
rester assis au bord de l'€-pic? Est-ce inn‰ chez vous ou bien vous
Štes-vous sp‰cialement entraŽn‰? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au
bord de l'€-pic. Et je n'ose mŠme pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraŽner. La tŠte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'€-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forŠt. Montrez-moi s'il vous plaŽt votre laissez-passer, Perets.
- Je n'en ai pas.
- Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
- Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
- C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On
m'en a donn‰, on lui en a donn‰, on leur en a donn‰, on en a donn‰ €
beaucoup d'autres encore, et € vous on ne veut pas vous en donner.
Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez d‰charn‰ de Domarochinier
s'‰chappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
- Sans doute parce que je suis ‰tranger, sugg‰ra Perets. C'est
certainement la raison.
- Et je ne suis pas le seul € m'int‰resser € vous, poursuivit
Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a
aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-Štre vous
lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien
qu'€ vous voir.
Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
- Mais ‰loignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse
Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me
tuer avec vos excentricit‰s!
- C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y
va?
- Allons-y. Mais je constate que vous n'avez r‰pondu € aucune de mes
questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous Štes vraiment... (Il
jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les ‰paules et le glissa sous
son bras.) C'est ‰trange. Pas la moindre impression, sans mŠme parler
d'information.
- Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a € r‰pondre? dit Perets. Je devais
simplement Štre ici pour parler au Directeur.
Domarochinier se figea litt‰ralement sur place, comme englu‰ dans les
buissons, et prof‰ra d'une voix alt‰r‰e :
- C'est donc pour ‡a que vous Štes...
- Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
- Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous
aviez raison.
- Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
- Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez Štre tout €
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je
n'‰tais pas l€ et je ne vous ai pas vu.
Ils passˆrent devant un banc, grimpˆrent quelques marches us‰es,
prirent l'all‰e couverte d'un fin sable rouge et p‰n‰trˆrent sur le
territoire de l'Administration.
- La pleine clart‰ ne peut exister qu'€ un certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir € quoi il peut pr‰tendre. J'ai pr‰tendu
€ la clart‰ € mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai ‰puis‰. Et l€ o™ se
terminent les droits commencent les devoirs...
Ils d‰passˆrent des cottages de dix appartements aux fenŠtres garnies
de rideaux de tulle, longˆrent le garage, traversˆrent le terrain de sport,
passˆrent encore devant les entrep”ts, puis devant l'h”tel sur le seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une p‚leur maladive, les yeux exorbit‰s et
fixes, une serviette € la main. Ils suivirent une longue palissade derriˆre
laquelle ronflaient des moteurs, pressˆrent le pas, car ils n'avaient plus
beaucoup de temps, puis se mirent € courir. Il ‰tait cependant tard quand
ils arrivˆrent € la cantine, et toutes les places ‰taient prises, €
l'exception de la petite table de service dans un coin au fond o™ restaient
deux places, la troisiˆme ‰tant occup‰e par le chauffeur Touzik qui, les
voyant en train de pi‰tiner, ind‰cis, sur le pas de la porte, leur fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
Tout le monde buvait du k‰fir et Perets en prit aussi. La nappe rŠche
de la table ‰tait maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets
‰tendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siˆge, il y
eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
- Faites attention avec vos pieds, dit-il.
- Je ne l'ai pas fait exprˆs, dit Perets. Je ne savais pas.
- Et moi, je le savais? r‰pliqua Touzik. Il y en a quatre l€-dessous,
t‚che de pas faire l'idiot.
- Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
- On sait ‡a, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-l€, nous
non plus.
- Mais j'ai le foie malade, commen‡a € s'inqui‰ter Domarochinier. Voil€
un certificat.
Il fit apparaŽtre une feuille de cahier froiss‰e marqu‰e d'un sceau
triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'‰tait effectivement un
certificat, couvert d'une ‰criture illisible de m‰decin. Perets ne put
d‰chiffrer qu'un mot : "antabus".
- Et il y a aussi ceux de l'ann‰e derniˆre, et ceux de
l'avant-derniˆre, mais ils sont dans le coffre.
Le chauffeur Touzik d‰daigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de k‰fir, porta son index repli‰ € son nez, renifla, et, les
yeux pleins de larmes, prof‰ra d'une voix raffermie :
- Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forŠt? Des arbres. (Il s'essuya
les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils
sautent. Tu comprends?
- Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
- Eh bien! voil€. Il y en a un l€, immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence € se tordre, € se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un
craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix mˆtres. Il m'a
bousill‰ la cabine. Puis il redevient immobile.
- Pourquoi? demanda Perets.
- Parce que ‡a s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se
versant un verre de k‰fir.
- Hier on a re‡u un lot de nouvelles scies ‰lectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lˆvres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mŠme que ce ne sont pas des scies, mais de v‰ritables machines €
scier. Nos machines € scier de l'Eradication.
Alentour, tout le monde buvait du k‰fir. Dans des verres € facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses € caf‰, dans des cornets de
papier, ou simplement € la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramen‰s
sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats
m‰dicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, € l'estomac ou au duod‰num.
Pour cette ann‰e et pour les ann‰es pr‰c‰dentes.
- Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est
d‰glingu‰e, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore €
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux ‰checs avec
lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imb‰ciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais € mourir! Vous lui parlerez pour moi,
hein?
- B-Bon, fit Perets d'une voix h‰sitante. J'essaierai.
- Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il ‰tait avec moi
€ l'arm‰e ; j'‰tais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en
portant la main € la hauteur du couvre-chef.
- Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de k‰fir € la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est l€ qu'elles sont, tu comprends? Nues.
- C'est votre k‰fir, Touz, qui vous donne des visions, pla‡a
Domarochinier.
- Je les ai vues de mes propres yeux, r‰pliqua Touzik en portant le
verre € ses lˆvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
- Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
- Mystique toi-mŠme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la
manche.
- Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont l€,
‰tendues... Et puis aprˆs? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester
l€, et puis c'est tout.
Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent € la
surface comme nous sortons d'une piˆce enfum‰e pour nous mettre au balcon
par une nuit de lune, et exposer l€, les yeux clos, notre visage € la
fraŽcheur. C'est peut-Štre ce qu'elles font. Elles viennent € la surface, et
elles restent l€. A se reposer. A ‰changer des sourires et des paroles
indolentes...
- Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement
Domarochinier. Tu es d‰j€ all‰ dans la forŠt? Tu n'y as jamais mis les
pieds, et tu en parles.
- Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forŠt? J'ai un
laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaŽt, Touz.
- Je n'ai pas vu moi-mŠme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant €
Perets. Mais j'y crois tout € fait. Parce que les autres en parlent. MŠme
Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forŠt. Il la connaissait
comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort l€-bas, dans
sa forŠt.
- S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
- Quoi, "si"? Un homme part en h‰licoptˆre, et de trois ans on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de d‰cˆs dans les journaux, le repas de
fun‰railles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cass‰ sa pipe, c'est
‰vident.
- Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniˆre absolument cat‰gorique.
Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de k‰fir au
comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui
murmurer € l'oreille, le regard fuyant :
- Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont ‰t‰
donn‰s... Je me considˆre en droit de vous en informer parce que vous Štes
‰tranger...
- Quels ordres?
- Le consid‰rer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de
s'‰carter.
Puis il reprit € voix haute :
- Le k‰fir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le r‰fectoire s'emplit
de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levˆrent avec des bruits de
chaises et gagnˆrent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait € tous ceux qui passaient € proximit‰ :
"Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu ‰trange, mais nous
sommes en train de parler..."
Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
- Est-ce que le manager parlait s‰rieusement en disant qu'il ne me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
- Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun int‰rŠt € vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, ‡a l'avancerait € quoi? O™
vous voyez de la plaisanterie l€-dedans?
Perets se mordit la lˆvre.
- Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien € faire ici. Mon
visa touche € sa fin. Et d'abord, je veux partir, voil€ tout.
- En g‰n‰ral, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois
r‰primandes. On vous donne un autobus sp‰cial, on r‰veille un chauffeur au
milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires...
Comment ‡a se passe avec les gars d'ici? Premiˆre r‰primande : le type est
r‰trograd‰. Deuxiˆme r‰primande : on l'envoie dans la forŠt expier ses
p‰ch‰s. Et € la troisiˆme : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
€ celui-l€. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussit”t les
gratifications, et on me met € la charrette € merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule,
vu? L€, je quitte la charrette € merde et je pars € la station biologique
pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont l€-bas. Mais si je ne veux pas
aller € la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape pour la troisiˆme fois sur la gueule. L€, c'est termin‰. Je suis
licenci‰ pour actes de voyoutisme et expuls‰ dans les vingt-quatre heures.
Domarochinier tendit vers Touzik un doigt mena‡ant :
- Vous faites de la d‰sinformation, Touz, de la d‰sinformation.
D'abord, il doit s'‰couler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi,
toutes les fautes sont consid‰r‰es comme un seul et mŠme d‰lit, et le
perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration
elle-mŠme donne suite € l'affaire. Deuxiˆmement, € la deuxiˆme faute, le
coupable est sans retard envoy‰ dans la forŠt sous la surveillance d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilit‰ de s'aviser de commettre une
troisiˆme infraction. Ne l'‰coutez pas, Perets, il ne comprend rien € ces
problˆmes.
Touzik avala une gorg‰e de k‰fir, fit une grimace et cacarda :
- C'est vrai. L€, peut-Štre qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
- Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute fa‡on je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme ‡a, sans raison.
- Mais vous Štes pas oblig‰ de lui taper sur la... sur la gueule, dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement d‰chirer
son costume.
- Non, je ne peux pas, dit Perets.
- Mauvais, ‡a, dit Touzik. §a ira mal pour vous, alors, PAN Perets.
Alors, voil€ ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emmˆnerai.
- Vraiment? demanda Perets, joyeux.
- Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renvers‰ ma soupe!"
Domarochinier prit la parole :
- L'homme doit Štre simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous
voulez.
- C'est toujours comme ‡a chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout €
l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement Štre
simple et clair?
Touzik renifla son index repli‰ et prof‰ra :
- L'homme doit Štre sobre. Tu crois pas?
- Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trˆs simple,
et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas l€ que
vous pourrez m'attraper, Touz.
- Ce qui m'‰tonne dans la forŠt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont br›lants, tu comprends? Je peux pas supporter ‡a. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, ‡a fume, ‡a sent le
chou. J'ai mŠme essay‰ de go›ter, mais ‡a n'a pas de go›t, ‡a manque de
sel... Non, la forŠt, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrŠte pas d'amener du mat‰riel, et il disparaŽt,
comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il disparaŽt
encore...
Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours ‰trangˆre. Familiˆre, ressemblante,
mais fondamentalement ‰trangˆre. Le plus difficile est de se faire € cette
id‰e, qu'elle est € la fois ‰trangˆre et, familiˆre. Qu'elle est l'‰manation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est d‰tach‰e de nous
et ne veut pas nous connaŽtre. C'est sans doute ainsi que le pith‰canthrope
aurait pu penser € nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
- Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons l€-bas, mais avec
quelque chose de s‰rieux, et en deux mois nous aurons fait de tout ‡a une
surface b‰tonn‰e, sˆche et lisse.
- C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface b‰tonn‰e avec ton propre pˆre. Pour la clart‰.
Le mugissement profond d'une sirˆne se fit entendre. Les carreaux des
fenŠtres tremblˆrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiˆres se mirent € clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir
surgit une inscription en lettres ‰normes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva € la h‚te, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
- Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
Touzik acquies‡a :
- C'est l'heure. L'heure juste.
Il ”ta sa veste fourr‰e, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tŠte pos‰e sur la veste.
- Donc, demain sept heures? dit Perets.
- Quoi? r‰pondit Touzik d'une voix ensommeill‰e.
- Je viendrai demain € sept heures.
- O™ ‡a? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez
un divan...
- Au garage, dit Perets. A votre voiture.
- Ah!... Venez, venez, on verra l€-bas. C'est pas facile comme affaire.
Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit € ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait
deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets
gagna la sortie.
Il franchit sur une planchette une ‰norme flaque qui s'‰talait dans
l'arriˆre-cour, contourna un tumulus de boŽtes de conserves vides, se glissa
€ travers une fente de la palissade de planches et p‰n‰tra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entr‰e de service. Les couloirs ‰taient sombres et
froids, sentaient la poussiˆre, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y
avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait € travers les portes
revŠtues de moleskine. Perets gagna le premier ‰tage par un ‰troit escalier
d‰pourvu de rampe et arriva € une porte surmont‰e d'une inscription o™
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte
se d‰tachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
‰branl‰ en d‰couvrant qu'il ‰tait arriv‰ dans son bureau. C'est-€-dire,
‰videmment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table ‰tait maintenant € c”t‰ de la porte,
prˆs du mur d‰cor‰ de carreaux de faence, comme toujours € moiti‰
recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que prˆs de la fenŠtre
aux vitres fraŽchement lav‰es se trouvait la table de Kim, lequel Kim ‰tait
d‰j€ au travail : assis, un peu vo›t‰, il consid‰rait une rˆgle € calcul.
- Je voulais me laver les mains..., dit Perets, d‰concert‰.
- Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tŠte. Tu as un lavabo l€.
§a va Štre trˆs bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava €
l'eau chaude et € l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une
p‚te € d‰graisser sp‰ciale, les frotta avec de la filasse et avec des
brosses de diverses duret‰s. Puis il mit en marche le s‰choir ‰lectrique et
tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du
courant d'air chaud.
- A quatre heures du matin, on a fait savoir € tout le monde que nous
serions transf‰r‰s au premier ‰tage, dit Kim. O™ ‰tais-tu? Chez Alevtina?
- Non, j'‰tais au bord de l'€-pic, dit Perets en prenant place € sa
table.
La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer
la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets ”ta la housse de la
"mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla € la fenŠtre et
l'ouvrit.
On ne voyait pas la forŠt, mais elle ‰tait pr‰sente. Elle ‰tait
toujours pr‰sente, mŠme si on ne pouvait la voir que du bord de l'€-pic.
Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle ‰tait cach‰e par les b‚timents crˆme des ateliers de
m‰canique et par les trois ‰tages du garage r‰serv‰ aux v‰hicules personnels
des employ‰s. Elle ‰tait cach‰e par les ‰tables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la s‰cheuse ‰tait
perp‰tuellement cass‰e. Elle ‰tait cach‰e par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et ses pavillons, son manˆge et ses baigneuses de pl‚tre couvertes
d'inscriptions au crayon. Elle ‰tait cach‰e par les cottages et leurs
v‰randas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de t‰l‰vision.
Et de l€, de la fenŠtre du premier ‰tage, on ne voyait pas la forŠt € cause
du haut mur de briques non achev‰ mais d‰j€ trˆs haut que l'on ‰tait en
train d'‰difier autour du b‚timent bas du groupe de la P‰n‰tration du g‰nie.
La forŠt n'‰tait visible que du bord de l'€-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forŠt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pens‰ € elle, qui ne la craignait pas et n'en rŠvait pas, mŠme cet homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais € la forŠt, que j'en parlais, que
j'en rŠvais, mais je ne soup‡onnais mŠme pas qu'elle p›t exister en r‰alit‰.
Et ce n'est pas en allant pour la premiˆre fois au bord de l'€-pic que j'ai
acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte €
l'entr‰e l'inscription : "Administration des affaires de la forŠt". J'‰tais
devant cette pancarte, ma valise € la main, couvert de poussiˆre, dess‰ch‰
par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux
trembler, car je savais maintenant que la forŠt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'‰tait que le jeu d'une imagination d‰bile, un p‚le
mensonge souffreteux. La forŠt est, et cette immense b‚tisse maussade a la
charge de sa destin‰e...
- Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forŠt?
Je m'en vais demain.
- Tu veux r‰ellement y aller? demanda Kim distraitement.
Les marais verts et br›lants, les arbres craintifs et nerveux, les
ondines € la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activit‰
myst‰rieuse des profondeurs, les aborigˆnes ‰nigmatiques et circonspects,
les villages d‰sert‰s...
- Je ne sais pas, dit Perets.
- Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pens‰ € la forŠt. Qui s'en sont toujours moqu‰s ‰perdument. Mais elle
est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forŠt est dangereuse parce
qu'elle te trahira.
- Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
- Qu'as-tu besoin de v‰rit‰s amˆres? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu
dans la forŠt? Pleurer sur un rŠve qui s'est transform‰ en destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce
qui est en ce qui devrait Štre?
- Et pourquoi suis-je venu ici?
- Pour Štre s›r. Tu ne comprends pas € quel point c'est important :
Štre s›r. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la
forŠt des mˆtres cubes de bois. Ou pour trouver la bact‰rie de la vie. Ou
pour ‰crire une thˆse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forŠt, mais € toutes fins utiles : ‡a servira un jour ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'id‰e suprŠme, c'est de faire de la forŠt un parc
luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour
ensuite tondre ce parc. Ann‰e aprˆs ann‰e. Ne pas le laisser redevenir
forŠt.
- Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien € faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
- Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit € sa table,
trouva une prise h‚tivement install‰e et brancha la "mercedes".
- Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent
soixante-six z‰ro onze...
La "mercedes" se mit € cogner et € tressauter. Perets attendit qu'elle
soit calm‰e, et lut en b‰gayant la r‰ponse.
- Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les
touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
- Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
- Un z‰ro z‰ro sept, dicta m‰caniquement Perets.
Puis il se reprit et dit :
- Mais elle ment. §a devrait faire cent vingt.
- Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un z‰ro z‰ro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carr‰e de dix z‰ro sept...
- Tout de suite, dit Perets.
Le verrou claqua € nouveau derriˆre la coulisse et le Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une
voix agr‰able un AVE MARIA, puis prof‰ra :
- C'est tout de mŠme un v‰ritable prodige, cette forŠt, messieurs! Et
dire que nous parlons d'elle ou ‰crivons sur elle d'une maniˆre aussi
criminellement insuffisante! Et pourtant elle m‰rite qu'on ‰crive sur elle.
Elle ennoblit, elle ‰veille les sentiments les plus ‰lev‰s. Elle contribue
au progrˆs. Elle est elle-mŠme comme le symbole du progrˆs. Et nous ne
parvenons pas € empŠcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifi‰es. En fait, il n'y a pas de propagande de la forŠt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forŠt!
- Sept cent quatre-vingts multipli‰ par quatre cent trente-deux, dit
Kim.
Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci ‰tait forte et bien pos‰e : on
n'entendit plus la "mercedes".
- "Les arbres cachent la forŠt"... "Etre perdu dans la forŠt"... "Les
brigands de la forŠt"... Voil€ ce que nous devons combattre! Voil€ ce que
nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne
luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un expos‰ circonstanci‰ et
judicieux sur la forŠt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
- C'est que je n'ai jamais ‰t‰ l€-bas, dit Perets.
- Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais all‰, mais j'ai fait une
conf‰rence et € en juger par les ‰chos que j'ai re‡us, c'‰tait une
conf‰rence trˆs utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non ‰t‰
dans la forŠt, la question est de d‰pouiller les faits de leur gangue de
mysticisme et de superstition, de mettre € nu la substance en arrachant les
oripeaux dont elle a ‰t‰ affubl‰e par les esprits mesquins et
militaristes...
- Deux fois huit divis‰ par quarante-neuf moins sept fois sept, dit
Kim.
La "mercedes" se mit € l'oeuvre. Le Proconsul haussa € nouveau la voix.
- Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le
faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les thˆses et vous les
d‰velopperez € la lumiˆre des derniˆres acquisitions de la linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thˆse?
- C'est "Les particularit‰s du style et de la rythmique de la prose
f‰minine de la basse ‰poque Heian, sur la base du " Makura-no s”shi "." Je
crains que...
- Sen-sa-tion-nel! C'est pr‰cis‰ment ce qu'il nous faut. Vous
soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondriˆres, mais de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une
science hautement ‰volu‰e. Pas d'indigˆnes, pas de sauvages, mais une
antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux id‰aux ‰lev‰s, des hommes
modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel,
MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est trˆs bien que vous connaissiez la
forŠt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma
conf‰rence ‰tant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse.
Comme mat‰riau de base, j'ai utilis‰ les protocoles des r‰unions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forŠt...
- Je ne suis pas explorateur de la forŠt, tenta de plaider Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forŠt.
Le Proconsul hocha distraitement la tŠte et nota rapidement quelque
chose sur sa manchette.
- Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amˆre v‰rit‰. Malheureusement,
cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche
euristique de la personnalit‰... Vous pouvez aussi parler de cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
r‰gler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content,
Perets, que vous preniez enfin part € notre travail. Il y a longtemps que je
vous suis de trˆs prˆs... Voil€, je vous ai inscrit pour la semaine
prochaine.
Perets arrŠta la "mercedes".
- Je ne serai pas l€ la semaine prochaine. Mon visa vient € expiration,
et je pars. Demain.
- Nous arrangerons ‡a d'une maniˆre ou d'une autre. J'irai voir le
Directeur, il est lui-mŠme membre du club, il comprendra. Consid‰rez que
vous avez une semaine de plus.
- Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda
droit dans les yeux :
- Il faut! Vous le savez trˆs bien, Perets, il faut! Au revoir. Il
porta deux doigts € la hauteur de sa tempe et s'‰loigna en agitant sa
serviette.
- Une v‰ritable toile d'araign‰e, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-l€...
- Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
- Mais je ne peux plus rester ici!
- Sept cent quatre-vingt-dix-sept multipli‰ par quatre cent
trente-deux...
"De toute fa‡on je partirai, se disait Perets en appuyant sur les
touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au
ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux ‰checs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du th‰ et de la confiture avec vous, je ne veux plus
chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous,
d‰brouiller vos discussions et maintenant faire des conf‰rences que de toute
fa‡on vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mŠmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute fa‡on, vous ne
comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une
n‰cessit‰..."
Au-dehors, derriˆre le mur en construction, on entendait les cognements
sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des
briques qui se d‰versaient. Sur le mur ‰taient assis c”te € c”te quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenŠtre
mŠme le vrombissement et la p‰tarade d'un moteur de moto.
- Quelqu'un qui vient de la forŠt, commenta Kim. D‰pŠche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la piˆce.
Il portait une combinaison dont le capuchon d‰boutonn‰ ballottait sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'‰metteur. Des bottes jusqu'€ la ceinture,
la combinaison ‰tait couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose p‚le
et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une
longueur d‰mesur‰e qui traŽnait par terre. La liane continuait € se
tortiller, et Perets eut l'impression d'Štre en pr‰sence d'un tentacule
projet‰ par la forŠt elle-mŠme, qui, bient”t se tendrait et qui entraŽnerait
l'homme sur le chemin inverse, € travers les couloirs de l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le r‰fectoire, les ateliers,
l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussi‰reuse, € travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le d‰but de la corniche, vers les portes,
mais il passerait € c”t‰ des portes et serait entraŽn‰ plus bas, vers
l'€-pic...
L'homme portait des lunettes de moto, son visage ‰tait couvert d'une
‰paisse couche de poussiˆre, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui
Stoan Stoanov, de la station biologique. Il tenait € la main un gros sac
en papier. Il fit quelques pas sur le sol revŠtu d'une mosaque qui
repr‰sentait une femme sous la douche et s'arrŠta devant Kim, tenant le sac
en papier cach‰ derriˆre son dos et faisant d'‰tranges mouvements avec sa
tŠte, comme s'il avait eu des d‰mangeaisons dans le cou.
- Kim, dit-il, c'est moi.
Kim ne r‰pondit pas. On entendait sa plume qui grattait et d‰chirait le
papier.
- Kimouchka, reprit Stoan d'une voix implorante, je t'en supplie.
- Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
- C'est la derniˆre fois, dit Stoan. La derniˆre des derniˆres.
Il eut un nouveau mouvement de tŠte et Perets aper‡ut sur son cou
maigre € la peau ras‰e, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
ros‚tre, fine, aigu‹, qui s'enroulait en spirale, comme tremblant d'une
sorte d'avidit‰.
- Tu n'as qu'€ dire que c'est € cause de Stoan, un point c'est tout.
Si on t'invite au cin‰ma, dis que tu as un travail urgent € terminer ce
soir. Si c'est pour le th‰, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si
on t'invite € boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniˆre des
derniˆres des derniˆres!
- Qu'est-ce que tu as € rentrer la tŠte dans les ‰paules comme ‡a?
demanda m‰chamment Kim. Allons, tourne-toi.
- §a te reprend? demanda Stoan en se tournant. Ce n'est pas grave. Tu
n'as qu'€ transmettre, tout le reste est sans importance.
Pench‰ par-dessus la table, Kim s'affairait sur le cou de Stoan,
pressait et massait, les coudes ‰cart‰s, en grin‡ant des dents d'un air
d‰go›t‰ et marmonnant des jurons. La tˆte baiss‰e, le cou offert, Stoan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
- Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce que tu fais ici? J'ai encore apport‰ quelque chose que tu
pourras... Pour la derniˆre fois...
Il d‰plia le papier et montra € Perets un petit bouquet de fleurs
sauvages d'un vert v‰n‰neux.
- Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
- Mais arrŠte de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille! Maniaque,
chiffe!
- Maniaque, chiffe, soit! approuva avec enthousiasme Stoan. Pour la
derniˆre fois, la derniˆre des derniˆres.
Les pousses ros‰s sur sa combinaison commen‡aient € se faner, se
ridaient et tombaient € terre, sur le visage de brique de la femme sous la
douche.
- C'est fini, dit Kim. D‰campe!
Il se d‰tacha de Stoan et jeta dans le seau € ordures une chose
sanglante, € demi vivante, qui continuait € se tordre.
- Je lˆve le camp, dit Stoan. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore
fait des siennes, et j'ai un peu peur de quitter la station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
- Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien € faire l€-bas.
- Comment, rien? s'‰cria Stoan. Quentin fond € vue d'oeil. Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit elle est revenue tremp‰e, blanche, glac‰e. Un garde a voulu s'y
frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traŽne comme un perdu. Et tout le lotissement exp‰rimental est envahi
par l'herbe.
- Et alors? demanda Kim.
- Quentin a pleur‰ toute la matin‰e...
- Tout ‡a je le sais, l'interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce
que Perets a € faire l€-dedans.
- Comment ‡a, ce qu'il a € faire? Qu'est-ce que tu racontes? Qui y
a-t-il € part Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus... Et on ne va pas
faire appel € Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mŠme!
Kim frappa la table de sa main :
- §a suffit! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas € bout.
- C'est fini, se h‚ta de dire Stoan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
Kim prit un balai et poussa les d‰bris dans un coin.
- Un imb‰cile sans cervelle, commenta-t-il. Et cette Rita... Recompte
tout encore une fois. §a les d‰molira, cet amour...
Sous la fenŠtre, l'irritante p‰tarade de la moto s'‰leva € nouveau,
puis tout redevint silencieux € l'exception des coups sourds du mouton
derriˆre le mur.
- Que faisais-tu ce matin au bord de l'€-pic, Perets? demanda Kim.
- Je voulais voir le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique l€-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forŠt, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim, je crois que tout le monde ment ici. J'ai
parfois mŠme l'impression que toi aussi tu mens.
- Le Directeur, ‰non‡a pensivement Kim. C'est peut-Štre une id‰e. Tu es
quelqu'un de courageux...
- De toute fa‡on je n'en vais demain. Touzik m'emmˆnera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus l€.
- Je ne m'attendais pas € ‡a, poursuivit Kim sans ‰couter. Trˆs
courageux... On pourrait peut-Štre t'envoyer l€-bas, que tu te rendes
compte?
Perets s'‰veilla au contact de doigts froids sur son ‰paule nue. Il
ouvrit les yeux et aper‡ut au-dessus de lui un homme en sous-vŠtements. Il
n'y avait pas de lumiˆre dans la piˆce, mais l'homme ‰tait ‰clair‰ par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbit‰s.
- Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
- Il faut ‰vacuer, r‰pondit l'homme, € voix basse lui aussi.
"Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
- Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
- L'h”tel est complet. Vous devez ‰vacuer les lieux.
Perets fit le tour de la piˆce d'un regard d‰sempar‰. Tout ‰tait comme
avant, comme avant les trois autres lits ‰taient vides.
- Inutile d'inspecter, fit le commandant. Nous savons ce qu'il y a €
voir. De toute fa‡on, il faut changer votre literie pour la donner €
nettoyer. Vous ne le ferez pas de vous-mŠme, vous n'avez pas re‡u
l'‰ducation ad‰quate...
Perets comprit : le commandant avait peur, et il le prenait de haut
pour se donner de l'assurance. Il ‰tait dans un ‰tat tel qu'un simple
contact e›t suffi pour qu'il se mette € hurler, € glapir, € entrer en
transes, € briser la fenŠtre pour appeler au secours.
- Allons, allons, la literie, on vous dit, fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la tŠte
de Perets.
- Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
- C'est l'heure.
- Seigneur! vous n'avez pas toute votre tŠte € vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit € passer
de toute fa‡on.
Il se leva et, pieds nus sur le sol froid, entreprit de retirer la
housse de l'oreiller. Le commandant, comme fig‰ sur place, suivait ses
mouvements de ses yeux exorbit‰s. Ses lˆvres tremblaient.
- R‰parations, l‚cha-t-il enfin. Il est temps de faire des r‰parations.
La tapisserie est toute d‰chir‰e, le plafond fissur‰, le planch‰iage €
refaire...
Sa voix s'affermit :
- Donc, vous devez de toute fa‡on ‰vacuer. Les r‰parations vont
commencer incessamment.
- Les r‰parations?
- Les r‰parations. Vous avez vu l'‰tat de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
- Maintenant? Tout de suite?
- Maintenant. Tout de suite. Il est impensable d'attendre plus
longtemps. Le plafond est complˆtement fissur‰. Il n'y a qu'€ voir.
Perets se sentit soudain glac‰. Il abandonna la housse et saisit son
pantalon.
- Quelle heure est-il? demanda-t-il.
- Minuit pass‰, r‰pondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
- Et o™ vais-je aller? dit Perets, enfilant une jambe de son pantalon,
en ‰quilibre sur un pied. Vous n'avez qu'€ me mettre ailleurs, dans une
autre chambre...
- Tout est complet. Et l€ o™ ce n'est pas complet, c'est en
r‰parations.
- Chez le veilleur, alors...
- C'est complet.
Perets fixa tristement la lune.
- Dans le d‰barras, alors. Dans le d‰barras, dans la lingerie, dans le
poste d'‰lectricit‰. Il ne me reste plus que six heures € dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver € me loger chez vous, d'une maniˆre ou d'une
autre...
Le commandant s'agita soudain € travers la piˆce. Il courait d'un lit €
l'autre, nu-pieds, blŠme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrŠta
et prof‰ra d'une voix geignarde :
- Mais enfin quoi? Je suis un homme civilis‰, j'ai fait deux instituts,
je ne suis pas un quelconque indigˆne... Je comprends tout! Mais c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura € l'oreille :) Votre visa est arriv‰ € expiration. Il y a d‰j€
vingtsept minutes qu'il est expir‰, et vous Štes toujours l€! Vous ne devez
pas Štre l€. Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous le lit les chaussettes et les chaussures de
Perets.) Je me suis r‰veill‰ en nage € minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est tout. Ma fin est venue. Je suis parti comme j'ai ‰t‰. Je ne me
souviens de rien. Des nuages dans les rues, des clous aux pieds... Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
Perets s'habilla € la h‚te. Il comprenait mal. Le commandant n'arrŠtait
pas de courir entre les lits, pi‰tinait les carr‰s de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait € la fenŠtre et murmurait :
"Mon Dieu, enfin..."
- Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
Le commandant eut un claquement de m‚choires.
- En aucun cas! Vous voulez me perdre... Il faut Štre sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
Perets ramassa ses livres, ferma non sans peine sa valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
- Et maintenant o™ vais-je aller?
Le commandant ne r‰pondit pas. Il attendait, tr‰pignant d'impatience
Perets prit sa valise et gagna la rue par l'escalier sombre et silencieux.
Il s'arrŠta sur le perron et, tentant de calmer son tremblement, ‰couta un
moment la voix du commandant qui expliquait au veilleur ensommeill‰ : "...
Il va vouloir rentrer. Il ne faut pas le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus) Compris? Tu r‰ponds..." Perets s'assit sur sa valise et
‰tendit son manteau sur ses genoux.
- Non, je vous en prie, fit la voix du comman dant derriˆre lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'‰vacuer complˆtement le
territoire de l'h”tel.
Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la chauss‰e. Le commandant
pi‰tina encore un peu en grommelant : < Je vous en prie instamment... ma
femme... sans excˆs d'aucune sorte... les cons‰quences... impossible..."
Puis il partit en fr”lant le mur, silhouette blanche dans ses
sous-vŠtements. Perets vit les fenŠtres noires des cottages, les fenŠtres
noires de l'Administration, les fenŠtres noires de l'h”tel. Nulle part il
n'y avait de lumiˆre, les ampoules des rues elles-mŠmes ‰taient ‰teintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et m‰chante.
Et soudain il d‰couvrit qu'il ‰tait seul. Personne auprˆs de lui.
Autour, les gens dorment, et ils m'aiment tous, je le sais, je m'en suis
souvent aper‡u. Et pourtant je suis seul, comme s'ils ‰taient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme afflig‰ de la maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
coll‰ € moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jou‰ du piano € quatre
mains et avons parl‰, et j'‰tais le seul avec qui il osait parler, avec qui
il se sentait un homme € part entiˆre, et pas le pˆre de sept enfants. Et
Kim. Il est revenu de la chancellerie avec une ‰norme liasse de
d‰nonciations. Quatre-vingt-douze d‰nonciations me concernant, toutes
‰crites de la mŠme main et sign‰es de noms diff‰rents. Comme quoi je volais
€ la poste la cire € cacheter de l'Etat, j'avais amen‰ dans ma valise une
maŽtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore... Et Kim avait lu ces d‰nonciations, en avait jet‰
certaines au panier et avait mis les autres de c”t‰ en marmonnant : "§a,
c'est € creuser." Et c'‰tait inattendu et effrayant, insens‰ et
repoussant... Les regards furtifs qu'il me jetait, et ses yeux qu'il
d‰tournait aussit”t...
Perets se leva, prit sa valise et partit € l'aventure, l€ o™ le
mˆnerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle part.
Il tituba, ‰ternua de poussiˆre et sans doute tomba € plusieurs reprises. La
valise ‰tait incroyablement lourde, comme impossible € diriger. Elle se
frottait € la jambe comme un fardeau, puis s'envolait pesamment et
resurgissait des t‰nˆbres pour venir battre le genou. Dans une sombre all‰e
du parc o™ ne brillait aucune lumiˆre et o™ seules les statues aussi
incertaines que le commandant apportaient une vague blancheur, la valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de ses boucles qui s'‰tait d‰tach‰e
et Perets, en d‰sespoir de cause, l'abandonna. L'heure du d‰sespoir ‰tait
venue. Aveugl‰ par les larmes, Perets se fraya un chemin € travers les haies
sˆches et bard‰es de piquants poussi‰reux, franchit quelques marches, tomba
lourdement sur le dos et, € bout de forces, tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber € genoux au bord de l'€-pic.
Mais la forŠt demeurait indiff‰rente. Si indiff‰rente qu'elle ne se
laissait mŠme pas voir. Sous l'€-pic, tout ‰tait sombre et ce n'‰tait qu'€
l'horizon que l'on voyait apparaŽtre quelque chose de gris et d'informe,
vaste et stratifi‰ qui luisait mollement sous la lune.
- R‰veille-toi, implora Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls, n'aie pas peur, ils sont tous endormis. Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-Štre tu ne comprends pas ce que ‡a veut
dire, besoin? C'est quand on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps €... C'est quand toute la vie se tend vers... Je ne sais pas
qui tu es. Et mŠme ceux qui sont absolument persuad‰s de le savoir ne le
savent pas. Tu es ce que tu es, mais je peux esp‰rer que tu es telle que
toute ma vie j'ai voulu te voir : bonne et intelligente, indulgente et
compr‰hensive, attentive et peut-Štre mŠme reconnaissante. Nous avons perdu
tout cela, nous n'avons plus assez de force ni de temps, nous ne faisons
qu'‰riger des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous souvenir, nous souvenir nous ne pouvons plus. Mais
toi, tu es diff‰rente, et c'est pourquoi je suis venu € toi de loin, sans
mŠme croire € ton existence. Et se pourrait-il que tu n'aies pas besoin de
moi? Non, je vais te dire la v‰rit‰. J'ai peur de ne pas avoir non plus
besoin de toi. Nous nous sommes aper‡us, mais nous ne sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en Štre ainsi. Peut-Štre parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je suis l'un d'eux et tu
ne peux ‰videmment pas me distinguer dans la foule, et je ne vaux peut-Štre
pas la peine d'Štre distingu‰. J'ai peut-Štre moi-mŠme imagin‰ les qualit‰s
humaines qui devaient te plaire, mais te plaire € toi telle que je t'ai
imagin‰e et non € toi telle que tu es...
Des flocons de lumiˆre blancs et brillants se levˆrent € l'horizon,
s'‰tendirent et tout d'un coup, € droite sous la falaise, sons le rocher en
surplomb, des faisceaux de projecteurs se d‰chaŽnˆrent pour fouiller le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
€ l'horizon s'‰tirˆrent, se gonflˆrent, devinrent des nuages blanch‚tres et
s'‰teignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s'‰teignirent
aussi.
- Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs, je
les connais aussi trˆs mal. Je sais seulement qu'ils sont capables de tous
les excˆs, du plus extrŠme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
f‰rocit‰ comme dans la piti‰, dans le d‰chaŽnement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la compr‰hension. Ils ont toujours remplac‰ la
compr‰hension par des succ‰dan‰s - foi, ath‰isme, indiff‰rence, m‰pris. Ce
qui est toujours apparu Štre le plus simple. Plus simple de croire que de
comprendre. Plus simple d'Štre d‰sabus‰ que de comprendre. Entre autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne
peux pas t'aider, tout est trop r‰sistant, trop en place. Ici je suis trop
visiblement d‰plac‰, ‰tranger. Mais je trouverai le point d'application des
forces, ne t'inquiˆte pas. C'est vrai, ils peuvent te souiller
irr‰versiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus ‰conomique, et sur tout le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
Perets se leva et s'avan‡a tout droit € travers les buissons, dans le
parc, dans l'all‰e. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
Il revint alors dans la grand-rue, vide et ‰clair‰e par la seule lune. Il
‰tait plus d'une heure du matin quand il s'arrŠta devant la porte
obligeamment ouverte de la bibliothˆque de l'Administration. Les fenŠtres
‰taient tendues de stores lourds, mais l'int‰rieur ‰tait brillamment
‰claire, comme une salle de bal. Le parquet se craquelait et grin‡ait
d‰sesp‰r‰ment, et autour ‰taient les livres. Les rayonnages ployaient sous
les livres, les livres ‰taient entass‰s sur les tables et dans les coins, et
€ part Perets et les livres il n'y avait pas dans la bibliothˆque ‚me qui
vive.
Perets se laissa tomber dans un grand vieux fauteuil, ‰tendit les
jambes, se renversa en arriˆre et posa tranquillement ses bras sur les
accoudoirs.
Alors, qu'est-ce que vous faites l€? dit-il aux livres. Fain‰ants!
C'est pour ‡a qu'on vous a ‰crits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles.
Combien a-t-on sem‰? Combien de sage, de bon, d'‰ternel? Et quelles sont les
pr‰visions pour la r‰colte? Et surtout, quelles pousses lˆveront? Vous vous
taisez... Toi, l€, comment d‰j€... Oui, oui, toi en deux tomes. Combien
d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancŠtre, tu
es un bon et honnŠte camarade. Tu n'as jamais cri‰, tu ne t'es jamais vant‰,
jamais frapp‰ la poitrine. Bon et honnŠte. Et ceux qui te lisent deviennent
aussi bons et honnŠtes. Ne serait-ce que pour un temps. MŠme malgr‰ eux.
Mais tu sais, il y en a qui pensent que pour avancer, la bont‰ et
l'honnŠtet‰ ne sont pas tellement n‰cessaires. Que pour ‡a il faut des
jambes. Et des souliers. MŠme des pieds sales et des souliers non cir‰s. Le
progrˆs peut Štre complˆtement indiff‰rent aux notions de bont‰ et de
droiture, comme il l'a fait jusqu'€ maintenant. L'Administration, par
exemple, n'a pas besoin, pour fonctionner correctement, de bont‰ ou
d'honnŠtet‰. C'est agr‰able, souhaitable, mais absolument pas n‰cessaire.
Comme le latin pour un nageur. Les biceps pour un comptable. Comme le
respect de la femme pour Domarochinier... Mais tout d‰pend de ce que l'on
appelle progrˆs. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus
: alcoolique, soit, oui mais quel sp‰cialiste! D‰bauch‰, oui mais quel
propagandiste! Voleur, disons profiteur, oui mais quel administrateur!
Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle abn‰gation... Mais on peut
aussi concevoir le progrˆs comme transformation de tous dans le sens de la
bont‰ et de l'honnŠtet‰. Et alors nous verrons peut-Štre un temps o™ l'on
dira : c'est un sp‰cialiste, bien s›r, il s'y connaŽt, mais c'est un sale
type, il faut le chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous Štes plus
nombreux que les humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez
peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous
de bons et honnŠtes, des sages, des savants, mais aussi des cervelles
d'oiseau, des sceptiques, des schizophrˆnes, des meurtriers, des suborneurs,
des enfants, des pr‰dicateurs moroses, des imb‰ciles contents d'eux-mŠmes,
et des braillards enrou‰s aux yeux inject‰s. Et vous ne sauriez pas pourquoi
vous Štes l€. Au fait, € quoi servez-vous? Vous Štes nombreux € offrir la
connaissance, mais € quoi sert la connaissance dans la forŠt? La
connaissance n'a rien € voir avec la forŠt. C'est comme si on prenait soin
d'inculquer € un futur b‚tisseur de cit‰s radieuses l'art des fortifications
: quels que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une
maison de repos, il n'arriverait jamais € construire qu'une redoute maussade
bard‰e de flˆches, d'escarpes et de contrescarpes. Ce que vous avez donn‰
aux gens qui sont all‰s dans la forŠt, ce n'est pas la connaissance, mais
des pr‰jug‰s... Il y en a d'autres parmi vous qui inspirent le scepticisme
et le d‰couragement. Et ceci non pas en raison de leur noirceur ou de leur
cruaut‰, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute esp‰rance, mais parce
qu'ils mentent. Il y a des mensonges radieux, pleins de sifflotements
allˆgres et de chansons entraŽnantes, des mensonges geignards qui tentent en
g‰missant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement,
ce n'est jamais ces livres que l'on br›le, que l'on retire des
bibliothˆques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanit‰ le mensonge
n'a ‰t‰ jet‰ au feu. Ou alors par accident, parce qu'on n'avait pas compris
ou qu'on avait cru. Dans la forŠt aussi ils sont inutiles. Ils ne sont
utiles nulle part. C'est sans doute pr‰cis‰ment pour cela qu'il y en a
tant... enfin pas pour cela mais parce qu'on les aime... Les t‰nˆbres des
v‰rit‰s amˆres sont plus chˆres € notre coeur... Quoi? Qui est-ce qui parle
ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?
- Silence, il n'a qu'€ dormir...
- Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...
- Mais arrŠte ton chahut... Ah, mais c'est Perets.
- Et aprˆs? Occupe-toi plut”t de toi...
- Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...
- Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.
Et il se r‰veilla.
En face de lui, un escabeau de bibliothˆque ‰tait plac‰ devant les
rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute
marche. Touzik, le chauffeur, maintenait l'‰chelle de ses bras tatou‰s et
regardait vers le haut.
- Il est toujours comme ‡a un peu perdu, disait Alevtina en consid‰rant
Perets. Et il n'a pas dŽn‰, ‰videmment. Il faudrait le r‰veiller, qu'il
boive au moins un peu de vodka... Je me demande ce que des gens comme lui
peuvent rŠver?
- Moi, ce que je vois, je le rŠve pas, fit Touzik, les yeux lev‰s.
- Tu vois quelque chose de nouveau? Que tu n'avais jamais vu avant?
demanda Alevtina.
- Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuliˆrement neuf,
mais c'est comme au cin‰ma : on peut le voir vingt fois, et c'est toujours
avec plaisir.
Sur la troisiˆme marche de l'escabeau se trouvait un ‰norme CHTROUTSEL
coup‰ en tranches, sur la quatriˆme des concombres et des oranges pel‰es, et
sur la cinquiˆme une bouteille € moiti‰ vide flanqu‰e d'un pot € crayons en
matiˆre plastique.
- Regarde tant que tu veux, mais tiens bien l'‰chelle, fit Alevtina,
qui se mit en devoir d'extraire des rayons sup‰rieurs d'‰paisses revues et
des dossiers aux couvertures d‰fraŽchies. Elle souffla pour enlever la
poussiˆre, fit une grimace, tourna quelques pages, mit € part quelques
chemises et remit les autres € leur place. Le chauffeur Touzik renifla
bruyamment.
- Il te faut aussi ceux de l'avant-derniˆre ann‰e? demanda Alevtina.
- Il me faut une chose, fit Touzik, ‰nigmatique. Je vais r‰veiller
Perets, maintenant.
- Ne t'en va pas de l'‰chelle, dit Alevtina.
- Je ne dors pas, intervint Perets. Il y a longtemps que je vous
regarde.
- De l€-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il
y a tout : des femmes, du vin et des fruits...
Perets se leva en boitillant sur sa jambe ankylos‰e, s'approcha de
l'escabeau et se versa € boire.
- Qu'est-ce que vous avez rŠv‰, Pertchik? demanda Alevtina du haut de
l'‰chelle.
Perets leva machinalement la tŠte, et baissa aussit”t les yeux.
- Ce que j'ai rŠv‰? Des bŠtises... Je parlais avec les livres.
Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.
- Tenez ‡a une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.
- Alors tu veux ceux de l'avant-derniˆre ann‰e? demanda Alevtina.
- Evidemment! (Touzik versa le liquide dans le gobelet et choisit un
concombre.) L'avant-derniˆre, et l'avant-avant-derniˆre. J'en ai toujours
besoin. §a a toujours ‰t‰ comme ‡a, et je ne peux pas vivre sans ‡a. Et
personne ne peut vivre sans ‡a. Il y en a qui ont besoin de plus, d'autres
de moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la le‡on, je
suis comme ‡a. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le
concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai
encore un peu, puis je prendrai la voiture et j'irai me chercher une ondine
dans la forŠt...
Perets tenait l'‰chelle et s'effor‡ait de penser au lendemain, mais
Touzik, assis sur la premiˆre marche de l'escabeau, avait entrepris de
raconter comment, dans sa jeunesse, lui et des amis avaient surpris un
couple en banlieue, avaient ross‰ et chass‰ le galant, et avaient ensuite
essay‰ de se servir de la femme. Il faisait froid, humide, et € cause de
leur extrŠme jeunesse € tous, personne n'‰tait arriv‰ € rien. La femme
pleurait, avait peur, et l'un aprˆs l'autre les amis de Touzik avaient
abandonn‰, et seul lui, Touzik, avait continu‰ € s'accrocher € la femme dans
l'arriˆre-cour bourbeuse, l'empoignant, jurant, croyant toujours que ‡a
allait y Štre, mais sans r‰sultat, jusqu'au moment o™ il l'avait emmen‰e
chez elle, dans sa propre maison, l'avait serr‰e contre la rampe de fer de
l'escalier sombre et avait enfin eu ce qu'il voulait. Racont‰e par Touzik,
l'histoire ‰tait follement passionnante et dr”le.
- C'est pour ‡a que les petites ondines ne risquent pas de m'‰chapper,
dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est pas l€ que je vais commencer.
Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.
Il avait un beau visage h‚l‰, d'‰pais sourcils, le regard vif et une
dentition remarquable. Il ressemblait ‰norm‰ment € un Italien. Mais il
sentait des pieds.
- Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait
Alevtina. Tous les dossiers sont m‰lang‰s. Tiens, prends toujours ceux-l€ en
attendant.
Elle se pencha et fit passer € Touzik une pile de dossiers et de
revues. Celui-ci prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les
lˆvres, compta les dossiers et dit :
- Il m'en faut encore deux.
Perets tenait toujours l'‰chelle, le regard fix‰ sur ses poings serr‰s.
Demain € cette heure je ne serai plus l€, se disait-il. Je serai assis dans
la cabine € c”t‰ de Touzik, il fera chaud, le m‰tal commencera € peine €
refroidir. Touzik allumera les phares, s'installera confortablement, le
coude gauche appuy‰ contre la portiˆre et commencera € parler de la
politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra
s'arrŠter € chaque buvette, prendre en route qui il voudra, il pourra mŠme
faire un d‰tour pour ramener € quelqu'un une batteuse de l'atelier de
r‰parations. Mais je ne le laisserai parler que de politique mondiale. Ou
bien je l'interrogerai sur les diff‰rents types d'automobiles. Sur les taux
de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs
v‰reux. Il raconte bien, et on ne sait jamais s'il ment ou s'il dit la
v‰rit‰...
Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lˆvres, jeta un
regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit de poursuivre son r‰cit en le
ponctuant de tr‰pignements, de gestes expressifs et d'‰clats de rire joyeux.
S'attachant scrupuleusement € la chronologie, il raconta l'histoire de sa
vie sexuelle d'ann‰e en ann‰e, mois aprˆs mois. La cuisiniˆre du camp de
concentration o™ il avait ‰t‰ enferm‰ pour avoir vol‰ du papier au temps de
la p‰nurie (la cuisiniˆre r‰p‰tait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me
joue pas de tour!..."), la fille d'un d‰tenu politique dans ce mŠme camp
(elle ne se souciait pas de savoir avec qui elle allait, elle ‰tait
persuad‰e que de toute fa‡on elle finirait au cr‰matoire), la femme d'un
marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons
incessantes de son taureau de mari. Il y avait aussi une riche veuve que
Touzik avait fini par fuir une nuit, en cale‡on, parce qu'elle voulait
mettre le grappin sur le pauvre Touzik et lui faire faire le trafic de
narcotiques et de pr‰parations m‰dicales douteuses. Et les femmes qu'il
transportait quand il ‰tait chauffeur de taxi : elles le payaient avec
l'argent du client, puis, € la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui
dis : mais enfin, et € moi, qui va y penser? Toi tu en as d‰j€ eu quatre, et
moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'ann‰es, qu'il
avait ‰pous‰e par autorisation sp‰ciale des autorit‰s : elle lui avait donn‰
des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essay‰ de la prŠter
€ des amis en ‰change de leurs maŽtresses. Des femmes... des filles... des
harpies... des salopes... des traŽn‰es...
- C'est pour ‡a que je suis pas du tout un d‰prav‰, conclut-il. Je suis
simplement un homme qui a du temp‰rament, et pas une espˆce de d‰bile
impuissant.
Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre cong‰
en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement vo›t‰, soudain
semblable € une araign‰e ou € un homme des cavernes. Perets, accabl‰, le
suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :
- Donnez-moi la main, Pertchik.
Elle s'assit sur la derniˆre marche, posa les mains sur ses ‰paules et
se laissa tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous les aisselles et la
posa € terre, et ils demeurˆrent un instant tout proches l'un de l'autre,
visage contre visage. Elle avait gard‰ les mains pos‰es sur ses ‰paules, et
il la tenait toujours sous les aisselles.
- On m'a chass‰ de l'h”tel, dit-il.
- Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?
Elle ‰tait bonne et tiˆde, et elle affrontait tranquillement son
regard, mais sans aucune assurance particuliˆre. En la regardant, on pouvait
se repr‰senter bien des images de bont‰, de chaleur, de douceur, et Perets
passa avidement en revue toutes ces images les unes aprˆs les autres, essaya
de se voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il ne pouvait
pas : € sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes
s›rs, et qui sentait des pieds.
- Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme ‡a.
Elle se d‰tourna imm‰diatement et entreprit de rassembler dans un
papier journal les restes de nourriture.
- Et pourquoi "comme ‡a"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous
dormirez jusqu'au matin, puis on vous trouvera une chambre. Vous ne pouvez
pas passer toutes les nuits dans la bibliothˆque..
- Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec ‰tonnement.
- Vous partez? Dans la forŠt?
- Non, chez moi.
- Chez vous... (Elle enveloppa lentement les restes dans le journal.)
Mais vous vouliez toujours aller dans la forŠt, je vous l'ai moi-mŠme
entendu dire.
- C'est que, voyez-vous, je voulais... Mais on ne veut pas que j'y
aille. Je ne sais mŠme pas pourquoi. Et je n'ai rien € faire €
l'Administration. Donc je me suis mis d'accord avec Touzik... Il m'emmˆne
demain. Il est d‰j€ trois heures maintenant. Je vais aller dans le garage
m'installer dans la voiture de Touzik, et l€ j'attendrai le matin. Donc ce
n'est pas la peine de vous inqui‰ter...
- Je vais donc vous dire adieu... € moins que vous ne vouliez quand
mŠme venir?
- Merci, je pr‰fˆre attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me
r‰veiller. Touzik n'attendra pas.
Ils sortirent et gagnˆrent le garage main dans la main.
- Alors, vous n'avez pas aim‰ ce que Touzik a racont‰? demanda-t-elle.
- Non. Je n'ai pas du tout aim‰. Je n'aime pas qu'on parle de ‡a. A
quoi bon? J'en ai plut”t honte... honte pour lui, pour vous, pour moi...
Pour tout le monde. §a n'a pas de sens. On dirait qu'il y a un grand
ennui...
- C'est la plupart du temps € cause de cet ennui, dit Alevtina. Mais
vous n'avez pas € avoir honte pour moi, j'y suis indiff‰rente. §a m'est
parfaitement ‰gal... Voil€, vous Štes arriv‰. Embrassez-moi avant de me
quitter.
Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.
- Merci, dit-elle.
Puis elle fit demi-tour et s'‰loigna rapidement. Sans savoir pourquoi,
Perets agita la main dans sa direction.
Il p‰n‰tra dans le garage ‰clair‰ par de petites ampoules bleues,
enjamba le gardien qui ronflait sur un siˆge emprunt‰ € une voiture, trouva
le camion de Touzik et grimpa dans la cabine. §a sentait le caoutchouc,
l'essence, la poussiˆre. Sur le pare-brise dansait un Mickey Mouse aux bras
et jambes ‰cart‰s. On est bien, ‡a va, se dit Perets. J'aurais d› venir ici
tout de suite. Tout autour ‰taient gar‰es les voitures muettes, sombres et
vides. Le gardien ronflait bruyamment. Les voitures dormaient, le gardien
dormait, tout dormait dans l'Administration. Alevtina se d‰shabillait dans
sa chambre devant sa glace, € c”t‰ de son lit pr‰par‰, un grand lit € deux
places doux et chaud... Non, il ne faut pas penser € ‡a. Parce que le jour
on est gŠn‰ par les bavardages, le bruit de la "mercedes", tout ce
remue-m‰nage stupide. Mais maintenant, plus d'‰radication, de p‰n‰tration,
de protection, ni aucune autre sinistre absurdit‰, uniquement un monde
endormi au-dessus de l'€-pic, un monde fantomatique comme tous les mondes
endormis, invisible et inaudible, pas plus r‰el que la forŠt. La forŠt est
mŠme maintenant plus r‰elle : la forŠt ne dort jamais. Ou peut-Štre elle
dort, et rŠve de nous tous. Nous sommes le songe de la forŠt. Le rŠve
atavique. Les fant”mes grossiers de sa sexualit‰ refroidie...
Perets s'‰tendit, recroquevill‰, et fourra sous sa tŠte son manteau
roul‰ en boule. Mickey Mouse se balan‡ait doucement au bout de son fil. A la
vue de ce jouet, les jeunes filles ne manquaient pas de s'‰crier : "Oh!
qu'il est mignon", et le chauffeur Touzik leur r‰pondait : "Le dedans vaut
le dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui ne
savait pas comment l'enlever de l€. Ni mŠme si on pouvait l'enlever. Si on
le d‰pla‡ait, la voiture risquait peut-Štre de partir. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite, droit sur le gardien endormi, et Perets serait
dans la cabine, en train d'appuyer sur tout ce qui lui tomberait sous la
main ou sous le pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ;
on voit d‰j€ sa bouche ouverte d'o™ s'‰chappent des ronflements, puis la
voiture tressaute, tourne brutalement, s'‰crase contre le mur du garage, et
dans la brˆche apparaŽt le ciel bleu...
Perets s'‰veilla et s'aper‡ut que c'‰tait d‰j€ le matin. A la porte
grande ouverte du garage, des m‰caniciens fumaient, et l'on voyait derriˆre
une surface que le soleil colorait en jaune. Il ‰tait sept heures. Perets se
mit sur son s‰ant, s'essuya le visage et regarda dans le r‰troviseur. Il
pensa qu'il lui faudrait se raser, mais resta dans la voiture. Touzik
n'‰tait pas encore arriv‰, il fallait l'attendre l€, sur place, car tous les
chauffeurs ‰taient distraits et partaient toujours sans lui. Il y a deux
rˆgles € observer dans les relations avec les chauffeurs : premiˆrement, ne
jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxiˆmement,
ne jamais discuter avec le chauffeur qui vous conduit. A la limite, faire
semblant de dormir...
Les m‰caniciens € l'entr‰e jetˆrent leurs m‰gots qu'ils ‰crasˆrent
soigneusement € la pointe de leurs chaussures et entrˆrent dans le garage.
Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'‰tait pas du
tout un m‰canicien, mais bien le manager. Quand ils passˆrent prˆs de lui,
le manager s'arrŠta € c”t‰ de la cabine et, posant une main sur l'aile du
camion, examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner :
"Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."
- O™ est-il? demanda le m‰canicien inconnu.
- ...! r‰pondit tranquillement le manager. Regarde sous le siˆge.
- Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le m‰canicien d'une voix
irrit‰e. Je vous avais bien pr‰venu que j'‰tais serveur...
Il y eut un temps de silence, puis la portiˆre du c”t‰ du conducteur
s'ouvrit sur le visage maussade et ennuy‰ du m‰canicien-serveur. Il jeta un
coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'int‰rieur de la cabine, tira un
peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siˆge et se mit € remuer
les objets qui s'y trouvaient.
- C'est ‡a, un cric? demanda-t-il € mi-voix.
- N-non, fit Perets. Je crois que c'est plut”t une clef € molette.
Le m‰canicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pin‡ant
les lˆvres, la posa sur le marchepied et recommen‡a € fourrager sous le
siˆge.
- §a? demanda-t-il.
- Non, dit encore Perets. §a, je peux vous dire exactement ce que
c'est. C'est un arithmomˆtre. Les crics ne sont pas comme ‡a.
Le front pliss‰, le m‰canicien-serveur consid‰rait l'arithmomˆtre.
- Ils sont comment, alors? demanda-t-il.
- Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs
modˆles. Il y a une espˆce de manivelle mobile...
- Il y en a une, l€. Comme sur une caisse enregistreuse.
- Non, ce n'est pas du tout le mŠme genre de manivelle.
- Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?
Perets ne sut plus que r‰pondre. Le m‰canicien attendit un peu, posa
avec un soupir l'arithmomˆtre sur le marchepied et se remit € l'oeuvre sous
le siˆge.
- C'est peut-Štre ‡a? interrogea-t-il.
- C'est possible. §a y ressemble beaucoup. Mais l€ il devrait y avoir
une espˆce de tige de fer. Une grosse tige.
Le m‰canicien trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de
sa main, dit : "Trˆs bien, je vais lui apporter ‡a pour commencer" et partit
en laissant la portiˆre ouverte. Perets alluma une cigarette. On entendait
derriˆre des cliquetis m‰talliques et des jurons. Puis le camion se mit €
grincer et € tressauter.
Touzik n'‰tait toujours pas l€, mais Perets ne s'inqui‰tait pas. Il
s'imaginait en train de rouler dans la rue principale de l'Administration,
et personne ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale
en soulevant aprˆs eux un nuage de poussiˆre jaune, tandis que le soleil
serait de plus en plus haut, sur leur droite, et qu'il commencerait bient”t
€ chauffer ; ils quitteraient alors la transversale pour s'engager sur la
grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et € l'horizon
ruisselleraient des mirages pareils € de grandes mares scintillantes...
Le m‰canicien passa € nouveau devant la cabine en faisant rouler devant
lui une lourde roue arriˆre. La roue prenait de la vitesse sur le sol
b‰tonn‰ et l'on voyait que le m‰canicien voulait l'arrŠter pour la placer
contre le mur, mais la roue n'infl‰chit qu'€ peine sa trajectoire et gagna
pesamment la cour tandis que le m‰canicien courait maladroitement € sa
poursuite en prenant de plus en plus de retard. Puis ils disparurent, et on
entendit le m‰canicien qui poussait des cris sonores et d‰sesp‰r‰s dans la
cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le sol et des gens
passˆrent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends € droite!"
Perets remarqua que le camion ne se tenait plus aussi droit sur ses
roues qu'auparavant et jeta un coup d'oeil par la portiˆre Le manager
s'affairait prˆs du train arriˆre.
- Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...
- Ah! Perets, cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans cesser
son travail. Restez assis, restez assis, ne vous d‰rangez pas! Vous ne nous
gŠnez pas. Elle est bloqu‰e, cette saloperie. La premiˆre a ‰t‰ facile €
enlever, mais la deuxiˆme est prise.
- Comment ‡a, prise? Il y a quelque chose de d‰t‰rior‰?
Le manager se redressa et s'essuya le front du dos de la main avec
laquelle il tenait la clef :
- Je ne crois pas. Elle doit Štre simplement rouill‰e. Je ne vais pas
tarder... Puis nous pourrons faire une partie d'‰checs. Qu'est-ce que vous
en pensez?
- D'‰checs? fit Perets. Mais o™ est Touzik?
- Touzik? C'est-€-dire Touz? Il est maintenant assistant-chef de
laboratoire. On l'a envoy‰ dans la forŠt. Touz ne travaille plus chez nous.
Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?
- Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...
Il ouvrit la portiˆre et sauta sur le ciment.
- Vous vous d‰rangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester
assis, vous ne gŠnez pas.
- Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?
- Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut
enlever les roues... Elle avait bien besoin de se bloquer, celle-l€! Va te
faire... Bon, les m‰caniciens l'enlˆveront. Allons plut”t faire cette
partie.
Il prit Perets par le bras et l'entraŽna dans son bureau. Ils prirent
place derriˆre la table, le manager poussa de c”t‰ une pile de papiers,
disposa le jeu, d‰brancha le t‰l‰phone et demanda :
- On joue € l'horloge?
- Je ne sais pas trop, dit Perets.
Le bureau ‰tait sombre et frais, une fum‰e de tabac bleu‚tre flottait
entre les armoires comme une algue g‰latineuse, et le manager, verruqueux,
boursoufl‰, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, ‰tendit
deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'‰checs et se mit
en devoir d'en extraire les viscˆres de bois. Ses yeux ronds jetaient un
‰clat vitreux et l'oeil droit, artificiel, ‰tait continuellement tourn‰ vers
le plafond tandis que le gauche, mobile comme du vif-argent, roulait
librement dans son orbite, fixant tant”t Perets, tant”t la porte, tant”t
l'‰chiquier.
- A l'horloge, d‰cida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche,
la r‰gla, pressa un bouton et joua le premier coup.
Le soleil se levait. Dehors, on entendait crier "Prends € droite!" A
huit heures, le manager qui se trouvait en difficult‰ r‰fl‰chit longuement
et soudain r‰clama un petit d‰jeuner pour les deux partenaires. Le manager
perdit une partie et en proposa une autre. Le petit d‰jeuner fut copieux :
ils burent deux bouteilles de k‰fir et mangˆrent un chtroutsel rassis. Le
manager perdit la deuxiˆme partie, fixa avec d‰f‰rence et admiration son
oeil vivant sur Perets et en proposa une troisiˆme. Il tentait
perp‰tuellement le mŠme gambit de la reine, sans s'‰carter une seule fois de
la variante qu'il avait choisi et qui ‰tait irr‰m‰diablement perdante. On
aurait dit qu'il travaillait € sa propre d‰faite, et Perets d‰pla‡ait
m‰caniquement les piˆces, se faisant € lui-mŠme l'effet d'une machine
d'entraŽnement : il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est
l'‰chiquier, le bouton sur la montre et un protocole d'actions
rigoureusement d‰termin‰.
A neuf heures moins cinq le haut-parleur du circuit de diffusion
int‰rieure gr‰silla et annon‡a d'une voix asexu‰e : "Tous les travailleurs
de l'Administration au t‰l‰phone. Le Directeur va adresser une communication
aux employ‰s."
Le manager prit soudain un air trˆs s‰rieux, brancha le t‰l‰phone, se
saisit du combin‰ et le porta € son oreille. Ses deux yeux ‰taient
maintenant tourn‰s vers le plafond. "Puis-je partir?" demanda Perets. Le
manager fron‡a s‰vˆrement les sourcils, mit un doigt sur ses lˆvres puis fit
un signe de la main € l'adresse de Perets. Un coassement nasillard
s'‰chappait de l'‰couteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.
Il y avait beaucoup de monde au garage. Tous les visages ‰taient
s‰vˆres, importants, solennels mŠme. Personne ne travaillait, tous avaient
l'oreille coll‰e aux combin‰s t‰l‰phoniques. Seul restait dans la cour
violemment ‰clair‰e le serveur-m‰canicien qui continuait € poursuivre la
roue, la respiration sifflante, l'air ‰gar‰, rouge, en sueur. Quelque chose
de trˆs important ‰tait en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa
Perets, pas possible, je suis toujours € c”t‰, je ne sais jamais rien. C'est
peut-Štre l€ le malheur, peut-Štre que tout est normal mais je ne sais
jamais le pourquoi du comment, et c'est pour ‡a que je me trouve en trop.
Il se pr‰cipita vers la plus proche cabine t‰l‰phonique, tendit
avidement l'oreille, mais il n'y avait que des bourdonnements dans
l'‰couteur. Il ressentit alors un soudain effroi, une sourde crainte €
l'id‰e qu'il ‰tait encore en train de manquer quelque chose quelque part,
que quelque part quelque chose ‰tait encore distribu‰ € tout le monde,
quelque chose dont il serait comme toujours priv‰. Bondissant par-dessus les
trous et les foss‰s, il traversa le chantier, fit un ‰cart pour ‰viter le
garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combin‰ dans
l'autre et escalada une ‰chelle pos‰e contre le mur inachev‰. Il put voir €
toutes les fenŠtres des gens munis de t‰l‰phones, fig‰s sur place d'un air
p‰n‰tr‰ puis il entendit au-dessus de sa tŠte un miaulement strident et
presque aussit”t aprˆs le bruit d'un coup de feu derriˆre son dos. Il sauta
€ terre, tomba dans un tas d'ordures et se pr‰cipita vers l'entr‰e de
service. La porte ‰tait ferm‰e. Il secoua € plusieurs reprises la poign‰e,
qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce qu'il pourrait
faire ensuite. A c”t‰ de la porte se trouvait une ‰troite fenŠtre ouverte.
Il s'y glissa, se couvrant de poussiˆre et s'arrachant les ongles des mains.
Il se retrouva dans une piˆce munie de deux tables. Derriˆre l'une
d'elles se trouvait Domarochinier, un t‰l‰phone € la main. Son visage ‰tait
de pierre, ses yeux clos. Il pressait de l'‰paule le combin‰ contre son
oreille et notait rapidement quelque chose au crayon dans un gros
bloc-notes. La deuxiˆme table ‰tait inoccup‰e et portait un t‰l‰phone.
Perets prit le combin‰ et se mit € l'‰coute.
Bruissements. Cr‰pitements. Une voix aigu‹ et inconnue :
"L'Administration ne peut r‰ellement utiliser qu'un fragment insignifiant de
territoire dans l'oc‰an de la forŠt qui baigne le Continent. Il n'y a pas de
sens de la vie et pas de sens des actes. Nous pouvons un nombre
extraordinaire de choses, mais nous n'avons pas jusqu'€ maintenant compris
ce qui nous est n‰cessaire parmi tout ce que nous pouvons. Il ne r‰siste
pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apport‰ une
satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il ‰tait d‰pourvu de sens..."
De nouveau des bruissements et des cr‰pitements.
"... R‰sistons avec des millions de chevaux-vapeur, des dizaines de
tout-terrain, de dirigeables et d'h‰licoptˆres, la science m‰dicale et la
meilleure th‰orie de l'approvisionnement du monde. On d‰couvre €
l'Administration au moins deux gros d‰fauts. Actuellement des actions de ce
genre peuvent atteindre de trˆs gros chiffrages au nom de Herostrate pour
qu'il reste notre ami privil‰gi‰. Elle est absolument incapable de cr‰er,
sans ruiner l'autorit‰ et l'ingratitude..."
Bourdonnement, sifflement, bruits semblables € une quinte de toux.
"Elle aime beaucoup ce que l'on appelle les solutions simples, les
bibliothˆques, les relations profondes, les cartes g‰ographiques et autres.
Les chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la
vie pour tout le monde mais les gens n'aiment pas cela. Les employ‰s sont
assis, les jambes ballantes dans le vide ; ils parlent, chacun € sa place,
ils plaisantent, jettent des cailloux et chacun essaie de lancer toujours
plus lourd, alors que la consommation de k‰fir ne permet ni de cultiver, ni
de supprimer, ni de faire entrer la forŠt dans une clandestinit‰ convenable.
J'ai peur que nous n'ayons mŠme pas compris ce que nous voulons exactement
et il faut finalement aussi exercer les nerfs, comme on exerce la capacit‰
de perception, et la raison ne rougit pas et ne se perd pas en remords,
parce qu'un problˆme scientifique, correctement pos‰, est devenu moral. Il
est faux, glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et
ne pas raconter de l‰gendes, mais se pr‰parer soigneusement € une issue
type. Demain je vous recevrai encore et examinerai comment vous vous Štes
pr‰par‰s. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre ;
dix-huit heures : r‰union chez moi du personnel non en service ;
vingt-quatre heures : ‰vacuation g‰n‰rale..."
II y eut dans l'‰couteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se
tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard s‰vˆre
et accusateur.
- Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.
- Ce n'est pas ‰tonnant, fit Domarochinier d'une voix glaciale. Vous
avez pris un appareil qui n'est pas le v”tre. (Il baissa les yeux, inscrivit
quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses
une violation des rˆgles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce
t‰l‰phone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.
- Bon, dit Perets, je m'en vais. Mais o™ est mon appareil? Celui-ci
n'est pas le mien. Soit. Mais alors o™ est le mien?
Domarochinier ne r‰pondit pas. Ses yeux se fermˆrent € nouveau et il
colla le r‰cepteur € son oreille. Perets entendit un coassement.
- Je vous demande o™ est mon appareil, cria Perets.
Maintenant, il n'entendait plus rien. Il y eut un bruissement, des
craquements, puis retentirent les signaux de fin de communication. Perets
rejeta alors le combin‰ et courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des
bureaux, et partout vit des employ‰s connus ou inconnus. Certains ‰taient
assis ou debout, fig‰s dans l'immobilit‰ la plus complˆte, pareils € des
figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin € un autre,
enjambant le fil du t‰l‰phone qu'ils traŽnaient aprˆs eux ; d'autres encore
‰crivaient fi‰vreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier, dans
les marges des journaux. Et chacun collait ‰troitement le combin‰ € son
oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il n'y avait pas de
t‰l‰phone libre. Perets tenta de prendre celui d'un employ‰ fig‰ dans sa
transe, un jeune gars en combinaison de travail, mais celui-ci revint
aussit”t € la vie, se mit € glapir et € ruer, tandis que les autres
poussaient des "Chut!", agitaient les bras, et quelqu'un cria d'une voix
hyst‰rique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"
- O™ est mon appareil? criait Perets. Je suis un homme comme vous et
j'ai le droit de savoir! Laissez-moi ‰couter! Donnez-moi mon appareil!
On le poussa dehors et la porte fut referm‰e € clef derriˆre lui. Il
gagna le dernier ‰tage et l€, € l'entr‰e du grenier, prˆs de la machinerie
de l'ascenseur qui ne marchait jamais, se trouvaient, assis € une petite
table, deux m‰caniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets
s'adossa au mur. Les m‰caniciens le regardˆrent, lui adressˆrent un vague
sourire et se penchˆrent derechef sur leur feuille de papier.
- Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.
- Si, r‰pondit l'un d'eux. Pourquoi est-ce qu'on n'en aurait pas? On
n'en est pas encore arriv‰ l€.
- Et vous n'‰coutez pas?
- On n'entend rien, donc il n'y a pas € ‰couter.
- Et pourquoi on n'entend rien?
- On a coup‰ le fil.
Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froiss‰, attendit
que l'un des deux m‰caniciens ait gagn‰ et redescendit. Les couloirs ‰taient
devenus bruyants. Les portes s'ouvraient, les employ‰s sortaient pour
griller une cigarette. On entendait un bourdonnement de voix anim‰es,
excit‰es, boulevers‰es.
"Je vous le garantis, c'est les Esquimaux qui ont invent‰ l'eskimo.
Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas
la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"
"Je l'ai vu dans le catalogue Yvert : cent cinquante mille francs. Et
c'‰tait en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"
"Dr”les de cigarettes. Il paraŽt que maintenant ils ne mettent plus du
tout de tabac dans les cigarettes, mais qu'ils prennent un papier sp‰cial,
qu'ils le hachent et qu'ils l'imprˆgnent de nicotine..."
"Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les oeufs,
les gants de soie..."
"Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de la mit.
C'est ce mouton qui n'arrŠte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est
comme ‡a toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il paraŽt que vous ‰tiez parti...
C'est bien d'Štre rest‰..."
"On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses
qui disparaissaient? Eh bien! c'‰tait le discobole du parc, vous savez, la
statue prˆs de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."
"Pertchik, sois un frˆre, prŠte-moi cinq sacs jusqu'€ la paye,
c'est-€-dire jusqu'€ demain..."
"Et il ne lui faisait pas la cour. C'est elle qui s'est jet‰ sur lui.
En pr‰sence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de mes propres
yeux...
Perets regagna son bureau, dit bonjour € Kim et se lava. Kim ne
travaillait pas. II ‰tait assis, les mains tranquillement pos‰es € plat sur
la table, et il regardait le carrelage de faence du mur. Perets enleva la
housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
- Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se
promˆne pour tout r‰parer. Je reste assis et je ne sais pas quoi faire
maintenant.
Perets aper‡ut alors une note sur son bureau :
"Perets. Nous portons € votre connaissance que votre t‰l‰phone se
trouve dans la piˆce 771." Signature illisible. Perets soupira.
- Tu n'as pas € pousser de soupir, dit Kim. Il fallait arriver au
travail € l'heure.
- Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.
- Excuse, fit sˆchement Kim.
- De toute fa‡on, j'ai pu un peu ‰couter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien
compris. Pourquoi?
- Un peu ‰cout‰! Tu es un imb‰cile. Un idiot. Tu as laiss‰ passer une
telle occasion que je n'ai mŠme plus envie de parler avec toi. Il va falloir
maintenant te pr‰senter au Directeur. Par pure bont‰.
- Pr‰sente-moi, dit Perets. Tu sais, parfois j'avais l'impression de
saisir quelque chose, des fragments de pens‰e, trˆs int‰ressants, je crois,
mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...
- Et € qui ‰tait le t‰l‰phone?
- Je ne sais pas. C'‰tait dans la piˆce o™ se trouve Domarochinier.
- Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train d'accoucher... Il n'a pas de
chance, Domarochinier. Il prend une nouvelle collaboratrice, il travaille
six mois avec elle - et elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tomb‰ sur un
t‰l‰phone de femme. De sorte que je ne vois vraiment pas comment t'aider...
En rˆgle g‰n‰rale, personne n'‰coute tout d'affil‰e, et les femmes font
certainement pareil. C'est que le Directeur s'adresse € tout le monde € la
fois, mais en mŠme temps € chacun en particulier. Tu comprends?
- Je crains de...
- Moi, par exemple, je recommande ce mode d'‰coute : tu d‰roules le
discours du Directeur sur une seule ligne, sans t'occuper des signes de
ponctuation, et tu pioches les mots au hasard, comme si c'‰taient des
dominos. Alors, si les moiti‰s de domino correspondent, tu as un mot que tu
notes sur une feuille s‰par‰e. Si ‡a ne correspond pas, le mot est
momentan‰ment rejet‰, mais reste sur la ligne. Il y a encore quelques
subtilit‰s li‰es € la fr‰quence des voyelles et des consonnes, mais c'est un
effet d'ordre secondaire. Tu comprends?
- Non, dit Perets. C'est-€-dire oui. Dommage, je ne connaissais pas
cette m‰thode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?
- Ce n'est pas la seule m‰thode. Il y a par exemple celle de la spirale
€ pas variable. C'est une m‰thode assez grossiˆre, mais s'il ne s'agit que
de problˆmes d'‰conomie, elle est trˆs pratique, parce que simple. Il y a la
m‰thode de Stevenson-Zaday, mais elle n‰cessite des appareillages
‰lectroniques... De sorte que la meilleure est peut-Štre celle des dominos,
et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et sp‰cialis‰, celle de
la spirale.
- Merci, dit Perets. Mais de quoi a parl‰ aujourd'hui le Directeur?
- Que veut dire "de quoi"?
- Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?
- A qui?
- A qui? Mais € toi, par exemple.
- Malheureusement, je ne peux pas te le raconter. C'est un mat‰riel
secret, et aprˆs tout, Perets, tu es un employ‰ surnum‰raire Ne te f‚che
donc pas.
- Je ne me f‚che pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque
chose sur la forŠt, sur la libert‰ de la volont‰... Il y a longtemps que je
jette des cailloux dans le ravin, mais comme ‡a, sans but, et il a dit
quelque chose l€-dessus aussi.
- Ne me parle pas de ‡a, fit nerveusement Kim. §a ne me concerne pas.
Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'‰tait pas ton t‰l‰phone.
- Attends un peu, est-ce qu'il a dit quelque chose € propos de la
forŠt?
Kim haussa les ‰paules.
- Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plut”t
ton d‰part.
Perets s'ex‰cuta.
- §a te sert € rien de le battre tout le temps, dit Kim d'un air
pensif.
- Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux ‰checs, et ce n'est
qu'un amateur... Et puis il joue d'une maniˆre plut”t bizarre...
- Ce n'est pas grave. A ta place j'y r‰fl‰chirais comme il faut. D'une
maniˆre g‰n‰rale tu m'inquiˆtes un peu depuis quelque temps. On ‰crit des
d‰nonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te m‰nagerai une entrevue
avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te
laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu
es arriv‰ ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention, que tu
avais trˆs envie d'aller dans la forŠt, mais que tu as maintenant chang‰
d'avis parce que tu te considˆres comme incomp‰tent.
- Bon.
Ils se turent un instant Perets s'imagina face € face avec le Directeur
et fut saisi de panique. La m‰thode des dominos, pensa-t-il.
Stevenson-Zaday.
- Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime ‡a.
Perets se leva d'un bond et se mit € marcher avec excitation € travers
la piˆce.
- Seigneur, fit-il. Savoir seulement € quoi il ressemble. Comment il
est.
- Comment? Pas bien grand, plut”t roux...
- Domarochinier a dit que c'‰tait un v‰ritable g‰ant...
- Domarochinier est un imb‰cile. Un vantard et un menteur. Le Directeur
est un homme plut”t roux, replet, avec une petite cicatrice sur la joue
droite. Il marche avec les pieds un peu en dedans, comme un marin.
D'ailleurs, c'est un ancien marin.
- Mais Touzik disait que c'‰tait un grand sec avec des cheveux longs
parce qu'il lui manque une oreille.
- Qui c'est encore ce Touzik?
- C'est un chauffeur, je t'en ai parl‰.
- Comment le chauffeur Touzik peut-il savoir tout cela? Ecoute,
Pertchik, il ne faut pas Štre aussi confiant.
- Touzik dit qu'il a ‰t‰ son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.
- Et alors? Il ment probablement. J'ai ‰t‰ son secr‰taire particulier,
et je ne l'ai pas vu une seule fois.
- Qui?
- Le Directeur. J'ai ‰t‰ longtemps son secr‰taire avant de soutenir ma
thˆse.
- Et tu ne l'as pas vu une seule fois?
- Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que ‡a?
- Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?
Kim secoua la tŠte.
- Pertchik, commen‡a-t-il d'une voix caressante. Mon petit. Personne
n'a jamais vu un atome d'hydrogˆne, mais tout le monde sait qu'il a une
enveloppe d'‰lectrons aux caract‰ristiques d‰termin‰es et un noyau qui se
compose dans le cas le plus simple d'un proton.
- C'est vrai, dit mollement Perets.
Il se sentait fatigu‰.
- Donc, je le verrai demain?
- Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je
t'organiserai une rencontre, ‡a je te le garantis. Mais ce que tu verras
l€-bas et qui, ‡a je ne le sais pas. Et ce que tu entendras, je ne le sais
pas non plus. Tu ne me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non,
et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?
- Mais ce sont tout de mŠme des choses diff‰rentes, dit Perets.
- C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.
- J'ai l'air ‰videmment bien abruti, dit tristement Perets.
- Un peu.
- C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.
- Non, tu manques simplement de sens pratique. Et au fait, pourquoi
est-ce que tu as mal dormi?
Perets raconta. Et prit peur. Le visage bienveillant de Kim s'‰tait
soudain empli de sang, ses cheveux h‰riss‰s. Il poussa un rugissement,
d‰crocha le combin‰, composa furieusement un num‰ro et vocif‰ra :
- Commandant? Qu'est-ce que cela signifie, commandant? Comment
avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je ne vous demande pas ce
qui ‰tait venu € expiration. Je vous demande comment vous avez os‰ expulser
Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je vous
‰craserai! Vous et votre Claude-Octave! Avec moi vous irez nettoyer les
chiottes! Vous partirez dans la forŠt. En vingt-quatre heures, en soixante
minutes. Quoi? Oui... Oui... Quoi? Oui... C'est ‡a. Dans ce cas c'est
diff‰rent. Et le meilleur linge... §a, c'est votre affaire. Dans la rue au
besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie. Excusez pour le
d‰rangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.
Il reposa le combin‰.
- Tout est rentr‰ dans l'ordre. Malgr‰ tout, c'est un homme admirable.
Va te reposer. Tu habiteras dans son appartement et il s'installera avec sa
famille dans ton ancienne chambre ; autrement, il ne peut malheureusement
pas... Et ne discute pas, je t'en prie. Ce n'est pas une affaire entre toi
et moi, c'est lui-mŠme qui a d‰cid‰. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai
pour le Directeur.
En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile €
cligner des yeux sous le soleil, puis il prit la direction du parc pour
aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise
‰tait solidement maintenue par la main de pl‚tre musculeuse du
voleur-discobole € gauche de la fontaine, dont la hanche s'ornait d'une
inscription ind‰cente. A proprement parler, l'inscription n'‰tait pas
particuliˆrement ind‰cente. On avait ‰crit au crayon € encre :
"Fillettes, prenez garde € la syphilis."
Perets p‰n‰tra dans la salle d'attente du Directeur € dix heures
pr‰cises. Il y avait d‰j€ une vingtaine de personnes qui faisaient la queue.
On fit passer Perets en quatriˆme position. Il prit place dans un fauteuil
entre B‰atrice Vakh, employ‰e au groupe d'Aide € la population locale, et un
sombre collaborateur du groupe de la P‰n‰tration du g‰nie. A en juger par la
plaque qu'il portait sur la poitrine et l'inscription sur son masque de
carton blanc, ce dernier devait Štre appel‰ Brandskougel. La salle d'attente
‰tait peinte en rose p‚le. Sur un mur ‰tait plac‰e une pancarte "D‰fense de
fumer, de jeter des ordures, de faire du bruit", sur un autre, un grand
tableau qui repr‰sentait l'exploit du traverseur de la forŠt Selivan : sous
les yeux de ses camarades stup‰fi‰s, Selivan, les bras lev‰s, se
transformait en arbre sauteur. Les rideaux roses des fenŠtres ‰taient
soigneusement tir‰s et au plafond brillait un lustre gigantesque. Outre la
porte d'entr‰e sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la piˆce poss‰dait une
autre porte, immense, revŠtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans
issue". Ex‰cut‰e € la peinture phosphorescente, l'inscription se d‰tachait
comme un sinistre avertissement. En dessous se trouvait le bureau de la
secr‰taire, garni de quatre t‰l‰phones de couleur diff‰rente et d'une ma
Aine € ‰crire ‰lectrique. La secr‰taire, une femme replˆte d'un certain ‚ge
portant lorgnon, ‰tudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique".
Les visiteurs parlaient € voix basse. Beaucoup ne pouvaient cacher leur
nervosit‰ et feuilletaient f‰brilement de vieux illustr‰s. Tout ceci
‰voquait furieusement la file d'attente chez un dentiste, et Perets fut €
nouveau agit‰ d'un frisson d‰sagr‰able, d'un tremblement de m‚choires, et
saisi du d‰sir de partir n'importe o™ sans plus attendre.
- Ils ne sont mŠme pas paresseux, disait B‰atrice Vakh, son charmant
visage tourn‰ dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter
un travail syst‰matique. Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable
l‰gˆret‰ avec laquelle ils abandonnent les endroits o™ ils ont v‰cu?
- C'est € moi que vous parlez? demanda timidement Perets.
Il n'avait aucune id‰e de la maniˆre d'expliquer cette incroyable
l‰gˆret‰.
- Non. Je parlais € "Mon cher" Brandskougel.
"Mon cher" Brandskougel remit en place le pan gauche de sa moustache
qui se d‰collait et marmonna cordialement :
- Je ne sais pas.
- Et nous ne le savons pas non plus, fit amˆrement B‰atrice. Il suffit
que nos ‰quipes s'approchent du village pour qu'ils partent en abandonnant
leur maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les int‰ressons pas.
Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?
Mon cher Brandskougel resta quelques instants silencieux, comme s'il
r‰fl‰chissait € la question, observant B‰atrice € travers les ‰tranges
meurtriˆres cruciformes de son masque. Puis il r‰pondit sur le mŠme ton que
pr‰c‰demment :
- Je ne sais pas.
- C'est vraiment dommage, poursuivit B‰atrice, que notre groupe ne se
compose que de femmes. Je sais bien qu'il y a une raison profonde, mais il
manque souvent la fermet‰, l'‚pret‰, je dirais presque la motivation
masculine. Les femmes ont malheureusement tendance € se disperser, vous avez
d› le remarquer.
- Je ne sais pas, dit Brandskougel.
Sa moustache se d‰tacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il
la ramassa, l'examina attentivement en soulevant un coin de son masque,
cracha prestement dessus et la remit en place.
Une clochette tinta m‰lodieusement sur le bureau de la secr‰taire.
Celle-ci posa son manuel, consulta une liste en retenant avec affectation
son lorgnon et annon‡a :
- Professeur Kakadou, c'est € vous.
Le professeur Kakadou l‚cha sa revue illustr‰e, se leva d'un bond, se
rassit, regarda autour de lui en blŠmissant, puis se mordit la lˆvre et, le
visage d‰fait, s'arracha € son fauteuil et disparut derriˆre la porte qui
portait l'inscription "Sans issue". Un silence morbide r‰gna pendant
quelques secondes dans la salle d'attente. Puis les bruits de voix et de
feuilles froiss‰es reprirent.
- Nous n'arrivons pas, disait B‰atrice, € trouver le moyen de les
int‰resser, de les captiver. Nous leur avons construit des habitations
confortables sur pilotis. Ils les bourrent de tourbe et y mettent des
espˆces d'insectes. Nous avons essay‰ de leur proposer de la bonne
nourriture au lieu de la salet‰ aigre qu'ils mangent. En pure perte. Nous
avons essay‰ de les vŠtir de maniˆre humaine. Un est mort, deux autres sont
tomb‰s malades. Mais nous continuons nos exp‰riences. Hier nous avons
r‰pandu dans la forŠt un plein camion de miroirs et de boutons dor‰s... Le
cin‰ma ne les int‰resse pas, pas plus que la musique. Les cr‰ations
immortelles ne provoquent chez eux qu'une sorte de ricanement... Non, il
faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs
enfants et d'organiser des ‰coles sp‰ciales. Malheureusement, cela implique
des difficult‰s d'ordre technique : on ne peut pas les prendre avec des
mains humaines, il faudrait l€ des machines sp‰ciales... D'ailleurs, vous
savez tout cela aussi bien que moi.
- Je ne sais pas, dit m‰lancoliquement "Mon cher" Brandskougel.
La clochette tinta € nouveau, et la secr‰taire dit:
- B‰atrice, c'est € vous. Je vous en prie. B‰atrice s'agita. Elle
esquissa le geste de se pr‰cipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta
autour d'elle un regard plein de d‰sarroi. Elle revint sur ses pas, regarda
sous le fauteuil en murmurant :
"O™ est-il? O™?", promena ses yeux immenses sur la salle d'attente,
saisit ses cheveux, cria d'une voix forte : "Mais o™ est-il?", puis attrapa
soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter € terre.
Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit B‰atrice. Elle resta
quelques secondes les yeux ferm‰s, le visage empli d'une joie sans bornes,
serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la
porte recouverte de cuir jaune et la referma derriˆre elle. Dans un silence
de mort, Perets se releva et, s'effor‡ant de ne regarder personne, ‰pousseta
son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prŠtait attention : tous les
regards ‰taient braqu‰s sur la porte jaune.
"Que vais-je lui dire? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis
philologue et que je ne peux pas Štre utile € l'Administration, laissez-moi
partir, je m'en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma
parole. Mais pourquoi Štes-vous venu ici? Je me suis toujours beaucoup
int‰ress‰ € la forŠt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forŠt. En
fait j'ai abouti ici tout € fait par hasard, puisque je suis philologue. Les
philologues, les litt‰rateurs, les philosophes n'ont rien € faire €
l'Administration. C'est pour ‡a qu'on a raison de ne pas me laisser partir,
je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux Štre ni € l'Administration,
o™ l'on d‰fˆque sur la forŠt, ni dans la forŠt, o™ l'on ramasse les enfants
avec des machines. Il faudrait que je m'en aille et que je m'occupe de
quelque chose de plus simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme
un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux
apprendre € personne ce que je sais... Non, je ne peux ‰videmment pas dire
‡a. Il faut verser une larme, mais o™ vais-je la trouver, cette larme? Je
casserai tout chez lui si seulement il essaie de m'empŠcher de partir. Je
casserai tout et je m'en irai € pied."
Perets se vit marchant sur la route poussi‰reuse sous un soleil de feu,
kilomˆtre aprˆs kilomˆtre, tandis que la valise se fait de plus en plus
lourde et de plus en plus ind‰pendante de sa volont‰. Et chaque pas
l'‰loigne toujours plus de la forŠt, de son rŠve, de son angoisse qui est
depuis longtemps le sens de sa vie...
"On dirait qu'il y a un bout de temps que personne n'a ‰t‰ appel‰,
pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a d› Štre trˆs int‰ress‰ par le projet
de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du
bureau? Il doit y avoir une autre issue."
- Excusez-moi, s'il vous plaŽt, dit-il en se tournant vers "Mon cher"
Brandskougel, quelle heure est-il?
"Mon cher" Brandskougel consulta sa montre-bracelet, r‰fl‰chit un
instant et dit :
- Je ne sais pas.
Perets se pencha vers son oreille et murmura :
- Je ne le dirai € personne. A per-sonne. "Mon cher" Brandskougel
h‰sita. Il promena des doigts ind‰cis sur la plaquette de plastique qui
portait son nom, jeta un regard € la d‰rob‰e autour de lui, b‚illa
nerveusement, regarda € nouveau autour de lui et chuchota en maintenant
fermement son masque contre sa figure :
- Je ne sais pas.
Puis il se leva et s'empressa de rejoindre un autre coin de la salle
d'attente.
La secr‰taire dit :
- Perets, c'est votre tour.
- Mon tour? s'‰tonna Perets. J'‰tais quatriˆme.
La secr‰taire haussa la voix.
- Employ‰ surnum‰raire Perets, c'est votre tour!
- Il raisonne..., grommela quelqu'un.
- Ces types-l€, il faut les chasser... Avec un balai br›lant! dit €
voix haute quelqu'un sur la droite.
Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les
mains € ses flancs. La secr‰taire le regardait fixement.
Des voix s'‰levˆrent dans la salle d'attente :
- Il fait le d‰go›t‰.
- §a a beau faire le malin...
- Et nous avons support‰ ‡a!
- Excusez, vous l'avez support‰. Moi, c'est la premiˆre fois que je le
vois.
- Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtiˆme.
La secr‰taire ‰leva la voix :
- Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous
l€-bas... Oui, oui, c'est € vous que je parle. Alors, employ‰ Perets, vous
allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?
- Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.
La derniˆre personne qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut
"Mon cher" Brandskougel, barricad‰ dans un coin derriˆre son fauteuil, le
visage crisp‰, accroupi une main dans la poche arriˆre de son pantalon. Puis
il vit le Directeur.
Le Directeur ‰tait un bel homme ‰lanc‰ d'une trentaine d'ann‰es, vŠtu
d'un costume co›teux qui tombait admirablement. Il ‰tait debout prˆs de la
fenŠtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se
pressaient sur l'appui. Le bureau ‰tait absolument vide : il n'y avait pas
une chaise, pas mŠme de table. Seule une copie en r‰duction de "L'exploit du
traverseur de la forŠt Selivan" ‰tait accroch‰e au mur oppos‰ € la fenŠtre.
- Employ‰ surnum‰raire de l'Administration Perets? pronon‡a d'une voix
claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d'un
sportif.
- Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.
- Enchant‰, enchant‰ Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour.
Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
Perets s'inclina, intimid‰, et serra la main qu'on lui tendait. La main
‰tait sˆche et ferme.
- Comme vous voyez, je donne € manger aux pigeons. Curieux oiseau. On
sent qu'il renferme des possibilit‰s immenses. Qu'en pensez-vous, monsieur
Perets?
Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le
visage du Directeur exprimait une telle cordialit‰, un tel int‰rŠt, une
telle attente anxieuse d'une r‰ponse que Perets se reprit et mentit :
- J'aime beaucoup, monsieur Ah.
- Vous les aimez r”tis? Ou € l'‰touff‰e? Moi par exemple je les aime en
cro›te. Un pigeon en cro›te avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il
y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?
Et le visage de M. Ah refl‰ta € nouveau un trˆs vif int‰rŠt et
l'attente anxieuse de la r‰ponse.
- Etonnant, dit Perets. Il avait r‰solu de se r‰signer € tout et d'Štre
d'accord sur tout.
- Et la "Colombe" de Picasso, reprit M. Ah. Je me le rem‰more €
l'instant... "Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants
passent sans qu'on puisse les rattraper..." Comme cela exprime bien cette
id‰e de notre incapacit‰ € saisir et mat‰rialiser la beaut‰!
- De trˆs beaux vers, acquies‡a passivement Perets.
- La premiˆre fois que j'ai vu la "Colombe", j'ai pens‰, comme
probablement beaucoup d'autres, que le dessin ‰tait faux, ou en tout cas peu
naturel. Mais ensuite, j'ai ‰t‰ amen‰ par mes fonctions € m'int‰resser aux
pigeons et je me suis soudain aper‡u que Picasso, ce faiseur de miracles,
avait saisi l'instant pr‰cis o™ le pigeon replie ses ailes avant de se
poser. Ses pattes touchent d‰j€ la terre, mais lui est encore dans l'air, en
vol. L'instant o™ le mouvement devient immobilit‰, le vol repos.
- Il y a chez Picasso des tableaux ‰tranges, que je ne comprends pas,
dit Perets, montrant l€ son ind‰pendance d'esprit.
- Oh, c'est simplement que vous ne les avez pas regard‰s assez
longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d'aller deux
ou trois fois dans l'ann‰e au mus‰e. Il faut regarder les tableaux durant
des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de
reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur
votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise
copie. Mais si vous aviez l'occasion de faire connaissance avec l'original,
vous comprendriez l'id‰e de l'artiste.
- Et en quoi consiste-t-elle?
- Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le
Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau? Formellement, c'est quelque chose
moiti‰-homme moiti‰-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne
saisit pas le passage d'une substance € une autre. Il manque au tableau le
principal - la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilit‰
d'‰tudier l'original, vous comprendriez que l'artiste est parvenu € faire
entrer dans la repr‰sentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit
non pas un homme-arbre, ni mŠme la transformation de l'homme en arbre, mais
pr‰cis‰ment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a
utilis‰ l'id‰e contenue dans une vieille l‰gende pour repr‰senter la
naissance d'une nouvelle individualit‰. Le nouveau qui sort de l'ancien. La
vie de la mort. La raison de la matiˆre stagnante. La copie est absolument
statique et tout ce qui y est repr‰sent‰ existe en dehors du cours du temps.
Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La flˆche du temps,
comme dirait Eddington!
- Et o™ donc est l'original? demanda poliment Perets.
Le Directeur eut un sourire.
- L'original, naturellement, a ‰t‰ d‰truit en tant qu'objet d'art ne
permettant pas une double interpr‰tation. La premiˆre et la deuxiˆme copie
ont ‰galement ‰t‰ d‰truites par mesure de pr‰caution.
M. Ah revint € la fenŠtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait
sur l'appui.
- Bien. Nous avons parl‰ des pigeons, pronon‡a-t-il d'une voix
nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?
- Quoi?
- Nom. Votre nom.
- Pe... Perets.
- Ann‰e de naissance?
- Trente...
- Pr‰cis‰ment!
- Mille neuf cent trente. Cinq mars.
- Que faites-vous ici?
- Employ‰ surnum‰raire. Rattach‰ au groupe de la Protection
scientifique.
- Je vous demande : que faites-vous ici? dit le Directeur en tournant
vers Perets un regard aveugle.
- Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.
- Votre opinion sur la forŠt. Briˆvement.
- La forŠt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.
- Votre opinion sur l'Administration?
- Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...
- §a suffit.
Le Directeur s'approcha de Perets, le prit par les ‰paules et, le
regardant droit dans les yeux, dit :
- Ecoute, ami, laisse! Partie € trois? On appelle la secr‰taire, tu as
vu le morceau? C'est pas une femme, c'est les soixante-neuf positions
r‰unies! "Ouvrons, enfants, le Jeroboam de r‰serve!...", chanta-t-il d'une
voix lourde. Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu
en dis?
Il sentait soudain l'alcool et le saucisson € l'ail, ses yeux
louchaient vers la racine du nez.
- On appelle l'ing‰nieur, Brandskougel, "Mon cher" € moi, continua-t-il
en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaŽt de ces histoires... pas
besoin de hors-d'oeuvre... On y va?
- Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...
- Que tu quoi?
- Monsieur Ah, je...
- Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?
- Kamarade Ah, je suis venu vous demander...
- Dem-m-an-an-de! Je ne te refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens,
en voil€. Il y a quelqu'un qui ne te plaŽt pas? Dis-le, on verra ‡a! Alors?
- N-non, je veux simplement m'en aller. Je n'arrive pas € partir, je
suis arriv‰ ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne
veut m'aider, et je vous le demande € vous, en tant que Directeur...
Ah lib‰ra Perets, arrangea sa cravate et sourit sˆchement.
- Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le
d‰l‰gu‰ du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai
quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaŽt. Le Directeur va vous recevoir.
Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son
bureau nu et fit un geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa
un signe de tŠte r‰serv‰ et se baissa pour p‰n‰trer dans la piˆce suivante.
Ce faisant, il eut l'impression de recevoir une l‰gˆre tape sur
l'arriˆre-train. Au reste, il ‰tait probable que ce, n'‰tait qu'une
impression - € moins que M. Ab ne se soit un peu trop press‰ de claquer la
porte.
La piˆce dans laquelle il se retrouva ‰tait une copie conforme de la
salle d'attente, la secr‰taire elle-mŠme ‰tait l'exacte copie de la premiˆre
secr‰taire, mais elle lisait un livre intitul‰ "Sublimation du g‰nie". Les
fauteuils ‰taient ‰galement occup‰s par des visiteurs p‚les munis de
journaux et de revues. L€ aussi il y avait le professeur Kakadou qui
souffrait cruellement de d‰mangeaisons nerveuses et B‰atrice Vakh, son
carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, ‰taient
des inconnus et sous une copie de "L'exploit du traverseur de la forŠt
Selivan" s'allumait et s'‰teignait r‰guliˆrement une brutale injonction :
"SILENCE!" Et en effet personne ne parlait. Perets s'assit
pr‰cautionneusement tout au bord d'un fauteuil. B‰atrice Vakh lui adressa un
sourire un peu crisp‰ mais dans l'ensemble amical.
Au bout d'une minute de silence tendu, une clochette tinta. La
secr‰taire posa son livre et dit :
- R‰v‰rend Lucas, on vous demande.
Le R‰v‰rend Lucas faisait peur € voir, et Perets se d‰tourna. Ce n'est
rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette
pluvieuse soir‰e d'automne o™ on avait apport‰ dans l'appartement Esther -
Esther qu'un voyou ivre venait d'‰gorger dans l'entr‰e de la maison, les
voisins qui s'accrochaient € lui et les ‰clats de verre dans sa bouche - il
avait bris‰ le verre avec ses dents quand on lui avait apport‰ de l'eau...
Oui, pensat-il, le plus dur est pass‰...
Son attention fut r‰veill‰ par des bruits de grattements r‰p‰t‰s. Il
ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou
se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
- A votre avis, faut-i1 s‰parer les filles et les gar‡ons? murmura
d'une voix tremblante B‰atrice.
- Je n'en sais rien, dit m‰chamment Perets. B‰atrice Vakh continuait €
marmonner :
- Une ‰ducation complexe a ‰videmment ses avantages, mais c'est l€ un
cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va
pas me chasser? O™ pourrais-je aller? On m'a d‰j€ chass‰e de partout ; il ne
me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont fil‰ et
cette espˆce de poudre qui ne tient pas.
La secr‰taire posa la "Sublimation du g‰nie" et observa s‰vˆrement :
- Ne vous ‰garez pas.
B‰atrice Vakh se figea, terrifi‰e. La petite porte basse s'ouvrit et un
homme complˆtement ras‰ se glissa dans la salle d'attente.
- Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.
- Je suis l€, dit Perets en se levant d'un bond.
- Dehors avec vos affaires! La voiture part dans dix minutes, allez,
hop!
- La voiture pour o™? Pourquoi?
- Vous Štes Perets?
- Oui...
- Vous voulez partir, oui ou non?
- Je voulais, mais...
- Comme vous voudrez, rugit sur un ton exc‰d‰ l'homme ras‰, j'ai fait
mon travail, je vous l'ai dit.
Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.
- Arriˆre! lui cria la secr‰taire, tandis que plusieurs mains
agrippaient ses vŠtements. Perets se d‰battit d‰sesp‰r‰ment et la veste se
d‰chira.
- La voiture, dehors! g‰mit-il.
- Vous Štes fou! dit la secr‰taire, furieuse. O™ voulez-vous aller
comme ‡a? Vous avez une porte l€, o™ il y a ‰crit "Sortie".
Des mains fermes guidˆrent Perets vers l'inscription "Sortie". Derriˆre
la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle
s'ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes
aprˆs les autres.
Un soleil ‰clatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse
blanche. Un dos nu, badigeonn‰ de teinture d'iode. Une odeur de pharmacie.
Ce n'‰tait pas ‡a.
L'obscurit‰, le ronronnement d'un projecteur cin‰matographique. Sur
l'‰cran quelqu'un qu'on tire en tous sens par les oreilles. Les visages
blancs de spectateurs qui se tournent, m‰contents. Une voix : "La porte!
Fermez la porte!" Encore pas ‡a...
Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.
Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la
queue. Derriˆre la barriˆre de verre, des bouteilles de k‰fir ‰tincelantes,
des tartes et des g‚teaux resplendissants.
- Messieurs, cria Perets, o™ est la sortie?
- La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiff‰ d'une toque
de cuisinier.
- D'ici...
- A la porte o™ vous Štes.
- Ne l'‰coutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est
juste un petit fut‰ qui s'amuse € retarder la queue. Travaillez, ne faites
pas attention € lui.
- Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...
- Non, ce n'est pas lui, dit le vieillard ‰quitable. L'autre, il
demande toujours o™ sont les toilettes. O™ donc est votre voiture,
disiez-vous, monsieur?
- Dans la rue...
- Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
- §a m'est ‰gal dans laquelle, je veux simplement sortir, €
l'ext‰rieur!
- Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement chang‰
son r‰pertoire. Ne faites pas attention € lui...
Perets regarda d‰sesp‰r‰ment autour de lui, revint dans la salle et
poussa la porte € c”t‰. Elle ‰tait ferm‰e. Une voix m‰contente demanda :
- Qui est l€?
- Je dois sortir! cria Perets. O™ est la sortie?
- Attendez un instant.
Il y eut un certain remue-m‰nage derriˆre la porte, un clapotis d'eau,
des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :
- Que voulez-vous?
- Sortir! Je dois sortir!
- Un instant.
Une clef grin‡a et la porte s'ouvrit. La piˆce ‰tait plong‰e dans
l'obscurit‰.
- Entrez, dit la voix.
Cela sentait le r‰v‰lateur. Les bras ‰tendus devant lui, Perets fit
quelques pas mal assur‰s.
- Je n'y vois rien, dit-il.
- Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme
‡a.
Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.
- Signez ici, dit la voix.
Un crayon fut gliss‰ entre les doigts de Perets. Il distinguait
maintenant dans la p‰nombre la vague blancheur d'une feuille de papier.
- Vous avez sign‰?
- Non. Il faut signer quoi?
- N'ayez pas peur, ce n'est pas une condamnation € mort. Signez que
vous n'avez rien vu.
Perets signa € tout hasard. Il fut € nouveau fermement pris par la
manche, guid‰ € travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix
demanda :
- Vous Štes nombreux?
- Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriˆre la porte.
- La file d'attente est form‰e? Je vais ouvrir la porte et faire sortir
quelqu'un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de
plaisanteries. C'est clair?
- Compris. Ce n'est pas la premiˆre fois.
- Personne n'a oubli‰ de vŠtements?
- Non, non. Faites sortir.
La clef grin‡a € nouveau. Perets fut presque aveugl‰ par la lumiˆre
‰clatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours ferm‰s, il
descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans
la cour int‰rieure de l'Administration. Des voix m‰contentes criˆrent :
- Alors, Perets, d‰pŠche-toi! Il va falloir attendre longtemps?
Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d'employ‰s du groupe
de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de
la main. Perets courut jusqu'au camion et embarqua : il fut tir‰, hiss‰ et
jet‰ au fond de la caisse. Aussit”t le moteur rugit, le camion d‰marra
brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'‰croula sur
lui de tout son poids, tout le monde se mit € s'‰poumoner et € rire aux
‰clats, et ils partirent.
Perets alluma une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de
sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s'enveloppa avec un
sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que
la journ‰e f›t chaude, le vent de la course transper‡ait les vŠtements.
Perets fumait, la cigarette abrit‰e dans le creux de sa main, et regardait
autour de lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la derniˆre
fois que je te vois, mur. La derniˆre fois que je vous vois, cottages.
Adieu, d‰charge, j'ai laiss‰ mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu,
mare, adieu, ‰checs, adieu, k‰fir. Comme on se sent l‰ger, vainqueur! Jamais
plus je ne boirai de k‰fir. Jamais plus je ne m'installerai derriˆre un
‰chiquier..."
Les employ‰s qui s'entassaient derriˆre la cabine, se tenant les uns
aux autres et se prot‰geant mutuellement du vent, parlaient de choses
abstraites.
- C'est math‰matique, j'ai fait le calcul moi-mŠme. Si ‡a continue
comme ‡a, dans cent ans il y aura dix employ‰s pour chaque mˆtre carr‰ de
territoire et la masse globale sera telle que le rocher s'effondrera. Les
besoins en moyens de transport pour l'acheminement du ravitaillement et de
l'eau seront tels qu'il faudra installer un pont automobile entre
l'Administration et le Continent. Les camions rouleront € quarante
kilomˆtres € l'heure et € un mˆtre d'intervalle, et ils seront d‰charg‰s en
marche... Non, je suis absolument certain que la direction pense dˆs
maintenant € r‰glementer l'afflux des nouveaux employ‰s. Rendez-vous compte,
c'est impossible, le commandant de l'h”tel en a d‰j€ sept, et bient”t un
huitiˆme. Et tous en bonne sant‰. Domarochinier pense qu'il faut faire
quelque chose € ce sujet. Non, pas obligatoirement la st‰rilisation, comme
il le propose...
- Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
- C'est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la
st‰rilisation...
- Il paraŽt que les cong‰s annuels seront port‰s € six mois.
Ils passˆrent devant le parc, et Perets se rendit compte tout € coup
que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bient”t franchir
les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
- Dites-moi, o™ allons-nous? demanda-t-il,
- Comment, o™? Toucher la paye.
- On ne va pas sur le Continent?
- Sur le Continent, pour quoi faire? Le caissier est € la station
biologique.
- Alors vous allez € la station? Dans la forŠt?
- Oui. Ceux de la Protection scientifique sont pay‰s € la station
biologique.
- Mais moi, alors? demanda Perets, d‰contenanc‰.
- Tu seras pay‰ aussi. Tu as droit € une prime... Au fait, tous les
questionnaires sont remplis?
Les employ‰s se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles
de papier imprim‰ de diverses couleurs et dimensions.
- Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?
- Quel questionnaire?
- Comment, quel questionnaire? Le formulaire num‰ro
quatre-vingt-quatre.
- Je n'ai rien rempli, dit Perets.
- Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!
- Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...
- Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma
valise et le manteau, l€... Je ne comptais pas aller dans la forŠt, je
voulais partir.
- Et la visite m‰dicale? Les vaccinations?
Perets secoua la tŠte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et
Perets, le regard lointain, consid‰rait la forŠt, ses strates poreuses €
l'horizon, son bouillonnement d'orage fig‰, la toile d'araign‰e de brume
poisseuse € l'ombre de la falaise.
- S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.
- Mais enfin, tout de mŠme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...
- Et Domarochinier?
- Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?
- §a, tu n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. L'ann‰e derniˆre
Candide est parti en h‰lico sans papiers ; c'‰tait un type qui n'avait pas
froid aux yeux. Et maintenant, o™ est-il?
- Primo, ce n'‰tait pas l'ann‰e derniˆre, mais bien avant. Secundo, il
est mort, et c'est tout. A son poste.
- Oui? et tu as vu la note de service?
- C'est vrai. Il n'y en a pas eu.
- Alors il n'y a mŠme pas € discuter. On l'a mis dans le bunker du
poste de contr”le, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...
- Comment ‡a se fait, Pertchik, que tu n'aies pas rempli le
questionnaire? Tu as peut-Štre quelque chose de pas tout € fait clair...
- Un instant, messieurs! La question est s‰rieuse. Je propose que nous
examinions le cas de l'employ‰ Perets dans les rˆgles, pour ainsi dire,
d‰mocratiques. Qui sera le secr‰taire?
- Domarochinier secr‰taire!
- Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secr‰taire
d'honneur notre v‰n‰r‰ Domarochinier. Je vois sur les visages que
l'unanimit‰ est faite. Et qui sera le secr‰taire adjoint?
- Vanderbild secr‰taire adjoint!
- Vanderbild? Mon dieu... On propose d'‰lire Vanderbild comme
secr‰taire adjoint. Y a-t-il d'autres propositions? Qui est pour? Contre?
Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?
- Moi?
- Oui, oui. Vous, pr‰cis‰ment.
- Je ne vois pas l'int‰rŠt. Pourquoi chercher € sortir les tripes €
quelqu'un? §a va d‰j€ assez mal pour lui comme ‡a.
- D'accord. Et vous?
- C'est pas tes oignons.
- Comme vous voudrez... Secr‰taire adjoint, ‰crivez : deux abstentions.
Commen‡ons. Qui veut prendre la parole le premier? Pas de candidats? Je
commence donc. Employ‰ Perets, r‰pondez € la question suivante. "Quelles
distances avons-nous parcouru dans l'intervalle compris entre les ann‰es
vingt-cinq et trente : a) € pied, b) par voie de transport terrestre, c) par
voie de transport a‰rien?" Ne vous pressez pas, r‰fl‰chissez. Vous avez un
crayon et du papier.
Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha € se souvenir.
Le camion ‰tait agit‰ par les cahots. Au d‰but, tout le monde le regardait,
puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :
- Je n'ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le mat‰riel
qu'il y a? Dans le terrain vague derriˆre les ateliers, vous avez vu? Et
vous savez ce que c'est, comme mat‰riel? En r‰alit‰, il est dans des caisses
clou‰es, et personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce
que j'ai vu avant-hier soir? Je m'‰tais arrŠt‰ pour fumer une cigarette, et
tout € coup j'entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi
d'une caisse, une ‰norme, comme une maison, qui cˆde et qui s'ouvre comme un
portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la d‰crire, vous
comprenez pourquoi. Mais ce spectacle... Elle est rest‰e l€ quelques
secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc
tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentr‰e dans la
caisse et le couvercle s'est referm‰. Je ne me sentais pas € l'aise et je
n'en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : "Je vais tout de
mŠme aller voir au " D "." J'y suis all‰, et je me suis senti tout glac‰ :
la caisse ‰tait tout € fait normale, pas trace de fente, mais la paroi ‰tait
clou‰e DE L'INTERIEUR! Avec des clous brillants qui d‰passaient €
l'ext‰rieur d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi est-ce qu'elle est
sortie? Et est-ce qu'elle est la seule? Peut-Štre que la nuit elles vont
toutes comme ‡a... inspecter. Et pendant qu'on se pr‰occupe de
surpeuplement, en attendant elles nous pr‰parent pour un de ces jours une
nuit de la Saint-Barth‰l‰my, et elles jetteront nos os du haut de la
falaise. Et peut-Štre mŠme pas des os, mais de la bouillie d'ossements..."
Quoi? Non merci, mon cher, dis-le toi-mŠme € ceux du G‰nie, si tu veux.
Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou
non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...
- Alors, Perets, vous Štes prŠt?
- Non, dit Perets, je n'arrive pas € me souvenir. C'‰tait il y a
longtemps.
- Etrange. Moi, par exemple, je me souviens trˆs bien. Six mille sept
cent un kilomˆtres par voie ferr‰e, soixante-dix mille cent cinquante-trois
kilomˆtres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de
n‰cessit‰ personnelle), quinze mille sept kilomˆtres € pied. Et je suis plus
vieux que vous. Etrange, ‰trange, Perets... Bon... Passons au point suivant.
Quels sont les jouets que vous pr‰f‰riez quand vous ‰tiez d'‚ge pr‰scolaire?
- Les tanks m‰caniques, dit Perets en s'‰pongeant le front. Et les
automitrailleuses.
- Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'‰tait avant d'aller € l'‰cole, en
des temps, disons, beaucoup plus recul‰s. Bien que moins responsables,
n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses... Point
suivant. A quel ‚ge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre
parenthˆses - pour un homme? L'expression entre parenthˆses concerne, en
rˆgle g‰n‰rale, les femmes. Vous pouvez r‰pondre.
- Il y a longtemps, dit Perets. §a se passait il y a trˆs longtemps.
- Pr‰cis‰ment!
- Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.
Le pr‰sident haussa les ‰paules.
- Je n'ai rien € cacher. Cela m'est arriv‰ pour la premiˆre fois €
l'‚ge de neuf ans, un jour o™ on me baignait avec ma cousine... A vous
maintenant.
- Je ne peux pas, dit Perets. Je ne d‰sire pas r‰pondre € de telles
questions.
- Idiot, lui chuchota une voix € l'oreille. Invente quelque chose qui
fasse s‰rieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiˆtes? Qui va aller v‰rifier?
- D'accord, dit Perets, soumis. C'‰tait € l'‚ge de dix ans, le jour o™
on m'a baign‰ avec mon chien Mourka.
- Trˆs bien! s'exclama le pr‰sident. Et maintenant, ‰num‰rez les
maladies des membres inf‰rieurs dont vous avez souffert.
- Rhumatismes.
- Et puis?
- Claudication intermittente.
- Trˆs bien. Et encore?
- Rhume, dit Perets.
- Ce n'est pas une maladie des membres inf‰rieurs.
- Je ne sais pas. Chez vous, peut-Štre que non, mais chez moi c'est une
maladie des membres inf‰rieurs. J'avais les pieds tremp‰s, et je me suis
enrhum‰.
- Admettons... Et ensuite?
- §a ne suffit pas?
- Comme vous voudrez. Mais je vous pr‰viens : plus il y en a, mieux ‡a
vaut.
- Gangrˆne spontan‰e, dit Perets. Suivie d'amputation. §a a ‰t‰ la
derniˆre maladie des membres inf‰rieurs dont j'ai eu € souffrir.
- §a suffira, maintenant. Question suivante. Votre position
philosophique, rapidement.
- Mat‰rialisme, dit Perets.
- Quel genre de mat‰rialisme, pr‰cis‰ment?
- Emotionnel.
- Je n'ai plus de questions € poser. Et vous, messieurs?
Il n'y avait plus de questions. Les employ‰s somnolaient ou parlaient
entre eux, le dos tourn‰ au pr‰sident. Le camion roulait maintenant plus
lentement. Il commen‡ait € faire trˆs chaud et de la forŠt venait une odeur
humide, une odeur puissante et d‰sagr‰able qui en temps normal ne parvenait
pas jusqu'€ l'Administration. Le camion roulait moteur coup‰ et l'on
entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.
- Je suis ‰tonn‰ quand je vous considˆre, disait le secr‰taire adjoint
qui avait lui aussi tourn‰ le dos au pr‰sident. Il y a l€ une sorte de
pessimisme morbide. L'homme est par nature optimiste, d'une part. D'autre
part et surtout, vous ne croyez tout de mŠme pas que le Directeur pense
moins que vous € toutes ces choses-l€? Ce serait ridicule. Dans son dernier
discours, le Directeur, s'adressant € moi, a ‰voqu‰ des perspectives
grandioses. J'ai ‰t‰ tout bonnement transport‰ d'enthousiasme, je n'ai pas
honte de le reconnaŽtre. J'ai toujours ‰t‰ optimiste, mais le tableau qu'il
a fait... Si vous voulez le savoir, tout va Štre d‰moli, tous ces entrep”ts,
ces cottages... Il y aura des b‚timents d'une splendeur aveuglante, en
mat‰riaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des
jardins suspendus, des buvettes en cristal! Des escaliers qui monteront €
l'assaut du ciel! De belles femmes € la taille flexible, € la peau ‰lastique
et bronz‰e! Des bibliothˆques! Des muscles! Des laboratoires! Pleins de
soleil et de lumiˆre! Des horaires libres! Des automobiles, des
hydroglisseurs, des dirigeables! Des r‰unions contradictoires, l'instruction
pendant le sommeil, le cin‰ma en relief... Aprˆs leurs heures de travail,
les collaborateurs pourront aller dans les bibliothˆques, m‰diter, composer
des m‰lodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois,
se lire leurs vers!...
- Et toi, qu'est-ce que tu feras?
- De la sculpture sur bois.
- Et quoi encore?
- Ecrire des vers. On m'apprendra € ‰crire des vers, j'ai une bonne
‰criture.
- Et moi, qu'est-ce que je ferai?
- Tout ce que tu voudras, dit g‰n‰reusement le secr‰taire adjoint.
Sculpter le bois, ‰crire des versCe que tu voudras.
- Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis math‰maticien.
- Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des math‰matiques jusqu'€
plus soif!
- Je fais d‰j€ des math‰matiques jusqu'€ plus soif.
- Maintenant tu re‡ois un salaire pour ‡a. Idiot. Tu pourras sauter de
la tour € parachute.
- Pourquoi?
- Comment, pourquoi? C'est int‰ressant...
- M'int‰resse pas.
- Alors qu'est-ce que tu veux faire? Il n'y a rien d'autre que les
math‰matiques qui t'int‰resse?
- Oui, rien d'autre peut-Štre... Tu travailles toute la journ‰e, et le
soir tu es si abruti que tu ne t'int‰resses plus € rien d'autre.
- C'est simplement que tu as un esprit born‰. §a fait rien, on te le
d‰veloppera. On te trouvera des talents, tu te mettras € composer de la
musique, ou € sculpter quelque chose...
- Composer de la musique, ce n'est pas le problˆme. Mais pour trouver
des auditeurs...
- Moi, je t'‰couterai avec plaisir... Perets, voil€...
- C'est seulement ce que tu crois. Tu ne m'‰couteras pas. Et tu ne
composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de
bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaŽs. Et
je connais tout le monde ici. Vous vous traŽnerez de la buvette en cristal
au buffet en diamant. Surtout si l'horaire est libre. Je n'ose mŠme pas
penser € ce qui se passerait si on vous donnai; la libert‰ d'horaire.
- Tout homme est un g‰nie en quelque chose, r‰pliqua le secr‰taire
adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a de g‰nial en lui. Nous n'en
avons mŠme pas l'id‰e, mais je suis peut-Štre un g‰nie de la cuisine et toi,
mettons, un g‰nie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et
nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'€ l'avenir il
y aura des sp‰cialistes qui s'occuperont de ‡a, qu'ils chercheront €
d‰couvrir nos virtualit‰s cach‰es.
- Tu sais, les virtualit‰s, ce n'est pas quelque chose de trˆs clair.
Je ne dis pas le contraire, peut-Štre qu'il y a r‰ellement du g‰nie en
chacun de nous. Mais que faire si ce g‰nie ne peut trouver € s'appliquer que
dans un pass‰ recul‰ ou un futur lointain, alors que, dans le pr‰sent, il
n'est mŠme pas consid‰r‰ comme du g‰nie, que tu l'aies manifest‰ ou non?
C'est bien, ‰videmment, si tu te r‰vˆles un g‰nie de la cuisine. Mais
comment reconnaŽtrat-on que tu es un cocher de g‰nie, Perets un tailleur de
pointes de silex de g‰nie, et moi le g‰nial d‰couvreur d'un champ X dont
personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans... C'est alors,
comme disait le poˆte, que se tournera vers nous la face noire du loisir...
- Eh, les gars, dit quelqu'un, on a rien pris € bouffer avec nous. Le
temps d'arriver, de toucher l'argent...
- Stoan s'en occupera.
- Et comment, que Stoan s'en occupera! Ils en sont aux rations, chez
eux.
- Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...
- Tant pis, on verra bien, on est d‰j€ € la barriˆre.
Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forŠt,
et la route s'y enfon‡ait comme un fil dans un tapis persan. Le camion
d‰passa une pancarte de contre-plaqu‰ o™ l'on Usait :
"ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!"
On voyait d‰j€ la barriˆre baiss‰e, l'abri-champignon € c”t‰, et plus €
droite, les barbel‰s, les protub‰rances blanches des isolateurs et les
treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s'arrŠta. Tout le
monde se mit € regarder le garde qui, debout, les jambes crois‰es, un fusil
sous le bras, ‰tait en train de somnoler sous l'abri-champignon. Une
cigarette ‰teinte pendait € sa lˆvre et tout autour de lui le terrain ‰tait
jonch‰ de m‰gots. A c”t‰ de la barriˆre se dressait un poteau couvert de
pancartes :
"ATTENTION, FORET"
"PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"
"DEFENSE DE CONTAMINER!"
Le chauffeur klaxonna discrˆtement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un
regard embrum‰ autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de
la voiture.
- Vous avez l'air d'Štre beaucoup, l€-dedans, dit-il d'une voix
sifflante. Vous venez pour les sous?
- C'est cela, dit obs‰quieusement l'ex-pr‰sident.
- Bien, c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion,
grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur
un ton de reproche :
- Oh l€ l€, ce que vous Štes nombreux. Et vos mains, elles sont
propres?
- Propres! r‰pondirent en choeur les employ‰s. Quelques-uns exhibˆrent
mŠme leurs mains.
- Tout le monde les a propres?
- Tout le monde!
- §a va, dit le garde.
Il passa la moiti‰ du corps dans la cabine et on l'entendit dire :
- Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en a combien? Ah-ah... Tu
mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, ‰coutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut
Voldemar! Tu continues € rouler?... Moi, je monte toujours la garde. Montre
ta carte... Allons quoi, t'excite pas, montre un peu que je voie... En
rˆgle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce que tu as € ‰crire des num‰ros de
t‰l‰phone sur ta carte? Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je
vois. Donne, je vais la noter aussi... Bon, merci. Allez-y, vous pouvez
passer.
Il sauta du marchepied, faisant voler la poussiˆre avec ses bottes,
alla € la barriˆre et pesa sur le contrepoids. La barriˆre se leva
lentement, les cale‡ons qui la garnissaient tombˆrent dans la poussiˆre. Le
camion s'‰branla.
Dans la caisse, tout le monde s'‰tait remis € faire du vacarme, mais
Perets n'entendait pas. Il entrait dans la forŠt. La forŠt se rapprochait,
s'avan‡ait, se faisait de plus en plus haute, pareille € une vague de
l'oc‰an, et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel,
d'espace ni de temps, la forŠt avait pris leur place. Il n'y avait plus
qu'un d‰fil‰ de teintes sombres, un air ‰pais et humide, des senteurs
‰tranges, comme une odeur de graillon, et un arriˆre-go›t acre dans la
bouche. Seule l'oue n'‰tait pas touch‰e : les bruits de la forŠt ‰taient
‰touff‰s par le hurlement du moteur et le bavardage des employ‰s. Ainsi
voici la forŠt, se r‰p‰tait Perets, me voici dans la forŠt, se r‰p‰tait-il
stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais € l'int‰rieur, participant.
Je suis dans la forŠt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage,
le chatouilla, se d‰tacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda :
c'‰tait un filament long et fin provenant d'un v‰g‰tal, ou peut-Štre d'un
animal, € moins que ce ne f›t simplement un attouchement de la forŠt, geste
d'accueil amical ou palpation soup‡onneuse ; il ne fit pas un geste vers le
filament.
Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le
brun se retiraient, soumis, loin en arriˆre, tandis que sur les bas-c”t‰s se
traŽnaient en d‰sordre les colonnes de l'arm‰e d'invasion, v‰t‰rans oubli‰s,
noirs bulldozers cabr‰s aux boucliers rouilles furieusement lev‰s, tracteurs
€ demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanim‰es, sur le sol,
camions sans roues et sans vitres - tous morts, abandonn‰s € jamais, mais
continuant € diriger hardiment vers l'avant, vers les profondeurs de la
forŠt leurs radiateurs d‰fonc‰s et leurs phares ‰clat‰s. Et tout autour la
forŠt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et
enflamn‰e, trompait la vue en avan‡ant et reculant, embrouillait, se moquait
et riait, la forŠt ‰tait tout entiˆre insolite, indescriptible et
‰coeurante.
Perets ouvrit la portiˆre du tout-terrain et regarda vers les
broussailles. Il ne savait pas ce qu'il devait voir. Quelque chose qui
ressemblerait € du kissel naus‰abond. Quelque chose d'extraordinaire,
d'impossible € d‰crire. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, de
plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c'‰taient les
gens, et c'est pourquoi Perets ne vit qu'eux. Ils s'approchaient du
tout-terrain, minces et souples, ‰l‰gants et assur‰s, ils marchaient
l‰gˆrement, sans faire de faux pas, choisissant imm‰diatement et s›rement
l'endroit o™ poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la
forŠt, d'y Štre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait
d‰j€, et il est mŠme probable qu'ils ne faisaient pas semblant mais qu'ils
le croyaient vraiment, alors que la forŠt ‰tait suspendue au-dessus de leurs
tŠtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs,
feignant habilement d'Štre une amie familiˆre, soumise et simple - d'Štre
leur. En attendant. Pour un temps...
- Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme - Rita, disait
l'ex-chauffeur Touzik.
Il ‰tait € c”t‰ du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement
‰cart‰es, retenant entre ses cuisses une moto r‚lante et tremblante.
- Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin... Il la
suit de prˆs.
Quentin et Rita s'approchˆrent et Stoan quitta le volant pour aller €
leur rencontre.
- Alors, comment va-t-elle? demanda Stoan.
- Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur.
Quoi, les sous sont arriv‰s?
- C'est Perets, dit Stoan. Je vous ai racont‰.
Rita et Quentin sourirent € Perets. Il n'avait pas eu le temps de les
examiner, et Perets pensa fugitivement qu'il n'avait jamais vu de femme
aussi ‰trange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.
- Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant € sourire tristement. Vous
Štes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?
- Je ne vois toujours pas, dit Perets.
Il ne faisait pas de doute que cette ‰tranget‰ et ce malheur ‰taient
attach‰s l'un € l'autre par des liens ind‰finissables mais extrŠmement
solides.
Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
- Mais ne regardez pas l€, dit Quentin. Regardez tout droit, tout
droit! Vous ne voyez pas?
Alors, Perets vit et oublia aussit”t les gens. C'‰tait apparu comme
l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette
enfantine du type "O™ est cach‰ le chasseur?", et une fois qu'on l'avait
trouv‰e, on ne pouvait plus la perdre de vue. C'‰tait tout prˆs, ‡a
commen‡ait € une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier.
Perets avala convulsivement sa salive.
Une colonne vivante s'‰levait vers les couronnes des arbres, un
faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se
tendaient, un faisceau qui per‡ait le feuillage dense et s'‰lan‡ait encore
plus haut, vers les nuages. Et il ‰tait n‰ du cloaque gras, du cloaque
bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonfl‰ des bulles d'une
chair primitive qui se formait f‰brilement et se d‰composait aussit”t,
d‰versant les produits de sa d‰composition sur les rives plates, crachant
une bave gluante... Et tout d'un coup, comme si d'invisibles filtres
acoustiques avaient ‰t‰ mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre
au milieu du r‚le de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots,
gargouillis, longs g‰missements mar‰cageux ; et en mŠme temps s'avan‡ait un
v‰ritable mur d'odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de
bile fraŽche, de s‰rum, de colle chaude - et ce fut seulement alors que
Perets vit les masques € oxygˆne suspendus sur la poitrine de Rita et
Quentin, et aper‡ut Stoan qui, avec une grimace de d‰go›t, portait € son
visage l'embouchure du masque. Mais lui-mŠme ne tenta pas de mettre le
masque, comme s'il esp‰rait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses
yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racont‰...
- §a pue chez vous, dit Touzik. Comme € la morgue...
Et Quentin dit € Stoan :
- Tu devrais dire € Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un
poste de travail insalubre. On a droit € du lait, du chocolat...
Rita fumait pensivement rejetant la fum‰e par ses fines narines
mobiles.
Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords,
tremblants ; toutes leurs branches ‰taient tourn‰es du mŠme c”t‰ et
fl‰chissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d'‰paisses lianes
moussues que le cloaque accueillait en lui, d‰pouillait de leur substance et
s'assimilait, de la mŠme maniˆre qu'il pouvait dissoudre et transformer en
sa propre chair tout ce qui l'entourait...
- Pertchik, dit Stoan, n'‰carquille pas les yeux comme ‡a, tu vas les
perdre.
Perets sourit, mais il savait € quel point son sourire paraissait
contraint.
- Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.
- Pour le cas o™ on resterait embourb‰. Ils suivent le chemin, moi
j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si
on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
- Vous vous embourberez forc‰ment, dit Quentin.
- Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une id‰e bŠte, je
vous l'ai dit tout de suite.
- Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Stoan. Tu es pas pour
grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant € Quentin :
- §a commence bient”t? Quentin consulta sa montre.
- Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes.
Donc il reste... il reste... il reste rien du tout. Regarde, il a d‰j€
commenc‰.
Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes
et convulsives, il avait commenc‰ € expulser l'un aprˆs l'autre sur ses
rives plates des morceaux d'une p‚te blanch‚tre, agit‰e de brefs frissons,
qui roulaient sur la terre, aveugles et sans d‰fense, puis se figeaient sur
place, s'aplatissaient, ‰tiraient des simulacres de pattes prudents et
commen‡aient € se mouvoir d'une maniˆre raisonn‰e, encore inquiets et
d‰sordonn‰s dans leurs mouvements, mais tous suivant une mŠme direction, une
direction bien d‰termin‰e : tant”t ils se heurtaient, tant”t ils
s'‰cartaient l'un de l'autre, mais tous ils suivaient la mŠme direction, la
mŠme ligne qui partait de la matrice pour s'enfoncer loin dans la
broussaille, unique flot blanch‚tre de fourmis g‰antes, maladroites et
glaireuses...
- Par ici, c'est tout du mar‰cage, disait Touzik. Tu vas Štre si bien
coll‰ qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les c‚bles
casseront.
- Et si tu venais avec nous? dit Stoan € Quentin.
- Rita est fatigu‰e.
- Eh bien! Rita n'a qu'€ rentrer chez elle, et nous on y va... Quentin
h‰sitait.
- Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.
- Oui, je rentre € la maison, dit Rita.
- C'est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite.
On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoan?
Rita jeta son m‰got et, sans dire au revoir, prit le chemin de la
station. Quentin pi‰tina quelques instants, ind‰cis, puis dit doucement €
Perets :
- Permettez... que je passe...
Il se glissa sur la banquette arriˆre et € ce moment la moto rugit
effroyablement, ‰chappa au contr”le de Touzik, fit un grand bond en hauteur
et fila droit vers le cloaque.
- ArrŠte! cria Touzik, accroupi. O™ vas-tu? Tout le monde ‰tait fige
sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra
et tomba dans le cloaque. Tous s'avancˆrent. Il sembla € Perets que le
protoplasme s'‰tait incurv‰ sous la moto, comme pour amortir la chute,
l'avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s'‰tait referm‰ sur
elle. La moto s'‰tait tue.
- Abruti par l'alcool! dit Touzik € Stoan. Qu'est-ce que tu as encore
fait?
Le cloaque ‰tait maintenant une gueule qui su‡ait, qui d‰gustait, qui
se d‰lectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une
personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de la langue d'une joue €
l'autre. La moto tourbillonnait dans la masse ‰cumante, disparaissait,
reparaissait, agitant d‰sesp‰r‰ment les cornes de son guidon, et paraissait
plus petite € chacune de ses apparitions : sa structure de m‰tal s'‰tiolait,
devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu'on
voyait maintenant vaguement apparaŽtre € travers elle les entrailles du
moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une
derniˆre fois et on ne la revit plus.
- Elle a ‰t‰ bouff‰e, dit Touzik avec une joie idiote.
- Abruti par l'alcool, r‰p‰ta Stoan, tu me le paieras. Tu en as pour
toute ta vie € payer.
- Bon, ‡a va, dit Touzik. Mais qu'est-ce que j'ai fait? J'ai tourn‰ la
poign‰e des gaz dans le mauvais sens (il s'adressait maintenant € Perets),
et elle m'a ‰chapp‰. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu r‰duire
les gaz, pour que ‡a fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai pas tourn‰
du bon c”t‰. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs
c'‰tait une vieille moto... Donc je m'en vais. (Il s'adressait € nouveau €
Stoan.) J'ai plus rien € faire ici? Je rentre chez moi.
- Qu'est-ce que tu regardes comme ‡a? dit soudain Quentin avec une
telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
- Qu'est-ce que ‡a peut te faire? dit Touzik. Je regarde o™ je veux.
Il regardait en direction du sentier, vers l'endroit o™, sous la vo›te
‰paisse d'un vert jaun‚tre, dansait encore, s'‰loignant peu € peu, la cape
orange de Rita.
- Non, laissez-moi, dit Quentin € Perets. Je vais m'expliquer avec lui.
- O™ vas-tu, mais o™ tu vas? bredouilla Stoan. Calme-toi, Quentin...
- Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu o™ il veut en
venir!
- Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrŠte, calme-toi!
- L‚che-moi, l‚che-moi, je te dis!
Ils s'agitaient bruyamment € c”t‰ de Perets, le bousculant des deux
c”t‰s. Stoan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la
veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux,
essayait d'une main de se lib‰rer de l'‰treinte de Stoan et de l'autre
pesait de toutes ses forces sur Perets pou- pouvoir l'enjamber. Il tirait
par saccades et € chaque fois se d‰gageait un peu plus de sa veste. Perets
saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait € suivre du
regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.
- Qu'est-ce qu'elle a € porter un pantalon, dit-il € Perets. Elles ont
trouv‰ ‡a maintenant, le pantalon...
- Ne le d‰fends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un
neurasth‰nique sexuel, mais un vulgaire salaud! Enlˆve-toi, ou tu vas
prendre aussi!
- Avant il y avait ces jupes, dit rŠveusement Touzik. Un morceau
d'‰toffe qu'elles s'enroulaient autour avec une ‰pingle pour le tenir. Alors
moi, je prenais l'‰pingle et...
Si cela s'‰tait pass‰ dans le parc... Si cela s'‰tait pass‰ € l'h”tel,
€ la bibliothˆque ou dans la salle des actes... Et cela s'‰tait pass‰ - dans
le parc, € la bibliothˆque et mŠme dans la salle des actes au cours de
l'expos‰ de Kim : "Ce que tout travailleur de l'Administration doit savoir
sur les m‰thodes de la statistique math‰matique." Et maintenant la forŠt
voyait et entendait tout cela - les cochonneries salaces qui faisaient
briller les yeux de Touzik, la face empourpr‰e de Quentin € la portiˆre de
la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoan €
propos du travail, de la responsabilit‰, de la bŠtise le claquement des
boutons arrach‰s sur les glaces de la cabine... Et on ne savait pas ce
qu'elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela
la d‰go›tait...
- ..., disait avec d‰lectation Touzik.
Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut
un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main € sa pommette et
regarda Perets, l'air abasourdi.
- Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
- Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les ‰paules. Ce qu'il y a,
c'est que je n'ai plus rien € faire ici, il y a plus de moto, vous voyez
bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?
Quentin s'enquit € voix haute :
- Il t'a mis sur la gueule?
- Oui, dit Touzik, d‰pit‰. Sur la pommette, en plein sur l'os...
Heureusement qu'il m'a pas eu € l'oeil.
- Tu l'as vraiment eu sur la gueule?
- Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.
- Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siˆge.
- Touz, dit Stoan, grimpe dans la voiture. Si on s'embourbe, tu nous
aideras € tirer.
- J'ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai
plut”t le volant.
On ne lui r‰pondit pas ; il grimpa sur le siˆge arriˆre et s'assit €
c”t‰ de Quentin. Perets prit place € c”t‰ de Stoan et ils partirent.
Les chiots avaient d‰j€ parcouru pas mal de chemin, mais Stoan, qui
guidait avec beaucoup d'adresse les roues droites sur le sentier et les
gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commen‡a € les suivre en
faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit
Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commen‡a € lui expliquer qu'il n'y
avait aucun mal dans son esprit, que de toute fa‡on il n'avait plus de moto,
‡a lui ‰tait ‰gal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal
chez lui, il reste un homme, forŠt ou pas forŠt, c'‰tait ‰gal... "On t'avait
d‰j€ tap‰ sur la gueule?" demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans
mentir, ‡a t'est d‰j€ arriv‰ ou non?", demandait-il € intervalles r‰guliers,
en interrompant Touzik. "Non, r‰pondait celui-ci, non, attends, finis
d'abord de m'‰couter..."
Perets frottait doucement son doigt enfl‰ et regardait les chiots. Les
enfants de la forŠt. Ou peut-Štre les serviteurs de la forŠt. Ou encore les
excr‰ments de la forŠt... Ils cheminaient lentement, infatigablement, en
colonne, les uns € la suite des autres, comme s'ils coulaient € la surface
de la terre, entre les troncs d'arbres pourris, les fondriˆres, les mares
d'eau dormante, dans l'herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le
sentier disparaissait, s'enfon‡ait dans une boue odorante, se cachait sous
les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous
les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours
restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussiˆre ne se collait
€ eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les
tachait pas. Ils coulaient avec une d‰termination obtuse et inhumaine, comme
s'ils suivaient une route familiˆre de tous temps connue. Ils ‰taient
quarante-trois.
"Je br›lais d'Štre ici et maintenant j'y suis, je vois enfin la forŠt
de l'int‰rieur, et je ne vois rien. J'aurais pu imaginer tout ‡a en restant
€ l'h”tel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir,
quand on n'arrive pas € s'endormir, quand tout est calme et que soudain au
milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme
en enfon‡ant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici, dans la forŠt,
j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se
transforment soudain en Selivan le traverseur de la forŠt - tout ce qu'il y
a de plus absurde, de plus sacr‰. Et tout ce qu'il y a dans
l'Administration, je peux l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu rester
chez moi et imaginer tout cela couch‰ sur le divan avec la radio € c”t‰ de
moi, en ‰coutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues
inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c'est la mŠme
chose qu'imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un
monde que quelqu'un a imagin‰, sans prendre la peine de me l'expliquer. Et
peut-Štre aussi de se l'expliquer € lui-mŠme. La maladie de la
compr‰hension, pensa soudain Perets. Voil€ de quoi je souffre. La maladie de
la compr‰hension."
II se pencha € la portiˆre et appliqua son doigt endolori sur la paroi
froide. Les chiots ne prŠtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne
soup‡onnaient probablement mŠme pas son existence. Il ‰manait d'eux une
odeur forte et d‰sagr‰able, leur enveloppe paraissait maintenant
transparente et sous elle on voyait comme des ombres se d‰placer par vagues.
- Si on en attrapait un? proposa Quentin. C'est trˆs simple, on
l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.
- §a en vaut pas la peine, dit Stoan.
Quentin :
- Pourquoi? De toute fa‡on, il faudra bien un un jour en attraper un.
Stoan :
- §a me fait un peu peur. D'abord, s'il crˆve, il faudra faire un
rapport ‰crit € Domarochinier...
Touzik :
- Nous, on les faisait cuire. §a me plaisait pas, mais les autres
disaient que c'‰tait bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je
supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mŠme genre de salet‰. §a
me d‰go›te...
Quentin :
- J'ai remarqu‰ une chose, leur nombre est toujours un nombre premier :
treize, quarantetrois, quarante-sept...
Stoan :
- Tu dis des bŠtises. J'en ai rencontr‰ dans la forŠt des groupes de
six, de douze...
Quentin :
- Dans la forŠt, je dis pas ; aprˆs, ils forment des groupes qui vont
chacun de leur c”t‰. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre
premier, tu peux v‰rifier dans la revue, j'ai enregistr‰ toutes les
port‰es...
Touzik :
- Et une autre fois, avec les autres, on avait attrap‰ une fille du
pays, ‡a avait ‰t‰ un sacr‰ rire...
Stoan :
- Eh bien! ‰cris un article.
Quentin :
- C'est d‰j€ fait. §a va me faire le quinziˆme...
Stoan :
- Moi j'en suis € dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui,
comme co-auteur?
Quentin :
- Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit
qu'actuellement le transport c'est primordial, mais Rita me conseille le
commandant.
Stoan :
- Surtout pas le commandant.
Quentin :
- Pourquoi?
Stoan :
- Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
Touzik :
- Le commandant coupait le k‰fir avec du liquide de frein. C'‰tait
quand il ‰tait responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on
avait jet‰ une poign‰e de punaises dans son appartement.
Stoan :
- On dit qu'il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront
moins de quinze articles suivront un traitement.
Quentin :
- Ah! oui, leurs traitements sp‰ciaux, je les connais. Sale coup. Les
cheveux s'arrŠtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...
" Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus
vite. Je n'ai plus rien € faire ici." Puis, il s'aper‡ut que la composition
de la colonne des chiots s'‰tait modifi‰e. Il compta : trente-deux chiots
avaient continu‰ tout droit, tandis que onze, rang‰s eux aussi en colonne,
avaient tourn‰ € gauche pour descendre vers l'‰tendue d'eau sombre et
immobile qui ‰tait apparue entre les arbres, € trˆs peu de distance du
tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement
‰bauch‰s du rocher de l'Administration € l'horizon. Les onze chiots se
dirigeaient avec d‰termination vers l'eau. Stoan fit taire le moteur et ils
descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche
tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement
les uns aprˆs les autres dans le lac.
- Ils coulent, dit avec ‰tonnement Quentin. Ils se noient.
Stoan prit une carte et l'‰tala sur le capot.
-C'est bien ‡a, dit-il. Le lac n'est pas indiqu‰. Ici il y a un village
qui est marqu‰, mais pas de lac... Voil€, il y a ‰crit : < Vill. Aborig.
Soixantedix fraction onze."
- C'est toujours comme ‡a, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans
la forŠt? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici
elles servent € rien. L€ il y a par exemple aujourd'hui une route, demain
une riviˆre, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbel‰s et un
mirador. Ou bien on tombera sur un entrep”t.
- §a me dit pas grand-chose de continuer, dit Stoan en s'‰tirant. §a
suffit peut-Štre pour aujourd'hui?
- Evidemment, ‡a suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye €
toucher. On retourne € la voiture.
- Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac,
une main en visiˆre audessus de ses yeux. Il me semble qu'il y a une bonne
femme qui se baigne l€-bas.
Quentin s'arrŠta.
- O™?
- Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
Quentin blŠmit soudain et se pr‰cipita € toutes jambes vers la voiture.
-O™ tu la vois? demanda Stoan.
- L€-bas, sur l'autre rive...
- Il n'y a rien du tout l€-bas, siffla Quentin.
Il ‰tait debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la
rive oppos‰e. Ses mains tremblaient.
- Sale baratineur... tu veux encore prendre sur la gueule... Rien du
tout l€-bas! r‰p‰ta-t-il en tendant les jumelles € Stoan.
- Comment ‡a, rien! dit Touzik. Je suis tout de mŠme pas bigleux, chez
moi on m'appelle Œilde-lynx...
- Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Stoan.
Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...
- Rien du tout l€-bas, marmonna Quentin. Tout ‡a c'est de la blague...
Il raconte n'importe quoi...
- Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je vous le
dis.
Perets tressaillit.
- Donnez-moi les jumelles, dit-il trˆs vite.
- On voit rien, dit Stoan en lui tendant les jumelles.
- Vous Štes bien tomb‰, si vous le croyez, marmonna Quentin qui
commen‡ait € se rass‰r‰ner.
- Parole, elle ‰tait l€, dit Touzik. Elle a d› plonger. Tout € l'heure,
elle ressortira.
Perets colla les jumelles € ses yeux. Il ne s'attendait pas € voir
quelque chose : c'e›t ‰t‰ trop simple. Et il ne vit rien. Il n'y avait que
l'‰tendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forŠt, et la
silhouette du rocher de l'Administration audessus de la crŠte dentel‰e des
arbres.
- Comment ‰tait-elle? demanda-t-il.
Touzik commen‡a € d‰crire en d‰tail, en s'aidant de ses mains, comment
elle ‰tait. Ce qu'il d‰crivait ‰tait trˆs all‰chant, et racont‰ avec
beaucoup de passion, mais ce n'‰tait pas ce que voulait Perets.
- Oui, bien s›r, dit-il. Oui... Oui...
"Peut-Štre est-elle all‰e € la rencontre des chiots", pensait-il,
secou‰ sur le siˆge arriˆre au c”t‰ d'un Quentin rembruni, tout en regardant
les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure - Touzik ‰tait en train de
m‚chonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forŠt, blanche,
froide, assur‰e, et elle est entr‰e dans l'eau, dans l'eau familiˆre, entr‰e
dans le lac comme j'entre dans la bibliothˆque ; elle s'est plong‰e dans le
cr‰puscule vert et mouvant et elle a nag‰ € la rencontre des chiots, et
maintenant elle les a d‰j€ rencontr‰s au milieu du lac, au fond, et elle les
a emmen‰s quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but. Et de nouveaux
‰v‰nements se pr‰pareront dans la forŠt, et peut-Štre, € de nombreux milles
d'ici, se produira ou commencera € se produire quelque chose d'autre : au
milieu des arbres commenceront € bouillonner des bouff‰es de brouillard
lilas qui ne sera pas du tout du brouillard - € moins qu'un autre cloaque
n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiˆre, ou que les aborigˆnes
bigarr‰s qui, tout r‰cemment encore, restaient paisiblement assis € regarder
des films instructifs et € ‰couter patiemment les explications dispens‰es
par le zˆle de B‰atrice Vakh ne se lˆvent soudain et partent dans la forŠt
pour ne plus jamais revenir... Et tout sera rempli d'un sens profond, de
mŠme qu'est plein de sens chaque mouvement d'un m‰canisme complexe, et tout
sera pour nous ‰trange et donc insens‰, pour nous ou en tout cas pour ceux
d'entre nous qui ne peuvent encore s'habituer € l'absence de sens et la
prendre pour la norme."
Et il ressentit l'importance de chacun des ‰v‰nements, de chacun des
ph‰nomˆnes qui l'entouraient : du fait qu'il ne pouvait y avoir
quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la port‰e, du fait que le tronc
de cet arbre ‰tait pr‰cis‰ment couvert d'une mousse rouge, du fait qu'on ne
voyait pas le ciel au-dessus du sentier € cause des branches hautes des
arbres.
Le tout-terrain ‰tait secou‰, Stoan roulait trˆs lentement et Perets
aper‡ut de loin € travers le pare-brise un poteau pench‰ muni d'une pancarte
qui portait une inscription. L'inscription ‰tait d‰lav‰e et rong‰e par les
pluies, c'‰tait une trˆs vieille inscription trac‰e sur une trˆs vieille
planche d'un gris sale, clou‰e au poteau par deux ‰normes clous rouilles :
"Ici, il y a deux ans, s'est tragiquement noy‰ le traverseur de la
forŠt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacr‰."
"Que faisais-tu l€, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te
noyer ici? Tu ‰tais certainement un bon gar‡on, tu avais une tŠte ras‰e, une
m‚choire carr‰e et velue, une dent en or, des tatouages, tu en ‰tais couvert
de la tŠte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et € ta
main droite il manquait un doigt qu'on t'avait arrach‰ d'un coup de dent
dans une bagarre d'ivrognes. Tu n'avais ‰videmment pas le coeur € Štre un
traverseur de la forŠt, mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi
: tu devais purger ta peine sur le rocher o™ se trouve maintenant
l'Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la
forŠt. Et l€ tu n'as pas ‰crit d'articles, tu n'y pensais mŠme pas, tu
pensais € d'autres articles, qui avaient ‰t‰ ‰crits avant toi et contre toi.
Et tu as construit l€ une route strat‰gique, tu as pos‰ des dalles de b‰ton,
tu as profond‰ment entaill‰ les flancs de la forŠt pour que des bombardiers
octimoteurs puissent, en cas de n‰cessit‰, se poser sur cette route. Mais la
forŠt pouvait-elle supporter cela? Tu vois, elle l'a noy‰ dans un endroit
sec. Mais dans dix ans, on t'‰lˆvera un monument, et peut-Štre donnera-t-on
ton nom € un caf‰ quelconque. Le caf‰ s'appellera " Chez Gustav ", et le
chauffeur Touzik ira y boire du k‰fir et caresser les gamines ‰bouriff‰es de
la chorale locale..."
"Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour
les raisons qui auraient d› les lui valoir. La premiˆre fois, il avait ‰t‰
envoy‰ en colonie p‰nitentiaire pour vol de papierposte, la deuxiˆme pour
infraction € la r‰glementation sur les passeports.
"Stoan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de k‰fir, rien. Il aime d'un
amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n'a jamais aim‰ d'un amour
tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiˆme article, il offrira €
Alevtina son bras et son coeur, et sera repouss‰ malgr‰ ses articles, malgr‰
ses larges ‰paules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas
ceux qui ont le nez trop propre, les soup‡onnant - non sans raison - d'Štre
des pervers d'un raffinement inconcevable. Stoan vit dans la forŠt, qu'€ la
diff‰rence de Gustav il a rejointe de son plein gr‰, et ne se plaint jamais
de rien, bien que la forŠt ne soit pour lui qu'un immense d‰potoir de
mat‰riaux vierges destin‰s € l'‰criture d'articles qui lui ‰pargneront le
traitement...
"On peut s'‰tonner € l'infini qu'il y ait des gens capables de
s'habituer € le forŠt, et pourtant ces gens sont l'‰crasante majorit‰. La
forŠt les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif,
ou comme endroit o™ beaucoup de choses sont permises, ou encore comme
endroit o™ l'on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils
d‰couvrent soudain que " c'est le mŠme g‚chis ici que partout ailleurs ", ce
qui les r‰concilie avec l'‰tranget‰ de la forŠt, mais aucun d'entre eux n'a
l'intention d'y terminer ses jours... Quentin par exemple, € ce qu'on dit,
ne vit ici que parce qu'il a peur de laisser sa Rita sans surveillance.
Rita, elle, refuse absolument d'aller ailleurs et ne parle jamais €
personne. Pourquoi...
"Et puisque j'en suis € Rita... Rita peut partir dans la forŠt et n'en
pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forŠt. Rita
enfreint tous les rˆglements, et personne n'ose lui faire d'observations.
Rita n'‰crit pas d'articles. Rita, d'une maniˆre g‰n‰rale, n'‰crit rien, pas
mŠme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir
chez la buffetiˆre, si elle n'est pas occup‰e avec quelqu'un d'autre... A la
station, tout se sait... Le soir ils allument la lumiˆre dans le club, ils
branchent le phono, ils boivent follement du k‰fir et la nuit, sous la lune,
jettent les bouteilles dans les lacs - € qui lancera le plus loin. Ils
dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, ‰changent leurs femmes.
Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forŠt d'‰prouvette en
‰prouvette, examinent la forŠt au microscope, la comptent sur leurs
arithmomˆtres, tandis que la forŠt autour d'eux, suspendue au-dessus d'eux,
pousse ses v‰g‰tations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous
leurs fenŠtres, dans les heures ‰touffantes qui pr‰cˆdent l'orage, des
foules d'arbres errants, sans peut-Štre comprendre elle non plus ce qu'ils
sont, pourquoi ils sont l€ et pourquoi ils sont, d'une maniˆre g‰n‰rale...
"Heureusement, je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n'ai
rien compris, rien trouv‰ de ce que je voulais trouver, mais je sais
maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais
rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre moi et la
forŠt, la forŠt ne m'est pas plus proche que l'Administration. Mais en tout
cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai
que vienne le temps..."
La cour de la station ‰tait vide. Il n'y avait pas un camion, pas de
queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que la valise de Perets au beau
milieu du perron et son manteau gris accroch‰ au garde-corps de la v‰randa.
Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui.
Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient d‰j€ vers le
r‰fectoire d'o™ venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon.
Stoan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage.
Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono
d‰chaŽn‰, les bavardages stupides, le k‰fir, "encore un petit verre
peut-Štre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...
Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit
d'un air courrouc‰ :
- Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.
Perets s'avan‡a d'un pas rapide vers le guichet.
- L€, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas l€, l€.
Qu'est-ce que vous avez € trembler des mains comme ‡a? Tenez...
Il se mit € compter des billets.
- O™ sont les autres? demanda Perets.
- Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.
- Non, je pensais €...
- Cela n'int‰resse personne, ce € quoi vous pensiez. Je ne peux pas
changer pour vous la proc‰dure en usage. Voil€ votre salaire. Vous l'avez
per‡u?
- Je voulais savoir...
- Je vous demande si vous avez per‡u votre salaire. Oui ou non?
- Oui.
- Enfin. Maintenant voil€ votre prime. Vous l'avez per‡ue?
- Oui.
- C'est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis press‰. Je
dois Štre € l'Administration avant sept heures.
- Je voulais simplement demander, pla‡a € la h‚te Perets, o™ ‰taient
les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener...
sur le Continent...
- Le Continent, je ne peux pas. Je dois Štre € l'Administration.
Permettez, je ferme le guichet.
- Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
- Ce n'est pas la question. Vous Štes adulte, vous devez comprendre. Je
suis caissier. J'ai des feuilles de paye. Et s'il leur arrivait quelque
chose? Enlevez votre coude.
Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre
obscurcie par la salet‰, il regardait le caissier ramasser les feuilles de
paye, les froisser n'importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand
soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrˆrent,
liˆrent les mains du caissier, lui passˆrent une boucle autour du cou et
l'un d'eux l'emmena au bout de la corde tandis que l'autre prenait la
sacoche et parcourait la piˆce du regard - et aper‡ut Perets. Ils
s'entre-regardˆrent quelques instants € travers la vitre sale, puis, avec
une lenteur et une pr‰caution infinie, comme s'il craignait d'effrayer
quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la mŠme lenteur
et la mŠme pr‰caution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le
fusil qui ‰tait appuy‰ contre le mur. Perets attendait, glac‰ et sans y
croire. Le garde prit le fusil et sortit € reculons en refermant la porte
derriˆre lui. La lumiˆre s'‰teignit.
Perets se d‰tacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds
jusqu'€ sa valise, s'en empara et se pr‰cipita au-dehors, le plus loin
possible de cet endroit. Il se dissimula derriˆre le garage et vit le garde
apparaŽtre sur le perron en tenant le fusil baonnette crois‰e, regarder €
gauche, € droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de
Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, aprˆs un dernier regard
circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.
Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les
fenŠtres ‰clair‰es, barbouill‰es de craie jusqu'€ leur moiti‰. Derriˆre
elles, des ombres passaient, sur le toit l'aube grillag‰e du radar tournait
silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forŠt les
cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s'alluma quelque part et
promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-d‰verseur au
coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte
en tressautant au passage d'une fondriˆre, suivi par le faisceau du
projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait
d'allumer une cigarette en s'abritant du vent et on voyait, enroul‰e autour
de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la
fenŠtre entrouverte de la cabine.
Le camion s'‰loigna, le projecteur s'‰teignit. Dans la cour passa,
ombre sinistre traŽnant d'‰normes bottes, un deuxiˆme garde arm‰ d'un fusil
qu'il tenait sous son bras. De tempe en temps il s'arrŠtait pour se pencher
et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en
sueur et, fig‰ d'angoisse, le suivit des yeux.
La forŠt r‰sonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient
quelque part. Une lumiˆre jaillit au premier ‰tage et quelqu'un dit d'une
voix forte : "On ‰touffe, chez toi." Dans l'herbe tomba quelque chose de
rond et brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit €
nouveau d‰faillir mais comprit ensuite que ce n'‰tait qu'une bouteille de
k‰fir vide. "A pied, pensa-t-il, il faut que j'y aille € pied. Vingt
kilomˆtres € travers la forŠt. Malheureusement, € travers la forŠt. Elle ne
verra maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue,
ployant sous le poids d'une valise qu'on ne sait trop pourquoi il ne se
d‰cide pas € abandonner. Je me traŽnerai et la forŠt hurlera et rugira des
deux c”t‰s..."
Le garde reparut dans la cour. Il n'‰tait plus seul mais accompagn‰ de
quelqu'un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu'un d'‰norme, €
quatre pattes. Ils s'arrŠtˆrent au milieu de la cour et Perets entendit le
garde qui marmonnait : "Tiens, l€, tiens... Mais ne bouffe pas, imb‰cile,
flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau, faut le flairer. Hein?
Cherche, on te dit." Celui qui ‰tait € quatre pattes geignait et glapissait.
"Eh! dit soudain le garde d'une voix exc‰d‰e, il y a que les puces que tu
sais chercher... Pheuh!" Ils se s‰parˆrent dans l'obscurit‰. Des talons
sonnˆrent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et
d'humide vint s'appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit
tomber C'‰tait un ‰norme chien loup qui glapit de maniˆre € peine audible,
exhala un profond soupir et posa une tŠte lourde sur les genoux de Perets.
Perets le caressa derriˆre l'oreille. Le chien loup b‚illa et ‰tait sur le
point de s'installer, apprivois‰, quand ‰clata au premier ‰tage la musique
d'un phono. Le chien loup se jeta de c”t‰ en silence et s'enfuit en courant.
Le phono se d‰chaŽnait, il n'y avait plus rien d'autre que lui € des
kilomˆtres € la ronde. Alors, exactement comme dans un film d'aventures,
silencieusement la lumiˆre bleue s'‰claira, les portes s'ouvrirent et dans
la cour p‰n‰tra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque,
entiˆrement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s'arrŠta
et coupa ses phares dont les lumiˆres s'‰teignirent lentement, comme un
monstre de la forŠt qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar
passa la tŠte € la portiˆre et se mit € crier quelque chose € pleine bouche.
Il s'‰gosilla longtemps ainsi, visiblement en proie € une fureur croissante,
puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse € la portiˆre pour y
‰crire € la craie, la tŠte en bas :
"PERETS!!"
Perets comprit alors que le camion ‰tait venu pour lui. Il saisit sa
valise et se mit € courir € travers la cour sans oser regarder derriˆre lui,
craignant d'entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa p‰niblement
par deux ‰chelles jusqu'€ la cabine aussi vaste qu'une chambre et pendant
qu'il casait sa valise, qu'il s'installait et cherchait une cigarette,
Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s'empourprant,
s'‰poumonant, gesticulant et frappant sur l'‰paule de Perets. Mais c'est
seulement lorsque le phono s'interrompit subitement que Perets put enfin
entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait
de jurer copieusement.
Le camion n'avait pas encore franchi les portes que Perets ‰tait d‰j€
endormi, comme si on lui avait appliqu‰ sur le visage un masque d'‰ther.
Perets fut r‰veill‰ par une sensation de malaise, d'angoisse, par un
poids, insupportable € ce qu'il lui parut au d‰but, sur son Štre et tous les
organes de ses sens. Un malaise qui confinait € la douleur, et il g‰mit
involontairement en revenant lentement € lui.
Ce poids sur son Štre se transforma en d‰pit et en d‰sespoir, parce que
la voiture n'allait pas sur le Continent, encore une fois elle n'allait pas
sur le Continent, elle n'allait mŠme nulle part : elle ‰tait arrŠt‰e, moteur
coup‰, morte et glac‰e, les portiˆres grandes ouvertes. Le pare-brise ‰tait
couvert de gouttes frissonnantes qui se r‰unissaient et s'‰coulaient en
ruisselets froids. La nuit derriˆre la vitre ‰tait illumin‰e par les ‰clats
aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces
‰clats incessants qui crevaient l'oeil. Et on n'entendait rien non plus :
Perets pensa mŠme au d‰but qu'il ‰tait devenu sourd, avant de prendre
conscience de la pression r‰guliˆre qu'exer‡ait sur ses tympans le
mugissement dense de sirˆnes aux voix multiples. Il se mit € aller et venir
dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, € la
maudite valise, tenta d'essuyer la vitre, passa la tŠte € une portiˆre, €
l'autre : il ne pouvait absolument pas comprendre o™ il se trouvait, quel
genre d'endroit c'‰tait et ce que tout cela signifiait. La guerre,
pensa-t-il, mon Dieu! c'est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux
yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espˆce de
grand b‚timent inconnu dont toutes les fenŠtres de tous les ‰tages
s'‰clairaient et s'‰teignaient en mŠme temps € intervalles r‰guliers. Il
voyait encore une quantit‰ ‰norme de grandes taches lilas.
Soudain une voix monstrueuse pronon‡a tranquillement, comme dans le
silence le plus complet :
"Attention, attention. Tous les employ‰s doivent se trouver aux places
d‰termin‰es par la situation num‰ro six cent soixante-quinze fraction P‰gase
omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal
du padischach sans suite sp‰ciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je
r‰pˆte. Attention, attention. Tous les employ‰s..."
Les projecteurs cessˆrent leur balayage et Perets distingua enfin
l'arche familiˆre surmont‰e de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale
de l'Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en
vŠtements de nuit avec des lampes € p‰trole € c”t‰ des cottages, puis il
aper‡ut pas trˆs loin une chaŽne de gens, en manteaux noirs flottant au
vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la
rue et traŽnaient quelque chose d'‰trange et de clair que Perets identifia
au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an
mŠme instant une voix emport‰e glapit au-dessus de son oreille : "C'est
pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as € rester l€?" En reculant, il vit
€ c”t‰ de lui un ing‰nieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur
le front, l'inscription au crayon a encre "Libidovitch". L'ing‰nieur lui
passa carr‰ment dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans
la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siˆge du
conducteur, fouilla un peu € la recherche de la clef de contact, ne la
trouva pas, poussa un glapissement hyst‰rique et d‰boula de la cabine par
l'autre c”t‰. Dans la rue tous les r‰verbˆres s'allumˆrent et il se mit €
faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restˆrent
avec leurs lampes € p‰trole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient
tous un filet € papillon € la main, et ils le balan‡aient en mesure, comme
pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte.
Dans la rue passˆrent l'une aprˆs l'autre quatre voitures noires lugubres,
sortes d'autobus sans fenŠtre aux toits surmont‰s d'aubes grillag‰es qui
tournaient, puis une antique automitrailleuse d‰boucha d'une rue
transversale et s'engagea € leur suite. Sa tourelle rouill‰e tournait avec
un grincement per‡ant et le mince canon de la mitrailleuse montait et
descendait. Le blind‰ se fraya p‰niblement un chemin le long du camion,
l'‰coutille de la tourelle s'ouvrit et livra passage € un homme en chemise
de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria € Perets d'une voix
m‰contente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes l€!"
Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
Je ne partirai jamais d'ici, pensa-t-il, h‰b‰t‰. Je ne sers € personne
ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici,
mŠme si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une
inondation...
- Vos papiers, s'il vous plaŽt, dit une voix traŽnante de vieillard,
tandis qu'une main tapotait l'‰paule de Perets.
- Quoi?
- Les documents. Vous les avez pr‰par‰s?
C'‰tait un vieillard en imperm‰able de toile cir‰e, la poitrine barr‰e
par un fusil Berdan suspendu € une chaŽnette m‰tallique v‰tust‰.
- Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
- Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n'avez pas entendu ce
qu'on a dit sur la situation? Vous devriez d‰j€ avoir tous vos papiers € la
main, d‰pli‰s bien € plat, comme au mus‰e...
Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuy‰s sur
son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le
visage de Perets et dit :
- Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous
n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.
Il lui rendit le certificat.
- Que se passe-t-il? demanda Perets.
- Il se passe ce qui est pr‰vu de se passer, dit le vieillard soudain
s‰vˆre. Il se passe que c'est la situation num‰ro six cent soixante-quinze
fraction P‰gase. C'est-€-dire l'‰vasion.
- Quelle ‰vasion? D'o™?
- Celle qui est pr‰vue par la situation, dit le vieillard en commen‡ant
€ redescendre l'‰chelle. §a peut partir d'un moment € l'autre, alors faites
attention € vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
- Bon, dit Perets. Merci.
D'en bas s'‰leva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :
- Qu'est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t'en montrer
des papiers! Tu l'as vu, celui-l€? et maintenant d‰campe, si tu as vu...
Une b‰tonniˆre qu'on tirait € la main passa € proximit‰, accompagn‰e de
cris et de pi‰tinements. Tous ses poils h‰riss‰s, le chauffeur Voldemar se
hissa € bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua
bruyamment la portiˆre. Le camion d‰marra sˆchement et prit la grand-rue,
passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets €
papillons. "On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute fa‡on... Mais je
ne toucherai pas € la valise. J'en ai assez de la traŽner, qu'elle aille au
diable." II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta
soudain la rue principale, vira brutalement, enfon‡a une barricade faite de
tonneaux vides et de t‰lˆgues et poursuivit sa route. Un avant-train arrach‰
€ un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se d‰tacha
et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une
‰troite ruelle lat‰rale. L'air renfrogn‰, une cigarette ‰teinte au coin de
la bouche, Voldemar tournait l'‰norme volant, courbant et redressant son
corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux
ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues ‰taient sombres
et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras
‰cart‰s furent fugitivement r‰v‰l‰s par la lumiˆre des phares, puis
disparurent et ce fut tout.
- Qu'est-ce que j'ai eu comme id‰e, dit Voldemar. Je voulais aller
directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis,
autant passer au garage, faire une petite partie d'‰checs... L€ je rencontre
Achille l'ajusteur, on va chercher du k‰fir, on le boit, on sort
l'‰chiquier... Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se
passe bien... Je suis en E4, lui en C6... Je lui dis : "Tu peux faire des
priˆres." Et l€ ‡a a commenc‰... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?
Perets lui donna une cigarette.
- Et cette ‰vasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. O™ allons-nous?
- Une ‰vasion tout € fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa
cigarette. Il y en a chaque ann‰e comme ‡a. Une machine s'est ‰vad‰e chez
les ing‰nieurs. Et maintenant, tout le monde a re‡u l'ordre de l'attraper.
Voil€, on la cherche.
C'‰tait la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain
vague ‰clair‰ par la lune. Ils avaient l'air de jouer € colin-maillard : ils
marchaient les jambes € demi fl‰chies, les bras largement ‰cart‰s. Ils
avaient tous les yeux band‰s. L'un d'eux heurta un poteau de plein fouet et
poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s'arrŠtˆrent tous en
mŠme temps et se mirent € remuer prudemment la tŠte.
- C'est chaque ann‰e le mŠme guignol, disait Voldemar. Ils ont des
cellules photo-‰lectriques, des engins acoustiques, cybern‰tiques, ils ont
mis des fain‰ants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque ann‰e ‡a
rate pas, il y en a une qui s'‰chappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va
et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire
connaissance avec, je te le demande? Suffit que tu l'aper‡oives du coin de
l'oeil, et termin‰ : ou bien on te met ing‰nieur, ou bien on t'envoie, dans
une base ‰loign‰e, planter des choux quelque part dans la forŠt, pour que tu
puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse € qui
mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d'autres
qui... Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met € courir en
hurlant € s'en faire p‰ter les cordes vocales. Il demande les papiers € un,
il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour
pousser des cris. §a va bien dans le d‰cor, et il y a aucun risque...
- Et nous, on va aussi se mettre € chercher? demanda Perets.
- Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le
monde. Pendant six heures d'horloge. C'est l'ordre : si au bout de six
heures la machine n'a pas ‰t‰ retrouv‰e, on la d‰truit € distance. Comme ‡a,
ni vu ni connu. Autrement, ‡a pourrait tomber entre des mains ‰trangˆres.
Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est encore un
silence de paradis, vous allez voir, € c”t‰ de ce qui va se passer dans six
heures. C'est que personne ne sait o™ cette machine a bien pu se fourrer.
Elle est peut-Štre dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour
que ‡a risque pas de foirer... L'ann‰e derniˆre, la machine se trouvait aux
bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui ‰taient all‰s l€, se
mettre € l'abri. Les bains, on se dit, c'est un endroit humide, qui se
remarque pas... Et moi j'y ‰tais aussi. Les bains, je m'‰tais dit...
L'explosion m'a projet‰ € travers la fenŠtre, ‡a a pas fait un pli, comme si
j'avais ‰t‰ emport‰ par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me
suis retrouv‰ assis sur un tas de neige, avec des poutres enflamm‰es qui
passaient au-dessus de ma tŠte...
C'‰tait maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumiˆre
vague de la lune, une route blanche d‰fonc‰e. A gauche, l€ o™ se trouvait
l'Administration, des lumiˆres recommen‡aient € s'agiter en tous sens.
- Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. O™ est-ce qu'on
va la chercher? On ne sait mŠme pas ce que c'est... Si elle est grande ou
petite, claire ou sombre...
- §a, vous allez le voir bient”t, promit Voldemar. Je vais vous le
montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents? Sapristi, o™
il est cet endroit?... Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, ‰videmment.
Ah-ah, € gauche... L€-bas le d‰p”t de mat‰riel, donc il faut prendre plus €
droite...
Le camion quitta la route et se mit € tressauter sur des mottes de
terre. A gauche, le d‰p”t de mat‰riel - des rang‰es de containers clairs -
ressemblait € une ville morte dans la plaine.
... Evidemment elle n'avait pas pu y tenir. Ils l'avaient ‰branl‰e sur
le banc vibrateur, ils l'avaient tortur‰e pensivement, ils avaient fouill‰
ses entrailles, br›l‰ les nerfs d‰licats avec des fers € souder, l'avaient
suffoqu‰e avec des odeurs de colophane l'avaient oblig‰e € faire des
stupidit‰s, l'avaient cr‰‰e pour qu'elle fasse des stupidit‰s, l'avaient
perfectionn‰e pour qu'elle fasse des stupidit‰s encore plus stupides, et le
soir venu ils l'abandonnaient, ‰puis‰e, sans force, dans un r‰duit sec et
chaud. Et finalement elle avait d‰cid‰ de partir, bien que sachant tout
d'avance - que sa fuite ‰tait insens‰e et qu'elle ‰tait condamn‰e. Et elle
‰tait partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est
quelque part dans l'ombre, d‰pla‡ant doucement ses jambes articul‰es, elle
regarde, elle ‰coute et elle attend... Et maintenant elle a parfaitement
compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soup‡onner : qu'il n'y a pas de
libert‰, que les portes soient ouvertes ou ferm‰es devant soi, qu'il n'y a
que la stupidit‰ et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...
- Ah! dit avec satisfaction Voldemar, la voil€, la trˆs chˆre, la
bien-aim‰e...
Perets ouvrit les yeux mais ne parvint € apercevoir devant lui qu'une
grande mare noire, un mar‰cage mŠme ; il entendit le moteur qui s'emballait,
puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur
rugit € nouveau sauvagement, puis se tut.
- Voil€ comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent.
Comme le savon dans la cuvette. Vu?
Il fourra son m‰got dans le cendrier et entrouvrit sa portiˆre.
- Il y a quelqu'un d'autre ici... H‰ l'ami, ‡a va?
- §a va! dit une voix qui venait de l'ext‰rieur.
- Tu l'as attrap‰e?
- J'ai attrap‰ un rhume, dit la voix de l'ext‰rieur. UND cinq tŠtards.
Voldemar ferma vigoureusement la portiˆre, alluma la lumiˆre
int‰rieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher
une mandoline sous son siˆge et, inclinant la tŠte et l'‰paule droite, se
mit € pincer les cordes.
- Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du
temps jusqu'au matin, jusqu'€ ce que le tracteur arrive.
- Merci, dit humblement Perets.
- Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.
- Non-non, dit Perets, je vous en prie.
Voldemar rejeta la tŠte en arriˆre, ferma les yeux et entonna d'une
voix m‰lancolique :
II n'est pas de limite € mon chagrin, Je divague, erre et m'‰puise en
vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
La boue s'‰coulait lentement le long du pare-brise et Perets commen‡a €
distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette ‰trange
d'une voiture qui ‰mergeait au milieu du marais. Il mit en marche les
essuie-glaces et d‰couvrit avec stup‰faction, embourb‰e jusqu'€ la tourelle
dans la fondriˆre, l'automitrailleuse de tant”t.
Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien € faire de ma vie.
Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et
toussa vigoureusement.
- Eh, l'ami! fit la voix de 1 ext‰rieur. Tu n'as pas quelques
amuse-gueule?
- Et alors? cria Voldemar.
- J'ai du k‰fir.
- Je suis pas seul!
- Venez tous! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions!
On savait o™ on allait!
Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
- Alors? dit-il avec enthousiasme. On y va? On boira du k‰fir,
peut-Štre on jouera au tennis... Hein?
- Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
Voldemar cria :
- On arrive! Le temps de gonfler le canot!
Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un
singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en
sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements
de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s'‰leva, provenant de quelque
part vers le bas : "C'est prŠt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais
prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se
trouvait un canot pneumatique et € son bord, tel un gondolier, Voldemar
solidement camp‰ sur ses jambes, une grande pelle de sapeur € la main, un
sourire joyeux aux lˆvres, qui levait les yeux vers Perets.
... Dans la vieille automitrailleuse rouill‰e qui datait de Verdun il
faisait chaud € donner la naus‰e, cela empestait l'huile chaude et les
vapeurs d'essence, une petite lampe p‚lote ‰clairait la tablette de fer
couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l'armoire en
fer-blanc toute caboss‰e qui contenait les rations de combat ‰tait
maintenant bourr‰e de bouteilles de k‰fir, tout le monde ‰tait en tenue de
nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue,
tout le monde ‰tait ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur
en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la
place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait
lui-mŠme sur le dos en disant € chaque fois : "Pardon, je me suis tromp‰..."
et on l'aidait € remonter avec de gros rires...
- Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J'ai besoin de faire
un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.
- Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-l€ c'est diff‰rent.
Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de
suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.
Il s'‰loigna avec sa mandoline et Perets resta assis € le regarder
faire : il commen‡a d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait
pour seul r‰sultat de faire tourner le canot sur place, puis il se mit € se
repousser avec la pelle, comme avec une perche, et tout alla bien. La lune
l'inondait d'une lumiˆre morte et il ‰tait comme le dernier homme aprˆs le
dernier D‰luge qui navigue entre les sommets des plus hautes maisons, trˆs
seul, cherchant € ‰chapper € la solitude et encore plein d'esp‰rance. Il
arriva € l'automitrailleuse, fit sonner son poing sur le blindage,
l'‰coutille s'ouvrit et des gens parurent qui poussˆrent des hennissements
joyeux et le tirˆrent la tŠte en bas € l'int‰rieur. Et Perets resta seul.
Il ‰tait seul, seul, comme peut l'Štre l'unique passager d'un train de
nuit qui tire en hoquetant trois petits wagons ‰lim‰s sur un embranchement
promis € la disparition ; dans le wagon tout grince et chancelle, le vent
souffle € travers les vitres bris‰es des fenŠtres d‰jet‰es et apporte avec
lui les poussiˆres et l'odeur du charbon br›l‰ ; sur le plancher tressautent
des m‰gots et des bouts de papier froiss‰s, un chapeau de paille laiss‰ l€
par quelqu'un se balance € un crochet et quand le train arrivera enfin au
terminus, l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu et il n'y aura
personne pour l'attendre, il le sait, et il rentrera chez lui et l€ fera
cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un bout de saucisson
vieux de trois jours qui commence € moisir...
Soudain l'automitrailleuse trembla, se mit € cogner et fut illumin‰e
par les brusques lueurs d'explosions spasmodiques. Des centaines de fils
brillants et multicolores se mirent € courir au-dessus de la plaine et la
lueur des explosions jointe au faible ‰clat de la lune permit de distinguer
sur le miroir lisse du marais des cercles qui s'‰largissaient € partir de
l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut € la tourelle et d‰clama sur un
ton hyst‰rique :
"Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le plus parfait respect,
Votre Splendeur, j'ai l'honneur de rester, trˆs v‰n‰rable princesse
Dikobella, votre trˆs humble serviteur, technicien-pr‰pos‰, signature
illisible... '
L'automitrailleuse trembla € nouveau, il y eut les ‰clairs des
d‰tonations, puis € nouveau le silence.
"Je l‚cherai sur vous des lianes dont on ne se d‰fait pas, et votre
famille sera balay‰e par la jungle, les toits s'effondreront, les poutres
crouleront, et l'ortie, l'ortie amˆre envahira vos maisons" - pensa Perets.
La forŠt avan‡ait, grimpait le long de la corniche, escaladait le
rocher abrupt, pr‰c‰d‰e par des vagues de brouillard lilas d'o™ ‰mergeaient
des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que
dans les rues s'ouvraient les cloaques, que les maisons s'engloutissaient
dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les
pistes d'envol b‰tonn‰es devant les avions bourr‰s € craquer de gens empil‰s
pŠle-mŠle avec les bouteilles de k‰fir, les cartons griff‰s, les
coffres-forts lourds -- et la terre s'‰cartait sous le rocher, et
l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait ‰tonn‰,
tout le monde serait seulement effray‰ et accepterait l'an‰antissement comme
le ch‚timent que chacun attendait d‰j€ depuis longtemps dans l'effroi. Et le
chauffeur Touzik courrait comme une araign‰e au milieu des cottages
chancelants et chercherait Rita pour avoir € la fin son d›, mais ne l'aurait
pas...
Trois fus‰es s'‰lancˆrent de l'automitrailleuse et une voix militaire
rugit : "Les tanks, € droite, le couvert, € gauche! Equipage, sous le
couvert!" Et quelqu'un qui avait un d‰faut de langue reprit : "Les femmes, €
gauche, les lits, € droite! Eq-quipage, aux lits!" II y eut des
hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme
si un troupeau d'‰talons de race ‰tait en train de se battre dans cette
boŽte de fer € la recherche d'une issue vers l'espace, vers les juments.
Perets ouvrit la portiˆre et regarda € l'ext‰rieur. Sous ses pieds se
trouvait la fange, une ‰paisse couche de fange puisque les roues
monstrueuses du camion s'enfon‡aient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il
est vrai que la rive ‰tait proche.
Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre
l'arriˆre de cette immense cuve d'acier qui grondait sous ses pas, puis il
escalada la ridelle et descendit jusqu'€ l'eau par l'une des innombrables
‰chelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glac‰ € rassembler
tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit € tirer il plissa les
paupiˆres et sauta. La masse visqueuse c‰da sous lui, longtemps, pendant une
infinit‰ de temps, et quand enfin il sentit un sol r‰sistant sous ses pieds,
lu boue lui arrivait € la poitrine. Il s'allongea de tout son long sur la
boue et commen‡a € pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains.
Au d‰but il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut trˆs ‰tonn‰
de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
"J'aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des
gens, pour commencer : propres, bien ras‰s, attentifs, accueillants. Pas
besoin de grandes envol‰es de pens‰es, pas besoin de talents ‰tincelants.
Pas besoin de buts grandioses ni de d‰go›t de soi. Je voudrais seulement
qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une
baignoire, que quelqu'un coure chercher du linge propre et pr‰parer la
th‰iˆre, et que personne ne me demande de papiers ni ne me r‰clame une
autobiographie en trois exemplaires compl‰t‰e par vingt empreintes digitales
doubl‰es. Et surtout que personne ne se pr‰cipite au t‰l‰phone pour dire
confidentiellement € qui de droit qu'un inconnu est arriv‰, plein de boue,
qu'il se nomme Perets, mais qu'il est peu probable que ce soit vraiment
Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service €
ce propos est d‰j€ prŠte, et qu'elle sera affich‰e demain... Pas besoin non
plus qu'ils soient des farouches partisans ou des adversaires r‰solus de
quoi que ce soit. Pas besoin qu'ils soient des adversaires r‰solus de
l'ivrognerie, du moment qu'ils ne sont pas eux-mŠmes des ivrognes. Pas
besoin qu'ils soient des farouches partisans de la mˆre-v‰rit‰, pourvu
qu'ils ne mentent pas et ne disent pas d'horreurs, par-devant ou
par-derriˆre. Et qu'ils ne demandent pas € un homme de correspondre
pleinement € tel ou tel id‰al, mais qu'ils le prennent tel qu'il est... Mon
Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"
II s'avan‡a sur la route et chemina longtemps vers les lumiˆres de
l'Administration. L€-bas, des projecteurs ne cessaient de s'allumer, des
ombres couraient, des fum‰es multicolores s'‰levaient. L'eau grognait et
clapotait dans ses souliers, ses vŠtements qui avaient commenc‰ € s‰cher
l'enserraient comme dans une boŽte et bruissaient comme du carton, de temps
en temps des plaques de boue se d‰tachaient de son pantalon et s'‰crasaient
sur la route, et € chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec
ses papiers - il mettait alors la main € sa poche, pris de panique. Et en
arrivant au d‰p”t de mat‰riel, une id‰e angoissante lui traversa l'esprit :
ses papiers ‰taient mouill‰s, et tous les tampons et signatures s'‰taient
r‰pandus et ‰taient devenus illisibles, irr‰m‰diablement suspects. Il
s'arrŠta, ouvrit avec ses mains glac‰es son portefeuille, en sortit tous les
certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les
permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de
terrifiant ne s'‰tait produit et l'eau n'avait endommag‰ qu'un certificat
sur papier armori‰ qui attestait € grand renfort de termes que le porteur de
la pr‰sente avait subi la s‰rie des vaccinations et avait ‰t‰ autoris‰ €
travailler sur les machines € calculer. Il remit alors tous les documents
dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et
s'apprŠtait € repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue
principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes coll‰es
de travers qui l'attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui
donnent quelque chose € flairer, qui lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et
qui lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur, employ‰ Perets?", et qui
l'excitent : "Ksss, ksss, imb‰cile, cherche!" A cette id‰e, sans s'arrŠter,
il quitta la route et se mit € courir, pli‰ en deux, vers le d‰p”t de
mat‰riel, plongea dans l'ombre des ‰normes caisses de bois clair, s'empŠtra
les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de
chiffons et d'‰toupe.
L'endroit ‰tait chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses ‰taient
br›lantes, ce qui le r‰jouit d'abord, puis l'‰tonna plut”t. Aucun bruit ne
parvenait de l'int‰rieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui
sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une
vie € elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment
de s‰curit‰. Il s'assit confortablement, ”ta ses chaussures humides, retira
ses chaussettes tremp‰es et s'essuya les pieds avec un morceau d'‰toupe. Il
faisait si chaud, on ‰tait si bien qu'il pensa : "C'est vraiment ‰trange que
je sois seul ici. Personne n'a donc pens‰ qu'il ‰tait beaucoup mieux de
rester ici plut”t que d'aller se traŽner dans les terrains vagues avec un
bandeau sur les yeux ou d'aller se planter dans un mar‰cage putride?" II
s'adossa € une feuille de contre-plaqu‰ br›lante, appuya ses pieds nus sur
la face oppos‰e et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tŠte
se trouvait une fente ‰troite qui laissait apparaŽtre une bande de ciel
blanchie par la lune, parsem‰e de quelques ‰toiles h‰sitantes. On entendait,
venant d'on ne sait o™, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de
moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
"Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne
peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les
machines! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines
avari‰es ou mal r‰gl‰es."
... Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l'homme ne pourra
jamais s'entendre avec les machines. Et nous n'allons pas, citoyens, la
discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave
Domarochinier pense de mŠme. Qu'est-ce donc qu'une machine? Un m‰canisme
inanim‰, priv‰ de toute la pl‰nitude des sens et ne pouvant pas Štre plus
intelligent que l'homme. Encore une fois c'est une structure non
albumineuse, encore une fois la vie ne peut se r‰duire € des processus
physiques et chimiques, et donc la raison... A cet instant un
intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa € la
tribune, tira impitoyablement sur son plastron empes‰ et prof‰ra avec des
sanglots dans la voix : "Je ne peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose
qui joue avec son hochet... les saules pleureurs qui se penchent vers
l'‰tang... les petites filles en tablier blanc... Elles lisent des vers,
elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poˆte... Je ne veux
pas que le fer ‰lectronique ‰teigne ces yeux... ces lˆvres... ces jeunes
seins timides... Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que
l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous ne le voulons pas! Et cela
ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se pr‰cipita sur lui avec des verres
d'eau, tandis qu'€ quatre cents kilomˆtres au-dessus de ses boucles
neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur
rempli d'explosif nucl‰aire.
"Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas Štre
aussi stupidement imb‰cile. Bien s›r, on peut lancer une campagne pour la
pr‰vention de l'hiver, faire le sorcier aprˆs s'Štre goinfr‰ de fausse
oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut
tout de mŠme mieux avoir des pelisses et s'acheter des bottes fourr‰es...
D'ailleurs, ce protecteur € cheveux blancs des jeunes poitrines timides
raconte tout ce qu'il veut € sa tribune, puis il va prendre chez sa
maŽtresse la burette de la machine € coudre, va rejoindre en dou‰e une
grosse bŠte ‰lectronique et commence € lui graisser les pignons en
surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires
respectueux quand il re‡oit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides
imb‰ciles € cheveux blancs. Et n'oublie pas. Seigneur, de nous sauver des
imb‰ciles intelligents avec des masques de carton...
- Je crois que tu fais des rŠves, pronon‡a une voix de basse quelque
part au-dessus de sa tŠte. Je sais par exp‰rience que les rŠves laissent
parfois un arriˆre-go›t trˆs d‰sagr‰able. Parfois mŠme, on est comme frapp‰
de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis ‡a passe.
Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas? Et tous les arriˆre-go›ts se
transformera Lent en plaisir.
- Ah! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et
capricieuse. Tout m'ennuie. C'est toujours la mŠme chose : le fer, la
matiˆre plastique, le b‰ton, les gens. J'en suis satur‰. Pour moi, il n'y a
jamais aucun plaisir l€-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je
reste € la mŠme place € mourir d'ennui.
- Tu devrais te d‰cider € changer de place, grin‡a au loin un vieillard
acari‚tre.
- Facile € dire, changer de place! En ce moment je ne suis pas € ma
place habituelle, et je m'ennuie quand mŠme. Et ‡a a ‰t‰ difficile de
partir!
- Bon, dit la voix de basse sur un ton pos‰. Mais qu'est-ce que tu veux
alors? C'est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n'as
pas envie de travailler?
- Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux
voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c'est
toujours la mŠme chose...
- Revenez! rugit une voix d'‰tain. Balivernes! La mŠme chose, c'est
trˆs bien. Hausse fixe! Compris? R‰p‰tez!
- Ah! vous et vos commandements...
C'‰taient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les
voyait pas et n'avait aucun moyen de se les repr‰senter, mais il imagina
soudain qu'il ‰tait cach‰ sous le comptoir d'un magasin de jouets et qu'il
‰coutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus
gigantesques, et par l€ effrayants. Cette voix fluette et hyst‰rique
appartenait ‰videmment € Jeanne, la poup‰e de cinq mˆtres de haut. Elle
portait une robe de tulle bariol‰e, et elle avait un visage joufflu, rose et
immobile avec des yeux qui roulaient, des bras ‰pais, absurde ment ‰cart‰s
et des pieds aux doigts coll‰s ensemble. La basse, c'‰tait l'ours
gigantesque Vinni Puch. qui tenait € peine dans le container, d‰bonnaire,
‰bouriff‰, bourr‰ de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres
‰taient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
- Je pense qu'il faudrait quand mŠme que tu travailles, grommela Vinni
Puch. Considˆre qu'il y a ici des cr‰atures qui ont eu moins de chance que
toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il
reste ici € penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore
d‰termin‰. Et jamais personne ne l'a entendu se plaindre. Un travail
monotone, c'est aussi un travail. Un plaisir monotone, c'est encore un
plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
- Ah! vous ne comprenez pas, dit la poup‰e Jeanne. Chez vous tant”t les
rŠves sont cause de tout, tant”t je ne sais pas. Mais j'ai des
pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu'il va y avoir une
terrible explosion, et € la moindre ‰tincelle je vole en ‰clats et je me
transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.
- Revenez! tonna la voix d'‰tain. C'est assez! Que savez-vous sur les
explosions? Vous pouvez courir vers l'horizon € n'importe quelle vitesse et
sous n'importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de
n'importe quelle distance, et ce sera une v‰ritable explosion, pas une
petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c'est moi?
Personne ne le dira, et mŠme s'il le voulait, il n'y parviendrait pas. Je
sais ce que je dis. Compris? R‰p‰tez.
Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ‡a. C'‰tait une fois
pour toutes un ‰norme tank m‰canique. C'est avec la mŠme assurance stupide
qu'il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en
travers de sa route.
- Je ne sais pas € quoi vous pensez, dit la poup‰e Jeanne. Mais si je
suis venue ici, vers vous, vers les seules cr‰atures proches de moi, cela ne
signifie pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous
certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d'une maniˆre
g‰n‰rale, je vous prie de prendre en consid‰ration que ce n'est pas avec
vous que je parle... Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade,
je suis un Štre normal, et des plaisirs me sont n‰cessaires, comme € vous
tous. Mais ce n'est pas le v‰ritable travail, une espˆce de faux plaisir.
J'attends toujours le mien, le v‰ritable, mais le sien non, non et non. Et
je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence € penser, je n'arrive qu'€
des absurdit‰s.
- Eh bien!... fit la voix de basse de Puch. Dans l'ensemble, oui...
Evidemment... Seulement... Humm...
- Tout cela est vrai! commenta une voix nouvelle, extrŠmement jeune et
sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail v‰ritable...
-- Travail v‰ritable, travail v‰ritable! grin‡a venimeusement le
vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail v‰ritable. L'Eldorado!
Les mines du roi Salomon! Ils viennent tous me voir avec leurs int‰rieurs
malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs app‰tissants
ad‰nodes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin!
Soyons francs : ils gŠnent, ils empŠchent de travailler. Je ne sais pas
pourquoi - ils d‰gagent peut-Štre une odeur particuliˆre, ou bien ils
‰mettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent € c”t‰
de moi je deviens schizophrˆne. Je me d‰double. Une moiti‰ de moi-mŠme a
soif de volupt‰, essaye de saisir et de faire ce qui est n‰cessaire, doux,
d‰sir‰, l'autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mŠmes
‰ternelles questions : est-ce que ‡a en vaut la peine, et pourquoi, est-ce
que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites
quoi, vous travaillez?
- Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais comment... De votre part
c'est tout de mŠme ‰trange, je ne m'attendais pas... Je termine le travail
sur un projet d'h‰licoptˆre, et puis aprˆs... J'ai d‰j€ dit que j'avais fait
un tracteur merveilleux, c'‰tait un tel plaisir... Je crois que vous n'avez
aucune raison de douter de mon travail.
- Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grin‡a le vieillard. Dites-moi
seulement o™ est ce tracteur?
- Allons... Je ne comprends mŠme pas... Comment pourrais-je le savoir?
Et qu'est-ce que j'en ai € faire? En ce moment, ce qui m'int‰resse, c'est
l'h‰licoptˆre.
- C'est justement de cela qu'il s'agit! dit l'astrologue. Vous n'en
avez rien € faire. Vous Štes content de tout. Personne ne vous ennuie. On
vous aide mŠme! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le
bonheur, et les gens vous l'ont aussit”t enlev‰, pour que vous ne vous
perdiez pas en v‰tilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et
maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.
- Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et
d‰cide de se d‰rouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu,
de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale, ou, disons
verticale, c'est un toll‰ g‰n‰ral, des cris et des clameurs ‰coeurantes et
n'importe qui sombre dans le d‰sarroi. Mais ai-je dit que ce n'importe qui
c'‰tait moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? R‰p‰tez!
- Et moi, et moi aussi! se mit € jacasser la poup‰e Jeanne. Combien de
fois me suis-je demand‰ pourquoi ils existent! Car tout dans le monde a un
sens, n'est-ce pas? Et eux, je crois qu'ils n'en ont pas. Il est ‰vident
qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les
analyser, de prendre un ‰chantillon de la partie inf‰rieure, de la partie
sup‰rieure et du milieu, € chaque fois on se heurte € un mur ou on passe €
c”t‰, ou alors on s'endort...
- Ils existent indubitablement, stupide hyst‰rique que vous Štes!
grin‡a l'Astrologue. Ils ont une partie sup‰rieure, une inf‰rieure et une
interm‰diaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne
connais rien de plus ravissant, aucune autre cr‰ature ne porte en elle
autant d'objets de d‰lectation que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de
leur existence?
- Mais arrŠtez de tout compliquer! dit la voix jeune et sonore. Ils
sont simplement beaux. C'est un v‰ritable plaisir de les regarder. Pas
toujours, bien s›r, mais imaginez un jardin. Il pourra Štre aussi beau que
vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas
achev‰. Il doit y avoir au moins une espˆce d'homme pour animer le jardin.
Ce peut Štre les petits hommes aux extr‰mit‰s nues, qui ne marchent jamais
mais courent toujours et jettent des pierres... ou les hommes moyens, qui
arrachent les fleurs... peu importe. MŠme les hommes au poil ‰bouriff‰ qui
courent sur leurs quatre extr‰mit‰s. Un jardin sans eux, ce n'est pas un
jardin.
- On ne peut qu'Štre afflig‰ en entendant de pareilles inepties,
d‰clara le Tank. Stupide! Les jardins nuisent € la visibilit‰, et pour ce
qui est des hommes, ils gŠnent perp‰tuellement tout un chacun, et il est
tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il
en soit, il suffit € n'importe qui de tirer une bonne salve sur une
construction o™, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes
pour que disparaisse tout d‰sir de travailler, pour qu'on se sente somnolent
et que celui qui a fait ‡a, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne
dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des
objections € pr‰senter?
- On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit
Vinni Puch. Quel que soit le point de d‰part de la conversation, vous en
venez toujours aux hommes.
- Et pourquoi pas, au fait? attaqua imm‰diatement l'Astrologue.
Qu'est-ce que ‡a peut vous faire? Vous Štes un opportuniste! Et si nous
voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
- Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant,
nous parlions principalement des cr‰atures vivantes, du plaisir, des
projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent € occuper une
place de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-€-dire dans nos
pens‰es.
Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de
position - il se coucha sur le c”t‰ et ramena un genou vers son ventre.
Vinni Puch a tort. Qu'ils parlent des hommes, qu'ils parlent le plus
possible des hommes. Manifestement, ils connaissent trˆs mal les hommes ; et
c'est pour cela que ce qu'ils disent est int‰ressant. La v‰rit‰ sort de la
bouche des enfants. Quand les hommes parlent d'eux-mŠmes, c'est soit pour
fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...
- Vous Štes tous assez bŠtes dans vos jugements, dit l'Astrologue.
Prenez par exemple le Jardinier. J'espˆre, vous comprenez que je suis assez
objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez
planter des jardins et tracer des parcs. J'admets parfaitement. Mais
dites-moi de gr‚ce ce que font l€ les hommes? A quoi servent les hommes qui
lˆvent la patte prˆs des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre fa‡on? Je
sens chez vous une sorte de nature malade. C'est comme si en op‰rant des
glandes, j'exigeais pour la pl‰nitude de mon plaisir que l'op‰r‰ soit
envelopp‰ dans des chiffons de couleur...
- C'est simplement que vous Štes plut”t sec de nature, remarqua le
Jardinier, mais l'Astrologue ne l'‰coutait pas.
- Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perp‰tuellement
vos bombes et vos fus‰es, vous calculez des corrections-but et vous faites
la fŠte avec vos systˆmes de vis‰e. Est-ce que cela ne vous est pas ‰gal
qu'il y ait ou non des hommes dans les constructions? Il semblerait qu'au
contraire vous pourriez penser € vos camarades, € moi par exemple. Suturer
des plaies! pronon‡at-il rŠveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce
que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien d‰chiquet‰e...
- Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton afflig‰.
Cela fait la septiˆme soir‰e que nous ne parlons que des hommes. C'est
‰trange € dire, mais apparemment il s'est cr‰‰ entre les hommes et vous un
certain lien, encore ind‰termin‰ mais assez solide. La nature de ce lien est
pour moi tout € fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur,
puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une
maniˆre g‰n‰rale, tout ceci me paraŽt ridicule et je crois que le temps est
venu de...
- Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.
- Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloqu‰.
- Le temps n'est pas encore venu, je dis, r‰p‰ta le Tank. Certains sont
‰videmment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d'autres - je
ne les nommerai pas - ne savent mŠme pas que ce temps doit venir, mais tout
le monde sait trˆs bien qu'il y aura in‰vitablement un jour o™ il sera non
seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent € l'int‰rieur des
constructions mais encore n‰cessaire! Et celui qui ne tire pas est un
ennemi! Un criminel! Le d‰truire! Compris? R‰p‰tez!
- Je devine ce que cela peut Štre, laissa tomber l'Astrologue sur un
ton d'une douceur inattendue. Des plaies par d‰chirure... Gangrˆne
gazeuse... Br›lures radioactives du troisiˆme degr‰...
- Toujours les mŠmes phantasmes, soupira la poup‰e Jeanne. Quel ennui!
Quelle tristesse!
- Puisque vous ne pouvez pas vous arrŠter de parler des hommes, dit
Vinni Puch, essayons si vous voulez d'‰lucider la nature de ce lien.
Essayons de raisonner logiquement...
- De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesur‰e et ennuyeuse. Si
le lien en question existe, la supr‰matie est exerc‰e soit par eux, soit par
nous.
- Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.
- Qu'est-ce que c'est que la "supr‰matie"? demanda la poup‰e Jeanne
d'une voix malheureuse.
- La supr‰matie signifie dans le contexte en question "le fait
d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant € ce qui
est de la formulation du problˆme elle-mŠme, on ne peut la d‰clarer absurde,
mais uniquement correcte, si l'on d‰cide de, raisonner logiquement. Il y eut
un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch
n'y tint plus et demanda : "Alors?"
- Je n'ai pas encore ‰clairci le fait de savoir si vous avez d‰cid‰ de
raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
- Oui, oui, c'est d‰cid‰, assurˆrent en choeur les machines.
- Dans ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils
sont pour vous, soit vous Štes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous
empŠchent d'agir conform‰ment aux lois de votre nature, ils doivent Štre
‰cart‰s, comme on ‰carte n'importe quel obstacle. Si vous Štes pour eux,
mais que cet ‰tat de choses ne vous satisfait pas, ils doivent ‰galement
Štre ‰cart‰s, comme on ‰carte toutes les causes d'un ‰tat de choses
insatisfaisant. C'est tout ce que je peux dire en substance de notre
conversation.
Aprˆs cela, plus personne ne pronon‡a un mot, il y eut dans les
containers un certain remue-m‰nage, des grincements, des claquements comme
si les ‰normes jouets se pr‰paraient € aller se coucher, ‰puis‰s par la
conversation, et l'on sentait encore suspendu dans l'air un sentiment de
gŠne g‰n‰ral, comme dans une assembl‰e de personnes qui ont largement
cancan‰ sans ‰pargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni pˆre ni
mˆre et qui sentent soudain qu'elles sont all‰es trop loin.
- Il y a l'humidit‰ qui se lˆve, grin‡a € mivoix l'Astrologue.
- Je l'avais d‰j€ remarqu‰, chuchota la poup‰e Jeanne. C'est si
agr‰able : de nouveaux chiffres...
- Qu'est-ce qu'elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch.
Jardinier, vous n'auriez pas en r‰serve une batterie de vingt-deux volts?
- Je n'ai rien, r‰pondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme
le bruit d'une feuille de contre-plaqu‰ arrach‰e, un sifflement m‰canique,
et Perets vit soudain par l'‰troite fente au-dessus de lui quelque chose de
brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu'un le regardait dans
l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur
la pointe des pieds dans la lumiˆre lunaire et, se lan‡ant € d‰couvert,
courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait €
tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et le voyaient si
petit, si pitoyable, si d‰sarm‰ dans la plaine ouverte € tous les vents et
riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur
lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.
Il d‰passa un petit pont jet‰ par-dessus un ravin ass‰ch‰ et voyait
d‰j€ les lumiˆres des premiˆres maisons de l'Administration quand il sentit
qu'il s'essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur
insupportable. Il voulut s'arrŠter, mais il per‡ut, € travers le bruit de sa
propre respiration, le martˆlement d'une multitude de pieds derriˆre lui et,
perdant € nouveau la tŠte, il rassembla ses derniˆres forces et se remit €
courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps,
crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en mŠme temps que
lui et il pensa : "§a y est, c'est la fin." Le martˆlement le rejoignit et
une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emball‰, apparut € ses
c”t‰s, masquant la lune, puis se d‰tacha en avant et commen‡a € s'‰loigner
lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et
Perets s'aper‡ut que c'‰tait un homme qui portait un maillot de footballeur
frapp‰ du num‰ro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre,
et il fut encore plus effray‰. Le martˆlement multiple derriˆre son dos ne
cessait pas, on entendait des g‰missements et des cris douloureux. "Ils
courent, pensa-t-il hyst‰riquement. Ils courent tous! C'est commenc‰! Et ils
courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."
II voyait confus‰ment sur les c”t‰s les cottages de la rue principale,
des visages angoiss‰s, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les
longues jambes du num‰ro 14, parce qu'il ne savait pas o™ il fallait courir
et o™ ‰tait le salut : "Les armes se d‰chaŽnent d‰j€ quelque part et je ne
sais pas o™, et je me retrouve encore une fois de c”t‰, mais je ne veux pas.
je ne peux pas Štre de c”t‰ maintenant, parce qu'ils sont l€-bas, dans les
caisses, ils ont peut-Štre raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi
mes ennemis..."
II vola dans la foule, qui s'‰carta devant lui, il vit passer devant
ses yeux un petit drapeau € damiers, des clameurs enthousiastes retentirent
et quelqu'un de connaissance courut quelques instants € ses c”t‰s, r‰p‰tant
comme une condamnation : "Ne vous arrŠtez pas, ne vous arrŠtez pas..." II
s'arrŠta alors et aussit”t on l'entoura, on jeta sur ses ‰paules une robe de
chambre de satin. Une voix radiophonique d‰mesur‰ment enfl‰e annon‡a :
"Deuxiˆme, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de
sept minutes douze secondes trois dixiˆmes... Attention, voici le troisiˆme
qui arrive!"
La personne de connaissance, qui ‰tait le Proconsul, disait : "Vous
Štes formidable, Perets, je ne m'y attendais pas du tout Quand on vous a
annonc‰ au d‰part, je riais, mais maintenant je vois qu'il faut absolument
vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain
vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous
ferai entrer par les ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai
avec Kim." Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes
connues et d'inconnus en masques de carton. A peu de distance de l€, on
faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui ‰tait arriv‰ premier.
Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une
grande coupe m‰tallique. Une banderole qui portait l'inscription "Arriv‰e"
‰tait tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux riv‰s au
chronomˆtre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vŠtu d'un strict manteau
noir dont l'une des manches s'ornait d'un brassard o™ l'on lisait : "Juge
principal". "... Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le
Proconsul, on aurait pu vous compter officiellement ce temps." Perets le
repoussa du coude et s'enfon‡a dans la foule, les jambes flageolantes.
- ... Plut”t que de rester chez soi € suer de peur, disait quelqu'un
dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
- Je disais la mŠme chose € Domarochinier tout € l'heure. Mais ce n'est
pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l'ordre
dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme
‡a, autant que ce soit pour quelque chose...
- Et qui a eu cette id‰e? Domarochinier! Il ne perd pas le nord. Il
sait y faire!
- §a ne sert € rien pourtant de les faire courir en cale‡on. Faire son
devoir en cale‡on - c'est une chose, c'est honorable. Mais faire des
comp‰titions en cale‡on, c'est pour moi une erreur organisationnelle
typique. Je vais ‰crire € ce sujet €...
Perets se d‰gagea de la foule et remonta en chancelant la rue
encombr‰e. Il avait des naus‰es, la poitrine lui faisait mal et il imaginait
les autres, dans leurs caisses, ‰tirant leurs cous de m‰tal pour regarder la
foule de gens en cale‡ons avec leurs yeux band‰s et s'effor‡ant vainement de
comprendre quel est le lien qui les unit € cette foule et ne pouvant pas le
comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le
point de se tarir...
Il n'y avait pas de lumiˆre dans le cottage de Kim ; € l'int‰rieur, un
nourrisson pleurait.
On avait clou‰ des planches sur la porte de l'h”tel et derriˆre les
fenŠtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aper‡ut
aux fenŠtres du premier ‰tage des visages blŠmes pr‰cautionneusement tourn‰s
vers l'ext‰rieur.
Les portes de la bibliothˆque s'ouvraient sur un canon au tube d'une
longueur d‰mesur‰e termin‰ par un large frein de bouche tandis que de
l'autre c”t‰ de la rue un hangar finissait de br›ler, et l'on voyait,
‰clair‰s par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton
qui promenaient des d‰tecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.
Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme
s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraŽna. Perets ne r‰sista pas,
tout lui ‰tait ‰gal. Elle ‰tait toute vŠtue de noir, sa main ‰tait tiˆde et
douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscurit‰.
"Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une
impudence non dissimul‰e. Et alors? Elle attendait. Je ne comprends pas
pourquoi, je ne comprends pas en ‰change de quoi je me suis rendu € elle,
mais c'est moi qu'elle attendait..."
Ils entrˆrent dans la maison, Alevtina alluma la lumiˆre et dit :
- Il y a longtemps que je t'attendais ici.
- Je sais, dit-il.
- Et pourquoi passais-tu sans t'arrŠter? "Oui, pourquoi au fait?
pensa-t-il. Sans doute parce que ‡a m'‰tait ‰gal."
- §a m'‰tait ‰gal, dit-il.
- Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.
Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains € plat sur ses genoux et
la regarda enlever son ch‚le noir et le pendre € un clou - blanche, pleine,
tiˆde. Elle s'enfon‡a dans la maison ; un chauffebains € gaz se mit €
ronfler et il y eut un bruit d'eau qui coule. Ses pieds lui faisaient trˆs
mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets
‰taient couverts d'un m‰lange de sang et de poussiˆre qui en s‰chant avait
form‰ des cro›tes noir‚tres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans
l'eau br›lante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaŽtrait
pour faire place € l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire,
pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."
- Viens ici, appela Alevina.
Il se leva p‰niblement, avec l'impression que tous ses os craquaient
douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu'€ la porte du couloir,
puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu'au renfoncement o™
s'ouvrait la porte de la salle de bains avec ses faences ‰tincelantes, le
ronflement affair‰ de la flamme bleu du chauffe-bains € gaz et Alevina qui,
pench‰e au-dessus de la baignoire, r‰pandait dans l'eau une poudre fine.
Pendant qu'il se d‰shabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle
agita l'eau et un manteau de mousse monta € la surface, d‰borda de la
baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de
plaisir et de douleur, tandis qu'Alevtina assise sur le rebord de la
baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des lˆvres, si bonne,
si accueillante - et il n'avait pas ‰t‰ une seule fois question de
papiers...
Elle lui lavait la tŠte et lui, crachotant et s'‰brouant, se disait que
ses mains ‰taient aussi fortes et habiles que celles de sa mˆre - et elle
devait ‰videmment savoir faire aussi bien la cuisine... Puis elle lui
demanda : "Je te frotte le dos?" Il se tapota l'oreille de la main pour
chasser l'eau et le savon et dit : "Bien s›r, naturellement!" Elle lui passa
sur le dos un gant de filasse rŠche et ouvrit le robinet de la douche.
- Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ‡a. Je vais vider
l'eau, en mettre de la propre et je resterai allong‰, avec toi assise €
c”t‰. S'il te plaŽt.
Elle arrŠta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
- On est bien! dit-il. Tu sais, jamais encore je n'avais ‰t‰ aussi
bien.
- Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
- Comment pouvais-je savoir?
- Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d'avance? Tu
aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mari‰?
- Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
- C'est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l'aimais beaucoup?
Comment ‰tait-elle?
- Comment ‰tait-elle... Elle n'avait peur de rien. Elle ‰tait bonne.
Nous rŠvions souvent de la forŠt.
- De quelle forŠt?
- Comment, de quelle forŠt? Il n'y a qu'une forŠt.
- La n”tre, tu veux dire?
- Elle n'est pas € vous. Elle existe pour ellemŠme. D'ailleurs en
r‰alit‰ elle est peut-Štre € nous. Mais c'est difficile de se le
repr‰senter.
- Je n'ai jamais ‰t‰ dans la forŠt, dit Alevtina. On dit que c'est
effrayant.
- Ce qu'on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait
commencer par apprendre € ne pas avoir peur de ce qu'on ne comprend pas.
Alors tout serait simple.
- Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si
on se racontait un peu moins d'histoires, il n'y aurait rien
d'incompr‰hensible. Et toi, Pertchik, tu n'arrŠtes pas de te raconter des
histoires.
- Et la forŠt?
- Quoi, la forŠt? Je n'y suis pas all‰e, mais si j'y allais je ne crois
pas que je serais particuliˆrement perdue. L€ o™ il y a la forŠt, il y a des
sentiers, l€ o™ il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours
s'entendre avec les gens.
- Et s'il n'y a personne?
- S'il n'y a personne, il n'y a rien € y faire. Il faut s'en tenir aux
gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.
- Non, dit Perets. Ce n'est pas si simple. Avec les gens, moi je suis
perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
- Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?
- Je ne comprends rien. C'est pour ‡a, entre autres, que j'ai commenc‰
€ rŠver € la forŠt. Mais maintenant je vois que ce n'est pas plus facile
dans la forŠt.
Elle secoua la tŠte.
- Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas
comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour, la nourriture et
l'orgueil. Evidemment tout est embrouill‰ comme une pelote, mais quel que
soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou € l'amour, ou au pouvoir,
ou € la nourriture...
- Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
- Mon pauvre ch‰ri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu
veux ou si tu ne veux pas... A moins que je ne te le demande : Qu'es-tu,
Pertchik, € t'agiter ainsi, que te faut-il?
- Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets.
Seulement d‰camper d'ici et me faire archiviste... ou restaurateur. Voil€
tous mes d‰sirs.
Elle secoua € nouveau la tŠte
- Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliqu‰. Il te faut trouver
quelque chose de plus simple.
Il ne r‰pliqua pas et elle se leva.
- Voil€ une serviette. Je t'ai mis du linge l€. Sors et on prendra du
th‰. Du th‰ et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
Perets avait d‰j€ vid‰ l'eau et, debout dans la baignoire, se s‰chait
avec une grande serviette ‰ponge quand il entendit un tintement de vitres et
l'‰cho lointain d'un coup sourd. Il se souvint alors du d‰p”t de mat‰riel,
de Jeanne, la poup‰e stupide hyst‰rique et cria :
- Qu'est-ce que c'est? O™?
- C'est la machine qui a explos‰, r‰pondit Alevtina. Ne crains rien.
- O™? O™ a-t-elle explos‰? Au d‰p”t? Alevtina resta quelques instants
silencieuse, apparemment elle regardait par la fenŠtre.
- Non, dit-elle enfin. Pourquoi au d‰p”t? Dans le parc... Il y a de la
fum‰e... Et ils courent tous, ils courent...
On ne voyait pas la forŠt. A sa place, sous la falaise, des nuages
s'‰tendaient en une couche dense jusqu'€ l'horizon. On aurait dit un champ
de glace enneig‰ : des banquises, des dunes de neige, des trou‰es et de
crevasses cachant un abŽme sans fond : celui qui sauterait du haut de la
falaise ne serait pas arrŠt‰ par la terre, par le mar‰cage tiˆde ou les
branches tendues des arbres, mais par la glace dure, ‰tincelante sous le
soleil matinal, couverte d'une pellicule de neige sˆche et poudreuse, et il
resterait ‰tendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On
aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoy‰e, qui
aurait ‰t‰ jet‰e par-dessus la cime des arbres.
Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d'une
paume € l'autre et se dit que le bord de l'€-pic ‰tait vraiment un coin de
rŠve : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des
cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge br›l‰e par le
soleil, et mŠme un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait
seulement ‰viter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines €
quatre fenŠtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment
au soleil leur peinture toute fraŽche. Il est vrai qu'elles ‰taient assez
loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer € imaginer que c'‰tait un
kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mŠme mieux
valu qu'elles ne soient pas l€.
C'est peut-Štre € cause de ces latrines toutes neuves, ‰difi‰es au
cours de la nuit agit‰e qui avait pr‰c‰d‰, que la forŠt se dissimulait
derriˆre les nuages. Mais c'‰tait peu probable. La forŠt ne se serait pas
emmitoufl‰e jusqu'€ l'horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne
pouvaient pas lui faire un tel effet.
"En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai
tout ce qu'on me dira de faire, je ferai des calculs sur la " mercedes "
abŽm‰e, je franchirai la zone d'assaut, je jouerai aux ‰checs avec le
manager et j'essaierai mŠme d'aimer le k‰fir : ce ne doit pas Štre tellement
difficile, puisque la plupart des gens ont r‰ussi € le faire. Et le soir (et
la nuit aussi) j'irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de
framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C'est mŠme une
id‰e, pensa-t-il : s'essuyer avec la serviette du Directeur, s'envelopper
dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les
chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j'irai € la station
biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forŠt mais € la
station, pr‰cis‰ment, et mŠme pas € la station mais € la caisse, pas pour un
rendez-vous avec la forŠt ni pour faire la guerre € la forŠt, mais pour la
paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour
regarder de loin la forŠt et pour lui jeter des cailloux."
Derriˆre lui les buissons s'‰cartˆrent bruyamment. Perets se retourna
avec circonspection : ce n'‰tait pas le Directeur, mais encore et toujours
Domarochinier. Il tenait € la main une ‰paisse chemise et il s'arrŠta €
quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait
manifestement quelque chose, quelque chose d'important et il avait apport‰
ici, au bord de l'€-pic, cette ‰trange et angoissante nouvelle que personne
au monde d'autre que lui ne connaissait, et il ‰tait manifeste que tout ce
qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun
devrait donner tout ce dont il ‰tait capable.
- Bonjour, dit-il en s'inclinant et en tendant la chemise € Perets.
Vous avez bien dormi?
- Bonjour, dit Perets. Merci.
- L'humidit‰ est aujourd'hui de soixante-seize pour cent, dit
Domarochinier. Temp‰rature : dixsept degr‰s. Vent nul. N‰bulosit‰ : z‰ro.
(Il s'avan‡a sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son
corps vers Perets et annon‡a.) Le double-v‰ est ce matin ‰gal € seize...
- Quel double-v‰? demanda Perets en se levant.
- Le nombre de taches, dit trˆs vite Domarochinier, le regard fuyant.
Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.
- Et pourquoi me dites-vous ‡a? demanda Perets d'un ton hostile.
- Je vous demande pardon, dit h‚tivement Domarochinier. Cela ne se
reproduira plus. Donc il n'y a que l'humidit‰, la n‰bulosit‰, le vent...
hmm... et... Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur
les opposants?
- Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?
Domarochinier fit deux pas en arriˆre et inclina la tŠte.
- Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie
ennuy‰, mais il y a quelques papiers qui n‰cessitent... sans retard, pour
ainsi dire... que vous personnellement... (Il tendit € Perets la chemise,
comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?
- Vous savez... dit Perets sur un ton mena‡ant.
- Oui-oui? dit Domarochinier.
Sans l‚cher la chemise, il se mit € fouiller f‰brilement ses poches,
comme s'il cherchait un calepin. Son visage ‰tait devenu bleu
d'empressement.
"L'imb‰cile, le fichu imb‰cile, pensa Perets en essayant de se dominer.
Qu'est-ce qui lui prend?"
- C'est stupide, dit-il aussi calmement qu'il le pouvait. Vous
comprenez? C'est stupide et ‡a n'a rien d'amusant.
- Oui-oui, dit Domarochinier. (Courb‰, serrant la chemise entre son
coude et sa hanche, il griffonnait d‰sesp‰r‰ment des mots sur son
bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?
- Qu'est-ce que vous ‰crivez? demanda Perets.
Domarochinier lui jeta an regard apeur‰ et lut :
"Quinze juin... heure : sept quarante-cinq... lieu : au-dessus de
l'€-pic..."
- Ecoutez, Domarochinier, dit Perets avec colˆre. Qu'est-ce que vous
voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous avez € me coller au train
tout le temps comme ‡a? §a suffit, il y en a assez! (Domarochinier
‰crivait.) Votre plaisanterie est plut”t stupide, vous n'avez pas €
m'espionner. Vous devriez avoir honte, € votre ‚ge. Mais arrŠtez d'‰crire,
cr‰tin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre gymnastique;
ou de vous laver, regardez un peu € quoi vous ressemblez! Peuh!...
Les doigts tremblant de rage, 1 entreprit de boucler les laniˆres de
ses sandales
- C'est vrai, ce qu'on dit de vous, que vous Štes toujours fourr‰
partout € noter toutes les conversations. Je croyais que ‡a faisait partie
de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte
pas ce genre de choses en g‰n‰ral, mais vous, vous d‰passez vraiment la
mesure...
Il se releva et vit Domarochinier fig‰ au garde € vous. Des larmes
coulaient sur ses joues.
- Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarm‰.
- Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.
- Vous ne pouvez pas quoi?
- La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...
- Seigneur J‰sus, dit Perets. Si vous ne pouvez pas, ne le faites pas,
je disais ‡a simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin € me suivre?
Comprenez-moi, je n'ai rien contre vous, mais c'est extrŠmement
d‰sagr‰able...
- §a ne se reproduira pas! s'‰cria avec transport Domarochinier. Jamais
plus.
Les larmes sur ses joues s'‰taient s‰ch‰es en un instant.
- Bon, ‡a suffit, dit Perets, fatigu‰, en s'enfon‡ant € travers les
buissons.
Domarochinier s'accrochait € ses pas.
"Vieux paillasse, pensa Perets. Tar‰..."
- Trˆs urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument
indispensable... Votre attention personnelle...
Perets se retourna.
- Qu'est-ce que vous fourez, enfin? s'‰cria-t-il. Si c'est pour ma
valise, rendez-la-moi, o™ l'avezvous trouv‰e?
Domarochinier posa la valise par terre et commen‡a € ouvrir la bouche,
au bord de l'asphyxie, mais Perets ne le laissa pas parler et saisit la
poign‰e de la valise. Alors Domarochinier, qui n'avait rien pu dire, se
coucha € plat ventre sur la valise.
- Rendez-moi ma valise! dit Perets, glac‰ de fureur.
- Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses
genoux.
La chemise le gŠnait, il la prit entre ses dents et ‰treignit la valise
entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poign‰e.
- Cessez ce scandale! dit-il. Imm‰diatement!
Domarochinier secoua la tŠte et murmura quelque chose. Perets
d‰boutonna son col et jeta un regard d‰sempar‰ autour de lui. A l'ombre d'un
chŠne pas trˆs loin de l€ se trouvaient, pour une raison ind‰termin‰e, deux
ing‰nieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressˆrent
et claquˆrent les talons. Alors Perets, jetant tout autour de lui des
regards de bŠte traqu‰e, enfila pr‰cipitamment l'all‰e qui menait vers la
sortie du parc. Il croyait avoir d‰j€ tout vu, mais cette fois... Ils ont d›
se donner le mot, pensait-il fi‰vreusement... Il faut courir, courir. Mais
courir o™? Il sortit du parc et allait prendre la direction de la cantine
quand il trouva € nouveau sur son chemin Domarochinier, un Domarochinier
sale et effrayant. Il ‰tait l€, la valise sur l'‰paule, son visage bleu
inond‰ de larmes, € moins que ce ne f›t d'eau ou de sueur. Ses yeux, voil‰s
par une pellicule blanche, erraient, et il serrait contre sa poitrine la
chemise o™ ses dents avaient laiss‰ leur empreinte.
- Pas ici, je vous en supplie, r‚la-t-il. Dans le bureau... C'est
insupportablement urgent... Et par ailleurs les int‰rŠts de la
subordination...
Perets fit un ‰cart pour l'‰viter et remonta en courant la rue
principale. Les gens sur les trottoirs restaient fig‰s, inclinaient la tŠte
en roulant des yeux ‰carquill‰s. Un camion qui venait d'en face, se
dirigeant vers lui, freina avec un hurlement sauvage, percuta un kiosque €
journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencˆrent €
se mettre en rangs par deux. Un garde passa au pas de parade en pr‰sentant
les armes...
Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva €
chaque fois Domarochinier sur son chemin. Domarochinier ne pouvait plus
parler, il ne faisait que pousser des grognements et des meuglements
inarticul‰s en roulant des yeux suppliants. Perets courut alors vers
l'immeuble de l'Administration.
"Kim, pensait-il fi‰vreusement. Kim ne per mettra pas... A moins que
lui aussi?... Je m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient... Je
frapperai € coups de pied... maintenant ‡a m'est ‰gal..."
II fit irruption dans le hall d'entr‰e et au mŠme moment un orchestre
au grand complet entama avec des ‰clats de cuivres une marche triomphale. Il
vit des visages tendus, des yeux ‰carquill‰s, des torses bomb‰s.
Domarochinier le rejoignit et se lan‡a € sa poursuite dans l'escalier
d'honneur, sur les tapis framboise que personne ne se permettait jamais de
fouler, € travers des salles inconnues € deux rang‰es de fenŠtres, devant
des gardes en uniforme de parade avec d‰corations pendantes, sur un parquet
cir‰ et glissant, le poursuivit dans l'escalier, vers le troisiˆme ‰tage,
dans une galerie de portraits, et € nouveau dans l'escalier, vers le
quatriˆme ‰tage, devant une haie de jeunes filles fard‰es et fig‰es comme
des mannequins et, enfin l'accula dans une sorte de somptueuse impasse
‰clair‰e par des lampes lumiˆre du jour. Au bout, se trouvait une
gigantesque porte revŠtue de cuir qui portait la plaquette "Directeur". Il
‰tait impossible d'aller plus loin.
Domarochinier le rattrapa, se faufila sous son coude, poussa un r‚le
effrayant, un r‚le d'‰pileptique, et ouvrit devant lui la porte de cuir.
Perets entra, enfon‡a ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfon‡a
tout son Štre dans la p‰nombre s‰vˆre et autoritaire de portes endeuill‰es,
dans l'ar”me noble du tabac de prix, dans un silence ouat‰, dans la s‰r‰nit‰
grave et mesur‰e d'une existence ‰trangˆre.
- Bonjour, lan‡a-t-il dans le vide,
Mais il n'y avait personne derriˆre l'immense bureau. Personne dans les
vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du
martyr Selivan sur un tableau g‰ant qui occupait tout le mur de c”t‰.
Derriˆre lui, Domarochinier laissa lourdement tomber la valise. Perets
tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui pr‰sentait
la chemise comme un plateau vide. Ses yeux ‰taient morts, vitreux. Il ne va
pas tarder € mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.
- Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, € bout de souffle. Sans le
visa du Directeur, impossible... personnel... jamais je ne me serais
permis...
- Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible soup‡on commen‡ait € se
faire jour dans son esprit.
- Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...
Perets s'appuya sur la table et, se retenant € la surface polie, la
contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut Štre le plus proche. Il se
laissa tomber entre les bras de cuir frais et d‰couvrit € sa gauche une
batterie de t‰l‰phones multicolores, € sa droite des volumes reli‰s grav‰s €
l'or, devant lui un encrier monumental repr‰sentant Tannha›ser et V‰nus et
au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la
chemise tendue. Il ‰treignit les accoudoirs et pensa :
"Ah! c'est comme ‡a? Bande de fripouilles, de salauds, d'esclaves...
c'est comme ‡a, hein? Racaille, larbins, faces de carton... trˆs bien,
puisque c'est comme ‡a..."
- Cessez d'agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il
s‰vˆrement. Donnez-la ici.
Le bureau s'anima, des ombres passˆrent, un petit tourbillon se forma
et Domarochinier se trouva € ses c”t‰s, un peu en retrait derriˆre son
‰paule gauche. La chemise pos‰e sur la table parut s'ouvrir toute seule,
d‰couvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprim‰ en
capitales, le mot : "PROJET".
- Je vous remercie, dit-il s‰vˆrement. Vous pouvez aller.
Il y eut € nouveau un tourbillon, une l‰gˆre odeur de sueur s'‰leva et
disparut, et Domarochinier se trouva € la porte, en train de sortir €
reculons, le corps inclin‰ en avant pour saluer, les mains sur la couture du
pantalon - effrayant, pitoyable et prŠt € tout.
- Un instant, dit Perets.
Domarochinier se figea.
- Vous pouvez tuer un homme?
Domarochinier n'h‰sita pas. Il prit un calepin et pronon‡a :
- Je vous ‰coute!
- Et vous suicider? demanda Perets.
- Quoi? demanda Domarochinier.
- Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
Domarochinier disparut. Perets s'‰claircit la gorge et se passa les
mains sur le visage.
- Supposons, dit-il € voix haute. Et ensuite?
Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui ‰tait not‰
pour la journ‰e en cours. L'‰criture de l'ancien Directeur le d‰‡ut. Le
Directeur ‰crivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de
calligraphie.
"Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer
k‰fir-z‰fir. Machinisation. Bobine : qui l'a vol‰e? Quatre bulldozers!!!"
"Au diable les bulldozers, pensa Perets, c'est termin‰ : plus de
bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines € scier de l'Eradication...
Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c'est pas possible.
Dommage... Et il y a aussi ce d‰p”t de machines. Je le ferai sauter,
d‰cida-t-il. Il imagina l'Administration, vue d'en haut, et comprit qu'il y
avait beaucoup de choses € faire sauter. Beaucoup trop... N'importe quel
imb‰cile peut faire sauter des choses", se dit-il.
Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons
us‰s, deux odontomˆtres de philat‰liste et par-dessus le tout une patte
d'‰paule de g‰n‰ral dor‰e. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant
les feuilles de papier, se piqua le doigt € une punaise et trouva le
trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin
‰loign‰, c'‰tait un coffre trˆs ‰trange, d‰guis‰ en desserte. Perets se leva
et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de
nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarqu‰es au premier abord.
Sous une fenŠtre se trouvait une crosse de hockey, flanqu‰e d'une
b‰quille et d'une jambe artificielle chauss‰e d'un bottillon et munie d'un
patin € glace rouill‰. Tout au fond du bureau s'ouvrait une autre porte
barr‰e par une corde sur laquelle ‰taient pendus des slips noirs et quelques
chaussettes, dont certaines ‰taient trou‰es. Sur la porte elle-mŠme, une
plaquette de m‰tal noirci qui portait l'inscription grav‰e "BETAIL". Sur
l'appui de la fenŠtre, € demi cach‰ par un rideau, un petit aquarium rempli
d'une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu
desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses oues
branchues. Et derriˆre le tableau qui repr‰sentait l'exploit de Selivan
‰mergeait un somptueux b‚ton de chef d'orchestre, avec des queues de
cheval...
Perets s'affaira auprˆs du coffre, mit un certain temps € trouver les
bonnes clefs et parvint finalement € ouvrir la lourde porte blind‰e. La
contre-porte ‰tait tapiss‰e de photos l‰gˆres d‰coup‰es dans des revues pour
hommes, mais le coffre ‰tait presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont
le verre gauche ‰tait cass‰, une casquette chiffonn‰e orn‰e d'une cocarde
‰trange, et la photographie d'une famille inconnue (le pˆre - arborant un
rictus qui d‰couvrait toutes ses dents, la mˆre - la bouche en cul de poule,
et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien
astiqu‰, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une
autre patte d'‰paule de g‰n‰ral et une croix de fer avec des feuilles de
chŠne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, €
l'exception de la derniˆre, tout en bas de la pile, o™ se trouvait le
brouillon d'une note de service qui envisageait les sanctions € prendre
contre le chauffeur Touzik pour nonfr‰quentation syst‰matique du mus‰e
historique de l'Administration. "Bien fait pour lui, la crapule, marmonna
Perets. Il ne va mŠme pas au mus‰e... Il va falloir donner suite € cette
affaire..."
"Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce que c'est que cette histoire? Il
n'est tout de mŠme pas le nombril du monde, non? Enfin, en un sens...
K‰firomane, coureur r‰pugnant, glandouilleur syst‰matique... d'ailleurs tous
les chauffeurs sont des glandouilleurs... non, il faut que ‡a cesse : le
k‰fir, la partie d'‰checs pendant les heures de travail. Et Kim, qu'est-ce
qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui d‰raille? - A moins que ce
ne soit justement ce qu'il faut, des espˆces de processus stochastiques...
Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde
travaille. Il n'y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit,
ils sont tous occup‰s, personne n'a de temps. Les notes de service sont
observ‰es, je le sais, j'en ai fait l'exp‰rience. Apparemment, tout va bien
: les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ing‰nieurs
construisent, les chercheurs ‰crivent des articles, les caissiers
distribuent de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-Štre qu'aprˆs
tout ce manˆge n'existe que pour que tout le monde travaille? Un bon
m‰canicien r‰pare une voiture en deux heures. Et aprˆs? Les vingt-deux
heures restantes? Et si en plus les voitures sont conduites par des
travailleurs exp‰riment‰s qui ne les abŽment pas? La solution s'impose
d'elle-mŠme : mettre le bon m‰canicien aux cuisines, et les cuisiniers € la
m‰canique. Il ne s'agit pas seulement de remplir vingt-deux heures -
vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique l€-dedans. Tout le monde
travaille, tout le monde fait son devoir d'homme... pas comme de vulgaires
singes... Et ils acquiˆrent des sp‰cialit‰s nouvelles... Finalement il n'y a
aucune logique l€-dedans, c'est le g‚chis complet, pas de la logique...
Seigneur, je suis l€ € rester plant‰ comme un piquet et ils salissent la
forŠt, ils la d‰truisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque
chose au plus vite, maintenant je r‰ponds de chaque hectare, de chaque
chiot, de chaque ondine, maintenant je r‰ponds de tout..."
II commen‡a € s'agiter, referma tant bien que mal le coffre, se
pr‰cipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir
une feuille de papier vierge.
"II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions
‰tablies, des modes de relations fix‰s, ils vont rire de moi... Il se
souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-mŠme dans
l'antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils
iront se plaindre € ce... € ce M. Ah... Ils vont s'‰gorger les uns les
autres... Mais pas rire. C'est ‡a le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne
savent pas rire, ils ne savent pas ce que c'est et € quoi ‡a sert. Des
hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la
d‰mocratie, la libert‰ d'opinion, la libert‰ de protestation et d'invective.
Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez! Protestez et riez...
Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec
passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualit‰
du k‰fir, contre la mauvaise nourriture € la cantine, ils invectiveront avec
une passion particuliˆre le balayeur pour les rues qui n'ont pas ‰t‰
balay‰es depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus
syst‰matique de fr‰quenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux
latrines sur l'€-pic... Non, je commence € m'embrouiller, pensa-t-il. Il
faut proc‰der par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"
II se mit € couvrir une feuille d'une ‰criture rapide et illisible :
"" Groupe de l'Eradication de la forŠt, groupe d'Etude de la forŠt,
groupe de la Protection arm‰e de la forŠt, groupe d'Aide € la population
locale de la forŠt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. " Groupe de la
P‰n‰tration du g‰nie ds. for. " Et puis... '' Groupe de la Protection
scientifique for. " Voil€, ‡a a l'air d'Štre tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils
font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demand‰ ce qu'ils faisaient. Il ne
m'est mŠme jamais venu € l'esprit de me demander ce que faisait
l'Administration en g‰n‰ral. Comment on pouvait concilier l'Eradication et
la Protection de la forŠt, et en plus aider la population locale... Bon,
voil€ ce que je vais faire, pensa-t-il. D'abord, plus d'Eradication.
Eradiquer l'Eradication. La P‰n‰tration du g‰nie aussi, ‰videmment. Ou alors
qu'ils travaillent en haut, de toute fa‡on ils n'ont rien € faire en bas.
Ils peuvent d‰monter leurs machines, construire une route correcte ou
combler ce marais putride... Qu'est-ce qu'il reste alors? Il y a la
Protection arm‰e. Avec leurs chiens loups. Tout de mŠme, dans l'ensemble...
Il faut tout de mŠme prot‰ger la forŠt. Seulement voil€... (Il ‰voqua les
tŠtes des gardes qu'il connaissait et se mordilla les lˆvres d'un air
dubitatif.) M-oui... Bon, admettons. Et l'Administration, elle sert € quoi
alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"
II se sentit tout d'un coup € la fois joyeux et angoiss‰.
- Mais oui, c'est ‡a, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre tout. Qui
est mon juge? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service -
et termin‰!"
II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout prˆs. Les
verres du lustre tintˆrent, les chaussettes qui s‰chaient sur la corde se
balancˆrent. Il se leva et s'approcha sur la pointe des pieds de la petite
porte qui se trouvait au fond de la piˆce. Derriˆre, quelqu'un marchait d'un
pas in‰gal, comme titubant, mais on n'entendait rien d'autre, et il n'y
avait mŠme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets
pesa doucement sur la poign‰e, mais la porte ne c‰da pas. Il approcha les
lˆvres de la fente et demanda € haute voix : "Qui est l€?" Personne ne
r‰pondit, mais les pas ne cessˆrent pas, comme s'il y avait eu un ivrogne
dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poign‰e,
haussa les ‰paules et revint € sa place.
"Dans l'ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais
‰videmment pas dissoudre l'Administration, ce serait idiot, pourquoi
dissoudre une organisation toute prŠte, bien huil‰e? Il faut simplement la
remettre dans le droit chemin, l'appliquer € quelque chose de s‰rieux.
Cesser d'envahir la forŠt, renforcer au contraire son ‰tude prudente,
essayer de se mettre en rapport avec elle, d'apprendre € son contact... Ils
ne comprennent mŠme pas ce que c'est que la forŠt. La forŠt! Pour eux c'est
du bois d'abattage... Leur apprendre € aimer la forŠt, € la respecter, €
vivre la vie qu'elle vit... Non, il y a beaucoup de travail. Du travail
v‰ritable, du travail s‰rieux. Et il se trouvera des gens - Kim, Stoan,
Rita.. Et pourquoi pas le manager?... Alevtina... Et finalement ce Ah,
aussi, c'est un personnage, il est pas bŠte, mais il a rien de s‰rieux €
faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en
voir! Bon, et maintenant, o™ en sont les affaires courantes?
Il attira le dossier € lui. La premiˆre page ‰tait ainsi r‰dig‰e :
PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE
1. Au cours de l'ann‰e ‰coul‰e, l'Administration de la forŠt a
substantiellement am‰lior‰ son travail et a atteint des indices ‰lev‰s dans
tous les domaines de son activit‰. Des centaines d'hectares de territoire
forestier ont ‰t‰ conquis, ‰tudi‰s, am‰nag‰s et plac‰s sous la sauvegarde de
la Protection scientifique et arm‰e. La maŽtrise des sp‰cialistes et des
travailleurs du rang croŽt de jour en jour. L'organisation s'am‰liore, les
d‰penses improductives diminuent. Les barriˆres bureaucratiques et autres
obstacles extraproductifs sont lev‰s les uns aprˆs les autres.
2. Cependant, € c”t‰ des r‰alisations effectu‰es, l'action n‰faste de
la deuxiˆme loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres
continue € s'exercer, abaissant quelque peu le niveau ‰lev‰ des indices.
Notre t‚che la plus urgente r‰side maintenant dans la suppression des faits
de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent
une baisse des cadences.
3. Compte tenu de ce qui pr‰cˆde, il est propos‰ de consid‰rer €
l'avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et
contredisant l'id‰al d'organisation, et l'implication dans des faits de
hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l'implication dans des
faits de hasard (probabilisme) n'entraŽne pas de cons‰quences graves, comme
une trˆs s‰rieuse violation de la discipline du travail et de la production.
4. La culpabilit‰ des personnes impliqu‰es dans des faits de hasard
(activit‰s probabilistiques) est d‰finie et mesur‰e par les articles du Code
criminel N 62, 64, 65 (€ l'exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou
§§ du Code administratif 12, 15 et 97.
NOTA : L'issue mortelle d'une implication dans un fait de hasard
(probabilisme) n'a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante
ou att‰nuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononc‰e €
titre posthume.
5. La pr‰sente directive prend effet € partir du... mois... jour...
ann‰e. Elle n'a pas d'effet r‰troactif.
Sign‰ : Le Directeur de l'Administration. (...)
Perets passa sa langue sur ses lˆvres sˆches et tourna la page. Sur la
suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de
l'employ‰ Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conform‰ment €
la directive sur < l'instauration de l'ordre" "pour indulgence pr‰m‰dit‰e
pour la loi des grands nombres s'‰tant traduite par une glissade sur la
glace avec l‰sion concomitante de l'articulation tibia-tarsienne, laquelle
implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11
mars de l'ann‰e en cours", il est propos‰ que l'employ‰ Kh soit d‰sormais
d‰sign‰ sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...
Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C'‰tait aussi
une note de service concernant l'application d'une peine d'amende
administrative correspondant € quatre mois de salaire au maŽtre de chiens G.
de Montmorency du groupe de la Protection arm‰e "pour s'Štre imprudemment
permis d'Štre frapp‰ par une d‰charge atmosph‰rique (foudre)". Suivaient des
prescriptions concernant les cong‰s, des demandes d'allocation
exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note
explicative d'un certain J. Lumbago € propos de la disparition d'une
bobine...
- Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets € haute voix.
Il ‰tait en nage. Le projet ‰tait tap‰ sur du papier couch‰ € tranche
dor‰e. "II faudrait que j'en parle € quelqu'un, ou je vais m'y perdre",
pensa-t-il.
L€-dessus la porte s'ouvrit et Alevtina p‰n‰tra dans le bureau,
poussant devant elle une table € roulettes. Elle ‰tait habill‰e avec une
‰l‰gance recherch‰e et une expression s‰rieuse et austˆre ‰tait peinte sur
son visage soigneusement maquill‰.
- Votre petit d‰jeuner, dit-elle d'une voix apprŠt‰e.
- Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte,
repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avan‡a vers Perets.
- Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
- Regarde, dit Perets. Encore des bŠtises! Lis un peu.
Elle s'assit sur l'accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras
gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
- Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu'y a-t-il? Tu veux
peut-Štre que je t'apporte le Code criminel? Le Directeur pr‰c‰dent lui
aussi n'avait pas compris un seul article.
- Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu'est-ce
que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
- Je l'ai lu, et je l'ai mŠme tap‰. Et j'ai corrig‰ le style.
Domarochinier ne sait pas ‰crire, et c'est seulement ici qu'il a appris €
lire... A propos, poussin, Domarochinier attend dans l'antichambre, tu
devrais le recevoir pendant le d‰jeuner, il aime ‡a. Il te fera des
tartines...
- Mais je me fous de Domarochinier! dit Perets. Explique-moi plut”t ce
que je...
- Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, r‰pliqua Alevtina. Tu ne
comprends encore rien, poussin, tu ne comprends rien... (Elle appuya sur le
nez de Perets, comme sur un bouton de sonnette.) Domarochinier a deux
blocs-notes. Dans l'un il inscrit qui a dit quoi - pour le Directeur - et
dans l'autre ce qu'a dit le Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie
pas.
- Attends, dit Perets, il faut que je te demande conseil. Cette
directive... ce d‰lire... je ne vais pas le signer.
- Comment ‡a, tu ne vas pas?
- Comme ‡a. Je ne lˆverai pas la main pour signer cette chose.
Le visage d'Alevtina se fit s‰vˆre.
- Poussin, dit-elle. Ne te bute pas. Signe. C'est trˆs urgent. Aprˆs,
je t'expliquerai tout, mais maintenant...
- Mais qu'est-ce qu'il y a € expliquer l€-dedans? dit Perets.
- Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, aprˆs, je
t'expliquerai.
- Non, explique-moi maintenant, dit Perets. Si tu peux. Ce dont je
doute.
Alevtina l'embrassa sur la tempe et regarda sa montre d'un air
pr‰occup‰.
- Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.
Elle s'assit sur la table, les mains € plat sous ses cuisses, et
commen‡a, les yeux fix‰s dans le vague au-dessus de la tŠte de Perets :
- Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne
date pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un vecteur dont l'origine se perd
dans la nuit des temps. Actuellement, il est mat‰rialis‰ par les ordres et
directives existant. Mais il s'enfonce aussi trˆs loin dans le futur, o™ il
attend encore d'Štre mat‰rialis‰. C'est comme une route qui se construit sur
un terrain d‰termin‰. L€ o™ se termine l'asphalte, tournant le- dos € la
portion d‰j€ faite, se trouve un niveleur qui regarde dans son th‰odolite.
Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui passe par l'axe optique du
th‰odolite, c'est le vecteur administratif non encore mat‰rialis‰ que tu es
le seul € voir et qu'il t'appartient de mat‰rialiser. Tu comprends "
- Non, dit fermement Perets.
- §a ne fait rien, ‰coute encore... De mŠme que la route ne peut pas
tourner arbitrairement € droite ou € gauche, mais doit suivre l'axe optique
du th‰odolite, de mŠme chaque directive administrative doit Štre le
prolongement logique de toutes celles qui ont pr‰c‰d‰... Poussin, ne cherche
pas € approfondir, je ne le comprends pas moi-mŠme, mais c'est un bien, car
l'approfondissement engendre le doute, le doute engendre le pi‰tinement sur
place - c'est la mort de tout activit‰ administrative, et par cons‰quent la
tienne, la mienne... C'est ‰l‰mentaire. Qu'il ne se passe pas un jour sans
directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur l'instauration de
l'ordre, elle n'est pas suspendue en l'air, elle est li‰e € la directive
pr‰c‰dente sur la non-d‰croissance, laquelle est li‰e € la note de service
sur la non-grossesse, et cette note de service d‰coule logiquement de la
prescription sur l'excitabilit‰ excessive, et cette prescription...
- ArrŠte ces stupidit‰s! dit Perets. Montre-moi ces prescriptions et
ces notes de service... Non, montre-moi plut”t la premiˆre note de service,
celle qui remonte € la nuit des temps...
- Mais pour quoi faire?
- Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles se suivent logiquement. Je
ne te crois pas.
- Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout ‡a. Je te montrerai tout ‡a.
Tu pourras lire tout ‡a avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y
a pas eu de directive avant-hier, il n'y a pas eu de directive hier. On ne
peut pas prendre en compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait
attraper, et en plus c'‰tait une prescription orale... Combien de temps
crois-tu que l'Administration puisse rester sans directives? Depuis ce
matin, c'est d‰j€ le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les
lampes grill‰es, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais
il faut signer la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu r‰unis
les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui les r‰chauffe, et aprˆs
je t'apporterai tout ce que tu voudras. Tu pourras lire, ‰tudier,
approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, ‰videmment, que tu n'approfondisses
pas.
Perets se prit le visage entre les mains et hocha la tŠte. Alevtina
sauta vivement € bas de la table, trempa la plume dans la boŽte cr‚nienne de
V‰nus et tendit le porte-plume € Perets.
- Allons, ch‰ri, ‰cris vite...
Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :
- Mais je pourrai l'annuler, aprˆs?
- Bien s›r, poussin, bien s›r, dit Alevtina.
Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.
- Non, dit-il. Non et non. Je ne signerai pas. Pourquoi est-ce que
j'irai signer ce d‰lire, alors qu'il y a manifestement des dizaines de
directives, d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sens‰es, qui
seraient n‰cessaires, r‰ellement n‰cessaires dans cette p‰taudiˆre...
- Par exemple? releva vivement Alevtina.
- Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...
Alevtina s'empara d'un bloc-notes.
- Eh bien!... (Le ton de Perets prit soudain un mordant peu habituel.)
Par exemple une note de service ordonnant aux employ‰s du groupe de
l'Eradication de s'‰radiquer eux-mŠmes dans les plus brefs d‰lais.
Ex‰cution! Ils auraient qu'€ se jeter du haut de la falaise... ou € se tirer
une balle dans la tŠte... Aujourd'hui mŠme! Responsable, Domarochinier...
§a, ce serait beaucoup plus utile que...
- Un instant, dit Alevtina... Donc, se suicider par arme € feu
aujourd'hui avant vingt-quatre heures z‰ro z‰ro. Responsable,
Domarochinier...
Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pens‰es. Perets
la regardait, ‰tonn‰.
- Mais oui! reprit-elle. C'est juste! C'est mŠme plus progressiste
que... Comprends, ch‰ri : si une directive ne te plaŽt pas, il ne faut pas
te forcer. Mais donnes-en une autre. Voil€, c'est fait, je n'ai plus € te
faire de reproches...
Elle sauta € terre et commen‡a € disposer les assiettes devant Perets.
- Voil€ les crŠpes, tu as la confiture l€... Le caf‰ est dans le
thermos, il est bouillant, fais attention, ne te br›le pas... Mange, je
pr‰pare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.
- Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...
- Tu me plais bien, dit tendrement Alevtina. Tu es intelligent, tu as
du courage... Mais il faudra Štre un peu plus gentil avec Domarochinier.
- Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...
Alevtina se pr‰cipita vers la porte, Perets se jeta € sa poursuite,
criant "Mais ne sois pas folle!", mais ne put la rattraper. Alevtina
disparut et € sa place, tel un spectre, Domarochinier parut jaillir du
n‰ant. Peign‰, astiqu‰, il avait retrouv‰ sa couleur normale et semblait
prŠt € tout, comme auparavant.
- C'est un coup de g‰nie, dit-il en pressant Perets contre la table.
C'est tout simplement... ‰poustouflant. Cela entrera pour toujours dans
l'Histoire...
Perets recula, comme devant une scolopendre g‰ante, heurta la table et
fit se culbuter l'un sur l'autre Tannha›ser et V‰nus.
Last-modified: Mon, 17 May 1999 16:02:36 GMT