Arkadi et Boris Strougatski. L'Escargot sur la pente
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roman
Traduit du russe
par Michel PJtris
(c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
Edition Champ Libre, Paris, 1972
OCR: Oleg Volkov, 1999
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Au tournant, dans la profondeur
de la trouJe de la forKt,
Le futur qui m'attend
me sert de serment.
On ne l'entraOnera pas dans une discussion
Et on ne l'amadouera pas par la caresse
Il est grand ouvert, comme la forKt
distendu, A la rencontre.
Boris Pasternak.
Grimpe, grimpe doucement,
Escargot, la pente du Fuji,
Plus haut, jusqu'au sommet!
Issa, fils de paysan.
De cette hauteur, la forKt Jtait comme une luxuriante Jcume mouchetJe.
Comme une immense Jponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiIre. Comme un masque informe posJ sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le
prJcipice. Il lui sembla que ses talons Jtaient tout d'un coup devenus
humides, comme s'il les avait rJellement plongJs dans le tiIde brouillard
lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux
qu'il avait ramassJs, les disposa soigneusement A cFtJ de lui, puis choisit
le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et
silencieux, endormi et indiffJrent qui avalait pour toujours. L'Jtincelle
blanche s'Jteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce que racontait la cuisiniIre uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide A la
population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le
chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la PJnJtration du gJnie ; si
l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les espJrances
pouvaient se rJaliser au moins une fois dans la vie, alors, A la septiIme
pierre, les buissons s'Jcarteraient avec fracas derriIre lui et dans la
clairiIre, sur l'herbe foulJe, blanchie par la rosJe, paraOtrait le
Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise A passepoil mauve,
respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne
regarderait rien, ni la forKt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il
se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler A chaque fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air chargJ d'acide carbonique
et de nicotine s'Jchapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande
ouverte.
DerriIre, les buissons s'JcartIrent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'Jtait pas le Directeur, mais la personne familiIre de
Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha
lentement et s'arrKta A deux enjambJes de Perets, abaissant vers lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupZonnait quelque chose, quelque
chose de trIs important, et ce savoir ou ce soupZon immobilisait les traits
de son visage allongJ, visage pJtrifiJ d'un homme qui apportait ici, sur
l'A-pic, une Jtrange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne
encore au monde ne la connaissait, mais il Jtait manifeste que tout Jtait
radicalement changJ, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait
maintenant plus de sens et que chacun devrait dJsormais donner tout ce dont
il Jtait capable.
- A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard
circulaire autour de lui.
- Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
- Tiens donc. Des sandales? TrI-Is bien. Mais A qui sont ces sandales?
Il s'approcha de l'A-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitFt.
- Quelqu'un est assis au bord de l'A-pic, commenta-t-il, avec des
sandales posJes A cFtJ de lui. La question qui se pose inJvitablement est
alors : A qui sont les sandales et oSHCH se trouve leur propriJtaire?
- Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
- Les vFtres? Donc, vous Ktes pieds nus. Pourquoi?
- Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai dJcidJ A l'avenir de rester
pieds nus.
Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux JcartJs :
- Elle est lA-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
- De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
Mais Za ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins
elle est rJellement lA-bas, et Za c'est une autre question que nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas espJrer l'atteindre avec une pierre, mKme si vous aviez l'adresse
nJcessaire et si vous vouliez rJellement cela et cela seul : je parle du
coup au but... Mais nous allons Jclaircir tout Za.
Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et
poursuivit :
- Donc, vous Jtiez lA hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit la deuxiIme fois que vous veniez au bord de l'A-pic, alors que
les autres employJs de l'Administration, pour ne rien dire des spJcialistes
surnumJraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas du dJfi ni de la mJchancetJ, il ne faut pas y attacher
d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher
d'importance A l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance dJfIque sur la
forKt. L'ignorance dJfIque toujours sur quelque chose.
- Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forKt. Vous l'aimez? RJpondez!
- Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son
bloc-notes :
- Ne vous oubliez pas! Vous savez trIs bien qui je suis. J'appartiens
au groupe de l'Eradication, et votre rJponse, ou plus exactement votre
contre-question, est donc absolument dJpourvue de sens. Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forKt est dJterminJe par la fonction
que je remplis, mais qu'est-ce qui dJtermine la vFtre? cela je ne le
comprends pas trIs bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas idJe d'Ktre aussi
Jtranger : rester assis au bord de l'A-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je
remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-Ktre, il y a des circonstances
attJnuantes, et en fin de compte vous n'avez rien A craindre, n'est-ce pas
Perets?
- Non, dit Perets. C'est-A-dire Jvidement, oui.
- Vous voyez. Le naturel disparaOt d'un seul coup, et il n'existe plus.
A qui est cette main, demandons-nous? OSHCH lance-t-elle une pierre? Ou
peut-Ktre A qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous
rester assis au bord de l'A-pic? Est-ce innJ chez vous ou bien vous
Ktes-vous spJcialement entraOnJ? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au
bord de l'A-pic. Et je n'ose mKme pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraOner. La tKte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'A-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forKt. Montrez-moi s'il vous plaOt votre laissez-passer, Perets.
- Je n'en ai pas.
- Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
- Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
- C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On
m'en a donnJ, on lui en a donnJ, on leur en a donnJ, on en a donnJ A
beaucoup d'autres encore, et A vous on ne veut pas vous en donner.
Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez dJcharnJ de Domarochinier
s'Jchappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
- Sans doute parce que je suis Jtranger, suggJra Perets. C'est
certainement la raison.
- Et je ne suis pas le seul A m'intJresser A vous, poursuivit
Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a
aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-Ktre vous
lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien
qu'A vous voir.
Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
- Mais Jloignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse
Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me
tuer avec vos excentricitJs!
- C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y
va?
- Allons-y. Mais je constate que vous n'avez rJpondu A aucune de mes
questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous Ktes vraiment... (Il
jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les Jpaules et le glissa sous
son bras.) C'est Jtrange. Pas la moindre impression, sans mKme parler
d'information.
- Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a A rJpondre? dit Perets. Je devais
simplement Ktre ici pour parler au Directeur.
Domarochinier se figea littJralement sur place, comme engluJ dans les
buissons, et profJra d'une voix altJrJe :
- C'est donc pour Za que vous Ktes...
- Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
- Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous
aviez raison.
- Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
- Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez Ktre tout A
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je
n'Jtais pas lA et je ne vous ai pas vu.
Ils passIrent devant un banc, grimpIrent quelques marches usJes,
prirent l'allJe couverte d'un fin sable rouge et pJnJtrIrent sur le
territoire de l'Administration.
- La pleine clartJ ne peut exister qu'A un certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir A quoi il peut prJtendre. J'ai prJtendu
A la clartJ A mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai JpuisJ. Et lA oSHCH se
terminent les droits commencent les devoirs...
Ils dJpassIrent des cottages de dix appartements aux fenKtres garnies
de rideaux de tulle, longIrent le garage, traversIrent le terrain de sport,
passIrent encore devant les entrepFts, puis devant l'hFtel sur le seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une pVleur maladive, les yeux exorbitJs et
fixes, une serviette A la main. Ils suivirent une longue palissade derriIre
laquelle ronflaient des moteurs, pressIrent le pas, car ils n'avaient plus
beaucoup de temps, puis se mirent A courir. Il Jtait cependant tard quand
ils arrivIrent A la cantine, et toutes les places Jtaient prises, A
l'exception de la petite table de service dans un coin au fond oSHCH restaient
deux places, la troisiIme Jtant occupJe par le chauffeur Touzik qui, les
voyant en train de piJtiner, indJcis, sur le pas de la porte, leur fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
Tout le monde buvait du kJfir et Perets en prit aussi. La nappe rKche
de la table Jtait maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets
Jtendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siIge, il y
eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
- Faites attention avec vos pieds, dit-il.
- Je ne l'ai pas fait exprIs, dit Perets. Je ne savais pas.
- Et moi, je le savais? rJpliqua Touzik. Il y en a quatre lA-dessous,
tVche de pas faire l'idiot.
- Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
- On sait Za, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-lA, nous
non plus.
- Mais j'ai le foie malade, commenZa A s'inquiJter Domarochinier. VoilA
un certificat.
Il fit apparaOtre une feuille de cahier froissJe marquJe d'un sceau
triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'Jtait effectivement un
certificat, couvert d'une Jcriture illisible de mJdecin. Perets ne put
dJchiffrer qu'un mot : "antabus".
- Et il y a aussi ceux de l'annJe derniIre, et ceux de
l'avant-derniIre, mais ils sont dans le coffre.
Le chauffeur Touzik dJdaigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de kJfir, porta son index repliJ A son nez, renifla, et, les
yeux pleins de larmes, profJra d'une voix raffermie :
- Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forKt? Des arbres. (Il s'essuya
les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils
sautent. Tu comprends?
- Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
- Eh bien! voilA. Il y en a un lA, immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence A se tordre, A se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un
craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix mItres. Il m'a
bousillJ la cabine. Puis il redevient immobile.
- Pourquoi? demanda Perets.
- Parce que Za s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se
versant un verre de kJfir.
- Hier on a reZu un lot de nouvelles scies Jlectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lIvres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mKme que ce ne sont pas des scies, mais de vJritables machines A
scier. Nos machines A scier de l'Eradication.
Alentour, tout le monde buvait du kJfir. Dans des verres A facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses A cafJ, dans des cornets de
papier, ou simplement A la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenJs
sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats
mJdicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, A l'estomac ou au duodJnum.
Pour cette annJe et pour les annJes prJcJdentes.
- Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est
dJglinguJe, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore A
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux Jchecs avec
lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imbJciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais A mourir! Vous lui parlerez pour moi,
hein?
- B-Bon, fit Perets d'une voix hJsitante. J'essaierai.
- Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il Jtait avec moi
A l'armJe ; j'Jtais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en
portant la main A la hauteur du couvre-chef.
- Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de kJfir A la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est lA qu'elles sont, tu comprends? Nues.
- C'est votre kJfir, Touz, qui vous donne des visions, plaZa
Domarochinier.
- Je les ai vues de mes propres yeux, rJpliqua Touzik en portant le
verre A ses lIvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
- Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
- Mystique toi-mKme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la
manche.
- Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont lA,
Jtendues... Et puis aprIs? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester
lA, et puis c'est tout.
Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent A la
surface comme nous sortons d'une piIce enfumJe pour nous mettre au balcon
par une nuit de lune, et exposer lA, les yeux clos, notre visage A la
fraOcheur. C'est peut-Ktre ce qu'elles font. Elles viennent A la surface, et
elles restent lA. A se reposer. A Jchanger des sourires et des paroles
indolentes...
- Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement
Domarochinier. Tu es dJjA allJ dans la forKt? Tu n'y as jamais mis les
pieds, et tu en parles.
- Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forKt? J'ai un
laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaOt, Touz.
- Je n'ai pas vu moi-mKme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant A
Perets. Mais j'y crois tout A fait. Parce que les autres en parlent. MKme
Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forKt. Il la connaissait
comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort lA-bas, dans
sa forKt.
- S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
- Quoi, "si"? Un homme part en hJlicoptIre, et de trois ans on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de dJcIs dans les journaux, le repas de
funJrailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cassJ sa pipe, c'est
Jvident.
- Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniIre absolument catJgorique.
Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de kJfir au
comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui
murmurer A l'oreille, le regard fuyant :
- Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont JtJ
donnJs... Je me considIre en droit de vous en informer parce que vous Ktes
Jtranger...
- Quels ordres?
- Le considJrer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de
s'Jcarter.
Puis il reprit A voix haute :
- Le kJfir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le rJfectoire s'emplit
de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levIrent avec des bruits de
chaises et gagnIrent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait A tous ceux qui passaient A proximitJ :
"Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu Jtrange, mais nous
sommes en train de parler..."
Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
- Est-ce que le manager parlait sJrieusement en disant qu'il ne me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
- Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun intJrKt A vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, Za l'avancerait A quoi? OSHCH
vous voyez de la plaisanterie lA-dedans?
Perets se mordit la lIvre.
- Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien A faire ici. Mon
visa touche A sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilA tout.
- En gJnJral, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois
rJprimandes. On vous donne un autobus spJcial, on rJveille un chauffeur au
milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires...
Comment Za se passe avec les gars d'ici? PremiIre rJprimande : le type est
rJtrogradJ. DeuxiIme rJprimande : on l'envoie dans la forKt expier ses
pJchJs. Et A la troisiIme : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
A celui-lA. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitFt les
gratifications, et on me met A la charrette A merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule,
vu? LA, je quitte la charrette A merde et je pars A la station biologique
pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont lA-bas. Mais si je ne veux pas
aller A la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape pour la troisiIme fois sur la gueule. LA, c'est terminJ. Je suis
licenciJ pour actes de voyoutisme et expulsJ dans les vingt-quatre heures.
Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaZant :
- Vous faites de la dJsinformation, Touz, de la dJsinformation.
D'abord, il doit s'Jcouler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi,
toutes les fautes sont considJrJes comme un seul et mKme dJlit, et le
perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration
elle-mKme donne suite A l'affaire. DeuxiImement, A la deuxiIme faute, le
coupable est sans retard envoyJ dans la forKt sous la surveillance d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilitJ de s'aviser de commettre une
troisiIme infraction. Ne l'Jcoutez pas, Perets, il ne comprend rien A ces
problImes.
Touzik avala une gorgJe de kJfir, fit une grimace et cacarda :
- C'est vrai. LA, peut-Ktre qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
- Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute faZon je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme Za, sans raison.
- Mais vous Ktes pas obligJ de lui taper sur la... sur la gueule, dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement dJchirer
son costume.
- Non, je ne peux pas, dit Perets.
- Mauvais, Za, dit Touzik. za ira mal pour vous, alors, PAN Perets.
Alors, voilA ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emmInerai.
- Vraiment? demanda Perets, joyeux.
- Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renversJ ma soupe!"
Domarochinier prit la parole :
- L'homme doit Ktre simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous
voulez.
- C'est toujours comme Za chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout A
l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement Ktre
simple et clair?
Touzik renifla son index repliJ et profJra :
- L'homme doit Ktre sobre. Tu crois pas?
- Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trIs simple,
et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas lA que
vous pourrez m'attraper, Touz.
- Ce qui m'Jtonne dans la forKt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brYlants, tu comprends? Je peux pas supporter Za. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, Za fume, Za sent le
chou. J'ai mKme essayJ de goYter, mais Za n'a pas de goYt, Za manque de
sel... Non, la forKt, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrKte pas d'amener du matJriel, et il disparaOt,
comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il disparaOt
encore...
Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours JtrangIre. FamiliIre, ressemblante,
mais fondamentalement JtrangIre. Le plus difficile est de se faire A cette
idJe, qu'elle est A la fois JtrangIre et, familiIre. Qu'elle est l'Jmanation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est dJtachJe de nous
et ne veut pas nous connaOtre. C'est sans doute ainsi que le pithJcanthrope
aurait pu penser A nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
- Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lA-bas, mais avec
quelque chose de sJrieux, et en deux mois nous aurons fait de tout Za une
surface bJtonnJe, sIche et lisse.
- C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface bJtonnJe avec ton propre pIre. Pour la clartJ.
Le mugissement profond d'une sirIne se fit entendre. Les carreaux des
fenKtres tremblIrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiIres se mirent A clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir
surgit une inscription en lettres Jnormes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva A la hVte, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
- Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
Touzik acquiesZa :
- C'est l'heure. L'heure juste.
Il Fta sa veste fourrJe, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tKte posJe sur la veste.
- Donc, demain sept heures? dit Perets.
- Quoi? rJpondit Touzik d'une voix ensommeillJe.
- Je viendrai demain A sept heures.
- OSHCH Za? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez
un divan...
- Au garage, dit Perets. A votre voiture.
- Ah!... Venez, venez, on verra lA-bas. C'est pas facile comme affaire.
Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit A ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait
deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets
gagna la sortie.
Il franchit sur une planchette une Jnorme flaque qui s'Jtalait dans
l'arriIre-cour, contourna un tumulus de boOtes de conserves vides, se glissa
A travers une fente de la palissade de planches et pJnJtra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entrJe de service. Les couloirs Jtaient sombres et
froids, sentaient la poussiIre, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y
avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait A travers les portes
revKtues de moleskine. Perets gagna le premier Jtage par un Jtroit escalier
dJpourvu de rampe et arriva A une porte surmontJe d'une inscription oSHCH
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte
se dJtachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
JbranlJ en dJcouvrant qu'il Jtait arrivJ dans son bureau. C'est-A-dire,
Jvidemment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table Jtait maintenant A cFtJ de la porte,
prIs du mur dJcorJ de carreaux de faPence, comme toujours A moitiJ
recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que prIs de la fenKtre
aux vitres fraOchement lavJes se trouvait la table de Kim, lequel Kim Jtait
dJjA au travail : assis, un peu voYtJ, il considJrait une rIgle A calcul.
- Je voulais me laver les mains..., dit Perets, dJconcertJ.
- Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tKte. Tu as un lavabo lA.
za va Ktre trIs bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava A
l'eau chaude et A l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une
pVte A dJgraisser spJciale, les frotta avec de la filasse et avec des
brosses de diverses duretJs. Puis il mit en marche le sJchoir Jlectrique et
tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du
courant d'air chaud.
- A quatre heures du matin, on a fait savoir A tout le monde que nous
serions transfJrJs au premier Jtage, dit Kim. OSHCH Jtais-tu? Chez Alevtina?
- Non, j'Jtais au bord de l'A-pic, dit Perets en prenant place A sa
table.
La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer
la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets Fta la housse de la
"mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla A la fenKtre et
l'ouvrit.
On ne voyait pas la forKt, mais elle Jtait prJsente. Elle Jtait
toujours prJsente, mKme si on ne pouvait la voir que du bord de l'A-pic.
Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle Jtait cachJe par les bVtiments crIme des ateliers de
mJcanique et par les trois Jtages du garage rJservJ aux vJhicules personnels
des employJs. Elle Jtait cachJe par les Jtables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la sJcheuse Jtait
perpJtuellement cassJe. Elle Jtait cachJe par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et ses pavillons, son manIge et ses baigneuses de plVtre couvertes
d'inscriptions au crayon. Elle Jtait cachJe par les cottages et leurs
vJrandas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de tJlJvision.
Et de lA, de la fenKtre du premier Jtage, on ne voyait pas la forKt A cause
du haut mur de briques non achevJ mais dJjA trIs haut que l'on Jtait en
train d'Jdifier autour du bVtiment bas du groupe de la PJnJtration du gJnie.
La forKt n'Jtait visible que du bord de l'A-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forKt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pensJ A elle, qui ne la craignait pas et n'en rKvait pas, mKme cet homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais A la forKt, que j'en parlais, que
j'en rKvais, mais je ne soupZonnais mKme pas qu'elle pYt exister en rJalitJ.
Et ce n'est pas en allant pour la premiIre fois au bord de l'A-pic que j'ai
acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte A
l'entrJe l'inscription : "Administration des affaires de la forKt". J'Jtais
devant cette pancarte, ma valise A la main, couvert de poussiIre, dessJchJ
par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux
trembler, car je savais maintenant que la forKt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'Jtait que le jeu d'une imagination dJbile, un pVle
mensonge souffreteux. La forKt est, et cette immense bVtisse maussade a la
charge de sa destinJe...
- Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forKt?
Je m'en vais demain.
- Tu veux rJellement y aller? demanda Kim distraitement.
Les marais verts et brYlants, les arbres craintifs et nerveux, les
ondines A la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activitJ
mystJrieuse des profondeurs, les aborigInes Jnigmatiques et circonspects,
les villages dJsertJs...
- Je ne sais pas, dit Perets.
- Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pensJ A la forKt. Qui s'en sont toujours moquJs Jperdument. Mais elle
est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forKt est dangereuse parce
qu'elle te trahira.
- Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
- Qu'as-tu besoin de vJritJs amIres? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu
dans la forKt? Pleurer sur un rKve qui s'est transformJ en destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce
qui est en ce qui devrait Ktre?
- Et pourquoi suis-je venu ici?
- Pour Ktre sYr. Tu ne comprends pas A quel point c'est important :
Ktre sYr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la
forKt des mItres cubes de bois. Ou pour trouver la bactJrie de la vie. Ou
pour Jcrire une thIse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forKt, mais A toutes fins utiles : Za servira un jour ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'idJe suprKme, c'est de faire de la forKt un parc
luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour
ensuite tondre ce parc. AnnJe aprIs annJe. Ne pas le laisser redevenir
forKt.
- Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien A faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
- Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit A sa table,
trouva une prise hVtivement installJe et brancha la "mercedes".
- Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent
soixante-six zJro onze...
La "mercedes" se mit A cogner et A tressauter. Perets attendit qu'elle
soit calmJe, et lut en bJgayant la rJponse.
- Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les
touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
- Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
- Un zJro zJro sept, dicta mJcaniquement Perets.
Puis il se reprit et dit :
- Mais elle ment. za devrait faire cent vingt.
- Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zJro zJro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carrJe de dix zJro sept...
- Tout de suite, dit Perets.
Le verrou claqua A nouveau derriIre la coulisse et le Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une
voix agrJable un AVE MARIA, puis profJra :
- C'est tout de mKme un vJritable prodige, cette forKt, messieurs! Et
dire que nous parlons d'elle ou Jcrivons sur elle d'une maniIre aussi
criminellement insuffisante! Et pourtant elle mJrite qu'on Jcrive sur elle.
Elle ennoblit, elle Jveille les sentiments les plus JlevJs. Elle contribue
au progrIs. Elle est elle-mKme comme le symbole du progrIs. Et nous ne
parvenons pas A empKcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifiJes. En fait, il n'y a pas de propagande de la forKt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forKt!
- Sept cent quatre-vingts multipliJ par quatre cent trente-deux, dit
Kim.
Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci Jtait forte et bien posJe : on
n'entendit plus la "mercedes".
- "Les arbres cachent la forKt"... "Etre perdu dans la forKt"... "Les
brigands de la forKt"... VoilA ce que nous devons combattre! VoilA ce que
nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne
luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un exposJ circonstanciJ et
judicieux sur la forKt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
- C'est que je n'ai jamais JtJ lA-bas, dit Perets.
- Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais allJ, mais j'ai fait une
confJrence et A en juger par les Jchos que j'ai reZus, c'Jtait une
confJrence trIs utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non JtJ
dans la forKt, la question est de dJpouiller les faits de leur gangue de
mysticisme et de superstition, de mettre A nu la substance en arrachant les
oripeaux dont elle a JtJ affublJe par les esprits mesquins et
militaristes...
- Deux fois huit divisJ par quarante-neuf moins sept fois sept, dit
Kim.
La "mercedes" se mit A l'oeuvre. Le Proconsul haussa A nouveau la voix.
- Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le
faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les thIses et vous les
dJvelopperez A la lumiIre des derniIres acquisitions de la linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thIse?
- C'est "Les particularitJs du style et de la rythmique de la prose
fJminine de la basse Jpoque Heian, sur la base du " Makura-no sFshi "." Je
crains que...
- Sen-sa-tion-nel! C'est prJcisJment ce qu'il nous faut. Vous
soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondriIres, mais de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une
science hautement JvoluJe. Pas d'indigInes, pas de sauvages, mais une
antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux idJaux JlevJs, des hommes
modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel,
MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est trIs bien que vous connaissiez la
forKt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma
confJrence Jtant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse.
Comme matJriau de base, j'ai utilisJ les protocoles des rJunions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forKt...
- Je ne suis pas explorateur de la forKt, tenta de plaider Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forKt.
Le Proconsul hocha distraitement la tKte et nota rapidement quelque
chose sur sa manchette.
- Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amIre vJritJ. Malheureusement,
cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche
euristique de la personnalitJ... Vous pouvez aussi parler de cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
rJgler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content,
Perets, que vous preniez enfin part A notre travail. Il y a longtemps que je
vous suis de trIs prIs... VoilA, je vous ai inscrit pour la semaine
prochaine.
Perets arrKta la "mercedes".
- Je ne serai pas lA la semaine prochaine. Mon visa vient A expiration,
et je pars. Demain.
- Nous arrangerons Za d'une maniIre ou d'une autre. J'irai voir le
Directeur, il est lui-mKme membre du club, il comprendra. ConsidJrez que
vous avez une semaine de plus.
- Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda
droit dans les yeux :
- Il faut! Vous le savez trIs bien, Perets, il faut! Au revoir. Il
porta deux doigts A la hauteur de sa tempe et s'Jloigna en agitant sa
serviette.
- Une vJritable toile d'araignJe, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-lA...
- Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
- Mais je ne peux plus rester ici!
- Sept cent quatre-vingt-dix-sept multipliJ par quatre cent
trente-deux...
"De toute faZon je partirai, se disait Perets en appuyant sur les
touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au
ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux Jchecs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du thJ et de la confiture avec vous, je ne veux plus
chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous,
dJbrouiller vos discussions et maintenant faire des confJrences que de toute
faZon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mKmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute faZon, vous ne
comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une
nJcessitJ..."
Au-dehors, derriIre le mur en construction, on entendait les cognements
sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des
briques qui se dJversaient. Sur le mur Jtaient assis cFte A cFte quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenKtre
mKme le vrombissement et la pJtarade d'un moteur de moto.
- Quelqu'un qui vient de la forKt, commenta Kim. DJpKche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la piIce.
Il portait une combinaison dont le capuchon dJboutonnJ ballottait sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'Jmetteur. Des bottes jusqu'A la ceinture,
la combinaison Jtait couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose pVle
et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une
longueur dJmesurJe qui traOnait par terre. La liane continuait A se
tortiller, et Perets eut l'impression d'Ktre en prJsence d'un tentacule
projetJ par la forKt elle-mKme, qui, bientFt se tendrait et qui entraOnerait
l'homme sur le chemin inverse, A travers les couloirs de l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le rJfectoire, les ateliers,
l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussiJreuse, A travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le dJbut de la corniche, vers les portes,
mais il passerait A cFtJ des portes et serait entraOnJ plus bas, vers
l'A-pic...
L'homme portait des lunettes de moto, son visage Jtait couvert d'une
Jpaisse couche de poussiIre, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui
StoPan StoPanov, de la station biologique. Il tenait A la main un gros sac
en papier. Il fit quelques pas sur le sol revKtu d'une mosaPque qui
reprJsentait une femme sous la douche et s'arrKta devant Kim, tenant le sac
en papier cachJ derriIre son dos et faisant d'Jtranges mouvements avec sa
tKte, comme s'il avait eu des dJmangeaisons dans le cou.
- Kim, dit-il, c'est moi.
Kim ne rJpondit pas. On entendait sa plume qui grattait et dJchirait le
papier.
- Kimouchka, reprit StoPan d'une voix implorante, je t'en supplie.
- Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
- C'est la derniIre fois, dit StoPan. La derniIre des derniIres.
Il eut un nouveau mouvement de tKte et Perets aperZut sur son cou
maigre A la peau rasJe, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
rosVtre, fine, aiguL, qui s'enroulait en spirale, comme tremblant d'une
sorte d'aviditJ.
- Tu n'as qu'A dire que c'est A cause de StoPan, un point c'est tout.
Si on t'invite au cinJma, dis que tu as un travail urgent A terminer ce
soir. Si c'est pour le thJ, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si
on t'invite A boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniIre des
derniIres des derniIres!
- Qu'est-ce que tu as A rentrer la tKte dans les Jpaules comme Za?
demanda mJchamment Kim. Allons, tourne-toi.
- za te reprend? demanda StoPan en se tournant. Ce n'est pas grave. Tu
n'as qu'A transmettre, tout le reste est sans importance.
PenchJ par-dessus la table, Kim s'affairait sur le cou de StoPan,
pressait et massait, les coudes JcartJs, en grinZant des dents d'un air
dJgoYtJ et marmonnant des jurons. La tIte baissJe, le cou offert, StoPan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
- Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce que tu fais ici? J'ai encore apportJ quelque chose que tu
pourras... Pour la derniIre fois...
Il dJplia le papier et montra A Perets un petit bouquet de fleurs
sauvages d'un vert vJnJneux.
- Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
- Mais arrKte de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille! Maniaque,
chiffe!
- Maniaque, chiffe, soit! approuva avec enthousiasme StoPan. Pour la
derniIre fois, la derniIre des derniIres.
Les pousses rosJs sur sa combinaison commenZaient A se faner, se
ridaient et tombaient A terre, sur le visage de brique de la femme sous la
douche.
- C'est fini, dit Kim. DJcampe!
Il se dJtacha de StoPan et jeta dans le seau A ordures une chose
sanglante, A demi vivante, qui continuait A se tordre.
- Je lIve le camp, dit StoPan. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore
fait des siennes, et j'ai un peu peur de quitter la station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
- Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien A faire lA-bas.
- Comment, rien? s'Jcria StoPan. Quentin fond A vue d'oeil. Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit elle est revenue trempJe, blanche, glacJe. Un garde a voulu s'y
frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traOne comme un perdu. Et tout le lotissement expJrimental est envahi
par l'herbe.
- Et alors? demanda Kim.
- Quentin a pleurJ toute la matinJe...
- Tout Za je le sais, l'interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce
que Perets a A faire lA-dedans.
- Comment Za, ce qu'il a A faire? Qu'est-ce que tu racontes? Qui y
a-t-il A part Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus... Et on ne va pas
faire appel A Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mKme!
Kim frappa la table de sa main :
- za suffit! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas A bout.
- C'est fini, se hVta de dire StoPan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
Kim prit un balai et poussa les dJbris dans un coin.
- Un imbJcile sans cervelle, commenta-t-il. Et cette Rita... Recompte
tout encore une fois. za les dJmolira, cet amour...
Sous la fenKtre, l'irritante pJtarade de la moto s'Jleva A nouveau,
puis tout redevint silencieux A l'exception des coups sourds du mouton
derriIre le mur.
- Que faisais-tu ce matin au bord de l'A-pic, Perets? demanda Kim.
- Je voulais voir le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique lA-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forKt, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim, je crois que tout le monde ment ici. J'ai
parfois mKme l'impression que toi aussi tu mens.
- Le Directeur, JnonZa pensivement Kim. C'est peut-Ktre une idJe. Tu es
quelqu'un de courageux...
- De toute faZon je n'en vais demain. Touzik m'emmInera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus lA.
- Je ne m'attendais pas A Za, poursuivit Kim sans Jcouter. TrIs
courageux... On pourrait peut-Ktre t'envoyer lA-bas, que tu te rendes
compte?
Perets s'Jveilla au contact de doigts froids sur son Jpaule nue. Il
ouvrit les yeux et aperZut au-dessus de lui un homme en sous-vKtements. Il
n'y avait pas de lumiIre dans la piIce, mais l'homme Jtait JclairJ par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbitJs.
- Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
- Il faut Jvacuer, rJpondit l'homme, A voix basse lui aussi.
"Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
- Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
- L'hFtel est complet. Vous devez Jvacuer les lieux.
Perets fit le tour de la piIce d'un regard dJsemparJ. Tout Jtait comme
avant, comme avant les trois autres lits Jtaient vides.
- Inutile d'inspecter, fit le commandant. Nous savons ce qu'il y a A
voir. De toute faZon, il faut changer votre literie pour la donner A
nettoyer. Vous ne le ferez pas de vous-mKme, vous n'avez pas reZu
l'Jducation adJquate...
Perets comprit : le commandant avait peur, et il le prenait de haut
pour se donner de l'assurance. Il Jtait dans un Jtat tel qu'un simple
contact eYt suffi pour qu'il se mette A hurler, A glapir, A entrer en
transes, A briser la fenKtre pour appeler au secours.
- Allons, allons, la literie, on vous dit, fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la tKte
de Perets.
- Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
- C'est l'heure.
- Seigneur! vous n'avez pas toute votre tKte A vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit A passer
de toute faZon.
Il se leva et, pieds nus sur le sol froid, entreprit de retirer la
housse de l'oreiller. Le commandant, comme figJ sur place, suivait ses
mouvements de ses yeux exorbitJs. Ses lIvres tremblaient.
- RJparations, lVcha-t-il enfin. Il est temps de faire des rJparations.
La tapisserie est toute dJchirJe, le plafond fissurJ, le planchJiage A
refaire...
Sa voix s'affermit :
- Donc, vous devez de toute faZon Jvacuer. Les rJparations vont
commencer incessamment.
- Les rJparations?
- Les rJparations. Vous avez vu l'Jtat de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
- Maintenant? Tout de suite?
- Maintenant. Tout de suite. Il est impensable d'attendre plus
longtemps. Le plafond est complItement fissurJ. Il n'y a qu'A voir.
Perets se sentit soudain glacJ. Il abandonna la housse et saisit son
pantalon.
- Quelle heure est-il? demanda-t-il.
- Minuit passJ, rJpondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
- Et oSHCH vais-je aller? dit Perets, enfilant une jambe de son pantalon,
en Jquilibre sur un pied. Vous n'avez qu'A me mettre ailleurs, dans une
autre chambre...
- Tout est complet. Et lA oSHCH ce n'est pas complet, c'est en
rJparations.
- Chez le veilleur, alors...
- C'est complet.
Perets fixa tristement la lune.
- Dans le dJbarras, alors. Dans le dJbarras, dans la lingerie, dans le
poste d'JlectricitJ. Il ne me reste plus que six heures A dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver A me loger chez vous, d'une maniIre ou d'une
autre...
Le commandant s'agita soudain A travers la piIce. Il courait d'un lit A
l'autre, nu-pieds, blKme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrKta
et profJra d'une voix geignarde :
- Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisJ, j'ai fait deux instituts,
je ne suis pas un quelconque indigIne... Je comprends tout! Mais c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura A l'oreille :) Votre visa est arrivJ A expiration. Il y a dJjA
vingtsept minutes qu'il est expirJ, et vous Ktes toujours lA! Vous ne devez
pas Ktre lA. Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous le lit les chaussettes et les chaussures de
Perets.) Je me suis rJveillJ en nage A minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est tout. Ma fin est venue. Je suis parti comme j'ai JtJ. Je ne me
souviens de rien. Des nuages dans les rues, des clous aux pieds... Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
Perets s'habilla A la hVte. Il comprenait mal. Le commandant n'arrKtait
pas de courir entre les lits, piJtinait les carrJs de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait A la fenKtre et murmurait :
"Mon Dieu, enfin..."
- Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
Le commandant eut un claquement de mVchoires.
- En aucun cas! Vous voulez me perdre... Il faut Ktre sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
Perets ramassa ses livres, ferma non sans peine sa valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
- Et maintenant oSHCH vais-je aller?
Le commandant ne rJpondit pas. Il attendait, trJpignant d'impatience
Perets prit sa valise et gagna la rue par l'escalier sombre et silencieux.
Il s'arrKta sur le perron et, tentant de calmer son tremblement, Jcouta un
moment la voix du commandant qui expliquait au veilleur ensommeillJ : "...
Il va vouloir rentrer. Il ne faut pas le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus) Compris? Tu rJponds..." Perets s'assit sur sa valise et
Jtendit son manteau sur ses genoux.
- Non, je vous en prie, fit la voix du comman dant derriIre lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'Jvacuer complItement le
territoire de l'hFtel.
Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la chaussJe. Le commandant
piJtina encore un peu en grommelant : < Je vous en prie instamment... ma
femme... sans excIs d'aucune sorte... les consJquences... impossible..."
Puis il partit en frFlant le mur, silhouette blanche dans ses
sous-vKtements. Perets vit les fenKtres noires des cottages, les fenKtres
noires de l'Administration, les fenKtres noires de l'hFtel. Nulle part il
n'y avait de lumiIre, les ampoules des rues elles-mKmes Jtaient Jteintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et mJchante.
Et soudain il dJcouvrit qu'il Jtait seul. Personne auprIs de lui.
Autour, les gens dorment, et ils m'aiment tous, je le sais, je m'en suis
souvent aperZu. Et pourtant je suis seul, comme s'ils Jtaient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme affligJ de la maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
collJ A moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jouJ du piano A quatre
mains et avons parlJ, et j'Jtais le seul avec qui il osait parler, avec qui
il se sentait un homme A part entiIre, et pas le pIre de sept enfants. Et
Kim. Il est revenu de la chancellerie avec une Jnorme liasse de
dJnonciations. Quatre-vingt-douze dJnonciations me concernant, toutes
Jcrites de la mKme main et signJes de noms diffJrents. Comme quoi je volais
A la poste la cire A cacheter de l'Etat, j'avais amenJ dans ma valise une
maOtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore... Et Kim avait lu ces dJnonciations, en avait jetJ
certaines au panier et avait mis les autres de cFtJ en marmonnant : "za,
c'est A creuser." Et c'Jtait inattendu et effrayant, insensJ et
repoussant... Les regards furtifs qu'il me jetait, et ses yeux qu'il
dJtournait aussitFt...
Perets se leva, prit sa valise et partit A l'aventure, lA oSHCH le
mInerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle part.
Il tituba, Jternua de poussiIre et sans doute tomba A plusieurs reprises. La
valise Jtait incroyablement lourde, comme impossible A diriger. Elle se
frottait A la jambe comme un fardeau, puis s'envolait pesamment et
resurgissait des tJnIbres pour venir battre le genou. Dans une sombre allJe
du parc oSHCH ne brillait aucune lumiIre et oSHCH seules les statues aussi
incertaines que le commandant apportaient une vague blancheur, la valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de ses boucles qui s'Jtait dJtachJe
et Perets, en dJsespoir de cause, l'abandonna. L'heure du dJsespoir Jtait
venue. AveuglJ par les larmes, Perets se fraya un chemin A travers les haies
sIches et bardJes de piquants poussiJreux, franchit quelques marches, tomba
lourdement sur le dos et, A bout de forces, tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber A genoux au bord de l'A-pic.
Mais la forKt demeurait indiffJrente. Si indiffJrente qu'elle ne se
laissait mKme pas voir. Sous l'A-pic, tout Jtait sombre et ce n'Jtait qu'A
l'horizon que l'on voyait apparaOtre quelque chose de gris et d'informe,
vaste et stratifiJ qui luisait mollement sous la lune.
- RJveille-toi, implora Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls, n'aie pas peur, ils sont tous endormis. Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-Ktre tu ne comprends pas ce que Za veut
dire, besoin? C'est quand on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps A... C'est quand toute la vie se tend vers... Je ne sais pas
qui tu es. Et mKme ceux qui sont absolument persuadJs de le savoir ne le
savent pas. Tu es ce que tu es, mais je peux espJrer que tu es telle que
toute ma vie j'ai voulu te voir : bonne et intelligente, indulgente et
comprJhensive, attentive et peut-Ktre mKme reconnaissante. Nous avons perdu
tout cela, nous n'avons plus assez de force ni de temps, nous ne faisons
qu'Jriger des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous souvenir, nous souvenir nous ne pouvons plus. Mais
toi, tu es diffJrente, et c'est pourquoi je suis venu A toi de loin, sans
mKme croire A ton existence. Et se pourrait-il que tu n'aies pas besoin de
moi? Non, je vais te dire la vJritJ. J'ai peur de ne pas avoir non plus
besoin de toi. Nous nous sommes aperZus, mais nous ne sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en Ktre ainsi. Peut-Ktre parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je suis l'un d'eux et tu
ne peux Jvidemment pas me distinguer dans la foule, et je ne vaux peut-Ktre
pas la peine d'Ktre distinguJ. J'ai peut-Ktre moi-mKme imaginJ les qualitJs
humaines qui devaient te plaire, mais te plaire A toi telle que je t'ai
imaginJe et non A toi telle que tu es...
Des flocons de lumiIre blancs et brillants se levIrent A l'horizon,
s'Jtendirent et tout d'un coup, A droite sous la falaise, sons le rocher en
surplomb, des faisceaux de projecteurs se dJchaOnIrent pour fouiller le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
A l'horizon s'JtirIrent, se gonflIrent, devinrent des nuages blanchVtres et
s'Jteignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s'Jteignirent
aussi.
- Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs, je
les connais aussi trIs mal. Je sais seulement qu'ils sont capables de tous
les excIs, du plus extrKme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
fJrocitJ comme dans la pitiJ, dans le dJchaOnement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la comprJhension. Ils ont toujours remplacJ la
comprJhension par des succJdanJs - foi, athJisme, indiffJrence, mJpris. Ce
qui est toujours apparu Ktre le plus simple. Plus simple de croire que de
comprendre. Plus simple d'Ktre dJsabusJ que de comprendre. Entre autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne
peux pas t'aider, tout est trop rJsistant, trop en place. Ici je suis trop
visiblement dJplacJ, Jtranger. Mais je trouverai le point d'application des
forces, ne t'inquiIte pas. C'est vrai, ils peuvent te souiller
irrJversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus Jconomique, et sur tout le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
Perets se leva et s'avanZa tout droit A travers les buissons, dans le
parc, dans l'allJe. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
Il revint alors dans la grand-rue, vide et JclairJe par la seule lune. Il
Jtait plus d'une heure du matin quand il s'arrKta devant la porte
obligeamment ouverte de la bibliothIque de l'Administration. Les fenKtres
Jtaient tendues de stores lourds, mais l'intJrieur Jtait brillamment
Jclaire, comme une salle de bal. Le parquet se craquelait et grinZait
dJsespJrJment, et autour Jtaient les livres. Les rayonnages ployaient sous
les livres, les livres Jtaient entassJs sur les tables et dans les coins, et
A part Perets et les livres il n'y avait pas dans la bibliothIque Vme qui
vive.
Perets se laissa tomber dans un grand vieux fauteuil, Jtendit les
jambes, se renversa en arriIre et posa tranquillement ses bras sur les
accoudoirs.
Alors, qu'est-ce que vous faites lA? dit-il aux livres. FainJants!
C'est pour Za qu'on vous a Jcrits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles.
Combien a-t-on semJ? Combien de sage, de bon, d'Jternel? Et quelles sont les
prJvisions pour la rJcolte? Et surtout, quelles pousses lIveront? Vous vous
taisez... Toi, lA, comment dJjA... Oui, oui, toi en deux tomes. Combien
d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancKtre, tu
es un bon et honnKte camarade. Tu n'as jamais criJ, tu ne t'es jamais vantJ,
jamais frappJ la poitrine. Bon et honnKte. Et ceux qui te lisent deviennent
aussi bons et honnKtes. Ne serait-ce que pour un temps. MKme malgrJ eux.
Mais tu sais, il y en a qui pensent que pour avancer, la bontJ et
l'honnKtetJ ne sont pas tellement nJcessaires. Que pour Za il faut des
jambes. Et des souliers. MKme des pieds sales et des souliers non cirJs. Le
progrIs peut Ktre complItement indiffJrent aux notions de bontJ et de
droiture, comme il l'a fait jusqu'A maintenant. L'Administration, par
exemple, n'a pas besoin, pour fonctionner correctement, de bontJ ou
d'honnKtetJ. C'est agrJable, souhaitable, mais absolument pas nJcessaire.
Comme le latin pour un nageur. Les biceps pour un comptable. Comme le
respect de la femme pour Domarochinier... Mais tout dJpend de ce que l'on
appelle progrIs. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus
: alcoolique, soit, oui mais quel spJcialiste! DJbauchJ, oui mais quel
propagandiste! Voleur, disons profiteur, oui mais quel administrateur!
Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle abnJgation... Mais on peut
aussi concevoir le progrIs comme transformation de tous dans le sens de la
bontJ et de l'honnKtetJ. Et alors nous verrons peut-Ktre un temps oSHCH l'on
dira : c'est un spJcialiste, bien sYr, il s'y connaOt, mais c'est un sale
type, il faut le chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous Ktes plus
nombreux que les humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez
peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous
de bons et honnKtes, des sages, des savants, mais aussi des cervelles
d'oiseau, des sceptiques, des schizophrInes, des meurtriers, des suborneurs,
des enfants, des prJdicateurs moroses, des imbJciles contents d'eux-mKmes,
et des braillards enrouJs aux yeux injectJs. Et vous ne sauriez pas pourquoi
vous Ktes lA. Au fait, A quoi servez-vous? Vous Ktes nombreux A offrir la
connaissance, mais A quoi sert la connaissance dans la forKt? La
connaissance n'a rien A voir avec la forKt. C'est comme si on prenait soin
d'inculquer A un futur bVtisseur de citJs radieuses l'art des fortifications
: quels que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une
maison de repos, il n'arriverait jamais A construire qu'une redoute maussade
bardJe de flIches, d'escarpes et de contrescarpes. Ce que vous avez donnJ
aux gens qui sont allJs dans la forKt, ce n'est pas la connaissance, mais
des prJjugJs... Il y en a d'autres parmi vous qui inspirent le scepticisme
et le dJcouragement. Et ceci non pas en raison de leur noirceur ou de leur
cruautJ, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute espJrance, mais parce
qu'ils mentent. Il y a des mensonges radieux, pleins de sifflotements
allIgres et de chansons entraOnantes, des mensonges geignards qui tentent en
gJmissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement,
ce n'est jamais ces livres que l'on brYle, que l'on retire des
bibliothIques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanitJ le mensonge
n'a JtJ jetJ au feu. Ou alors par accident, parce qu'on n'avait pas compris
ou qu'on avait cru. Dans la forKt aussi ils sont inutiles. Ils ne sont
utiles nulle part. C'est sans doute prJcisJment pour cela qu'il y en a
tant... enfin pas pour cela mais parce qu'on les aime... Les tJnIbres des
vJritJs amIres sont plus chIres A notre coeur... Quoi? Qui est-ce qui parle
ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?
- Silence, il n'a qu'A dormir...
- Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...
- Mais arrKte ton chahut... Ah, mais c'est Perets.
- Et aprIs? Occupe-toi plutFt de toi...
- Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...
- Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.
Et il se rJveilla.
En face de lui, un escabeau de bibliothIque Jtait placJ devant les
rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute
marche. Touzik, le chauffeur, maintenait l'Jchelle de ses bras tatouJs et
regardait vers le haut.
- Il est toujours comme Za un peu perdu, disait Alevtina en considJrant
Perets. Et il n'a pas dOnJ, Jvidemment. Il faudrait le rJveiller, qu'il
boive au moins un peu de vodka... Je me demande ce que des gens comme lui
peuvent rKver?
- Moi, ce que je vois, je le rKve pas, fit Touzik, les yeux levJs.
- Tu vois quelque chose de nouveau? Que tu n'avais jamais vu avant?
demanda Alevtina.
- Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuliIrement neuf,
mais c'est comme au cinJma : on peut le voir vingt fois, et c'est toujours
avec plaisir.
Sur la troisiIme marche de l'escabeau se trouvait un Jnorme CHTROUTSEL
coupJ en tranches, sur la quatriIme des concombres et des oranges pelJes, et
sur la cinquiIme une bouteille A moitiJ vide flanquJe d'un pot A crayons en
matiIre plastique.
- Regarde tant que tu veux, mais tiens bien l'Jchelle, fit Alevtina,
qui se mit en devoir d'extraire des rayons supJrieurs d'Jpaisses revues et
des dossiers aux couvertures dJfraOchies. Elle souffla pour enlever la
poussiIre, fit une grimace, tourna quelques pages, mit A part quelques
chemises et remit les autres A leur place. Le chauffeur Touzik renifla
bruyamment.
- Il te faut aussi ceux de l'avant-derniIre annJe? demanda Alevtina.
- Il me faut une chose, fit Touzik, Jnigmatique. Je vais rJveiller
Perets, maintenant.
- Ne t'en va pas de l'Jchelle, dit Alevtina.
- Je ne dors pas, intervint Perets. Il y a longtemps que je vous
regarde.
- De lA-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il
y a tout : des femmes, du vin et des fruits...
Perets se leva en boitillant sur sa jambe ankylosJe, s'approcha de
l'escabeau et se versa A boire.
- Qu'est-ce que vous avez rKvJ, Pertchik? demanda Alevtina du haut de
l'Jchelle.
Perets leva machinalement la tKte, et baissa aussitFt les yeux.
- Ce que j'ai rKvJ? Des bKtises... Je parlais avec les livres.
Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.
- Tenez Za une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.
- Alors tu veux ceux de l'avant-derniIre annJe? demanda Alevtina.
- Evidemment! (Touzik versa le liquide dans le gobelet et choisit un
concombre.) L'avant-derniIre, et l'avant-avant-derniIre. J'en ai toujours
besoin. za a toujours JtJ comme Za, et je ne peux pas vivre sans Za. Et
personne ne peut vivre sans Za. Il y en a qui ont besoin de plus, d'autres
de moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la leZon, je
suis comme Za. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le
concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai
encore un peu, puis je prendrai la voiture et j'irai me chercher une ondine
dans la forKt...
Perets tenait l'Jchelle et s'efforZait de penser au lendemain, mais
Touzik, assis sur la premiIre marche de l'escabeau, avait entrepris de
raconter comment, dans sa jeunesse, lui et des amis avaient surpris un
couple en banlieue, avaient rossJ et chassJ le galant, et avaient ensuite
essayJ de se servir de la femme. Il faisait froid, humide, et A cause de
leur extrKme jeunesse A tous, personne n'Jtait arrivJ A rien. La femme
pleurait, avait peur, et l'un aprIs l'autre les amis de Touzik avaient
abandonnJ, et seul lui, Touzik, avait continuJ A s'accrocher A la femme dans
l'arriIre-cour bourbeuse, l'empoignant, jurant, croyant toujours que Za
allait y Ktre, mais sans rJsultat, jusqu'au moment oSHCH il l'avait emmenJe
chez elle, dans sa propre maison, l'avait serrJe contre la rampe de fer de
l'escalier sombre et avait enfin eu ce qu'il voulait. RacontJe par Touzik,
l'histoire Jtait follement passionnante et drFle.
- C'est pour Za que les petites ondines ne risquent pas de m'Jchapper,
dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est pas lA que je vais commencer.
Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.
Il avait un beau visage hVlJ, d'Jpais sourcils, le regard vif et une
dentition remarquable. Il ressemblait JnormJment A un Italien. Mais il
sentait des pieds.
- Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait
Alevtina. Tous les dossiers sont mJlangJs. Tiens, prends toujours ceux-lA en
attendant.
Elle se pencha et fit passer A Touzik une pile de dossiers et de
revues. Celui-ci prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les
lIvres, compta les dossiers et dit :
- Il m'en faut encore deux.
Perets tenait toujours l'Jchelle, le regard fixJ sur ses poings serrJs.
Demain A cette heure je ne serai plus lA, se disait-il. Je serai assis dans
la cabine A cFtJ de Touzik, il fera chaud, le mJtal commencera A peine A
refroidir. Touzik allumera les phares, s'installera confortablement, le
coude gauche appuyJ contre la portiIre et commencera A parler de la
politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra
s'arrKter A chaque buvette, prendre en route qui il voudra, il pourra mKme
faire un dJtour pour ramener A quelqu'un une batteuse de l'atelier de
rJparations. Mais je ne le laisserai parler que de politique mondiale. Ou
bien je l'interrogerai sur les diffJrents types d'automobiles. Sur les taux
de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs
vJreux. Il raconte bien, et on ne sait jamais s'il ment ou s'il dit la
vJritJ...
Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lIvres, jeta un
regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit de poursuivre son rJcit en le
ponctuant de trJpignements, de gestes expressifs et d'Jclats de rire joyeux.
S'attachant scrupuleusement A la chronologie, il raconta l'histoire de sa
vie sexuelle d'annJe en annJe, mois aprIs mois. La cuisiniIre du camp de
concentration oSHCH il avait JtJ enfermJ pour avoir volJ du papier au temps de
la pJnurie (la cuisiniIre rJpJtait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me
joue pas de tour!..."), la fille d'un dJtenu politique dans ce mKme camp
(elle ne se souciait pas de savoir avec qui elle allait, elle Jtait
persuadJe que de toute faZon elle finirait au crJmatoire), la femme d'un
marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons
incessantes de son taureau de mari. Il y avait aussi une riche veuve que
Touzik avait fini par fuir une nuit, en caleZon, parce qu'elle voulait
mettre le grappin sur le pauvre Touzik et lui faire faire le trafic de
narcotiques et de prJparations mJdicales douteuses. Et les femmes qu'il
transportait quand il Jtait chauffeur de taxi : elles le payaient avec
l'argent du client, puis, A la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui
dis : mais enfin, et A moi, qui va y penser? Toi tu en as dJjA eu quatre, et
moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'annJes, qu'il
avait JpousJe par autorisation spJciale des autoritJs : elle lui avait donnJ
des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayJ de la prKter
A des amis en Jchange de leurs maOtresses. Des femmes... des filles... des
harpies... des salopes... des traOnJes...
- C'est pour Za que je suis pas du tout un dJpravJ, conclut-il. Je suis
simplement un homme qui a du tempJrament, et pas une espIce de dJbile
impuissant.
Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre congJ
en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement voYtJ, soudain
semblable A une araignJe ou A un homme des cavernes. Perets, accablJ, le
suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :
- Donnez-moi la main, Pertchik.
Elle s'assit sur la derniIre marche, posa les mains sur ses Jpaules et
se laissa tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous les aisselles et la
posa A terre, et ils demeurIrent un instant tout proches l'un de l'autre,
visage contre visage. Elle avait gardJ les mains posJes sur ses Jpaules, et
il la tenait toujours sous les aisselles.
- On m'a chassJ de l'hFtel, dit-il.
- Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?
Elle Jtait bonne et tiIde, et elle affrontait tranquillement son
regard, mais sans aucune assurance particuliIre. En la regardant, on pouvait
se reprJsenter bien des images de bontJ, de chaleur, de douceur, et Perets
passa avidement en revue toutes ces images les unes aprIs les autres, essaya
de se voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il ne pouvait
pas : A sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes
sYrs, et qui sentait des pieds.
- Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme Za.
Elle se dJtourna immJdiatement et entreprit de rassembler dans un
papier journal les restes de nourriture.
- Et pourquoi "comme Za"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous
dormirez jusqu'au matin, puis on vous trouvera une chambre. Vous ne pouvez
pas passer toutes les nuits dans la bibliothIque..
- Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec Jtonnement.
- Vous partez? Dans la forKt?
- Non, chez moi.
- Chez vous... (Elle enveloppa lentement les restes dans le journal.)
Mais vous vouliez toujours aller dans la forKt, je vous l'ai moi-mKme
entendu dire.
- C'est que, voyez-vous, je voulais... Mais on ne veut pas que j'y
aille. Je ne sais mKme pas pourquoi. Et je n'ai rien A faire A
l'Administration. Donc je me suis mis d'accord avec Touzik... Il m'emmIne
demain. Il est dJjA trois heures maintenant. Je vais aller dans le garage
m'installer dans la voiture de Touzik, et lA j'attendrai le matin. Donc ce
n'est pas la peine de vous inquiJter...
- Je vais donc vous dire adieu... A moins que vous ne vouliez quand
mKme venir?
- Merci, je prJfIre attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me
rJveiller. Touzik n'attendra pas.
Ils sortirent et gagnIrent le garage main dans la main.
- Alors, vous n'avez pas aimJ ce que Touzik a racontJ? demanda-t-elle.
- Non. Je n'ai pas du tout aimJ. Je n'aime pas qu'on parle de Za. A
quoi bon? J'en ai plutFt honte... honte pour lui, pour vous, pour moi...
Pour tout le monde. za n'a pas de sens. On dirait qu'il y a un grand
ennui...
- C'est la plupart du temps A cause de cet ennui, dit Alevtina. Mais
vous n'avez pas A avoir honte pour moi, j'y suis indiffJrente. za m'est
parfaitement Jgal... VoilA, vous Ktes arrivJ. Embrassez-moi avant de me
quitter.
Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.
- Merci, dit-elle.
Puis elle fit demi-tour et s'Jloigna rapidement. Sans savoir pourquoi,
Perets agita la main dans sa direction.
Il pJnJtra dans le garage JclairJ par de petites ampoules bleues,
enjamba le gardien qui ronflait sur un siIge empruntJ A une voiture, trouva
le camion de Touzik et grimpa dans la cabine. za sentait le caoutchouc,
l'essence, la poussiIre. Sur le pare-brise dansait un Mickey Mouse aux bras
et jambes JcartJs. On est bien, Za va, se dit Perets. J'aurais dY venir ici
tout de suite. Tout autour Jtaient garJes les voitures muettes, sombres et
vides. Le gardien ronflait bruyamment. Les voitures dormaient, le gardien
dormait, tout dormait dans l'Administration. Alevtina se dJshabillait dans
sa chambre devant sa glace, A cFtJ de son lit prJparJ, un grand lit A deux
places doux et chaud... Non, il ne faut pas penser A Za. Parce que le jour
on est gKnJ par les bavardages, le bruit de la "mercedes", tout ce
remue-mJnage stupide. Mais maintenant, plus d'Jradication, de pJnJtration,
de protection, ni aucune autre sinistre absurditJ, uniquement un monde
endormi au-dessus de l'A-pic, un monde fantomatique comme tous les mondes
endormis, invisible et inaudible, pas plus rJel que la forKt. La forKt est
mKme maintenant plus rJelle : la forKt ne dort jamais. Ou peut-Ktre elle
dort, et rKve de nous tous. Nous sommes le songe de la forKt. Le rKve
atavique. Les fantFmes grossiers de sa sexualitJ refroidie...
Perets s'Jtendit, recroquevillJ, et fourra sous sa tKte son manteau
roulJ en boule. Mickey Mouse se balanZait doucement au bout de son fil. A la
vue de ce jouet, les jeunes filles ne manquaient pas de s'Jcrier : "Oh!
qu'il est mignon", et le chauffeur Touzik leur rJpondait : "Le dedans vaut
le dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui ne
savait pas comment l'enlever de lA. Ni mKme si on pouvait l'enlever. Si on
le dJplaZait, la voiture risquait peut-Ktre de partir. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite, droit sur le gardien endormi, et Perets serait
dans la cabine, en train d'appuyer sur tout ce qui lui tomberait sous la
main ou sous le pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ;
on voit dJjA sa bouche ouverte d'oSHCH s'Jchappent des ronflements, puis la
voiture tressaute, tourne brutalement, s'Jcrase contre le mur du garage, et
dans la brIche apparaOt le ciel bleu...
Perets s'Jveilla et s'aperZut que c'Jtait dJjA le matin. A la porte
grande ouverte du garage, des mJcaniciens fumaient, et l'on voyait derriIre
une surface que le soleil colorait en jaune. Il Jtait sept heures. Perets se
mit sur son sJant, s'essuya le visage et regarda dans le rJtroviseur. Il
pensa qu'il lui faudrait se raser, mais resta dans la voiture. Touzik
n'Jtait pas encore arrivJ, il fallait l'attendre lA, sur place, car tous les
chauffeurs Jtaient distraits et partaient toujours sans lui. Il y a deux
rIgles A observer dans les relations avec les chauffeurs : premiIrement, ne
jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxiImement,
ne jamais discuter avec le chauffeur qui vous conduit. A la limite, faire
semblant de dormir...
Les mJcaniciens A l'entrJe jetIrent leurs mJgots qu'ils JcrasIrent
soigneusement A la pointe de leurs chaussures et entrIrent dans le garage.
Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'Jtait pas du
tout un mJcanicien, mais bien le manager. Quand ils passIrent prIs de lui,
le manager s'arrKta A cFtJ de la cabine et, posant une main sur l'aile du
camion, examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner :
"Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."
- OSHCH est-il? demanda le mJcanicien inconnu.
- ...! rJpondit tranquillement le manager. Regarde sous le siIge.
- Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mJcanicien d'une voix
irritJe. Je vous avais bien prJvenu que j'Jtais serveur...
Il y eut un temps de silence, puis la portiIre du cFtJ du conducteur
s'ouvrit sur le visage maussade et ennuyJ du mJcanicien-serveur. Il jeta un
coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'intJrieur de la cabine, tira un
peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siIge et se mit A remuer
les objets qui s'y trouvaient.
- C'est Za, un cric? demanda-t-il A mi-voix.
- N-non, fit Perets. Je crois que c'est plutFt une clef A molette.
Le mJcanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pinZant
les lIvres, la posa sur le marchepied et recommenZa A fourrager sous le
siIge.
- za? demanda-t-il.
- Non, dit encore Perets. za, je peux vous dire exactement ce que
c'est. C'est un arithmomItre. Les crics ne sont pas comme Za.
Le front plissJ, le mJcanicien-serveur considJrait l'arithmomItre.
- Ils sont comment, alors? demanda-t-il.
- Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs
modIles. Il y a une espIce de manivelle mobile...
- Il y en a une, lA. Comme sur une caisse enregistreuse.
- Non, ce n'est pas du tout le mKme genre de manivelle.
- Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?
Perets ne sut plus que rJpondre. Le mJcanicien attendit un peu, posa
avec un soupir l'arithmomItre sur le marchepied et se remit A l'oeuvre sous
le siIge.
- C'est peut-Ktre Za? interrogea-t-il.
- C'est possible. za y ressemble beaucoup. Mais lA il devrait y avoir
une espIce de tige de fer. Une grosse tige.
Le mJcanicien trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de
sa main, dit : "TrIs bien, je vais lui apporter Za pour commencer" et partit
en laissant la portiIre ouverte. Perets alluma une cigarette. On entendait
derriIre des cliquetis mJtalliques et des jurons. Puis le camion se mit A
grincer et A tressauter.
Touzik n'Jtait toujours pas lA, mais Perets ne s'inquiJtait pas. Il
s'imaginait en train de rouler dans la rue principale de l'Administration,
et personne ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale
en soulevant aprIs eux un nuage de poussiIre jaune, tandis que le soleil
serait de plus en plus haut, sur leur droite, et qu'il commencerait bientFt
A chauffer ; ils quitteraient alors la transversale pour s'engager sur la
grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et A l'horizon
ruisselleraient des mirages pareils A de grandes mares scintillantes...
Le mJcanicien passa A nouveau devant la cabine en faisant rouler devant
lui une lourde roue arriIre. La roue prenait de la vitesse sur le sol
bJtonnJ et l'on voyait que le mJcanicien voulait l'arrKter pour la placer
contre le mur, mais la roue n'inflJchit qu'A peine sa trajectoire et gagna
pesamment la cour tandis que le mJcanicien courait maladroitement A sa
poursuite en prenant de plus en plus de retard. Puis ils disparurent, et on
entendit le mJcanicien qui poussait des cris sonores et dJsespJrJs dans la
cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le sol et des gens
passIrent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends A droite!"
Perets remarqua que le camion ne se tenait plus aussi droit sur ses
roues qu'auparavant et jeta un coup d'oeil par la portiIre Le manager
s'affairait prIs du train arriIre.
- Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...
- Ah! Perets, cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans cesser
son travail. Restez assis, restez assis, ne vous dJrangez pas! Vous ne nous
gKnez pas. Elle est bloquJe, cette saloperie. La premiIre a JtJ facile A
enlever, mais la deuxiIme est prise.
- Comment Za, prise? Il y a quelque chose de dJtJriorJ?
Le manager se redressa et s'essuya le front du dos de la main avec
laquelle il tenait la clef :
- Je ne crois pas. Elle doit Ktre simplement rouillJe. Je ne vais pas
tarder... Puis nous pourrons faire une partie d'Jchecs. Qu'est-ce que vous
en pensez?
- D'Jchecs? fit Perets. Mais oSHCH est Touzik?
- Touzik? C'est-A-dire Touz? Il est maintenant assistant-chef de
laboratoire. On l'a envoyJ dans la forKt. Touz ne travaille plus chez nous.
Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?
- Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...
Il ouvrit la portiIre et sauta sur le ciment.
- Vous vous dJrangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester
assis, vous ne gKnez pas.
- Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?
- Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut
enlever les roues... Elle avait bien besoin de se bloquer, celle-lA! Va te
faire... Bon, les mJcaniciens l'enlIveront. Allons plutFt faire cette
partie.
Il prit Perets par le bras et l'entraOna dans son bureau. Ils prirent
place derriIre la table, le manager poussa de cFtJ une pile de papiers,
disposa le jeu, dJbrancha le tJlJphone et demanda :
- On joue A l'horloge?
- Je ne sais pas trop, dit Perets.
Le bureau Jtait sombre et frais, une fumJe de tabac bleuVtre flottait
entre les armoires comme une algue gJlatineuse, et le manager, verruqueux,
boursouflJ, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, Jtendit
deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'Jchecs et se mit
en devoir d'en extraire les viscIres de bois. Ses yeux ronds jetaient un
Jclat vitreux et l'oeil droit, artificiel, Jtait continuellement tournJ vers
le plafond tandis que le gauche, mobile comme du vif-argent, roulait
librement dans son orbite, fixant tantFt Perets, tantFt la porte, tantFt
l'Jchiquier.
- A l'horloge, dJcida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche,
la rJgla, pressa un bouton et joua le premier coup.
Le soleil se levait. Dehors, on entendait crier "Prends A droite!" A
huit heures, le manager qui se trouvait en difficultJ rJflJchit longuement
et soudain rJclama un petit dJjeuner pour les deux partenaires. Le manager
perdit une partie et en proposa une autre. Le petit dJjeuner fut copieux :
ils burent deux bouteilles de kJfir et mangIrent un chtroutsel rassis. Le
manager perdit la deuxiIme partie, fixa avec dJfJrence et admiration son
oeil vivant sur Perets et en proposa une troisiIme. Il tentait
perpJtuellement le mKme gambit de la reine, sans s'Jcarter une seule fois de
la variante qu'il avait choisi et qui Jtait irrJmJdiablement perdante. On
aurait dit qu'il travaillait A sa propre dJfaite, et Perets dJplaZait
mJcaniquement les piIces, se faisant A lui-mKme l'effet d'une machine
d'entraOnement : il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est
l'Jchiquier, le bouton sur la montre et un protocole d'actions
rigoureusement dJterminJ.
A neuf heures moins cinq le haut-parleur du circuit de diffusion
intJrieure grJsilla et annonZa d'une voix asexuJe : "Tous les travailleurs
de l'Administration au tJlJphone. Le Directeur va adresser une communication
aux employJs."
Le manager prit soudain un air trIs sJrieux, brancha le tJlJphone, se
saisit du combinJ et le porta A son oreille. Ses deux yeux Jtaient
maintenant tournJs vers le plafond. "Puis-je partir?" demanda Perets. Le
manager fronZa sJvIrement les sourcils, mit un doigt sur ses lIvres puis fit
un signe de la main A l'adresse de Perets. Un coassement nasillard
s'Jchappait de l'Jcouteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.
Il y avait beaucoup de monde au garage. Tous les visages Jtaient
sJvIres, importants, solennels mKme. Personne ne travaillait, tous avaient
l'oreille collJe aux combinJs tJlJphoniques. Seul restait dans la cour
violemment JclairJe le serveur-mJcanicien qui continuait A poursuivre la
roue, la respiration sifflante, l'air JgarJ, rouge, en sueur. Quelque chose
de trIs important Jtait en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa
Perets, pas possible, je suis toujours A cFtJ, je ne sais jamais rien. C'est
peut-Ktre lA le malheur, peut-Ktre que tout est normal mais je ne sais
jamais le pourquoi du comment, et c'est pour Za que je me trouve en trop.
Il se prJcipita vers la plus proche cabine tJlJphonique, tendit
avidement l'oreille, mais il n'y avait que des bourdonnements dans
l'Jcouteur. Il ressentit alors un soudain effroi, une sourde crainte A
l'idJe qu'il Jtait encore en train de manquer quelque chose quelque part,
que quelque part quelque chose Jtait encore distribuJ A tout le monde,
quelque chose dont il serait comme toujours privJ. Bondissant par-dessus les
trous et les fossJs, il traversa le chantier, fit un Jcart pour Jviter le
garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combinJ dans
l'autre et escalada une Jchelle posJe contre le mur inachevJ. Il put voir A
toutes les fenKtres des gens munis de tJlJphones, figJs sur place d'un air
pJnJtrJ puis il entendit au-dessus de sa tKte un miaulement strident et
presque aussitFt aprIs le bruit d'un coup de feu derriIre son dos. Il sauta
A terre, tomba dans un tas d'ordures et se prJcipita vers l'entrJe de
service. La porte Jtait fermJe. Il secoua A plusieurs reprises la poignJe,
qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce qu'il pourrait
faire ensuite. A cFtJ de la porte se trouvait une Jtroite fenKtre ouverte.
Il s'y glissa, se couvrant de poussiIre et s'arrachant les ongles des mains.
Il se retrouva dans une piIce munie de deux tables. DerriIre l'une
d'elles se trouvait Domarochinier, un tJlJphone A la main. Son visage Jtait
de pierre, ses yeux clos. Il pressait de l'Jpaule le combinJ contre son
oreille et notait rapidement quelque chose au crayon dans un gros
bloc-notes. La deuxiIme table Jtait inoccupJe et portait un tJlJphone.
Perets prit le combinJ et se mit A l'Jcoute.
Bruissements. CrJpitements. Une voix aiguL et inconnue :
"L'Administration ne peut rJellement utiliser qu'un fragment insignifiant de
territoire dans l'ocJan de la forKt qui baigne le Continent. Il n'y a pas de
sens de la vie et pas de sens des actes. Nous pouvons un nombre
extraordinaire de choses, mais nous n'avons pas jusqu'A maintenant compris
ce qui nous est nJcessaire parmi tout ce que nous pouvons. Il ne rJsiste
pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apportJ une
satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il Jtait dJpourvu de sens..."
De nouveau des bruissements et des crJpitements.
"... RJsistons avec des millions de chevaux-vapeur, des dizaines de
tout-terrain, de dirigeables et d'hJlicoptIres, la science mJdicale et la
meilleure thJorie de l'approvisionnement du monde. On dJcouvre A
l'Administration au moins deux gros dJfauts. Actuellement des actions de ce
genre peuvent atteindre de trIs gros chiffrages au nom de Herostrate pour
qu'il reste notre ami privilJgiJ. Elle est absolument incapable de crJer,
sans ruiner l'autoritJ et l'ingratitude..."
Bourdonnement, sifflement, bruits semblables A une quinte de toux.
"Elle aime beaucoup ce que l'on appelle les solutions simples, les
bibliothIques, les relations profondes, les cartes gJographiques et autres.
Les chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la
vie pour tout le monde mais les gens n'aiment pas cela. Les employJs sont
assis, les jambes ballantes dans le vide ; ils parlent, chacun A sa place,
ils plaisantent, jettent des cailloux et chacun essaie de lancer toujours
plus lourd, alors que la consommation de kJfir ne permet ni de cultiver, ni
de supprimer, ni de faire entrer la forKt dans une clandestinitJ convenable.
J'ai peur que nous n'ayons mKme pas compris ce que nous voulons exactement
et il faut finalement aussi exercer les nerfs, comme on exerce la capacitJ
de perception, et la raison ne rougit pas et ne se perd pas en remords,
parce qu'un problIme scientifique, correctement posJ, est devenu moral. Il
est faux, glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et
ne pas raconter de lJgendes, mais se prJparer soigneusement A une issue
type. Demain je vous recevrai encore et examinerai comment vous vous Ktes
prJparJs. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre ;
dix-huit heures : rJunion chez moi du personnel non en service ;
vingt-quatre heures : Jvacuation gJnJrale..."
II y eut dans l'Jcouteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se
tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard sJvIre
et accusateur.
- Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.
- Ce n'est pas Jtonnant, fit Domarochinier d'une voix glaciale. Vous
avez pris un appareil qui n'est pas le vFtre. (Il baissa les yeux, inscrivit
quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses
une violation des rIgles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce
tJlJphone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.
- Bon, dit Perets, je m'en vais. Mais oSHCH est mon appareil? Celui-ci
n'est pas le mien. Soit. Mais alors oSHCH est le mien?
Domarochinier ne rJpondit pas. Ses yeux se fermIrent A nouveau et il
colla le rJcepteur A son oreille. Perets entendit un coassement.
- Je vous demande oSHCH est mon appareil, cria Perets.
Maintenant, il n'entendait plus rien. Il y eut un bruissement, des
craquements, puis retentirent les signaux de fin de communication. Perets
rejeta alors le combinJ et courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des
bureaux, et partout vit des employJs connus ou inconnus. Certains Jtaient
assis ou debout, figJs dans l'immobilitJ la plus complIte, pareils A des
figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin A un autre,
enjambant le fil du tJlJphone qu'ils traOnaient aprIs eux ; d'autres encore
Jcrivaient fiJvreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier, dans
les marges des journaux. Et chacun collait Jtroitement le combinJ A son
oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il n'y avait pas de
tJlJphone libre. Perets tenta de prendre celui d'un employJ figJ dans sa
transe, un jeune gars en combinaison de travail, mais celui-ci revint
aussitFt A la vie, se mit A glapir et A ruer, tandis que les autres
poussaient des "Chut!", agitaient les bras, et quelqu'un cria d'une voix
hystJrique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"
- OSHCH est mon appareil? criait Perets. Je suis un homme comme vous et
j'ai le droit de savoir! Laissez-moi Jcouter! Donnez-moi mon appareil!
On le poussa dehors et la porte fut refermJe A clef derriIre lui. Il
gagna le dernier Jtage et lA, A l'entrJe du grenier, prIs de la machinerie
de l'ascenseur qui ne marchait jamais, se trouvaient, assis A une petite
table, deux mJcaniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets
s'adossa au mur. Les mJcaniciens le regardIrent, lui adressIrent un vague
sourire et se penchIrent derechef sur leur feuille de papier.
- Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.
- Si, rJpondit l'un d'eux. Pourquoi est-ce qu'on n'en aurait pas? On
n'en est pas encore arrivJ lA.
- Et vous n'Jcoutez pas?
- On n'entend rien, donc il n'y a pas A Jcouter.
- Et pourquoi on n'entend rien?
- On a coupJ le fil.
Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froissJ, attendit
que l'un des deux mJcaniciens ait gagnJ et redescendit. Les couloirs Jtaient
devenus bruyants. Les portes s'ouvraient, les employJs sortaient pour
griller une cigarette. On entendait un bourdonnement de voix animJes,
excitJes, bouleversJes.
"Je vous le garantis, c'est les Esquimaux qui ont inventJ l'eskimo.
Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas
la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"
"Je l'ai vu dans le catalogue Yvert : cent cinquante mille francs. Et
c'Jtait en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"
"DrFles de cigarettes. Il paraOt que maintenant ils ne mettent plus du
tout de tabac dans les cigarettes, mais qu'ils prennent un papier spJcial,
qu'ils le hachent et qu'ils l'imprIgnent de nicotine..."
"Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les oeufs,
les gants de soie..."
"Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de la mit.
C'est ce mouton qui n'arrKte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est
comme Za toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il paraOt que vous Jtiez parti...
C'est bien d'Ktre restJ..."
"On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses
qui disparaissaient? Eh bien! c'Jtait le discobole du parc, vous savez, la
statue prIs de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."
"Pertchik, sois un frIre, prKte-moi cinq sacs jusqu'A la paye,
c'est-A-dire jusqu'A demain..."
"Et il ne lui faisait pas la cour. C'est elle qui s'est jetJ sur lui.
En prJsence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de mes propres
yeux...
Perets regagna son bureau, dit bonjour A Kim et se lava. Kim ne
travaillait pas. II Jtait assis, les mains tranquillement posJes A plat sur
la table, et il regardait le carrelage de faPence du mur. Perets enleva la
housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
- Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se
promIne pour tout rJparer. Je reste assis et je ne sais pas quoi faire
maintenant.
Perets aperZut alors une note sur son bureau :
"Perets. Nous portons A votre connaissance que votre tJlJphone se
trouve dans la piIce 771." Signature illisible. Perets soupira.
- Tu n'as pas A pousser de soupir, dit Kim. Il fallait arriver au
travail A l'heure.
- Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.
- Excuse, fit sIchement Kim.
- De toute faZon, j'ai pu un peu Jcouter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien
compris. Pourquoi?
- Un peu JcoutJ! Tu es un imbJcile. Un idiot. Tu as laissJ passer une
telle occasion que je n'ai mKme plus envie de parler avec toi. Il va falloir
maintenant te prJsenter au Directeur. Par pure bontJ.
- PrJsente-moi, dit Perets. Tu sais, parfois j'avais l'impression de
saisir quelque chose, des fragments de pensJe, trIs intJressants, je crois,
mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...
- Et A qui Jtait le tJlJphone?
- Je ne sais pas. C'Jtait dans la piIce oSHCH se trouve Domarochinier.
- Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train d'accoucher... Il n'a pas de
chance, Domarochinier. Il prend une nouvelle collaboratrice, il travaille
six mois avec elle - et elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tombJ sur un
tJlJphone de femme. De sorte que je ne vois vraiment pas comment t'aider...
En rIgle gJnJrale, personne n'Jcoute tout d'affilJe, et les femmes font
certainement pareil. C'est que le Directeur s'adresse A tout le monde A la
fois, mais en mKme temps A chacun en particulier. Tu comprends?
- Je crains de...
- Moi, par exemple, je recommande ce mode d'Jcoute : tu dJroules le
discours du Directeur sur une seule ligne, sans t'occuper des signes de
ponctuation, et tu pioches les mots au hasard, comme si c'Jtaient des
dominos. Alors, si les moitiJs de domino correspondent, tu as un mot que tu
notes sur une feuille sJparJe. Si Za ne correspond pas, le mot est
momentanJment rejetJ, mais reste sur la ligne. Il y a encore quelques
subtilitJs liJes A la frJquence des voyelles et des consonnes, mais c'est un
effet d'ordre secondaire. Tu comprends?
- Non, dit Perets. C'est-A-dire oui. Dommage, je ne connaissais pas
cette mJthode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?
- Ce n'est pas la seule mJthode. Il y a par exemple celle de la spirale
A pas variable. C'est une mJthode assez grossiIre, mais s'il ne s'agit que
de problImes d'Jconomie, elle est trIs pratique, parce que simple. Il y a la
mJthode de Stevenson-Zaday, mais elle nJcessite des appareillages
Jlectroniques... De sorte que la meilleure est peut-Ktre celle des dominos,
et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et spJcialisJ, celle de
la spirale.
- Merci, dit Perets. Mais de quoi a parlJ aujourd'hui le Directeur?
- Que veut dire "de quoi"?
- Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?
- A qui?
- A qui? Mais A toi, par exemple.
- Malheureusement, je ne peux pas te le raconter. C'est un matJriel
secret, et aprIs tout, Perets, tu es un employJ surnumJraire Ne te fVche
donc pas.
- Je ne me fVche pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque
chose sur la forKt, sur la libertJ de la volontJ... Il y a longtemps que je
jette des cailloux dans le ravin, mais comme Za, sans but, et il a dit
quelque chose lA-dessus aussi.
- Ne me parle pas de Za, fit nerveusement Kim. za ne me concerne pas.
Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'Jtait pas ton tJlJphone.
- Attends un peu, est-ce qu'il a dit quelque chose A propos de la
forKt?
Kim haussa les Jpaules.
- Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plutFt
ton dJpart.
Perets s'exJcuta.
- za te sert A rien de le battre tout le temps, dit Kim d'un air
pensif.
- Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux Jchecs, et ce n'est
qu'un amateur... Et puis il joue d'une maniIre plutFt bizarre...
- Ce n'est pas grave. A ta place j'y rJflJchirais comme il faut. D'une
maniIre gJnJrale tu m'inquiItes un peu depuis quelque temps. On Jcrit des
dJnonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te mJnagerai une entrevue
avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te
laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu
es arrivJ ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention, que tu
avais trIs envie d'aller dans la forKt, mais que tu as maintenant changJ
d'avis parce que tu te considIres comme incompJtent.
- Bon.
Ils se turent un instant Perets s'imagina face A face avec le Directeur
et fut saisi de panique. La mJthode des dominos, pensa-t-il.
Stevenson-Zaday.
- Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime Za.
Perets se leva d'un bond et se mit A marcher avec excitation A travers
la piIce.
- Seigneur, fit-il. Savoir seulement A quoi il ressemble. Comment il
est.
- Comment? Pas bien grand, plutFt roux...
- Domarochinier a dit que c'Jtait un vJritable gJant...
- Domarochinier est un imbJcile. Un vantard et un menteur. Le Directeur
est un homme plutFt roux, replet, avec une petite cicatrice sur la joue
droite. Il marche avec les pieds un peu en dedans, comme un marin.
D'ailleurs, c'est un ancien marin.
- Mais Touzik disait que c'Jtait un grand sec avec des cheveux longs
parce qu'il lui manque une oreille.
- Qui c'est encore ce Touzik?
- C'est un chauffeur, je t'en ai parlJ.
- Comment le chauffeur Touzik peut-il savoir tout cela? Ecoute,
Pertchik, il ne faut pas Ktre aussi confiant.
- Touzik dit qu'il a JtJ son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.
- Et alors? Il ment probablement. J'ai JtJ son secrJtaire particulier,
et je ne l'ai pas vu une seule fois.
- Qui?
- Le Directeur. J'ai JtJ longtemps son secrJtaire avant de soutenir ma
thIse.
- Et tu ne l'as pas vu une seule fois?
- Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que Za?
- Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?
Kim secoua la tKte.
- Pertchik, commenZa-t-il d'une voix caressante. Mon petit. Personne
n'a jamais vu un atome d'hydrogIne, mais tout le monde sait qu'il a une
enveloppe d'Jlectrons aux caractJristiques dJterminJes et un noyau qui se
compose dans le cas le plus simple d'un proton.
- C'est vrai, dit mollement Perets.
Il se sentait fatiguJ.
- Donc, je le verrai demain?
- Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je
t'organiserai une rencontre, Za je te le garantis. Mais ce que tu verras
lA-bas et qui, Za je ne le sais pas. Et ce que tu entendras, je ne le sais
pas non plus. Tu ne me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non,
et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?
- Mais ce sont tout de mKme des choses diffJrentes, dit Perets.
- C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.
- J'ai l'air Jvidemment bien abruti, dit tristement Perets.
- Un peu.
- C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.
- Non, tu manques simplement de sens pratique. Et au fait, pourquoi
est-ce que tu as mal dormi?
Perets raconta. Et prit peur. Le visage bienveillant de Kim s'Jtait
soudain empli de sang, ses cheveux hJrissJs. Il poussa un rugissement,
dJcrocha le combinJ, composa furieusement un numJro et vocifJra :
- Commandant? Qu'est-ce que cela signifie, commandant? Comment
avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je ne vous demande pas ce
qui Jtait venu A expiration. Je vous demande comment vous avez osJ expulser
Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je vous
Jcraserai! Vous et votre Claude-Octave! Avec moi vous irez nettoyer les
chiottes! Vous partirez dans la forKt. En vingt-quatre heures, en soixante
minutes. Quoi? Oui... Oui... Quoi? Oui... C'est Za. Dans ce cas c'est
diffJrent. Et le meilleur linge... za, c'est votre affaire. Dans la rue au
besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie. Excusez pour le
dJrangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.
Il reposa le combinJ.
- Tout est rentrJ dans l'ordre. MalgrJ tout, c'est un homme admirable.
Va te reposer. Tu habiteras dans son appartement et il s'installera avec sa
famille dans ton ancienne chambre ; autrement, il ne peut malheureusement
pas... Et ne discute pas, je t'en prie. Ce n'est pas une affaire entre toi
et moi, c'est lui-mKme qui a dJcidJ. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai
pour le Directeur.
En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile A
cligner des yeux sous le soleil, puis il prit la direction du parc pour
aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise
Jtait solidement maintenue par la main de plVtre musculeuse du
voleur-discobole A gauche de la fontaine, dont la hanche s'ornait d'une
inscription indJcente. A proprement parler, l'inscription n'Jtait pas
particuliIrement indJcente. On avait Jcrit au crayon A encre :
"Fillettes, prenez garde A la syphilis."
Perets pJnJtra dans la salle d'attente du Directeur A dix heures
prJcises. Il y avait dJjA une vingtaine de personnes qui faisaient la queue.
On fit passer Perets en quatriIme position. Il prit place dans un fauteuil
entre BJatrice Vakh, employJe au groupe d'Aide A la population locale, et un
sombre collaborateur du groupe de la PJnJtration du gJnie. A en juger par la
plaque qu'il portait sur la poitrine et l'inscription sur son masque de
carton blanc, ce dernier devait Ktre appelJ Brandskougel. La salle d'attente
Jtait peinte en rose pVle. Sur un mur Jtait placJe une pancarte "DJfense de
fumer, de jeter des ordures, de faire du bruit", sur un autre, un grand
tableau qui reprJsentait l'exploit du traverseur de la forKt Selivan : sous
les yeux de ses camarades stupJfiJs, Selivan, les bras levJs, se
transformait en arbre sauteur. Les rideaux roses des fenKtres Jtaient
soigneusement tirJs et au plafond brillait un lustre gigantesque. Outre la
porte d'entrJe sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la piIce possJdait une
autre porte, immense, revKtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans
issue". ExJcutJe A la peinture phosphorescente, l'inscription se dJtachait
comme un sinistre avertissement. En dessous se trouvait le bureau de la
secrJtaire, garni de quatre tJlJphones de couleur diffJrente et d'une ma
Aine A Jcrire Jlectrique. La secrJtaire, une femme replIte d'un certain Vge
portant lorgnon, Jtudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique".
Les visiteurs parlaient A voix basse. Beaucoup ne pouvaient cacher leur
nervositJ et feuilletaient fJbrilement de vieux illustrJs. Tout ceci
Jvoquait furieusement la file d'attente chez un dentiste, et Perets fut A
nouveau agitJ d'un frisson dJsagrJable, d'un tremblement de mVchoires, et
saisi du dJsir de partir n'importe oSHCH sans plus attendre.
- Ils ne sont mKme pas paresseux, disait BJatrice Vakh, son charmant
visage tournJ dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter
un travail systJmatique. Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable
lJgIretJ avec laquelle ils abandonnent les endroits oSHCH ils ont vJcu?
- C'est A moi que vous parlez? demanda timidement Perets.
Il n'avait aucune idJe de la maniIre d'expliquer cette incroyable
lJgIretJ.
- Non. Je parlais A "Mon cher" Brandskougel.
"Mon cher" Brandskougel remit en place le pan gauche de sa moustache
qui se dJcollait et marmonna cordialement :
- Je ne sais pas.
- Et nous ne le savons pas non plus, fit amIrement BJatrice. Il suffit
que nos Jquipes s'approchent du village pour qu'ils partent en abandonnant
leur maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les intJressons pas.
Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?
Mon cher Brandskougel resta quelques instants silencieux, comme s'il
rJflJchissait A la question, observant BJatrice A travers les Jtranges
meurtriIres cruciformes de son masque. Puis il rJpondit sur le mKme ton que
prJcJdemment :
- Je ne sais pas.
- C'est vraiment dommage, poursuivit BJatrice, que notre groupe ne se
compose que de femmes. Je sais bien qu'il y a une raison profonde, mais il
manque souvent la fermetJ, l'VpretJ, je dirais presque la motivation
masculine. Les femmes ont malheureusement tendance A se disperser, vous avez
dY le remarquer.
- Je ne sais pas, dit Brandskougel.
Sa moustache se dJtacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il
la ramassa, l'examina attentivement en soulevant un coin de son masque,
cracha prestement dessus et la remit en place.
Une clochette tinta mJlodieusement sur le bureau de la secrJtaire.
Celle-ci posa son manuel, consulta une liste en retenant avec affectation
son lorgnon et annonZa :
- Professeur Kakadou, c'est A vous.
Le professeur Kakadou lVcha sa revue illustrJe, se leva d'un bond, se
rassit, regarda autour de lui en blKmissant, puis se mordit la lIvre et, le
visage dJfait, s'arracha A son fauteuil et disparut derriIre la porte qui
portait l'inscription "Sans issue". Un silence morbide rJgna pendant
quelques secondes dans la salle d'attente. Puis les bruits de voix et de
feuilles froissJes reprirent.
- Nous n'arrivons pas, disait BJatrice, A trouver le moyen de les
intJresser, de les captiver. Nous leur avons construit des habitations
confortables sur pilotis. Ils les bourrent de tourbe et y mettent des
espIces d'insectes. Nous avons essayJ de leur proposer de la bonne
nourriture au lieu de la saletJ aigre qu'ils mangent. En pure perte. Nous
avons essayJ de les vKtir de maniIre humaine. Un est mort, deux autres sont
tombJs malades. Mais nous continuons nos expJriences. Hier nous avons
rJpandu dans la forKt un plein camion de miroirs et de boutons dorJs... Le
cinJma ne les intJresse pas, pas plus que la musique. Les crJations
immortelles ne provoquent chez eux qu'une sorte de ricanement... Non, il
faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs
enfants et d'organiser des Jcoles spJciales. Malheureusement, cela implique
des difficultJs d'ordre technique : on ne peut pas les prendre avec des
mains humaines, il faudrait lA des machines spJciales... D'ailleurs, vous
savez tout cela aussi bien que moi.
- Je ne sais pas, dit mJlancoliquement "Mon cher" Brandskougel.
La clochette tinta A nouveau, et la secrJtaire dit:
- BJatrice, c'est A vous. Je vous en prie. BJatrice s'agita. Elle
esquissa le geste de se prJcipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta
autour d'elle un regard plein de dJsarroi. Elle revint sur ses pas, regarda
sous le fauteuil en murmurant :
"OSHCH est-il? OSHCH?", promena ses yeux immenses sur la salle d'attente,
saisit ses cheveux, cria d'une voix forte : "Mais oSHCH est-il?", puis attrapa
soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter A terre.
Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit BJatrice. Elle resta
quelques secondes les yeux fermJs, le visage empli d'une joie sans bornes,
serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la
porte recouverte de cuir jaune et la referma derriIre elle. Dans un silence
de mort, Perets se releva et, s'efforZant de ne regarder personne, Jpousseta
son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prKtait attention : tous les
regards Jtaient braquJs sur la porte jaune.
"Que vais-je lui dire? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis
philologue et que je ne peux pas Ktre utile A l'Administration, laissez-moi
partir, je m'en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma
parole. Mais pourquoi Ktes-vous venu ici? Je me suis toujours beaucoup
intJressJ A la forKt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forKt. En
fait j'ai abouti ici tout A fait par hasard, puisque je suis philologue. Les
philologues, les littJrateurs, les philosophes n'ont rien A faire A
l'Administration. C'est pour Za qu'on a raison de ne pas me laisser partir,
je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux Ktre ni A l'Administration,
oSHCH l'on dJfIque sur la forKt, ni dans la forKt, oSHCH l'on ramasse les enfants
avec des machines. Il faudrait que je m'en aille et que je m'occupe de
quelque chose de plus simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme
un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux
apprendre A personne ce que je sais... Non, je ne peux Jvidemment pas dire
Za. Il faut verser une larme, mais oSHCH vais-je la trouver, cette larme? Je
casserai tout chez lui si seulement il essaie de m'empKcher de partir. Je
casserai tout et je m'en irai A pied."
Perets se vit marchant sur la route poussiJreuse sous un soleil de feu,
kilomItre aprIs kilomItre, tandis que la valise se fait de plus en plus
lourde et de plus en plus indJpendante de sa volontJ. Et chaque pas
l'Jloigne toujours plus de la forKt, de son rKve, de son angoisse qui est
depuis longtemps le sens de sa vie...
"On dirait qu'il y a un bout de temps que personne n'a JtJ appelJ,
pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dY Ktre trIs intJressJ par le projet
de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du
bureau? Il doit y avoir une autre issue."
- Excusez-moi, s'il vous plaOt, dit-il en se tournant vers "Mon cher"
Brandskougel, quelle heure est-il?
"Mon cher" Brandskougel consulta sa montre-bracelet, rJflJchit un
instant et dit :
- Je ne sais pas.
Perets se pencha vers son oreille et murmura :
- Je ne le dirai A personne. A per-sonne. "Mon cher" Brandskougel
hJsita. Il promena des doigts indJcis sur la plaquette de plastique qui
portait son nom, jeta un regard A la dJrobJe autour de lui, bVilla
nerveusement, regarda A nouveau autour de lui et chuchota en maintenant
fermement son masque contre sa figure :
- Je ne sais pas.
Puis il se leva et s'empressa de rejoindre un autre coin de la salle
d'attente.
La secrJtaire dit :
- Perets, c'est votre tour.
- Mon tour? s'Jtonna Perets. J'Jtais quatriIme.
La secrJtaire haussa la voix.
- EmployJ surnumJraire Perets, c'est votre tour!
- Il raisonne..., grommela quelqu'un.
- Ces types-lA, il faut les chasser... Avec un balai brYlant! dit A
voix haute quelqu'un sur la droite.
Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les
mains A ses flancs. La secrJtaire le regardait fixement.
Des voix s'JlevIrent dans la salle d'attente :
- Il fait le dJgoYtJ.
- za a beau faire le malin...
- Et nous avons supportJ Za!
- Excusez, vous l'avez supportJ. Moi, c'est la premiIre fois que je le
vois.
- Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtiIme.
La secrJtaire Jleva la voix :
- Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous
lA-bas... Oui, oui, c'est A vous que je parle. Alors, employJ Perets, vous
allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?
- Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.
La derniIre personne qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut
"Mon cher" Brandskougel, barricadJ dans un coin derriIre son fauteuil, le
visage crispJ, accroupi une main dans la poche arriIre de son pantalon. Puis
il vit le Directeur.
Le Directeur Jtait un bel homme JlancJ d'une trentaine d'annJes, vKtu
d'un costume coYteux qui tombait admirablement. Il Jtait debout prIs de la
fenKtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se
pressaient sur l'appui. Le bureau Jtait absolument vide : il n'y avait pas
une chaise, pas mKme de table. Seule une copie en rJduction de "L'exploit du
traverseur de la forKt Selivan" Jtait accrochJe au mur opposJ A la fenKtre.
- EmployJ surnumJraire de l'Administration Perets? prononZa d'une voix
claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d'un
sportif.
- Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.
- EnchantJ, enchantJ Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour.
Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
Perets s'inclina, intimidJ, et serra la main qu'on lui tendait. La main
Jtait sIche et ferme.
- Comme vous voyez, je donne A manger aux pigeons. Curieux oiseau. On
sent qu'il renferme des possibilitJs immenses. Qu'en pensez-vous, monsieur
Perets?
Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le
visage du Directeur exprimait une telle cordialitJ, un tel intJrKt, une
telle attente anxieuse d'une rJponse que Perets se reprit et mentit :
- J'aime beaucoup, monsieur Ah.
- Vous les aimez rFtis? Ou A l'JtouffJe? Moi par exemple je les aime en
croYte. Un pigeon en croYte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il
y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?
Et le visage de M. Ah reflJta A nouveau un trIs vif intJrKt et
l'attente anxieuse de la rJponse.
- Etonnant, dit Perets. Il avait rJsolu de se rJsigner A tout et d'Ktre
d'accord sur tout.
- Et la "Colombe" de Picasso, reprit M. Ah. Je me le remJmore A
l'instant... "Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants
passent sans qu'on puisse les rattraper..." Comme cela exprime bien cette
idJe de notre incapacitJ A saisir et matJrialiser la beautJ!
- De trIs beaux vers, acquiesZa passivement Perets.
- La premiIre fois que j'ai vu la "Colombe", j'ai pensJ, comme
probablement beaucoup d'autres, que le dessin Jtait faux, ou en tout cas peu
naturel. Mais ensuite, j'ai JtJ amenJ par mes fonctions A m'intJresser aux
pigeons et je me suis soudain aperZu que Picasso, ce faiseur de miracles,
avait saisi l'instant prJcis oSHCH le pigeon replie ses ailes avant de se
poser. Ses pattes touchent dJjA la terre, mais lui est encore dans l'air, en
vol. L'instant oSHCH le mouvement devient immobilitJ, le vol repos.
- Il y a chez Picasso des tableaux Jtranges, que je ne comprends pas,
dit Perets, montrant lA son indJpendance d'esprit.
- Oh, c'est simplement que vous ne les avez pas regardJs assez
longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d'aller deux
ou trois fois dans l'annJe au musJe. Il faut regarder les tableaux durant
des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de
reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur
votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise
copie. Mais si vous aviez l'occasion de faire connaissance avec l'original,
vous comprendriez l'idJe de l'artiste.
- Et en quoi consiste-t-elle?
- Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le
Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau? Formellement, c'est quelque chose
moitiJ-homme moitiJ-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne
saisit pas le passage d'une substance A une autre. Il manque au tableau le
principal - la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilitJ
d'Jtudier l'original, vous comprendriez que l'artiste est parvenu A faire
entrer dans la reprJsentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit
non pas un homme-arbre, ni mKme la transformation de l'homme en arbre, mais
prJcisJment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a
utilisJ l'idJe contenue dans une vieille lJgende pour reprJsenter la
naissance d'une nouvelle individualitJ. Le nouveau qui sort de l'ancien. La
vie de la mort. La raison de la matiIre stagnante. La copie est absolument
statique et tout ce qui y est reprJsentJ existe en dehors du cours du temps.
Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La flIche du temps,
comme dirait Eddington!
- Et oSHCH donc est l'original? demanda poliment Perets.
Le Directeur eut un sourire.
- L'original, naturellement, a JtJ dJtruit en tant qu'objet d'art ne
permettant pas une double interprJtation. La premiIre et la deuxiIme copie
ont Jgalement JtJ dJtruites par mesure de prJcaution.
M. Ah revint A la fenKtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait
sur l'appui.
- Bien. Nous avons parlJ des pigeons, prononZa-t-il d'une voix
nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?
- Quoi?
- Nom. Votre nom.
- Pe... Perets.
- AnnJe de naissance?
- Trente...
- PrJcisJment!
- Mille neuf cent trente. Cinq mars.
- Que faites-vous ici?
- EmployJ surnumJraire. RattachJ au groupe de la Protection
scientifique.
- Je vous demande : que faites-vous ici? dit le Directeur en tournant
vers Perets un regard aveugle.
- Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.
- Votre opinion sur la forKt. BriIvement.
- La forKt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.
- Votre opinion sur l'Administration?
- Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...
- za suffit.
Le Directeur s'approcha de Perets, le prit par les Jpaules et, le
regardant droit dans les yeux, dit :
- Ecoute, ami, laisse! Partie A trois? On appelle la secrJtaire, tu as
vu le morceau? C'est pas une femme, c'est les soixante-neuf positions
rJunies! "Ouvrons, enfants, le Jeroboam de rJserve!...", chanta-t-il d'une
voix lourde. Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu
en dis?
Il sentait soudain l'alcool et le saucisson A l'ail, ses yeux
louchaient vers la racine du nez.
- On appelle l'ingJnieur, Brandskougel, "Mon cher" A moi, continua-t-il
en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaOt de ces histoires... pas
besoin de hors-d'oeuvre... On y va?
- Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...
- Que tu quoi?
- Monsieur Ah, je...
- Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?
- Kamarade Ah, je suis venu vous demander...
- Dem-m-an-an-de! Je ne te refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens,
en voilA. Il y a quelqu'un qui ne te plaOt pas? Dis-le, on verra Za! Alors?
- N-non, je veux simplement m'en aller. Je n'arrive pas A partir, je
suis arrivJ ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne
veut m'aider, et je vous le demande A vous, en tant que Directeur...
Ah libJra Perets, arrangea sa cravate et sourit sIchement.
- Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le
dJlJguJ du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai
quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaOt. Le Directeur va vous recevoir.
Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son
bureau nu et fit un geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa
un signe de tKte rJservJ et se baissa pour pJnJtrer dans la piIce suivante.
Ce faisant, il eut l'impression de recevoir une lJgIre tape sur
l'arriIre-train. Au reste, il Jtait probable que ce, n'Jtait qu'une
impression - A moins que M. Ab ne se soit un peu trop pressJ de claquer la
porte.
La piIce dans laquelle il se retrouva Jtait une copie conforme de la
salle d'attente, la secrJtaire elle-mKme Jtait l'exacte copie de la premiIre
secrJtaire, mais elle lisait un livre intitulJ "Sublimation du gJnie". Les
fauteuils Jtaient Jgalement occupJs par des visiteurs pVles munis de
journaux et de revues. LA aussi il y avait le professeur Kakadou qui
souffrait cruellement de dJmangeaisons nerveuses et BJatrice Vakh, son
carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, Jtaient
des inconnus et sous une copie de "L'exploit du traverseur de la forKt
Selivan" s'allumait et s'Jteignait rJguliIrement une brutale injonction :
"SILENCE!" Et en effet personne ne parlait. Perets s'assit
prJcautionneusement tout au bord d'un fauteuil. BJatrice Vakh lui adressa un
sourire un peu crispJ mais dans l'ensemble amical.
Au bout d'une minute de silence tendu, une clochette tinta. La
secrJtaire posa son livre et dit :
- RJvJrend Lucas, on vous demande.
Le RJvJrend Lucas faisait peur A voir, et Perets se dJtourna. Ce n'est
rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette
pluvieuse soirJe d'automne oSHCH on avait apportJ dans l'appartement Esther -
Esther qu'un voyou ivre venait d'Jgorger dans l'entrJe de la maison, les
voisins qui s'accrochaient A lui et les Jclats de verre dans sa bouche - il
avait brisJ le verre avec ses dents quand on lui avait apportJ de l'eau...
Oui, pensat-il, le plus dur est passJ...
Son attention fut rJveillJ par des bruits de grattements rJpJtJs. Il
ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou
se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
- A votre avis, faut-i1 sJparer les filles et les garZons? murmura
d'une voix tremblante BJatrice.
- Je n'en sais rien, dit mJchamment Perets. BJatrice Vakh continuait A
marmonner :
- Une Jducation complexe a Jvidemment ses avantages, mais c'est lA un
cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va
pas me chasser? OSHCH pourrais-je aller? On m'a dJjA chassJe de partout ; il ne
me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont filJ et
cette espIce de poudre qui ne tient pas.
La secrJtaire posa la "Sublimation du gJnie" et observa sJvIrement :
- Ne vous Jgarez pas.
BJatrice Vakh se figea, terrifiJe. La petite porte basse s'ouvrit et un
homme complItement rasJ se glissa dans la salle d'attente.
- Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.
- Je suis lA, dit Perets en se levant d'un bond.
- Dehors avec vos affaires! La voiture part dans dix minutes, allez,
hop!
- La voiture pour oSHCH? Pourquoi?
- Vous Ktes Perets?
- Oui...
- Vous voulez partir, oui ou non?
- Je voulais, mais...
- Comme vous voudrez, rugit sur un ton excJdJ l'homme rasJ, j'ai fait
mon travail, je vous l'ai dit.
Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.
- ArriIre! lui cria la secrJtaire, tandis que plusieurs mains
agrippaient ses vKtements. Perets se dJbattit dJsespJrJment et la veste se
dJchira.
- La voiture, dehors! gJmit-il.
- Vous Ktes fou! dit la secrJtaire, furieuse. OSHCH voulez-vous aller
comme Za? Vous avez une porte lA, oSHCH il y a Jcrit "Sortie".
Des mains fermes guidIrent Perets vers l'inscription "Sortie". DerriIre
la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle
s'ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes
aprIs les autres.
Un soleil Jclatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse
blanche. Un dos nu, badigeonnJ de teinture d'iode. Une odeur de pharmacie.
Ce n'Jtait pas Za.
L'obscuritJ, le ronronnement d'un projecteur cinJmatographique. Sur
l'Jcran quelqu'un qu'on tire en tous sens par les oreilles. Les visages
blancs de spectateurs qui se tournent, mJcontents. Une voix : "La porte!
Fermez la porte!" Encore pas Za...
Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.
Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la
queue. DerriIre la barriIre de verre, des bouteilles de kJfir Jtincelantes,
des tartes et des gVteaux resplendissants.
- Messieurs, cria Perets, oSHCH est la sortie?
- La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiffJ d'une toque
de cuisinier.
- D'ici...
- A la porte oSHCH vous Ktes.
- Ne l'Jcoutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est
juste un petit futJ qui s'amuse A retarder la queue. Travaillez, ne faites
pas attention A lui.
- Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...
- Non, ce n'est pas lui, dit le vieillard Jquitable. L'autre, il
demande toujours oSHCH sont les toilettes. OSHCH donc est votre voiture,
disiez-vous, monsieur?
- Dans la rue...
- Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
- za m'est Jgal dans laquelle, je veux simplement sortir, A
l'extJrieur!
- Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement changJ
son rJpertoire. Ne faites pas attention A lui...
Perets regarda dJsespJrJment autour de lui, revint dans la salle et
poussa la porte A cFtJ. Elle Jtait fermJe. Une voix mJcontente demanda :
- Qui est lA?
- Je dois sortir! cria Perets. OSHCH est la sortie?
- Attendez un instant.
Il y eut un certain remue-mJnage derriIre la porte, un clapotis d'eau,
des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :
- Que voulez-vous?
- Sortir! Je dois sortir!
- Un instant.
Une clef grinZa et la porte s'ouvrit. La piIce Jtait plongJe dans
l'obscuritJ.
- Entrez, dit la voix.
Cela sentait le rJvJlateur. Les bras Jtendus devant lui, Perets fit
quelques pas mal assurJs.
- Je n'y vois rien, dit-il.
- Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme
Za.
Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.
- Signez ici, dit la voix.
Un crayon fut glissJ entre les doigts de Perets. Il distinguait
maintenant dans la pJnombre la vague blancheur d'une feuille de papier.
- Vous avez signJ?
- Non. Il faut signer quoi?
- N'ayez pas peur, ce n'est pas une condamnation A mort. Signez que
vous n'avez rien vu.
Perets signa A tout hasard. Il fut A nouveau fermement pris par la
manche, guidJ A travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix
demanda :
- Vous Ktes nombreux?
- Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriIre la porte.
- La file d'attente est formJe? Je vais ouvrir la porte et faire sortir
quelqu'un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de
plaisanteries. C'est clair?
- Compris. Ce n'est pas la premiIre fois.
- Personne n'a oubliJ de vKtements?
- Non, non. Faites sortir.
La clef grinZa A nouveau. Perets fut presque aveuglJ par la lumiIre
Jclatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours fermJs, il
descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans
la cour intJrieure de l'Administration. Des voix mJcontentes criIrent :
- Alors, Perets, dJpKche-toi! Il va falloir attendre longtemps?
Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d'employJs du groupe
de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de
la main. Perets courut jusqu'au camion et embarqua : il fut tirJ, hissJ et
jetJ au fond de la caisse. AussitFt le moteur rugit, le camion dJmarra
brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'Jcroula sur
lui de tout son poids, tout le monde se mit A s'Jpoumoner et A rire aux
Jclats, et ils partirent.
Perets alluma une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de
sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s'enveloppa avec un
sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que
la journJe fYt chaude, le vent de la course transperZait les vKtements.
Perets fumait, la cigarette abritJe dans le creux de sa main, et regardait
autour de lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la derniIre
fois que je te vois, mur. La derniIre fois que je vous vois, cottages.
Adieu, dJcharge, j'ai laissJ mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu,
mare, adieu, Jchecs, adieu, kJfir. Comme on se sent lJger, vainqueur! Jamais
plus je ne boirai de kJfir. Jamais plus je ne m'installerai derriIre un
Jchiquier..."
Les employJs qui s'entassaient derriIre la cabine, se tenant les uns
aux autres et se protJgeant mutuellement du vent, parlaient de choses
abstraites.
- C'est mathJmatique, j'ai fait le calcul moi-mKme. Si Za continue
comme Za, dans cent ans il y aura dix employJs pour chaque mItre carrJ de
territoire et la masse globale sera telle que le rocher s'effondrera. Les
besoins en moyens de transport pour l'acheminement du ravitaillement et de
l'eau seront tels qu'il faudra installer un pont automobile entre
l'Administration et le Continent. Les camions rouleront A quarante
kilomItres A l'heure et A un mItre d'intervalle, et ils seront dJchargJs en
marche... Non, je suis absolument certain que la direction pense dIs
maintenant A rJglementer l'afflux des nouveaux employJs. Rendez-vous compte,
c'est impossible, le commandant de l'hFtel en a dJjA sept, et bientFt un
huitiIme. Et tous en bonne santJ. Domarochinier pense qu'il faut faire
quelque chose A ce sujet. Non, pas obligatoirement la stJrilisation, comme
il le propose...
- Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
- C'est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la
stJrilisation...
- Il paraOt que les congJs annuels seront portJs A six mois.
Ils passIrent devant le parc, et Perets se rendit compte tout A coup
que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bientFt franchir
les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
- Dites-moi, oSHCH allons-nous? demanda-t-il,
- Comment, oSHCH? Toucher la paye.
- On ne va pas sur le Continent?
- Sur le Continent, pour quoi faire? Le caissier est A la station
biologique.
- Alors vous allez A la station? Dans la forKt?
- Oui. Ceux de la Protection scientifique sont payJs A la station
biologique.
- Mais moi, alors? demanda Perets, dJcontenancJ.
- Tu seras payJ aussi. Tu as droit A une prime... Au fait, tous les
questionnaires sont remplis?
Les employJs se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles
de papier imprimJ de diverses couleurs et dimensions.
- Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?
- Quel questionnaire?
- Comment, quel questionnaire? Le formulaire numJro
quatre-vingt-quatre.
- Je n'ai rien rempli, dit Perets.
- Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!
- Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...
- Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma
valise et le manteau, lA... Je ne comptais pas aller dans la forKt, je
voulais partir.
- Et la visite mJdicale? Les vaccinations?
Perets secoua la tKte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et
Perets, le regard lointain, considJrait la forKt, ses strates poreuses A
l'horizon, son bouillonnement d'orage figJ, la toile d'araignJe de brume
poisseuse A l'ombre de la falaise.
- S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.
- Mais enfin, tout de mKme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...
- Et Domarochinier?
- Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?
- za, tu n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. L'annJe derniIre
Candide est parti en hJlico sans papiers ; c'Jtait un type qui n'avait pas
froid aux yeux. Et maintenant, oSHCH est-il?
- Primo, ce n'Jtait pas l'annJe derniIre, mais bien avant. Secundo, il
est mort, et c'est tout. A son poste.
- Oui? et tu as vu la note de service?
- C'est vrai. Il n'y en a pas eu.
- Alors il n'y a mKme pas A discuter. On l'a mis dans le bunker du
poste de contrFle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...
- Comment Za se fait, Pertchik, que tu n'aies pas rempli le
questionnaire? Tu as peut-Ktre quelque chose de pas tout A fait clair...
- Un instant, messieurs! La question est sJrieuse. Je propose que nous
examinions le cas de l'employJ Perets dans les rIgles, pour ainsi dire,
dJmocratiques. Qui sera le secrJtaire?
- Domarochinier secrJtaire!
- Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secrJtaire
d'honneur notre vJnJrJ Domarochinier. Je vois sur les visages que
l'unanimitJ est faite. Et qui sera le secrJtaire adjoint?
- Vanderbild secrJtaire adjoint!
- Vanderbild? Mon dieu... On propose d'Jlire Vanderbild comme
secrJtaire adjoint. Y a-t-il d'autres propositions? Qui est pour? Contre?
Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?
- Moi?
- Oui, oui. Vous, prJcisJment.
- Je ne vois pas l'intJrKt. Pourquoi chercher A sortir les tripes A
quelqu'un? za va dJjA assez mal pour lui comme Za.
- D'accord. Et vous?
- C'est pas tes oignons.
- Comme vous voudrez... SecrJtaire adjoint, Jcrivez : deux abstentions.
CommenZons. Qui veut prendre la parole le premier? Pas de candidats? Je
commence donc. EmployJ Perets, rJpondez A la question suivante. "Quelles
distances avons-nous parcouru dans l'intervalle compris entre les annJes
vingt-cinq et trente : a) A pied, b) par voie de transport terrestre, c) par
voie de transport aJrien?" Ne vous pressez pas, rJflJchissez. Vous avez un
crayon et du papier.
Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha A se souvenir.
Le camion Jtait agitJ par les cahots. Au dJbut, tout le monde le regardait,
puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :
- Je n'ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le matJriel
qu'il y a? Dans le terrain vague derriIre les ateliers, vous avez vu? Et
vous savez ce que c'est, comme matJriel? En rJalitJ, il est dans des caisses
clouJes, et personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce
que j'ai vu avant-hier soir? Je m'Jtais arrKtJ pour fumer une cigarette, et
tout A coup j'entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi
d'une caisse, une Jnorme, comme une maison, qui cIde et qui s'ouvre comme un
portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la dJcrire, vous
comprenez pourquoi. Mais ce spectacle... Elle est restJe lA quelques
secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc
tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentrJe dans la
caisse et le couvercle s'est refermJ. Je ne me sentais pas A l'aise et je
n'en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : "Je vais tout de
mKme aller voir au " D "." J'y suis allJ, et je me suis senti tout glacJ :
la caisse Jtait tout A fait normale, pas trace de fente, mais la paroi Jtait
clouJe DE L'INTERIEUR! Avec des clous brillants qui dJpassaient A
l'extJrieur d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi est-ce qu'elle est
sortie? Et est-ce qu'elle est la seule? Peut-Ktre que la nuit elles vont
toutes comme Za... inspecter. Et pendant qu'on se prJoccupe de
surpeuplement, en attendant elles nous prJparent pour un de ces jours une
nuit de la Saint-BarthJlJmy, et elles jetteront nos os du haut de la
falaise. Et peut-Ktre mKme pas des os, mais de la bouillie d'ossements..."
Quoi? Non merci, mon cher, dis-le toi-mKme A ceux du GJnie, si tu veux.
Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou
non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...
- Alors, Perets, vous Ktes prKt?
- Non, dit Perets, je n'arrive pas A me souvenir. C'Jtait il y a
longtemps.
- Etrange. Moi, par exemple, je me souviens trIs bien. Six mille sept
cent un kilomItres par voie ferrJe, soixante-dix mille cent cinquante-trois
kilomItres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de
nJcessitJ personnelle), quinze mille sept kilomItres A pied. Et je suis plus
vieux que vous. Etrange, Jtrange, Perets... Bon... Passons au point suivant.
Quels sont les jouets que vous prJfJriez quand vous Jtiez d'Vge prJscolaire?
- Les tanks mJcaniques, dit Perets en s'Jpongeant le front. Et les
automitrailleuses.
- Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'Jtait avant d'aller A l'Jcole, en
des temps, disons, beaucoup plus reculJs. Bien que moins responsables,
n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses... Point
suivant. A quel Vge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre
parenthIses - pour un homme? L'expression entre parenthIses concerne, en
rIgle gJnJrale, les femmes. Vous pouvez rJpondre.
- Il y a longtemps, dit Perets. za se passait il y a trIs longtemps.
- PrJcisJment!
- Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.
Le prJsident haussa les Jpaules.
- Je n'ai rien A cacher. Cela m'est arrivJ pour la premiIre fois A
l'Vge de neuf ans, un jour oSHCH on me baignait avec ma cousine... A vous
maintenant.
- Je ne peux pas, dit Perets. Je ne dJsire pas rJpondre A de telles
questions.
- Idiot, lui chuchota une voix A l'oreille. Invente quelque chose qui
fasse sJrieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiItes? Qui va aller vJrifier?
- D'accord, dit Perets, soumis. C'Jtait A l'Vge de dix ans, le jour oSHCH
on m'a baignJ avec mon chien Mourka.
- TrIs bien! s'exclama le prJsident. Et maintenant, JnumJrez les
maladies des membres infJrieurs dont vous avez souffert.
- Rhumatismes.
- Et puis?
- Claudication intermittente.
- TrIs bien. Et encore?
- Rhume, dit Perets.
- Ce n'est pas une maladie des membres infJrieurs.
- Je ne sais pas. Chez vous, peut-Ktre que non, mais chez moi c'est une
maladie des membres infJrieurs. J'avais les pieds trempJs, et je me suis
enrhumJ.
- Admettons... Et ensuite?
- za ne suffit pas?
- Comme vous voudrez. Mais je vous prJviens : plus il y en a, mieux Za
vaut.
- GangrIne spontanJe, dit Perets. Suivie d'amputation. za a JtJ la
derniIre maladie des membres infJrieurs dont j'ai eu A souffrir.
- za suffira, maintenant. Question suivante. Votre position
philosophique, rapidement.
- MatJrialisme, dit Perets.
- Quel genre de matJrialisme, prJcisJment?
- Emotionnel.
- Je n'ai plus de questions A poser. Et vous, messieurs?
Il n'y avait plus de questions. Les employJs somnolaient ou parlaient
entre eux, le dos tournJ au prJsident. Le camion roulait maintenant plus
lentement. Il commenZait A faire trIs chaud et de la forKt venait une odeur
humide, une odeur puissante et dJsagrJable qui en temps normal ne parvenait
pas jusqu'A l'Administration. Le camion roulait moteur coupJ et l'on
entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.
- Je suis JtonnJ quand je vous considIre, disait le secrJtaire adjoint
qui avait lui aussi tournJ le dos au prJsident. Il y a lA une sorte de
pessimisme morbide. L'homme est par nature optimiste, d'une part. D'autre
part et surtout, vous ne croyez tout de mKme pas que le Directeur pense
moins que vous A toutes ces choses-lA? Ce serait ridicule. Dans son dernier
discours, le Directeur, s'adressant A moi, a JvoquJ des perspectives
grandioses. J'ai JtJ tout bonnement transportJ d'enthousiasme, je n'ai pas
honte de le reconnaOtre. J'ai toujours JtJ optimiste, mais le tableau qu'il
a fait... Si vous voulez le savoir, tout va Ktre dJmoli, tous ces entrepFts,
ces cottages... Il y aura des bVtiments d'une splendeur aveuglante, en
matJriaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des
jardins suspendus, des buvettes en cristal! Des escaliers qui monteront A
l'assaut du ciel! De belles femmes A la taille flexible, A la peau Jlastique
et bronzJe! Des bibliothIques! Des muscles! Des laboratoires! Pleins de
soleil et de lumiIre! Des horaires libres! Des automobiles, des
hydroglisseurs, des dirigeables! Des rJunions contradictoires, l'instruction
pendant le sommeil, le cinJma en relief... AprIs leurs heures de travail,
les collaborateurs pourront aller dans les bibliothIques, mJditer, composer
des mJlodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois,
se lire leurs vers!...
- Et toi, qu'est-ce que tu feras?
- De la sculpture sur bois.
- Et quoi encore?
- Ecrire des vers. On m'apprendra A Jcrire des vers, j'ai une bonne
Jcriture.
- Et moi, qu'est-ce que je ferai?
- Tout ce que tu voudras, dit gJnJreusement le secrJtaire adjoint.
Sculpter le bois, Jcrire des versCe que tu voudras.
- Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathJmaticien.
- Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des mathJmatiques jusqu'A
plus soif!
- Je fais dJjA des mathJmatiques jusqu'A plus soif.
- Maintenant tu reZois un salaire pour Za. Idiot. Tu pourras sauter de
la tour A parachute.
- Pourquoi?
- Comment, pourquoi? C'est intJressant...
- M'intJresse pas.
- Alors qu'est-ce que tu veux faire? Il n'y a rien d'autre que les
mathJmatiques qui t'intJresse?
- Oui, rien d'autre peut-Ktre... Tu travailles toute la journJe, et le
soir tu es si abruti que tu ne t'intJresses plus A rien d'autre.
- C'est simplement que tu as un esprit bornJ. za fait rien, on te le
dJveloppera. On te trouvera des talents, tu te mettras A composer de la
musique, ou A sculpter quelque chose...
- Composer de la musique, ce n'est pas le problIme. Mais pour trouver
des auditeurs...
- Moi, je t'Jcouterai avec plaisir... Perets, voilA...
- C'est seulement ce que tu crois. Tu ne m'Jcouteras pas. Et tu ne
composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de
bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaOs. Et
je connais tout le monde ici. Vous vous traOnerez de la buvette en cristal
au buffet en diamant. Surtout si l'horaire est libre. Je n'ose mKme pas
penser A ce qui se passerait si on vous donnai; la libertJ d'horaire.
- Tout homme est un gJnie en quelque chose, rJpliqua le secrJtaire
adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a de gJnial en lui. Nous n'en
avons mKme pas l'idJe, mais je suis peut-Ktre un gJnie de la cuisine et toi,
mettons, un gJnie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et
nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'A l'avenir il
y aura des spJcialistes qui s'occuperont de Za, qu'ils chercheront A
dJcouvrir nos virtualitJs cachJes.
- Tu sais, les virtualitJs, ce n'est pas quelque chose de trIs clair.
Je ne dis pas le contraire, peut-Ktre qu'il y a rJellement du gJnie en
chacun de nous. Mais que faire si ce gJnie ne peut trouver A s'appliquer que
dans un passJ reculJ ou un futur lointain, alors que, dans le prJsent, il
n'est mKme pas considJrJ comme du gJnie, que tu l'aies manifestJ ou non?
C'est bien, Jvidemment, si tu te rJvIles un gJnie de la cuisine. Mais
comment reconnaOtrat-on que tu es un cocher de gJnie, Perets un tailleur de
pointes de silex de gJnie, et moi le gJnial dJcouvreur d'un champ X dont
personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans... C'est alors,
comme disait le poIte, que se tournera vers nous la face noire du loisir...
- Eh, les gars, dit quelqu'un, on a rien pris A bouffer avec nous. Le
temps d'arriver, de toucher l'argent...
- StoPan s'en occupera.
- Et comment, que StoPan s'en occupera! Ils en sont aux rations, chez
eux.
- Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...
- Tant pis, on verra bien, on est dJjA A la barriIre.
Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forKt,
et la route s'y enfonZait comme un fil dans un tapis persan. Le camion
dJpassa une pancarte de contre-plaquJ oSHCH l'on Usait :
"ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!"
On voyait dJjA la barriIre baissJe, l'abri-champignon A cFtJ, et plus A
droite, les barbelJs, les protubJrances blanches des isolateurs et les
treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s'arrKta. Tout le
monde se mit A regarder le garde qui, debout, les jambes croisJes, un fusil
sous le bras, Jtait en train de somnoler sous l'abri-champignon. Une
cigarette Jteinte pendait A sa lIvre et tout autour de lui le terrain Jtait
jonchJ de mJgots. A cFtJ de la barriIre se dressait un poteau couvert de
pancartes :
"ATTENTION, FORET"
"PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"
"DEFENSE DE CONTAMINER!"
Le chauffeur klaxonna discrItement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un
regard embrumJ autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de
la voiture.
- Vous avez l'air d'Ktre beaucoup, lA-dedans, dit-il d'une voix
sifflante. Vous venez pour les sous?
- C'est cela, dit obsJquieusement l'ex-prJsident.
- Bien, c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion,
grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur
un ton de reproche :
- Oh lA lA, ce que vous Ktes nombreux. Et vos mains, elles sont
propres?
- Propres! rJpondirent en choeur les employJs. Quelques-uns exhibIrent
mKme leurs mains.
- Tout le monde les a propres?
- Tout le monde!
- za va, dit le garde.
Il passa la moitiJ du corps dans la cabine et on l'entendit dire :
- Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en a combien? Ah-ah... Tu
mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, Jcoutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut
Voldemar! Tu continues A rouler?... Moi, je monte toujours la garde. Montre
ta carte... Allons quoi, t'excite pas, montre un peu que je voie... En
rIgle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce que tu as A Jcrire des numJros de
tJlJphone sur ta carte? Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je
vois. Donne, je vais la noter aussi... Bon, merci. Allez-y, vous pouvez
passer.
Il sauta du marchepied, faisant voler la poussiIre avec ses bottes,
alla A la barriIre et pesa sur le contrepoids. La barriIre se leva
lentement, les caleZons qui la garnissaient tombIrent dans la poussiIre. Le
camion s'Jbranla.
Dans la caisse, tout le monde s'Jtait remis A faire du vacarme, mais
Perets n'entendait pas. Il entrait dans la forKt. La forKt se rapprochait,
s'avanZait, se faisait de plus en plus haute, pareille A une vague de
l'ocJan, et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel,
d'espace ni de temps, la forKt avait pris leur place. Il n'y avait plus
qu'un dJfilJ de teintes sombres, un air Jpais et humide, des senteurs
Jtranges, comme une odeur de graillon, et un arriIre-goYt acre dans la
bouche. Seule l'ouPe n'Jtait pas touchJe : les bruits de la forKt Jtaient
JtouffJs par le hurlement du moteur et le bavardage des employJs. Ainsi
voici la forKt, se rJpJtait Perets, me voici dans la forKt, se rJpJtait-il
stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais A l'intJrieur, participant.
Je suis dans la forKt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage,
le chatouilla, se dJtacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda :
c'Jtait un filament long et fin provenant d'un vJgJtal, ou peut-Ktre d'un
animal, A moins que ce ne fYt simplement un attouchement de la forKt, geste
d'accueil amical ou palpation soupZonneuse ; il ne fit pas un geste vers le
filament.
Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le
brun se retiraient, soumis, loin en arriIre, tandis que sur les bas-cFtJs se
traOnaient en dJsordre les colonnes de l'armJe d'invasion, vJtJrans oubliJs,
noirs bulldozers cabrJs aux boucliers rouilles furieusement levJs, tracteurs
A demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimJes, sur le sol,
camions sans roues et sans vitres - tous morts, abandonnJs A jamais, mais
continuant A diriger hardiment vers l'avant, vers les profondeurs de la
forKt leurs radiateurs dJfoncJs et leurs phares JclatJs. Et tout autour la
forKt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et
enflamnJe, trompait la vue en avanZant et reculant, embrouillait, se moquait
et riait, la forKt Jtait tout entiIre insolite, indescriptible et
Jcoeurante.
Perets ouvrit la portiIre du tout-terrain et regarda vers les
broussailles. Il ne savait pas ce qu'il devait voir. Quelque chose qui
ressemblerait A du kissel nausJabond. Quelque chose d'extraordinaire,
d'impossible A dJcrire. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, de
plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c'Jtaient les
gens, et c'est pourquoi Perets ne vit qu'eux. Ils s'approchaient du
tout-terrain, minces et souples, JlJgants et assurJs, ils marchaient
lJgIrement, sans faire de faux pas, choisissant immJdiatement et sYrement
l'endroit oSHCH poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la
forKt, d'y Ktre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait
dJjA, et il est mKme probable qu'ils ne faisaient pas semblant mais qu'ils
le croyaient vraiment, alors que la forKt Jtait suspendue au-dessus de leurs
tKtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs,
feignant habilement d'Ktre une amie familiIre, soumise et simple - d'Ktre
leur. En attendant. Pour un temps...
- Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme - Rita, disait
l'ex-chauffeur Touzik.
Il Jtait A cFtJ du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement
JcartJes, retenant entre ses cuisses une moto rVlante et tremblante.
- Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin... Il la
suit de prIs.
Quentin et Rita s'approchIrent et StoPan quitta le volant pour aller A
leur rencontre.
- Alors, comment va-t-elle? demanda StoPan.
- Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur.
Quoi, les sous sont arrivJs?
- C'est Perets, dit StoPan. Je vous ai racontJ.
Rita et Quentin sourirent A Perets. Il n'avait pas eu le temps de les
examiner, et Perets pensa fugitivement qu'il n'avait jamais vu de femme
aussi Jtrange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.
- Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant A sourire tristement. Vous
Ktes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?
- Je ne vois toujours pas, dit Perets.
Il ne faisait pas de doute que cette JtrangetJ et ce malheur Jtaient
attachJs l'un A l'autre par des liens indJfinissables mais extrKmement
solides.
Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
- Mais ne regardez pas lA, dit Quentin. Regardez tout droit, tout
droit! Vous ne voyez pas?
Alors, Perets vit et oublia aussitFt les gens. C'Jtait apparu comme
l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette
enfantine du type "OSHCH est cachJ le chasseur?", et une fois qu'on l'avait
trouvJe, on ne pouvait plus la perdre de vue. C'Jtait tout prIs, Za
commenZait A une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier.
Perets avala convulsivement sa salive.
Une colonne vivante s'Jlevait vers les couronnes des arbres, un
faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se
tendaient, un faisceau qui perZait le feuillage dense et s'JlanZait encore
plus haut, vers les nuages. Et il Jtait nJ du cloaque gras, du cloaque
bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonflJ des bulles d'une
chair primitive qui se formait fJbrilement et se dJcomposait aussitFt,
dJversant les produits de sa dJcomposition sur les rives plates, crachant
une bave gluante... Et tout d'un coup, comme si d'invisibles filtres
acoustiques avaient JtJ mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre
au milieu du rVle de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots,
gargouillis, longs gJmissements marJcageux ; et en mKme temps s'avanZait un
vJritable mur d'odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de
bile fraOche, de sJrum, de colle chaude - et ce fut seulement alors que
Perets vit les masques A oxygIne suspendus sur la poitrine de Rita et
Quentin, et aperZut StoPan qui, avec une grimace de dJgoYt, portait A son
visage l'embouchure du masque. Mais lui-mKme ne tenta pas de mettre le
masque, comme s'il espJrait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses
yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racontJ...
- za pue chez vous, dit Touzik. Comme A la morgue...
Et Quentin dit A StoPan :
- Tu devrais dire A Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un
poste de travail insalubre. On a droit A du lait, du chocolat...
Rita fumait pensivement rejetant la fumJe par ses fines narines
mobiles.
Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords,
tremblants ; toutes leurs branches Jtaient tournJes du mKme cFtJ et
flJchissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d'Jpaisses lianes
moussues que le cloaque accueillait en lui, dJpouillait de leur substance et
s'assimilait, de la mKme maniIre qu'il pouvait dissoudre et transformer en
sa propre chair tout ce qui l'entourait...
- Pertchik, dit StoPan, n'Jcarquille pas les yeux comme Za, tu vas les
perdre.
Perets sourit, mais il savait A quel point son sourire paraissait
contraint.
- Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.
- Pour le cas oSHCH on resterait embourbJ. Ils suivent le chemin, moi
j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si
on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
- Vous vous embourberez forcJment, dit Quentin.
- Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une idJe bKte, je
vous l'ai dit tout de suite.
- Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit StoPan. Tu es pas pour
grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant A Quentin :
- za commence bientFt? Quentin consulta sa montre.
- Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes.
Donc il reste... il reste... il reste rien du tout. Regarde, il a dJjA
commencJ.
Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes
et convulsives, il avait commencJ A expulser l'un aprIs l'autre sur ses
rives plates des morceaux d'une pVte blanchVtre, agitJe de brefs frissons,
qui roulaient sur la terre, aveugles et sans dJfense, puis se figeaient sur
place, s'aplatissaient, Jtiraient des simulacres de pattes prudents et
commenZaient A se mouvoir d'une maniIre raisonnJe, encore inquiets et
dJsordonnJs dans leurs mouvements, mais tous suivant une mKme direction, une
direction bien dJterminJe : tantFt ils se heurtaient, tantFt ils
s'Jcartaient l'un de l'autre, mais tous ils suivaient la mKme direction, la
mKme ligne qui partait de la matrice pour s'enfoncer loin dans la
broussaille, unique flot blanchVtre de fourmis gJantes, maladroites et
glaireuses...
- Par ici, c'est tout du marJcage, disait Touzik. Tu vas Ktre si bien
collJ qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les cVbles
casseront.
- Et si tu venais avec nous? dit StoPan A Quentin.
- Rita est fatiguJe.
- Eh bien! Rita n'a qu'A rentrer chez elle, et nous on y va... Quentin
hJsitait.
- Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.
- Oui, je rentre A la maison, dit Rita.
- C'est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite.
On en a pas pour longtemps, pas vrai StoPan?
Rita jeta son mJgot et, sans dire au revoir, prit le chemin de la
station. Quentin piJtina quelques instants, indJcis, puis dit doucement A
Perets :
- Permettez... que je passe...
Il se glissa sur la banquette arriIre et A ce moment la moto rugit
effroyablement, Jchappa au contrFle de Touzik, fit un grand bond en hauteur
et fila droit vers le cloaque.
- ArrKte! cria Touzik, accroupi. OSHCH vas-tu? Tout le monde Jtait fige
sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra
et tomba dans le cloaque. Tous s'avancIrent. Il sembla A Perets que le
protoplasme s'Jtait incurvJ sous la moto, comme pour amortir la chute,
l'avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s'Jtait refermJ sur
elle. La moto s'Jtait tue.
- Abruti par l'alcool! dit Touzik A StoPan. Qu'est-ce que tu as encore
fait?
Le cloaque Jtait maintenant une gueule qui suZait, qui dJgustait, qui
se dJlectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une
personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de la langue d'une joue A
l'autre. La moto tourbillonnait dans la masse Jcumante, disparaissait,
reparaissait, agitant dJsespJrJment les cornes de son guidon, et paraissait
plus petite A chacune de ses apparitions : sa structure de mJtal s'Jtiolait,
devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu'on
voyait maintenant vaguement apparaOtre A travers elle les entrailles du
moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une
derniIre fois et on ne la revit plus.
- Elle a JtJ bouffJe, dit Touzik avec une joie idiote.
- Abruti par l'alcool, rJpJta StoPan, tu me le paieras. Tu en as pour
toute ta vie A payer.
- Bon, Za va, dit Touzik. Mais qu'est-ce que j'ai fait? J'ai tournJ la
poignJe des gaz dans le mauvais sens (il s'adressait maintenant A Perets),
et elle m'a JchappJ. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu rJduire
les gaz, pour que Za fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai pas tournJ
du bon cFtJ. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs
c'Jtait une vieille moto... Donc je m'en vais. (Il s'adressait A nouveau A
StoPan.) J'ai plus rien A faire ici? Je rentre chez moi.
- Qu'est-ce que tu regardes comme Za? dit soudain Quentin avec une
telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
- Qu'est-ce que Za peut te faire? dit Touzik. Je regarde oSHCH je veux.
Il regardait en direction du sentier, vers l'endroit oSHCH, sous la voYte
Jpaisse d'un vert jaunVtre, dansait encore, s'Jloignant peu A peu, la cape
orange de Rita.
- Non, laissez-moi, dit Quentin A Perets. Je vais m'expliquer avec lui.
- OSHCH vas-tu, mais oSHCH tu vas? bredouilla StoPan. Calme-toi, Quentin...
- Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu oSHCH il veut en
venir!
- Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrKte, calme-toi!
- LVche-moi, lVche-moi, je te dis!
Ils s'agitaient bruyamment A cFtJ de Perets, le bousculant des deux
cFtJs. StoPan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la
veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux,
essayait d'une main de se libJrer de l'Jtreinte de StoPan et de l'autre
pesait de toutes ses forces sur Perets pou- pouvoir l'enjamber. Il tirait
par saccades et A chaque fois se dJgageait un peu plus de sa veste. Perets
saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait A suivre du
regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.
- Qu'est-ce qu'elle a A porter un pantalon, dit-il A Perets. Elles ont
trouvJ Za maintenant, le pantalon...
- Ne le dJfends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un
neurasthJnique sexuel, mais un vulgaire salaud! EnlIve-toi, ou tu vas
prendre aussi!
- Avant il y avait ces jupes, dit rKveusement Touzik. Un morceau
d'Jtoffe qu'elles s'enroulaient autour avec une Jpingle pour le tenir. Alors
moi, je prenais l'Jpingle et...
Si cela s'Jtait passJ dans le parc... Si cela s'Jtait passJ A l'hFtel,
A la bibliothIque ou dans la salle des actes... Et cela s'Jtait passJ - dans
le parc, A la bibliothIque et mKme dans la salle des actes au cours de
l'exposJ de Kim : "Ce que tout travailleur de l'Administration doit savoir
sur les mJthodes de la statistique mathJmatique." Et maintenant la forKt
voyait et entendait tout cela - les cochonneries salaces qui faisaient
briller les yeux de Touzik, la face empourprJe de Quentin A la portiIre de
la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de StoPan A
propos du travail, de la responsabilitJ, de la bKtise le claquement des
boutons arrachJs sur les glaces de la cabine... Et on ne savait pas ce
qu'elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela
la dJgoYtait...
- ..., disait avec dJlectation Touzik.
Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut
un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main A sa pommette et
regarda Perets, l'air abasourdi.
- Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
- Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les Jpaules. Ce qu'il y a,
c'est que je n'ai plus rien A faire ici, il y a plus de moto, vous voyez
bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?
Quentin s'enquit A voix haute :
- Il t'a mis sur la gueule?
- Oui, dit Touzik, dJpitJ. Sur la pommette, en plein sur l'os...
Heureusement qu'il m'a pas eu A l'oeil.
- Tu l'as vraiment eu sur la gueule?
- Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.
- Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siIge.
- Touz, dit StoPan, grimpe dans la voiture. Si on s'embourbe, tu nous
aideras A tirer.
- J'ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai
plutFt le volant.
On ne lui rJpondit pas ; il grimpa sur le siIge arriIre et s'assit A
cFtJ de Quentin. Perets prit place A cFtJ de StoPan et ils partirent.
Les chiots avaient dJjA parcouru pas mal de chemin, mais StoPan, qui
guidait avec beaucoup d'adresse les roues droites sur le sentier et les
gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commenZa A les suivre en
faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit
Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commenZa A lui expliquer qu'il n'y
avait aucun mal dans son esprit, que de toute faZon il n'avait plus de moto,
Za lui Jtait Jgal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal
chez lui, il reste un homme, forKt ou pas forKt, c'Jtait Jgal... "On t'avait
dJjA tapJ sur la gueule?" demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans
mentir, Za t'est dJjA arrivJ ou non?", demandait-il A intervalles rJguliers,
en interrompant Touzik. "Non, rJpondait celui-ci, non, attends, finis
d'abord de m'Jcouter..."
Perets frottait doucement son doigt enflJ et regardait les chiots. Les
enfants de la forKt. Ou peut-Ktre les serviteurs de la forKt. Ou encore les
excrJments de la forKt... Ils cheminaient lentement, infatigablement, en
colonne, les uns A la suite des autres, comme s'ils coulaient A la surface
de la terre, entre les troncs d'arbres pourris, les fondriIres, les mares
d'eau dormante, dans l'herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le
sentier disparaissait, s'enfonZait dans une boue odorante, se cachait sous
les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous
les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours
restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussiIre ne se collait
A eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les
tachait pas. Ils coulaient avec une dJtermination obtuse et inhumaine, comme
s'ils suivaient une route familiIre de tous temps connue. Ils Jtaient
quarante-trois.
"Je brYlais d'Ktre ici et maintenant j'y suis, je vois enfin la forKt
de l'intJrieur, et je ne vois rien. J'aurais pu imaginer tout Za en restant
A l'hFtel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir,
quand on n'arrive pas A s'endormir, quand tout est calme et que soudain au
milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme
en enfonZant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici, dans la forKt,
j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se
transforment soudain en Selivan le traverseur de la forKt - tout ce qu'il y
a de plus absurde, de plus sacrJ. Et tout ce qu'il y a dans
l'Administration, je peux l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu rester
chez moi et imaginer tout cela couchJ sur le divan avec la radio A cFtJ de
moi, en Jcoutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues
inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c'est la mKme
chose qu'imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un
monde que quelqu'un a imaginJ, sans prendre la peine de me l'expliquer. Et
peut-Ktre aussi de se l'expliquer A lui-mKme. La maladie de la
comprJhension, pensa soudain Perets. VoilA de quoi je souffre. La maladie de
la comprJhension."
II se pencha A la portiIre et appliqua son doigt endolori sur la paroi
froide. Les chiots ne prKtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne
soupZonnaient probablement mKme pas son existence. Il Jmanait d'eux une
odeur forte et dJsagrJable, leur enveloppe paraissait maintenant
transparente et sous elle on voyait comme des ombres se dJplacer par vagues.
- Si on en attrapait un? proposa Quentin. C'est trIs simple, on
l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.
- za en vaut pas la peine, dit StoPan.
Quentin :
- Pourquoi? De toute faZon, il faudra bien un un jour en attraper un.
StoPan :
- za me fait un peu peur. D'abord, s'il crIve, il faudra faire un
rapport Jcrit A Domarochinier...
Touzik :
- Nous, on les faisait cuire. za me plaisait pas, mais les autres
disaient que c'Jtait bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je
supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mKme genre de saletJ. za
me dJgoYte...
Quentin :
- J'ai remarquJ une chose, leur nombre est toujours un nombre premier :
treize, quarantetrois, quarante-sept...
StoPan :
- Tu dis des bKtises. J'en ai rencontrJ dans la forKt des groupes de
six, de douze...
Quentin :
- Dans la forKt, je dis pas ; aprIs, ils forment des groupes qui vont
chacun de leur cFtJ. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre
premier, tu peux vJrifier dans la revue, j'ai enregistrJ toutes les
portJes...
Touzik :
- Et une autre fois, avec les autres, on avait attrapJ une fille du
pays, Za avait JtJ un sacrJ rire...
StoPan :
- Eh bien! Jcris un article.
Quentin :
- C'est dJjA fait. za va me faire le quinziIme...
StoPan :
- Moi j'en suis A dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui,
comme co-auteur?
Quentin :
- Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit
qu'actuellement le transport c'est primordial, mais Rita me conseille le
commandant.
StoPan :
- Surtout pas le commandant.
Quentin :
- Pourquoi?
StoPan :
- Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
Touzik :
- Le commandant coupait le kJfir avec du liquide de frein. C'Jtait
quand il Jtait responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on
avait jetJ une poignJe de punaises dans son appartement.
StoPan :
- On dit qu'il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront
moins de quinze articles suivront un traitement.
Quentin :
- Ah! oui, leurs traitements spJciaux, je les connais. Sale coup. Les
cheveux s'arrKtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...
" Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus
vite. Je n'ai plus rien A faire ici." Puis, il s'aperZut que la composition
de la colonne des chiots s'Jtait modifiJe. Il compta : trente-deux chiots
avaient continuJ tout droit, tandis que onze, rangJs eux aussi en colonne,
avaient tournJ A gauche pour descendre vers l'Jtendue d'eau sombre et
immobile qui Jtait apparue entre les arbres, A trIs peu de distance du
tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement
JbauchJs du rocher de l'Administration A l'horizon. Les onze chiots se
dirigeaient avec dJtermination vers l'eau. StoPan fit taire le moteur et ils
descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche
tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement
les uns aprIs les autres dans le lac.
- Ils coulent, dit avec Jtonnement Quentin. Ils se noient.
StoPan prit une carte et l'Jtala sur le capot.
-C'est bien Za, dit-il. Le lac n'est pas indiquJ. Ici il y a un village
qui est marquJ, mais pas de lac... VoilA, il y a Jcrit : < Vill. Aborig.
Soixantedix fraction onze."
- C'est toujours comme Za, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans
la forKt? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici
elles servent A rien. LA il y a par exemple aujourd'hui une route, demain
une riviIre, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbelJs et un
mirador. Ou bien on tombera sur un entrepFt.
- za me dit pas grand-chose de continuer, dit StoPan en s'Jtirant. za
suffit peut-Ktre pour aujourd'hui?
- Evidemment, Za suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye A
toucher. On retourne A la voiture.
- Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac,
une main en visiIre audessus de ses yeux. Il me semble qu'il y a une bonne
femme qui se baigne lA-bas.
Quentin s'arrKta.
- OSHCH?
- Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
Quentin blKmit soudain et se prJcipita A toutes jambes vers la voiture.
-OSHCH tu la vois? demanda StoPan.
- LA-bas, sur l'autre rive...
- Il n'y a rien du tout lA-bas, siffla Quentin.
Il Jtait debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la
rive opposJe. Ses mains tremblaient.
- Sale baratineur... tu veux encore prendre sur la gueule... Rien du
tout lA-bas! rJpJta-t-il en tendant les jumelles A StoPan.
- Comment Za, rien! dit Touzik. Je suis tout de mKme pas bigleux, chez
moi on m'appelle Œilde-lynx...
- Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit StoPan.
Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...
- Rien du tout lA-bas, marmonna Quentin. Tout Za c'est de la blague...
Il raconte n'importe quoi...
- Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je vous le
dis.
Perets tressaillit.
- Donnez-moi les jumelles, dit-il trIs vite.
- On voit rien, dit StoPan en lui tendant les jumelles.
- Vous Ktes bien tombJ, si vous le croyez, marmonna Quentin qui
commenZait A se rassJrJner.
- Parole, elle Jtait lA, dit Touzik. Elle a dY plonger. Tout A l'heure,
elle ressortira.
Perets colla les jumelles A ses yeux. Il ne s'attendait pas A voir
quelque chose : c'eYt JtJ trop simple. Et il ne vit rien. Il n'y avait que
l'Jtendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forKt, et la
silhouette du rocher de l'Administration audessus de la crKte dentelJe des
arbres.
- Comment Jtait-elle? demanda-t-il.
Touzik commenZa A dJcrire en dJtail, en s'aidant de ses mains, comment
elle Jtait. Ce qu'il dJcrivait Jtait trIs allJchant, et racontJ avec
beaucoup de passion, mais ce n'Jtait pas ce que voulait Perets.
- Oui, bien sYr, dit-il. Oui... Oui...
"Peut-Ktre est-elle allJe A la rencontre des chiots", pensait-il,
secouJ sur le siIge arriIre au cFtJ d'un Quentin rembruni, tout en regardant
les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure - Touzik Jtait en train de
mVchonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forKt, blanche,
froide, assurJe, et elle est entrJe dans l'eau, dans l'eau familiIre, entrJe
dans le lac comme j'entre dans la bibliothIque ; elle s'est plongJe dans le
crJpuscule vert et mouvant et elle a nagJ A la rencontre des chiots, et
maintenant elle les a dJjA rencontrJs au milieu du lac, au fond, et elle les
a emmenJs quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but. Et de nouveaux
JvJnements se prJpareront dans la forKt, et peut-Ktre, A de nombreux milles
d'ici, se produira ou commencera A se produire quelque chose d'autre : au
milieu des arbres commenceront A bouillonner des bouffJes de brouillard
lilas qui ne sera pas du tout du brouillard - A moins qu'un autre cloaque
n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiIre, ou que les aborigInes
bigarrJs qui, tout rJcemment encore, restaient paisiblement assis A regarder
des films instructifs et A Jcouter patiemment les explications dispensJes
par le zIle de BJatrice Vakh ne se lIvent soudain et partent dans la forKt
pour ne plus jamais revenir... Et tout sera rempli d'un sens profond, de
mKme qu'est plein de sens chaque mouvement d'un mJcanisme complexe, et tout
sera pour nous Jtrange et donc insensJ, pour nous ou en tout cas pour ceux
d'entre nous qui ne peuvent encore s'habituer A l'absence de sens et la
prendre pour la norme."
Et il ressentit l'importance de chacun des JvJnements, de chacun des
phJnomInes qui l'entouraient : du fait qu'il ne pouvait y avoir
quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la portJe, du fait que le tronc
de cet arbre Jtait prJcisJment couvert d'une mousse rouge, du fait qu'on ne
voyait pas le ciel au-dessus du sentier A cause des branches hautes des
arbres.
Le tout-terrain Jtait secouJ, StoPan roulait trIs lentement et Perets
aperZut de loin A travers le pare-brise un poteau penchJ muni d'une pancarte
qui portait une inscription. L'inscription Jtait dJlavJe et rongJe par les
pluies, c'Jtait une trIs vieille inscription tracJe sur une trIs vieille
planche d'un gris sale, clouJe au poteau par deux Jnormes clous rouilles :
"Ici, il y a deux ans, s'est tragiquement noyJ le traverseur de la
forKt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacrJ."
"Que faisais-tu lA, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te
noyer ici? Tu Jtais certainement un bon garZon, tu avais une tKte rasJe, une
mVchoire carrJe et velue, une dent en or, des tatouages, tu en Jtais couvert
de la tKte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et A ta
main droite il manquait un doigt qu'on t'avait arrachJ d'un coup de dent
dans une bagarre d'ivrognes. Tu n'avais Jvidemment pas le coeur A Ktre un
traverseur de la forKt, mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi
: tu devais purger ta peine sur le rocher oSHCH se trouve maintenant
l'Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la
forKt. Et lA tu n'as pas Jcrit d'articles, tu n'y pensais mKme pas, tu
pensais A d'autres articles, qui avaient JtJ Jcrits avant toi et contre toi.
Et tu as construit lA une route stratJgique, tu as posJ des dalles de bJton,
tu as profondJment entaillJ les flancs de la forKt pour que des bombardiers
octimoteurs puissent, en cas de nJcessitJ, se poser sur cette route. Mais la
forKt pouvait-elle supporter cela? Tu vois, elle l'a noyJ dans un endroit
sec. Mais dans dix ans, on t'JlIvera un monument, et peut-Ktre donnera-t-on
ton nom A un cafJ quelconque. Le cafJ s'appellera " Chez Gustav ", et le
chauffeur Touzik ira y boire du kJfir et caresser les gamines JbouriffJes de
la chorale locale..."
"Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour
les raisons qui auraient dY les lui valoir. La premiIre fois, il avait JtJ
envoyJ en colonie pJnitentiaire pour vol de papierposte, la deuxiIme pour
infraction A la rJglementation sur les passeports.
"StoPan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de kJfir, rien. Il aime d'un
amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n'a jamais aimJ d'un amour
tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiIme article, il offrira A
Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussJ malgrJ ses articles, malgrJ
ses larges Jpaules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas
ceux qui ont le nez trop propre, les soupZonnant - non sans raison - d'Ktre
des pervers d'un raffinement inconcevable. StoPan vit dans la forKt, qu'A la
diffJrence de Gustav il a rejointe de son plein grJ, et ne se plaint jamais
de rien, bien que la forKt ne soit pour lui qu'un immense dJpotoir de
matJriaux vierges destinJs A l'Jcriture d'articles qui lui Jpargneront le
traitement...
"On peut s'Jtonner A l'infini qu'il y ait des gens capables de
s'habituer A le forKt, et pourtant ces gens sont l'Jcrasante majoritJ. La
forKt les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif,
ou comme endroit oSHCH beaucoup de choses sont permises, ou encore comme
endroit oSHCH l'on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils
dJcouvrent soudain que " c'est le mKme gVchis ici que partout ailleurs ", ce
qui les rJconcilie avec l'JtrangetJ de la forKt, mais aucun d'entre eux n'a
l'intention d'y terminer ses jours... Quentin par exemple, A ce qu'on dit,
ne vit ici que parce qu'il a peur de laisser sa Rita sans surveillance.
Rita, elle, refuse absolument d'aller ailleurs et ne parle jamais A
personne. Pourquoi...
"Et puisque j'en suis A Rita... Rita peut partir dans la forKt et n'en
pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forKt. Rita
enfreint tous les rIglements, et personne n'ose lui faire d'observations.
Rita n'Jcrit pas d'articles. Rita, d'une maniIre gJnJrale, n'Jcrit rien, pas
mKme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir
chez la buffetiIre, si elle n'est pas occupJe avec quelqu'un d'autre... A la
station, tout se sait... Le soir ils allument la lumiIre dans le club, ils
branchent le phono, ils boivent follement du kJfir et la nuit, sous la lune,
jettent les bouteilles dans les lacs - A qui lancera le plus loin. Ils
dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, Jchangent leurs femmes.
Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forKt d'Jprouvette en
Jprouvette, examinent la forKt au microscope, la comptent sur leurs
arithmomItres, tandis que la forKt autour d'eux, suspendue au-dessus d'eux,
pousse ses vJgJtations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous
leurs fenKtres, dans les heures Jtouffantes qui prJcIdent l'orage, des
foules d'arbres errants, sans peut-Ktre comprendre elle non plus ce qu'ils
sont, pourquoi ils sont lA et pourquoi ils sont, d'une maniIre gJnJrale...
"Heureusement, je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n'ai
rien compris, rien trouvJ de ce que je voulais trouver, mais je sais
maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais
rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre moi et la
forKt, la forKt ne m'est pas plus proche que l'Administration. Mais en tout
cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai
que vienne le temps..."
La cour de la station Jtait vide. Il n'y avait pas un camion, pas de
queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que la valise de Perets au beau
milieu du perron et son manteau gris accrochJ au garde-corps de la vJranda.
Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui.
Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient dJjA vers le
rJfectoire d'oSHCH venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon.
StoPan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage.
Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono
dJchaOnJ, les bavardages stupides, le kJfir, "encore un petit verre
peut-Ktre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...
Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit
d'un air courroucJ :
- Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.
Perets s'avanZa d'un pas rapide vers le guichet.
- LA, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas lA, lA.
Qu'est-ce que vous avez A trembler des mains comme Za? Tenez...
Il se mit A compter des billets.
- OSHCH sont les autres? demanda Perets.
- Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.
- Non, je pensais A...
- Cela n'intJresse personne, ce A quoi vous pensiez. Je ne peux pas
changer pour vous la procJdure en usage. VoilA votre salaire. Vous l'avez
perZu?
- Je voulais savoir...
- Je vous demande si vous avez perZu votre salaire. Oui ou non?
- Oui.
- Enfin. Maintenant voilA votre prime. Vous l'avez perZue?
- Oui.
- C'est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis pressJ. Je
dois Ktre A l'Administration avant sept heures.
- Je voulais simplement demander, plaZa A la hVte Perets, oSHCH Jtaient
les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener...
sur le Continent...
- Le Continent, je ne peux pas. Je dois Ktre A l'Administration.
Permettez, je ferme le guichet.
- Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
- Ce n'est pas la question. Vous Ktes adulte, vous devez comprendre. Je
suis caissier. J'ai des feuilles de paye. Et s'il leur arrivait quelque
chose? Enlevez votre coude.
Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre
obscurcie par la saletJ, il regardait le caissier ramasser les feuilles de
paye, les froisser n'importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand
soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrIrent,
liIrent les mains du caissier, lui passIrent une boucle autour du cou et
l'un d'eux l'emmena au bout de la corde tandis que l'autre prenait la
sacoche et parcourait la piIce du regard - et aperZut Perets. Ils
s'entre-regardIrent quelques instants A travers la vitre sale, puis, avec
une lenteur et une prJcaution infinie, comme s'il craignait d'effrayer
quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la mKme lenteur
et la mKme prJcaution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le
fusil qui Jtait appuyJ contre le mur. Perets attendait, glacJ et sans y
croire. Le garde prit le fusil et sortit A reculons en refermant la porte
derriIre lui. La lumiIre s'Jteignit.
Perets se dJtacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds
jusqu'A sa valise, s'en empara et se prJcipita au-dehors, le plus loin
possible de cet endroit. Il se dissimula derriIre le garage et vit le garde
apparaOtre sur le perron en tenant le fusil baPonnette croisJe, regarder A
gauche, A droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de
Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, aprIs un dernier regard
circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.
Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les
fenKtres JclairJes, barbouillJes de craie jusqu'A leur moitiJ. DerriIre
elles, des ombres passaient, sur le toit l'aube grillagJe du radar tournait
silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forKt les
cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s'alluma quelque part et
promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-dJverseur au
coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte
en tressautant au passage d'une fondriIre, suivi par le faisceau du
projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait
d'allumer une cigarette en s'abritant du vent et on voyait, enroulJe autour
de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la
fenKtre entrouverte de la cabine.
Le camion s'Jloigna, le projecteur s'Jteignit. Dans la cour passa,
ombre sinistre traOnant d'Jnormes bottes, un deuxiIme garde armJ d'un fusil
qu'il tenait sous son bras. De tempe en temps il s'arrKtait pour se pencher
et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en
sueur et, figJ d'angoisse, le suivit des yeux.
La forKt rJsonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient
quelque part. Une lumiIre jaillit au premier Jtage et quelqu'un dit d'une
voix forte : "On Jtouffe, chez toi." Dans l'herbe tomba quelque chose de
rond et brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit A
nouveau dJfaillir mais comprit ensuite que ce n'Jtait qu'une bouteille de
kJfir vide. "A pied, pensa-t-il, il faut que j'y aille A pied. Vingt
kilomItres A travers la forKt. Malheureusement, A travers la forKt. Elle ne
verra maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue,
ployant sous le poids d'une valise qu'on ne sait trop pourquoi il ne se
dJcide pas A abandonner. Je me traOnerai et la forKt hurlera et rugira des
deux cFtJs..."
Le garde reparut dans la cour. Il n'Jtait plus seul mais accompagnJ de
quelqu'un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu'un d'Jnorme, A
quatre pattes. Ils s'arrKtIrent au milieu de la cour et Perets entendit le
garde qui marmonnait : "Tiens, lA, tiens... Mais ne bouffe pas, imbJcile,
flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau, faut le flairer. Hein?
Cherche, on te dit." Celui qui Jtait A quatre pattes geignait et glapissait.
"Eh! dit soudain le garde d'une voix excJdJe, il y a que les puces que tu
sais chercher... Pheuh!" Ils se sJparIrent dans l'obscuritJ. Des talons
sonnIrent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et
d'humide vint s'appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit
tomber C'Jtait un Jnorme chien loup qui glapit de maniIre A peine audible,
exhala un profond soupir et posa une tKte lourde sur les genoux de Perets.
Perets le caressa derriIre l'oreille. Le chien loup bVilla et Jtait sur le
point de s'installer, apprivoisJ, quand Jclata au premier Jtage la musique
d'un phono. Le chien loup se jeta de cFtJ en silence et s'enfuit en courant.
Le phono se dJchaOnait, il n'y avait plus rien d'autre que lui A des
kilomItres A la ronde. Alors, exactement comme dans un film d'aventures,
silencieusement la lumiIre bleue s'Jclaira, les portes s'ouvrirent et dans
la cour pJnJtra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque,
entiIrement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s'arrKta
et coupa ses phares dont les lumiIres s'Jteignirent lentement, comme un
monstre de la forKt qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar
passa la tKte A la portiIre et se mit A crier quelque chose A pleine bouche.
Il s'Jgosilla longtemps ainsi, visiblement en proie A une fureur croissante,
puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse A la portiIre pour y
Jcrire A la craie, la tKte en bas :
"PERETS!!"
Perets comprit alors que le camion Jtait venu pour lui. Il saisit sa
valise et se mit A courir A travers la cour sans oser regarder derriIre lui,
craignant d'entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa pJniblement
par deux Jchelles jusqu'A la cabine aussi vaste qu'une chambre et pendant
qu'il casait sa valise, qu'il s'installait et cherchait une cigarette,
Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s'empourprant,
s'Jpoumonant, gesticulant et frappant sur l'Jpaule de Perets. Mais c'est
seulement lorsque le phono s'interrompit subitement que Perets put enfin
entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait
de jurer copieusement.
Le camion n'avait pas encore franchi les portes que Perets Jtait dJjA
endormi, comme si on lui avait appliquJ sur le visage un masque d'Jther.
Perets fut rJveillJ par une sensation de malaise, d'angoisse, par un
poids, insupportable A ce qu'il lui parut au dJbut, sur son Ktre et tous les
organes de ses sens. Un malaise qui confinait A la douleur, et il gJmit
involontairement en revenant lentement A lui.
Ce poids sur son Ktre se transforma en dJpit et en dJsespoir, parce que
la voiture n'allait pas sur le Continent, encore une fois elle n'allait pas
sur le Continent, elle n'allait mKme nulle part : elle Jtait arrKtJe, moteur
coupJ, morte et glacJe, les portiIres grandes ouvertes. Le pare-brise Jtait
couvert de gouttes frissonnantes qui se rJunissaient et s'Jcoulaient en
ruisselets froids. La nuit derriIre la vitre Jtait illuminJe par les Jclats
aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces
Jclats incessants qui crevaient l'oeil. Et on n'entendait rien non plus :
Perets pensa mKme au dJbut qu'il Jtait devenu sourd, avant de prendre
conscience de la pression rJguliIre qu'exerZait sur ses tympans le
mugissement dense de sirInes aux voix multiples. Il se mit A aller et venir
dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, A la
maudite valise, tenta d'essuyer la vitre, passa la tKte A une portiIre, A
l'autre : il ne pouvait absolument pas comprendre oSHCH il se trouvait, quel
genre d'endroit c'Jtait et ce que tout cela signifiait. La guerre,
pensa-t-il, mon Dieu! c'est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux
yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espIce de
grand bVtiment inconnu dont toutes les fenKtres de tous les Jtages
s'Jclairaient et s'Jteignaient en mKme temps A intervalles rJguliers. Il
voyait encore une quantitJ Jnorme de grandes taches lilas.
Soudain une voix monstrueuse prononZa tranquillement, comme dans le
silence le plus complet :
"Attention, attention. Tous les employJs doivent se trouver aux places
dJterminJes par la situation numJro six cent soixante-quinze fraction PJgase
omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal
du padischach sans suite spJciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je
rJpIte. Attention, attention. Tous les employJs..."
Les projecteurs cessIrent leur balayage et Perets distingua enfin
l'arche familiIre surmontJe de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale
de l'Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en
vKtements de nuit avec des lampes A pJtrole A cFtJ des cottages, puis il
aperZut pas trIs loin une chaOne de gens, en manteaux noirs flottant au
vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la
rue et traOnaient quelque chose d'Jtrange et de clair que Perets identifia
au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an
mKme instant une voix emportJe glapit au-dessus de son oreille : "C'est
pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as A rester lA?" En reculant, il vit
A cFtJ de lui un ingJnieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur
le front, l'inscription au crayon a encre "Libidovitch". L'ingJnieur lui
passa carrJment dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans
la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siIge du
conducteur, fouilla un peu A la recherche de la clef de contact, ne la
trouva pas, poussa un glapissement hystJrique et dJboula de la cabine par
l'autre cFtJ. Dans la rue tous les rJverbIres s'allumIrent et il se mit A
faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restIrent
avec leurs lampes A pJtrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient
tous un filet A papillon A la main, et ils le balanZaient en mesure, comme
pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte.
Dans la rue passIrent l'une aprIs l'autre quatre voitures noires lugubres,
sortes d'autobus sans fenKtre aux toits surmontJs d'aubes grillagJes qui
tournaient, puis une antique automitrailleuse dJboucha d'une rue
transversale et s'engagea A leur suite. Sa tourelle rouillJe tournait avec
un grincement perZant et le mince canon de la mitrailleuse montait et
descendait. Le blindJ se fraya pJniblement un chemin le long du camion,
l'Jcoutille de la tourelle s'ouvrit et livra passage A un homme en chemise
de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria A Perets d'une voix
mJcontente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes lA!"
Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
Je ne partirai jamais d'ici, pensa-t-il, hJbJtJ. Je ne sers A personne
ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici,
mKme si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une
inondation...
- Vos papiers, s'il vous plaOt, dit une voix traOnante de vieillard,
tandis qu'une main tapotait l'Jpaule de Perets.
- Quoi?
- Les documents. Vous les avez prJparJs?
C'Jtait un vieillard en impermJable de toile cirJe, la poitrine barrJe
par un fusil Berdan suspendu A une chaOnette mJtallique vJtustJ.
- Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
- Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n'avez pas entendu ce
qu'on a dit sur la situation? Vous devriez dJjA avoir tous vos papiers A la
main, dJpliJs bien A plat, comme au musJe...
Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuyJs sur
son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le
visage de Perets et dit :
- Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous
n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.
Il lui rendit le certificat.
- Que se passe-t-il? demanda Perets.
- Il se passe ce qui est prJvu de se passer, dit le vieillard soudain
sJvIre. Il se passe que c'est la situation numJro six cent soixante-quinze
fraction PJgase. C'est-A-dire l'Jvasion.
- Quelle Jvasion? D'oSHCH?
- Celle qui est prJvue par la situation, dit le vieillard en commenZant
A redescendre l'Jchelle. za peut partir d'un moment A l'autre, alors faites
attention A vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
- Bon, dit Perets. Merci.
D'en bas s'Jleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :
- Qu'est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t'en montrer
des papiers! Tu l'as vu, celui-lA? et maintenant dJcampe, si tu as vu...
Une bJtonniIre qu'on tirait A la main passa A proximitJ, accompagnJe de
cris et de piJtinements. Tous ses poils hJrissJs, le chauffeur Voldemar se
hissa A bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua
bruyamment la portiIre. Le camion dJmarra sIchement et prit la grand-rue,
passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets A
papillons. "On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute faZon... Mais je
ne toucherai pas A la valise. J'en ai assez de la traOner, qu'elle aille au
diable." II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta
soudain la rue principale, vira brutalement, enfonZa une barricade faite de
tonneaux vides et de tJlIgues et poursuivit sa route. Un avant-train arrachJ
A un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se dJtacha
et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une
Jtroite ruelle latJrale. L'air renfrognJ, une cigarette Jteinte au coin de
la bouche, Voldemar tournait l'Jnorme volant, courbant et redressant son
corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux
ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues Jtaient sombres
et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras
JcartJs furent fugitivement rJvJlJs par la lumiIre des phares, puis
disparurent et ce fut tout.
- Qu'est-ce que j'ai eu comme idJe, dit Voldemar. Je voulais aller
directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis,
autant passer au garage, faire une petite partie d'Jchecs... LA je rencontre
Achille l'ajusteur, on va chercher du kJfir, on le boit, on sort
l'Jchiquier... Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se
passe bien... Je suis en E4, lui en C6... Je lui dis : "Tu peux faire des
priIres." Et lA Za a commencJ... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?
Perets lui donna une cigarette.
- Et cette Jvasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. OSHCH allons-nous?
- Une Jvasion tout A fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa
cigarette. Il y en a chaque annJe comme Za. Une machine s'est JvadJe chez
les ingJnieurs. Et maintenant, tout le monde a reZu l'ordre de l'attraper.
VoilA, on la cherche.
C'Jtait la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain
vague JclairJ par la lune. Ils avaient l'air de jouer A colin-maillard : ils
marchaient les jambes A demi flJchies, les bras largement JcartJs. Ils
avaient tous les yeux bandJs. L'un d'eux heurta un poteau de plein fouet et
poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s'arrKtIrent tous en
mKme temps et se mirent A remuer prudemment la tKte.
- C'est chaque annJe le mKme guignol, disait Voldemar. Ils ont des
cellules photo-Jlectriques, des engins acoustiques, cybernJtiques, ils ont
mis des fainJants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque annJe Za
rate pas, il y en a une qui s'Jchappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va
et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire
connaissance avec, je te le demande? Suffit que tu l'aperZoives du coin de
l'oeil, et terminJ : ou bien on te met ingJnieur, ou bien on t'envoie, dans
une base JloignJe, planter des choux quelque part dans la forKt, pour que tu
puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse A qui
mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d'autres
qui... Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met A courir en
hurlant A s'en faire pJter les cordes vocales. Il demande les papiers A un,
il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour
pousser des cris. za va bien dans le dJcor, et il y a aucun risque...
- Et nous, on va aussi se mettre A chercher? demanda Perets.
- Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le
monde. Pendant six heures d'horloge. C'est l'ordre : si au bout de six
heures la machine n'a pas JtJ retrouvJe, on la dJtruit A distance. Comme Za,
ni vu ni connu. Autrement, Za pourrait tomber entre des mains JtrangIres.
Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est encore un
silence de paradis, vous allez voir, A cFtJ de ce qui va se passer dans six
heures. C'est que personne ne sait oSHCH cette machine a bien pu se fourrer.
Elle est peut-Ktre dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour
que Za risque pas de foirer... L'annJe derniIre, la machine se trouvait aux
bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui Jtaient allJs lA, se
mettre A l'abri. Les bains, on se dit, c'est un endroit humide, qui se
remarque pas... Et moi j'y Jtais aussi. Les bains, je m'Jtais dit...
L'explosion m'a projetJ A travers la fenKtre, Za a pas fait un pli, comme si
j'avais JtJ emportJ par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me
suis retrouvJ assis sur un tas de neige, avec des poutres enflammJes qui
passaient au-dessus de ma tKte...
C'Jtait maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumiIre
vague de la lune, une route blanche dJfoncJe. A gauche, lA oSHCH se trouvait
l'Administration, des lumiIres recommenZaient A s'agiter en tous sens.
- Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. OSHCH est-ce qu'on
va la chercher? On ne sait mKme pas ce que c'est... Si elle est grande ou
petite, claire ou sombre...
- za, vous allez le voir bientFt, promit Voldemar. Je vais vous le
montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents? Sapristi, oSHCH
il est cet endroit?... Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, Jvidemment.
Ah-ah, A gauche... LA-bas le dJpFt de matJriel, donc il faut prendre plus A
droite...
Le camion quitta la route et se mit A tressauter sur des mottes de
terre. A gauche, le dJpFt de matJriel - des rangJes de containers clairs -
ressemblait A une ville morte dans la plaine.
... Evidemment elle n'avait pas pu y tenir. Ils l'avaient JbranlJe sur
le banc vibrateur, ils l'avaient torturJe pensivement, ils avaient fouillJ
ses entrailles, brYlJ les nerfs dJlicats avec des fers A souder, l'avaient
suffoquJe avec des odeurs de colophane l'avaient obligJe A faire des
stupiditJs, l'avaient crJJe pour qu'elle fasse des stupiditJs, l'avaient
perfectionnJe pour qu'elle fasse des stupiditJs encore plus stupides, et le
soir venu ils l'abandonnaient, JpuisJe, sans force, dans un rJduit sec et
chaud. Et finalement elle avait dJcidJ de partir, bien que sachant tout
d'avance - que sa fuite Jtait insensJe et qu'elle Jtait condamnJe. Et elle
Jtait partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est
quelque part dans l'ombre, dJplaZant doucement ses jambes articulJes, elle
regarde, elle Jcoute et elle attend... Et maintenant elle a parfaitement
compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soupZonner : qu'il n'y a pas de
libertJ, que les portes soient ouvertes ou fermJes devant soi, qu'il n'y a
que la stupiditJ et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...
- Ah! dit avec satisfaction Voldemar, la voilA, la trIs chIre, la
bien-aimJe...
Perets ouvrit les yeux mais ne parvint A apercevoir devant lui qu'une
grande mare noire, un marJcage mKme ; il entendit le moteur qui s'emballait,
puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur
rugit A nouveau sauvagement, puis se tut.
- VoilA comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent.
Comme le savon dans la cuvette. Vu?
Il fourra son mJgot dans le cendrier et entrouvrit sa portiIre.
- Il y a quelqu'un d'autre ici... HJ l'ami, Za va?
- za va! dit une voix qui venait de l'extJrieur.
- Tu l'as attrapJe?
- J'ai attrapJ un rhume, dit la voix de l'extJrieur. UND cinq tKtards.
Voldemar ferma vigoureusement la portiIre, alluma la lumiIre
intJrieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher
une mandoline sous son siIge et, inclinant la tKte et l'Jpaule droite, se
mit A pincer les cordes.
- Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du
temps jusqu'au matin, jusqu'A ce que le tracteur arrive.
- Merci, dit humblement Perets.
- Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.
- Non-non, dit Perets, je vous en prie.
Voldemar rejeta la tKte en arriIre, ferma les yeux et entonna d'une
voix mJlancolique :
II n'est pas de limite A mon chagrin, Je divague, erre et m'Jpuise en
vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
La boue s'Jcoulait lentement le long du pare-brise et Perets commenZa A
distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette Jtrange
d'une voiture qui Jmergeait au milieu du marais. Il mit en marche les
essuie-glaces et dJcouvrit avec stupJfaction, embourbJe jusqu'A la tourelle
dans la fondriIre, l'automitrailleuse de tantFt.
Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien A faire de ma vie.
Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et
toussa vigoureusement.
- Eh, l'ami! fit la voix de 1 extJrieur. Tu n'as pas quelques
amuse-gueule?
- Et alors? cria Voldemar.
- J'ai du kJfir.
- Je suis pas seul!
- Venez tous! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions!
On savait oSHCH on allait!
Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
- Alors? dit-il avec enthousiasme. On y va? On boira du kJfir,
peut-Ktre on jouera au tennis... Hein?
- Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
Voldemar cria :
- On arrive! Le temps de gonfler le canot!
Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un
singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en
sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements
de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s'Jleva, provenant de quelque
part vers le bas : "C'est prKt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais
prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se
trouvait un canot pneumatique et A son bord, tel un gondolier, Voldemar
solidement campJ sur ses jambes, une grande pelle de sapeur A la main, un
sourire joyeux aux lIvres, qui levait les yeux vers Perets.
... Dans la vieille automitrailleuse rouillJe qui datait de Verdun il
faisait chaud A donner la nausJe, cela empestait l'huile chaude et les
vapeurs d'essence, une petite lampe pVlote Jclairait la tablette de fer
couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l'armoire en
fer-blanc toute cabossJe qui contenait les rations de combat Jtait
maintenant bourrJe de bouteilles de kJfir, tout le monde Jtait en tenue de
nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue,
tout le monde Jtait ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur
en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la
place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait
lui-mKme sur le dos en disant A chaque fois : "Pardon, je me suis trompJ..."
et on l'aidait A remonter avec de gros rires...
- Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J'ai besoin de faire
un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.
- Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-lA c'est diffJrent.
Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de
suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.
Il s'Jloigna avec sa mandoline et Perets resta assis A le regarder
faire : il commenZa d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait
pour seul rJsultat de faire tourner le canot sur place, puis il se mit A se
repousser avec la pelle, comme avec une perche, et tout alla bien. La lune
l'inondait d'une lumiIre morte et il Jtait comme le dernier homme aprIs le
dernier DJluge qui navigue entre les sommets des plus hautes maisons, trIs
seul, cherchant A Jchapper A la solitude et encore plein d'espJrance. Il
arriva A l'automitrailleuse, fit sonner son poing sur le blindage,
l'Jcoutille s'ouvrit et des gens parurent qui poussIrent des hennissements
joyeux et le tirIrent la tKte en bas A l'intJrieur. Et Perets resta seul.
Il Jtait seul, seul, comme peut l'Ktre l'unique passager d'un train de
nuit qui tire en hoquetant trois petits wagons JlimJs sur un embranchement
promis A la disparition ; dans le wagon tout grince et chancelle, le vent
souffle A travers les vitres brisJes des fenKtres dJjetJes et apporte avec
lui les poussiIres et l'odeur du charbon brYlJ ; sur le plancher tressautent
des mJgots et des bouts de papier froissJs, un chapeau de paille laissJ lA
par quelqu'un se balance A un crochet et quand le train arrivera enfin au
terminus, l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu et il n'y aura
personne pour l'attendre, il le sait, et il rentrera chez lui et lA fera
cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un bout de saucisson
vieux de trois jours qui commence A moisir...
Soudain l'automitrailleuse trembla, se mit A cogner et fut illuminJe
par les brusques lueurs d'explosions spasmodiques. Des centaines de fils
brillants et multicolores se mirent A courir au-dessus de la plaine et la
lueur des explosions jointe au faible Jclat de la lune permit de distinguer
sur le miroir lisse du marais des cercles qui s'Jlargissaient A partir de
l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut A la tourelle et dJclama sur un
ton hystJrique :
"Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le plus parfait respect,
Votre Splendeur, j'ai l'honneur de rester, trIs vJnJrable princesse
Dikobella, votre trIs humble serviteur, technicien-prJposJ, signature
illisible... '
L'automitrailleuse trembla A nouveau, il y eut les Jclairs des
dJtonations, puis A nouveau le silence.
"Je lVcherai sur vous des lianes dont on ne se dJfait pas, et votre
famille sera balayJe par la jungle, les toits s'effondreront, les poutres
crouleront, et l'ortie, l'ortie amIre envahira vos maisons" - pensa Perets.
La forKt avanZait, grimpait le long de la corniche, escaladait le
rocher abrupt, prJcJdJe par des vagues de brouillard lilas d'oSHCH Jmergeaient
des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que
dans les rues s'ouvraient les cloaques, que les maisons s'engloutissaient
dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les
pistes d'envol bJtonnJes devant les avions bourrJs A craquer de gens empilJs
pKle-mKle avec les bouteilles de kJfir, les cartons griffJs, les
coffres-forts lourds -- et la terre s'Jcartait sous le rocher, et
l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait JtonnJ,
tout le monde serait seulement effrayJ et accepterait l'anJantissement comme
le chVtiment que chacun attendait dJjA depuis longtemps dans l'effroi. Et le
chauffeur Touzik courrait comme une araignJe au milieu des cottages
chancelants et chercherait Rita pour avoir A la fin son dY, mais ne l'aurait
pas...
Trois fusJes s'JlancIrent de l'automitrailleuse et une voix militaire
rugit : "Les tanks, A droite, le couvert, A gauche! Equipage, sous le
couvert!" Et quelqu'un qui avait un dJfaut de langue reprit : "Les femmes, A
gauche, les lits, A droite! Eq-quipage, aux lits!" II y eut des
hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme
si un troupeau d'Jtalons de race Jtait en train de se battre dans cette
boOte de fer A la recherche d'une issue vers l'espace, vers les juments.
Perets ouvrit la portiIre et regarda A l'extJrieur. Sous ses pieds se
trouvait la fange, une Jpaisse couche de fange puisque les roues
monstrueuses du camion s'enfonZaient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il
est vrai que la rive Jtait proche.
Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre
l'arriIre de cette immense cuve d'acier qui grondait sous ses pas, puis il
escalada la ridelle et descendit jusqu'A l'eau par l'une des innombrables
Jchelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glacJ A rassembler
tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit A tirer il plissa les
paupiIres et sauta. La masse visqueuse cJda sous lui, longtemps, pendant une
infinitJ de temps, et quand enfin il sentit un sol rJsistant sous ses pieds,
lu boue lui arrivait A la poitrine. Il s'allongea de tout son long sur la
boue et commenZa A pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains.
Au dJbut il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut trIs JtonnJ
de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
"J'aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des
gens, pour commencer : propres, bien rasJs, attentifs, accueillants. Pas
besoin de grandes envolJes de pensJes, pas besoin de talents Jtincelants.
Pas besoin de buts grandioses ni de dJgoYt de soi. Je voudrais seulement
qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une
baignoire, que quelqu'un coure chercher du linge propre et prJparer la
thJiIre, et que personne ne me demande de papiers ni ne me rJclame une
autobiographie en trois exemplaires complJtJe par vingt empreintes digitales
doublJes. Et surtout que personne ne se prJcipite au tJlJphone pour dire
confidentiellement A qui de droit qu'un inconnu est arrivJ, plein de boue,
qu'il se nomme Perets, mais qu'il est peu probable que ce soit vraiment
Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service A
ce propos est dJjA prKte, et qu'elle sera affichJe demain... Pas besoin non
plus qu'ils soient des farouches partisans ou des adversaires rJsolus de
quoi que ce soit. Pas besoin qu'ils soient des adversaires rJsolus de
l'ivrognerie, du moment qu'ils ne sont pas eux-mKmes des ivrognes. Pas
besoin qu'ils soient des farouches partisans de la mIre-vJritJ, pourvu
qu'ils ne mentent pas et ne disent pas d'horreurs, par-devant ou
par-derriIre. Et qu'ils ne demandent pas A un homme de correspondre
pleinement A tel ou tel idJal, mais qu'ils le prennent tel qu'il est... Mon
Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"
II s'avanZa sur la route et chemina longtemps vers les lumiIres de
l'Administration. LA-bas, des projecteurs ne cessaient de s'allumer, des
ombres couraient, des fumJes multicolores s'Jlevaient. L'eau grognait et
clapotait dans ses souliers, ses vKtements qui avaient commencJ A sJcher
l'enserraient comme dans une boOte et bruissaient comme du carton, de temps
en temps des plaques de boue se dJtachaient de son pantalon et s'Jcrasaient
sur la route, et A chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec
ses papiers - il mettait alors la main A sa poche, pris de panique. Et en
arrivant au dJpFt de matJriel, une idJe angoissante lui traversa l'esprit :
ses papiers Jtaient mouillJs, et tous les tampons et signatures s'Jtaient
rJpandus et Jtaient devenus illisibles, irrJmJdiablement suspects. Il
s'arrKta, ouvrit avec ses mains glacJes son portefeuille, en sortit tous les
certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les
permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de
terrifiant ne s'Jtait produit et l'eau n'avait endommagJ qu'un certificat
sur papier armoriJ qui attestait A grand renfort de termes que le porteur de
la prJsente avait subi la sJrie des vaccinations et avait JtJ autorisJ A
travailler sur les machines A calculer. Il remit alors tous les documents
dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et
s'apprKtait A repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue
principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes collJes
de travers qui l'attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui
donnent quelque chose A flairer, qui lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et
qui lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur, employJ Perets?", et qui
l'excitent : "Ksss, ksss, imbJcile, cherche!" A cette idJe, sans s'arrKter,
il quitta la route et se mit A courir, pliJ en deux, vers le dJpFt de
matJriel, plongea dans l'ombre des Jnormes caisses de bois clair, s'empKtra
les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de
chiffons et d'Jtoupe.
L'endroit Jtait chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses Jtaient
brYlantes, ce qui le rJjouit d'abord, puis l'Jtonna plutFt. Aucun bruit ne
parvenait de l'intJrieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui
sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une
vie A elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment
de sJcuritJ. Il s'assit confortablement, Fta ses chaussures humides, retira
ses chaussettes trempJes et s'essuya les pieds avec un morceau d'Jtoupe. Il
faisait si chaud, on Jtait si bien qu'il pensa : "C'est vraiment Jtrange que
je sois seul ici. Personne n'a donc pensJ qu'il Jtait beaucoup mieux de
rester ici plutFt que d'aller se traOner dans les terrains vagues avec un
bandeau sur les yeux ou d'aller se planter dans un marJcage putride?" II
s'adossa A une feuille de contre-plaquJ brYlante, appuya ses pieds nus sur
la face opposJe et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tKte
se trouvait une fente Jtroite qui laissait apparaOtre une bande de ciel
blanchie par la lune, parsemJe de quelques Jtoiles hJsitantes. On entendait,
venant d'on ne sait oSHCH, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de
moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
"Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne
peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les
machines! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines
avariJes ou mal rJglJes."
... Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l'homme ne pourra
jamais s'entendre avec les machines. Et nous n'allons pas, citoyens, la
discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave
Domarochinier pense de mKme. Qu'est-ce donc qu'une machine? Un mJcanisme
inanimJ, privJ de toute la plJnitude des sens et ne pouvant pas Ktre plus
intelligent que l'homme. Encore une fois c'est une structure non
albumineuse, encore une fois la vie ne peut se rJduire A des processus
physiques et chimiques, et donc la raison... A cet instant un
intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa A la
tribune, tira impitoyablement sur son plastron empesJ et profJra avec des
sanglots dans la voix : "Je ne peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose
qui joue avec son hochet... les saules pleureurs qui se penchent vers
l'Jtang... les petites filles en tablier blanc... Elles lisent des vers,
elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poIte... Je ne veux
pas que le fer Jlectronique Jteigne ces yeux... ces lIvres... ces jeunes
seins timides... Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que
l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous ne le voulons pas! Et cela
ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se prJcipita sur lui avec des verres
d'eau, tandis qu'A quatre cents kilomItres au-dessus de ses boucles
neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur
rempli d'explosif nuclJaire.
"Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas Ktre
aussi stupidement imbJcile. Bien sYr, on peut lancer une campagne pour la
prJvention de l'hiver, faire le sorcier aprIs s'Ktre goinfrJ de fausse
oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut
tout de mKme mieux avoir des pelisses et s'acheter des bottes fourrJes...
D'ailleurs, ce protecteur A cheveux blancs des jeunes poitrines timides
raconte tout ce qu'il veut A sa tribune, puis il va prendre chez sa
maOtresse la burette de la machine A coudre, va rejoindre en douJe une
grosse bKte Jlectronique et commence A lui graisser les pignons en
surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires
respectueux quand il reZoit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides
imbJciles A cheveux blancs. Et n'oublie pas. Seigneur, de nous sauver des
imbJciles intelligents avec des masques de carton...
- Je crois que tu fais des rKves, prononZa une voix de basse quelque
part au-dessus de sa tKte. Je sais par expJrience que les rKves laissent
parfois un arriIre-goYt trIs dJsagrJable. Parfois mKme, on est comme frappJ
de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis Za passe.
Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas? Et tous les arriIre-goYts se
transformera Lent en plaisir.
- Ah! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et
capricieuse. Tout m'ennuie. C'est toujours la mKme chose : le fer, la
matiIre plastique, le bJton, les gens. J'en suis saturJ. Pour moi, il n'y a
jamais aucun plaisir lA-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je
reste A la mKme place A mourir d'ennui.
- Tu devrais te dJcider A changer de place, grinZa au loin un vieillard
acariVtre.
- Facile A dire, changer de place! En ce moment je ne suis pas A ma
place habituelle, et je m'ennuie quand mKme. Et Za a JtJ difficile de
partir!
- Bon, dit la voix de basse sur un ton posJ. Mais qu'est-ce que tu veux
alors? C'est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n'as
pas envie de travailler?
- Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux
voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c'est
toujours la mKme chose...
- Revenez! rugit une voix d'Jtain. Balivernes! La mKme chose, c'est
trIs bien. Hausse fixe! Compris? RJpJtez!
- Ah! vous et vos commandements...
C'Jtaient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les
voyait pas et n'avait aucun moyen de se les reprJsenter, mais il imagina
soudain qu'il Jtait cachJ sous le comptoir d'un magasin de jouets et qu'il
Jcoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus
gigantesques, et par lA effrayants. Cette voix fluette et hystJrique
appartenait Jvidemment A Jeanne, la poupJe de cinq mItres de haut. Elle
portait une robe de tulle bariolJe, et elle avait un visage joufflu, rose et
immobile avec des yeux qui roulaient, des bras Jpais, absurde ment JcartJs
et des pieds aux doigts collJs ensemble. La basse, c'Jtait l'ours
gigantesque Vinni Puch. qui tenait A peine dans le container, dJbonnaire,
JbouriffJ, bourrJ de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres
Jtaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
- Je pense qu'il faudrait quand mKme que tu travailles, grommela Vinni
Puch. ConsidIre qu'il y a ici des crJatures qui ont eu moins de chance que
toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il
reste ici A penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore
dJterminJ. Et jamais personne ne l'a entendu se plaindre. Un travail
monotone, c'est aussi un travail. Un plaisir monotone, c'est encore un
plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
- Ah! vous ne comprenez pas, dit la poupJe Jeanne. Chez vous tantFt les
rKves sont cause de tout, tantFt je ne sais pas. Mais j'ai des
pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu'il va y avoir une
terrible explosion, et A la moindre Jtincelle je vole en Jclats et je me
transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.
- Revenez! tonna la voix d'Jtain. C'est assez! Que savez-vous sur les
explosions? Vous pouvez courir vers l'horizon A n'importe quelle vitesse et
sous n'importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de
n'importe quelle distance, et ce sera une vJritable explosion, pas une
petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c'est moi?
Personne ne le dira, et mKme s'il le voulait, il n'y parviendrait pas. Je
sais ce que je dis. Compris? RJpJtez.
Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout Za. C'Jtait une fois
pour toutes un Jnorme tank mJcanique. C'est avec la mKme assurance stupide
qu'il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en
travers de sa route.
- Je ne sais pas A quoi vous pensez, dit la poupJe Jeanne. Mais si je
suis venue ici, vers vous, vers les seules crJatures proches de moi, cela ne
signifie pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous
certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d'une maniIre
gJnJrale, je vous prie de prendre en considJration que ce n'est pas avec
vous que je parle... Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade,
je suis un Ktre normal, et des plaisirs me sont nJcessaires, comme A vous
tous. Mais ce n'est pas le vJritable travail, une espIce de faux plaisir.
J'attends toujours le mien, le vJritable, mais le sien non, non et non. Et
je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence A penser, je n'arrive qu'A
des absurditJs.
- Eh bien!... fit la voix de basse de Puch. Dans l'ensemble, oui...
Evidemment... Seulement... Humm...
- Tout cela est vrai! commenta une voix nouvelle, extrKmement jeune et
sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail vJritable...
-- Travail vJritable, travail vJritable! grinZa venimeusement le
vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail vJritable. L'Eldorado!
Les mines du roi Salomon! Ils viennent tous me voir avec leurs intJrieurs
malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs appJtissants
adJnoPdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin!
Soyons francs : ils gKnent, ils empKchent de travailler. Je ne sais pas
pourquoi - ils dJgagent peut-Ktre une odeur particuliIre, ou bien ils
Jmettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent A cFtJ
de moi je deviens schizophrIne. Je me dJdouble. Une moitiJ de moi-mKme a
soif de voluptJ, essaye de saisir et de faire ce qui est nJcessaire, doux,
dJsirJ, l'autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mKmes
Jternelles questions : est-ce que Za en vaut la peine, et pourquoi, est-ce
que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites
quoi, vous travaillez?
- Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais comment... De votre part
c'est tout de mKme Jtrange, je ne m'attendais pas... Je termine le travail
sur un projet d'hJlicoptIre, et puis aprIs... J'ai dJjA dit que j'avais fait
un tracteur merveilleux, c'Jtait un tel plaisir... Je crois que vous n'avez
aucune raison de douter de mon travail.
- Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinZa le vieillard. Dites-moi
seulement oSHCH est ce tracteur?
- Allons... Je ne comprends mKme pas... Comment pourrais-je le savoir?
Et qu'est-ce que j'en ai A faire? En ce moment, ce qui m'intJresse, c'est
l'hJlicoptIre.
- C'est justement de cela qu'il s'agit! dit l'astrologue. Vous n'en
avez rien A faire. Vous Ktes content de tout. Personne ne vous ennuie. On
vous aide mKme! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le
bonheur, et les gens vous l'ont aussitFt enlevJ, pour que vous ne vous
perdiez pas en vJtilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et
maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.
- Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et
dJcide de se dJrouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu,
de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale, ou, disons
verticale, c'est un tollJ gJnJral, des cris et des clameurs Jcoeurantes et
n'importe qui sombre dans le dJsarroi. Mais ai-je dit que ce n'importe qui
c'Jtait moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? RJpJtez!
- Et moi, et moi aussi! se mit A jacasser la poupJe Jeanne. Combien de
fois me suis-je demandJ pourquoi ils existent! Car tout dans le monde a un
sens, n'est-ce pas? Et eux, je crois qu'ils n'en ont pas. Il est Jvident
qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les
analyser, de prendre un Jchantillon de la partie infJrieure, de la partie
supJrieure et du milieu, A chaque fois on se heurte A un mur ou on passe A
cFtJ, ou alors on s'endort...
- Ils existent indubitablement, stupide hystJrique que vous Ktes!
grinZa l'Astrologue. Ils ont une partie supJrieure, une infJrieure et une
intermJdiaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne
connais rien de plus ravissant, aucune autre crJature ne porte en elle
autant d'objets de dJlectation que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de
leur existence?
- Mais arrKtez de tout compliquer! dit la voix jeune et sonore. Ils
sont simplement beaux. C'est un vJritable plaisir de les regarder. Pas
toujours, bien sYr, mais imaginez un jardin. Il pourra Ktre aussi beau que
vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas
achevJ. Il doit y avoir au moins une espIce d'homme pour animer le jardin.
Ce peut Ktre les petits hommes aux extrJmitJs nues, qui ne marchent jamais
mais courent toujours et jettent des pierres... ou les hommes moyens, qui
arrachent les fleurs... peu importe. MKme les hommes au poil JbouriffJ qui
courent sur leurs quatre extrJmitJs. Un jardin sans eux, ce n'est pas un
jardin.
- On ne peut qu'Ktre affligJ en entendant de pareilles inepties,
dJclara le Tank. Stupide! Les jardins nuisent A la visibilitJ, et pour ce
qui est des hommes, ils gKnent perpJtuellement tout un chacun, et il est
tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il
en soit, il suffit A n'importe qui de tirer une bonne salve sur une
construction oSHCH, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes
pour que disparaisse tout dJsir de travailler, pour qu'on se sente somnolent
et que celui qui a fait Za, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne
dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des
objections A prJsenter?
- On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit
Vinni Puch. Quel que soit le point de dJpart de la conversation, vous en
venez toujours aux hommes.
- Et pourquoi pas, au fait? attaqua immJdiatement l'Astrologue.
Qu'est-ce que Za peut vous faire? Vous Ktes un opportuniste! Et si nous
voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
- Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant,
nous parlions principalement des crJatures vivantes, du plaisir, des
projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent A occuper une
place de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-A-dire dans nos
pensJes.
Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de
position - il se coucha sur le cFtJ et ramena un genou vers son ventre.
Vinni Puch a tort. Qu'ils parlent des hommes, qu'ils parlent le plus
possible des hommes. Manifestement, ils connaissent trIs mal les hommes ; et
c'est pour cela que ce qu'ils disent est intJressant. La vJritJ sort de la
bouche des enfants. Quand les hommes parlent d'eux-mKmes, c'est soit pour
fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...
- Vous Ktes tous assez bKtes dans vos jugements, dit l'Astrologue.
Prenez par exemple le Jardinier. J'espIre, vous comprenez que je suis assez
objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez
planter des jardins et tracer des parcs. J'admets parfaitement. Mais
dites-moi de grVce ce que font lA les hommes? A quoi servent les hommes qui
lIvent la patte prIs des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre faZon? Je
sens chez vous une sorte de nature malade. C'est comme si en opJrant des
glandes, j'exigeais pour la plJnitude de mon plaisir que l'opJrJ soit
enveloppJ dans des chiffons de couleur...
- C'est simplement que vous Ktes plutFt sec de nature, remarqua le
Jardinier, mais l'Astrologue ne l'Jcoutait pas.
- Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpJtuellement
vos bombes et vos fusJes, vous calculez des corrections-but et vous faites
la fKte avec vos systImes de visJe. Est-ce que cela ne vous est pas Jgal
qu'il y ait ou non des hommes dans les constructions? Il semblerait qu'au
contraire vous pourriez penser A vos camarades, A moi par exemple. Suturer
des plaies! prononZat-il rKveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce
que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien dJchiquetJe...
- Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton affligJ.
Cela fait la septiIme soirJe que nous ne parlons que des hommes. C'est
Jtrange A dire, mais apparemment il s'est crJJ entre les hommes et vous un
certain lien, encore indJterminJ mais assez solide. La nature de ce lien est
pour moi tout A fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur,
puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une
maniIre gJnJrale, tout ceci me paraOt ridicule et je crois que le temps est
venu de...
- Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.
- Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloquJ.
- Le temps n'est pas encore venu, je dis, rJpJta le Tank. Certains sont
Jvidemment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d'autres - je
ne les nommerai pas - ne savent mKme pas que ce temps doit venir, mais tout
le monde sait trIs bien qu'il y aura inJvitablement un jour oSHCH il sera non
seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent A l'intJrieur des
constructions mais encore nJcessaire! Et celui qui ne tire pas est un
ennemi! Un criminel! Le dJtruire! Compris? RJpJtez!
- Je devine ce que cela peut Ktre, laissa tomber l'Astrologue sur un
ton d'une douceur inattendue. Des plaies par dJchirure... GangrIne
gazeuse... BrYlures radioactives du troisiIme degrJ...
- Toujours les mKmes phantasmes, soupira la poupJe Jeanne. Quel ennui!
Quelle tristesse!
- Puisque vous ne pouvez pas vous arrKter de parler des hommes, dit
Vinni Puch, essayons si vous voulez d'Jlucider la nature de ce lien.
Essayons de raisonner logiquement...
- De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesurJe et ennuyeuse. Si
le lien en question existe, la suprJmatie est exercJe soit par eux, soit par
nous.
- Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.
- Qu'est-ce que c'est que la "suprJmatie"? demanda la poupJe Jeanne
d'une voix malheureuse.
- La suprJmatie signifie dans le contexte en question "le fait
d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant A ce qui
est de la formulation du problIme elle-mKme, on ne peut la dJclarer absurde,
mais uniquement correcte, si l'on dJcide de, raisonner logiquement. Il y eut
un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch
n'y tint plus et demanda : "Alors?"
- Je n'ai pas encore Jclairci le fait de savoir si vous avez dJcidJ de
raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
- Oui, oui, c'est dJcidJ, assurIrent en choeur les machines.
- Dans ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils
sont pour vous, soit vous Ktes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous
empKchent d'agir conformJment aux lois de votre nature, ils doivent Ktre
JcartJs, comme on Jcarte n'importe quel obstacle. Si vous Ktes pour eux,
mais que cet Jtat de choses ne vous satisfait pas, ils doivent Jgalement
Ktre JcartJs, comme on Jcarte toutes les causes d'un Jtat de choses
insatisfaisant. C'est tout ce que je peux dire en substance de notre
conversation.
AprIs cela, plus personne ne prononZa un mot, il y eut dans les
containers un certain remue-mJnage, des grincements, des claquements comme
si les Jnormes jouets se prJparaient A aller se coucher, JpuisJs par la
conversation, et l'on sentait encore suspendu dans l'air un sentiment de
gKne gJnJral, comme dans une assemblJe de personnes qui ont largement
cancanJ sans Jpargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni pIre ni
mIre et qui sentent soudain qu'elles sont allJes trop loin.
- Il y a l'humiditJ qui se lIve, grinZa A mivoix l'Astrologue.
- Je l'avais dJjA remarquJ, chuchota la poupJe Jeanne. C'est si
agrJable : de nouveaux chiffres...
- Qu'est-ce qu'elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch.
Jardinier, vous n'auriez pas en rJserve une batterie de vingt-deux volts?
- Je n'ai rien, rJpondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme
le bruit d'une feuille de contre-plaquJ arrachJe, un sifflement mJcanique,
et Perets vit soudain par l'Jtroite fente au-dessus de lui quelque chose de
brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu'un le regardait dans
l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur
la pointe des pieds dans la lumiIre lunaire et, se lanZant A dJcouvert,
courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait A
tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et le voyaient si
petit, si pitoyable, si dJsarmJ dans la plaine ouverte A tous les vents et
riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur
lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.
Il dJpassa un petit pont jetJ par-dessus un ravin assJchJ et voyait
dJjA les lumiIres des premiIres maisons de l'Administration quand il sentit
qu'il s'essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur
insupportable. Il voulut s'arrKter, mais il perZut, A travers le bruit de sa
propre respiration, le martIlement d'une multitude de pieds derriIre lui et,
perdant A nouveau la tKte, il rassembla ses derniIres forces et se remit A
courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps,
crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en mKme temps que
lui et il pensa : "za y est, c'est la fin." Le martIlement le rejoignit et
une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emballJ, apparut A ses
cFtJs, masquant la lune, puis se dJtacha en avant et commenZa A s'Jloigner
lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et
Perets s'aperZut que c'Jtait un homme qui portait un maillot de footballeur
frappJ du numJro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre,
et il fut encore plus effrayJ. Le martIlement multiple derriIre son dos ne
cessait pas, on entendait des gJmissements et des cris douloureux. "Ils
courent, pensa-t-il hystJriquement. Ils courent tous! C'est commencJ! Et ils
courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."
II voyait confusJment sur les cFtJs les cottages de la rue principale,
des visages angoissJs, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les
longues jambes du numJro 14, parce qu'il ne savait pas oSHCH il fallait courir
et oSHCH Jtait le salut : "Les armes se dJchaOnent dJjA quelque part et je ne
sais pas oSHCH, et je me retrouve encore une fois de cFtJ, mais je ne veux pas.
je ne peux pas Ktre de cFtJ maintenant, parce qu'ils sont lA-bas, dans les
caisses, ils ont peut-Ktre raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi
mes ennemis..."
II vola dans la foule, qui s'Jcarta devant lui, il vit passer devant
ses yeux un petit drapeau A damiers, des clameurs enthousiastes retentirent
et quelqu'un de connaissance courut quelques instants A ses cFtJs, rJpJtant
comme une condamnation : "Ne vous arrKtez pas, ne vous arrKtez pas..." II
s'arrKta alors et aussitFt on l'entoura, on jeta sur ses Jpaules une robe de
chambre de satin. Une voix radiophonique dJmesurJment enflJe annonZa :
"DeuxiIme, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de
sept minutes douze secondes trois dixiImes... Attention, voici le troisiIme
qui arrive!"
La personne de connaissance, qui Jtait le Proconsul, disait : "Vous
Ktes formidable, Perets, je ne m'y attendais pas du tout Quand on vous a
annoncJ au dJpart, je riais, mais maintenant je vois qu'il faut absolument
vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain
vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous
ferai entrer par les ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai
avec Kim." Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes
connues et d'inconnus en masques de carton. A peu de distance de lA, on
faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui Jtait arrivJ premier.
Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une
grande coupe mJtallique. Une banderole qui portait l'inscription "ArrivJe"
Jtait tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux rivJs au
chronomItre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vKtu d'un strict manteau
noir dont l'une des manches s'ornait d'un brassard oSHCH l'on lisait : "Juge
principal". "... Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le
Proconsul, on aurait pu vous compter officiellement ce temps." Perets le
repoussa du coude et s'enfonZa dans la foule, les jambes flageolantes.
- ... PlutFt que de rester chez soi A suer de peur, disait quelqu'un
dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
- Je disais la mKme chose A Domarochinier tout A l'heure. Mais ce n'est
pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l'ordre
dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme
Za, autant que ce soit pour quelque chose...
- Et qui a eu cette idJe? Domarochinier! Il ne perd pas le nord. Il
sait y faire!
- za ne sert A rien pourtant de les faire courir en caleZon. Faire son
devoir en caleZon - c'est une chose, c'est honorable. Mais faire des
compJtitions en caleZon, c'est pour moi une erreur organisationnelle
typique. Je vais Jcrire A ce sujet A...
Perets se dJgagea de la foule et remonta en chancelant la rue
encombrJe. Il avait des nausJes, la poitrine lui faisait mal et il imaginait
les autres, dans leurs caisses, Jtirant leurs cous de mJtal pour regarder la
foule de gens en caleZons avec leurs yeux bandJs et s'efforZant vainement de
comprendre quel est le lien qui les unit A cette foule et ne pouvant pas le
comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le
point de se tarir...
Il n'y avait pas de lumiIre dans le cottage de Kim ; A l'intJrieur, un
nourrisson pleurait.
On avait clouJ des planches sur la porte de l'hFtel et derriIre les
fenKtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperZut
aux fenKtres du premier Jtage des visages blKmes prJcautionneusement tournJs
vers l'extJrieur.
Les portes de la bibliothIque s'ouvraient sur un canon au tube d'une
longueur dJmesurJe terminJ par un large frein de bouche tandis que de
l'autre cFtJ de la rue un hangar finissait de brYler, et l'on voyait,
JclairJs par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton
qui promenaient des dJtecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.
Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme
s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraOna. Perets ne rJsista pas,
tout lui Jtait Jgal. Elle Jtait toute vKtue de noir, sa main Jtait tiIde et
douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscuritJ.
"Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une
impudence non dissimulJe. Et alors? Elle attendait. Je ne comprends pas
pourquoi, je ne comprends pas en Jchange de quoi je me suis rendu A elle,
mais c'est moi qu'elle attendait..."
Ils entrIrent dans la maison, Alevtina alluma la lumiIre et dit :
- Il y a longtemps que je t'attendais ici.
- Je sais, dit-il.
- Et pourquoi passais-tu sans t'arrKter? "Oui, pourquoi au fait?
pensa-t-il. Sans doute parce que Za m'Jtait Jgal."
- za m'Jtait Jgal, dit-il.
- Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.
Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains A plat sur ses genoux et
la regarda enlever son chVle noir et le pendre A un clou - blanche, pleine,
tiIde. Elle s'enfonZa dans la maison ; un chauffebains A gaz se mit A
ronfler et il y eut un bruit d'eau qui coule. Ses pieds lui faisaient trIs
mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets
Jtaient couverts d'un mJlange de sang et de poussiIre qui en sJchant avait
formJ des croYtes noirVtres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans
l'eau brYlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaOtrait
pour faire place A l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire,
pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."
- Viens ici, appela Alevina.
Il se leva pJniblement, avec l'impression que tous ses os craquaient
douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu'A la porte du couloir,
puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu'au renfoncement oSHCH
s'ouvrait la porte de la salle de bains avec ses faPences Jtincelantes, le
ronflement affairJ de la flamme bleu du chauffe-bains A gaz et Alevina qui,
penchJe au-dessus de la baignoire, rJpandait dans l'eau une poudre fine.
Pendant qu'il se dJshabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle
agita l'eau et un manteau de mousse monta A la surface, dJborda de la
baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de
plaisir et de douleur, tandis qu'Alevtina assise sur le rebord de la
baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des lIvres, si bonne,
si accueillante - et il n'avait pas JtJ une seule fois question de
papiers...
Elle lui lavait la tKte et lui, crachotant et s'Jbrouant, se disait que
ses mains Jtaient aussi fortes et habiles que celles de sa mIre - et elle
devait Jvidemment savoir faire aussi bien la cuisine... Puis elle lui
demanda : "Je te frotte le dos?" Il se tapota l'oreille de la main pour
chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sYr, naturellement!" Elle lui passa
sur le dos un gant de filasse rKche et ouvrit le robinet de la douche.
- Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme Za. Je vais vider
l'eau, en mettre de la propre et je resterai allongJ, avec toi assise A
cFtJ. S'il te plaOt.
Elle arrKta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
- On est bien! dit-il. Tu sais, jamais encore je n'avais JtJ aussi
bien.
- Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
- Comment pouvais-je savoir?
- Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d'avance? Tu
aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mariJ?
- Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
- C'est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l'aimais beaucoup?
Comment Jtait-elle?
- Comment Jtait-elle... Elle n'avait peur de rien. Elle Jtait bonne.
Nous rKvions souvent de la forKt.
- De quelle forKt?
- Comment, de quelle forKt? Il n'y a qu'une forKt.
- La nFtre, tu veux dire?
- Elle n'est pas A vous. Elle existe pour ellemKme. D'ailleurs en
rJalitJ elle est peut-Ktre A nous. Mais c'est difficile de se le
reprJsenter.
- Je n'ai jamais JtJ dans la forKt, dit Alevtina. On dit que c'est
effrayant.
- Ce qu'on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait
commencer par apprendre A ne pas avoir peur de ce qu'on ne comprend pas.
Alors tout serait simple.
- Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si
on se racontait un peu moins d'histoires, il n'y aurait rien
d'incomprJhensible. Et toi, Pertchik, tu n'arrKtes pas de te raconter des
histoires.
- Et la forKt?
- Quoi, la forKt? Je n'y suis pas allJe, mais si j'y allais je ne crois
pas que je serais particuliIrement perdue. LA oSHCH il y a la forKt, il y a des
sentiers, lA oSHCH il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours
s'entendre avec les gens.
- Et s'il n'y a personne?
- S'il n'y a personne, il n'y a rien A y faire. Il faut s'en tenir aux
gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.
- Non, dit Perets. Ce n'est pas si simple. Avec les gens, moi je suis
perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
- Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?
- Je ne comprends rien. C'est pour Za, entre autres, que j'ai commencJ
A rKver A la forKt. Mais maintenant je vois que ce n'est pas plus facile
dans la forKt.
Elle secoua la tKte.
- Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas
comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour, la nourriture et
l'orgueil. Evidemment tout est embrouillJ comme une pelote, mais quel que
soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou A l'amour, ou au pouvoir,
ou A la nourriture...
- Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
- Mon pauvre chJri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu
veux ou si tu ne veux pas... A moins que je ne te le demande : Qu'es-tu,
Pertchik, A t'agiter ainsi, que te faut-il?
- Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets.
Seulement dJcamper d'ici et me faire archiviste... ou restaurateur. VoilA
tous mes dJsirs.
Elle secoua A nouveau la tKte
- Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliquJ. Il te faut trouver
quelque chose de plus simple.
Il ne rJpliqua pas et elle se leva.
- VoilA une serviette. Je t'ai mis du linge lA. Sors et on prendra du
thJ. Du thJ et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
Perets avait dJjA vidJ l'eau et, debout dans la baignoire, se sJchait
avec une grande serviette Jponge quand il entendit un tintement de vitres et
l'Jcho lointain d'un coup sourd. Il se souvint alors du dJpFt de matJriel,
de Jeanne, la poupJe stupide hystJrique et cria :
- Qu'est-ce que c'est? OSHCH?
- C'est la machine qui a explosJ, rJpondit Alevtina. Ne crains rien.
- OSHCH? OSHCH a-t-elle explosJ? Au dJpFt? Alevtina resta quelques instants
silencieuse, apparemment elle regardait par la fenKtre.
- Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dJpFt? Dans le parc... Il y a de la
fumJe... Et ils courent tous, ils courent...
On ne voyait pas la forKt. A sa place, sous la falaise, des nuages
s'Jtendaient en une couche dense jusqu'A l'horizon. On aurait dit un champ
de glace enneigJ : des banquises, des dunes de neige, des trouJes et de
crevasses cachant un abOme sans fond : celui qui sauterait du haut de la
falaise ne serait pas arrKtJ par la terre, par le marJcage tiIde ou les
branches tendues des arbres, mais par la glace dure, Jtincelante sous le
soleil matinal, couverte d'une pellicule de neige sIche et poudreuse, et il
resterait Jtendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On
aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyJe, qui
aurait JtJ jetJe par-dessus la cime des arbres.
Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d'une
paume A l'autre et se dit que le bord de l'A-pic Jtait vraiment un coin de
rKve : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des
cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brYlJe par le
soleil, et mKme un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait
seulement Jviter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines A
quatre fenKtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment
au soleil leur peinture toute fraOche. Il est vrai qu'elles Jtaient assez
loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer A imaginer que c'Jtait un
kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mKme mieux
valu qu'elles ne soient pas lA.
C'est peut-Ktre A cause de ces latrines toutes neuves, JdifiJes au
cours de la nuit agitJe qui avait prJcJdJ, que la forKt se dissimulait
derriIre les nuages. Mais c'Jtait peu probable. La forKt ne se serait pas
emmitouflJe jusqu'A l'horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne
pouvaient pas lui faire un tel effet.
"En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai
tout ce qu'on me dira de faire, je ferai des calculs sur la " mercedes "
abOmJe, je franchirai la zone d'assaut, je jouerai aux Jchecs avec le
manager et j'essaierai mKme d'aimer le kJfir : ce ne doit pas Ktre tellement
difficile, puisque la plupart des gens ont rJussi A le faire. Et le soir (et
la nuit aussi) j'irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de
framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C'est mKme une
idJe, pensa-t-il : s'essuyer avec la serviette du Directeur, s'envelopper
dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les
chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j'irai A la station
biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forKt mais A la
station, prJcisJment, et mKme pas A la station mais A la caisse, pas pour un
rendez-vous avec la forKt ni pour faire la guerre A la forKt, mais pour la
paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour
regarder de loin la forKt et pour lui jeter des cailloux."
DerriIre lui les buissons s'JcartIrent bruyamment. Perets se retourna
avec circonspection : ce n'Jtait pas le Directeur, mais encore et toujours
Domarochinier. Il tenait A la main une Jpaisse chemise et il s'arrKta A
quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait
manifestement quelque chose, quelque chose d'important et il avait apportJ
ici, au bord de l'A-pic, cette Jtrange et angoissante nouvelle que personne
au monde d'autre que lui ne connaissait, et il Jtait manifeste que tout ce
qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun
devrait donner tout ce dont il Jtait capable.
- Bonjour, dit-il en s'inclinant et en tendant la chemise A Perets.
Vous avez bien dormi?
- Bonjour, dit Perets. Merci.
- L'humiditJ est aujourd'hui de soixante-seize pour cent, dit
Domarochinier. TempJrature : dixsept degrJs. Vent nul. NJbulositJ : zJro.
(Il s'avanZa sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son
corps vers Perets et annonZa.) Le double-vJ est ce matin Jgal A seize...
- Quel double-vJ? demanda Perets en se levant.
- Le nombre de taches, dit trIs vite Domarochinier, le regard fuyant.
Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.
- Et pourquoi me dites-vous Za? demanda Perets d'un ton hostile.
- Je vous demande pardon, dit hVtivement Domarochinier. Cela ne se
reproduira plus. Donc il n'y a que l'humiditJ, la nJbulositJ, le vent...
hmm... et... Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur
les opposants?
- Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?
Domarochinier fit deux pas en arriIre et inclina la tKte.
- Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie
ennuyJ, mais il y a quelques papiers qui nJcessitent... sans retard, pour
ainsi dire... que vous personnellement... (Il tendit A Perets la chemise,
comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?
- Vous savez... dit Perets sur un ton menaZant.
- Oui-oui? dit Domarochinier.
Sans lVcher la chemise, il se mit A fouiller fJbrilement ses poches,
comme s'il cherchait un calepin. Son visage Jtait devenu bleu
d'empressement.
"L'imbJcile, le fichu imbJcile, pensa Perets en essayant de se dominer.
Qu'est-ce qui lui prend?"
- C'est stupide, dit-il aussi calmement qu'il le pouvait. Vous
comprenez? C'est stupide et Za n'a rien d'amusant.
- Oui-oui, dit Domarochinier. (CourbJ, serrant la chemise entre son
coude et sa hanche, il griffonnait dJsespJrJment des mots sur son
bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?
- Qu'est-ce que vous Jcrivez? demanda Perets.
Domarochinier lui jeta an regard apeurJ et lut :
"Quinze juin... heure : sept quarante-cinq... lieu : au-dessus de
l'A-pic..."
- Ecoutez, Domarochinier, dit Perets avec colIre. Qu'est-ce que vous
voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous avez A me coller au train
tout le temps comme Za? za suffit, il y en a assez! (Domarochinier
Jcrivait.) Votre plaisanterie est plutFt stupide, vous n'avez pas A
m'espionner. Vous devriez avoir honte, A votre Vge. Mais arrKtez d'Jcrire,
crJtin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre gymnastique;
ou de vous laver, regardez un peu A quoi vous ressemblez! Peuh!...
Les doigts tremblant de rage, 1 entreprit de boucler les laniIres de
ses sandales
- C'est vrai, ce qu'on dit de vous, que vous Ktes toujours fourrJ
partout A noter toutes les conversations. Je croyais que Za faisait partie
de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte
pas ce genre de choses en gJnJral, mais vous, vous dJpassez vraiment la
mesure...
Il se releva et vit Domarochinier figJ au garde A vous. Des larmes
coulaient sur ses joues.
- Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarmJ.
- Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.
- Vous ne pouvez pas quoi?
- La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...
- Seigneur JJsus, dit Perets. Si vous ne pouvez pas, ne le faites pas,
je disais Za simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin A me suivre?
Comprenez-moi, je n'ai rien contre vous, mais c'est extrKmement
dJsagrJable...
- za ne se reproduira pas! s'Jcria avec transport Domarochinier. Jamais
plus.
Les larmes sur ses joues s'Jtaient sJchJes en un instant.
- Bon, Za suffit, dit Perets, fatiguJ, en s'enfonZant A travers les
buissons.
Domarochinier s'accrochait A ses pas.
"Vieux paillasse, pensa Perets. TarJ..."
- TrIs urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument
indispensable... Votre attention personnelle...
Perets se retourna.
- Qu'est-ce que vous fourez, enfin? s'Jcria-t-il. Si c'est pour ma
valise, rendez-la-moi, oSHCH l'avezvous trouvJe?
Domarochinier posa la valise par terre et commenZa A ouvrir la bouche,
au bord de l'asphyxie, mais Perets ne le laissa pas parler et saisit la
poignJe de la valise. Alors Domarochinier, qui n'avait rien pu dire, se
coucha A plat ventre sur la valise.
- Rendez-moi ma valise! dit Perets, glacJ de fureur.
- Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses
genoux.
La chemise le gKnait, il la prit entre ses dents et Jtreignit la valise
entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poignJe.
- Cessez ce scandale! dit-il. ImmJdiatement!
Domarochinier secoua la tKte et murmura quelque chose. Perets
dJboutonna son col et jeta un regard dJsemparJ autour de lui. A l'ombre d'un
chKne pas trIs loin de lA se trouvaient, pour une raison indJterminJe, deux
ingJnieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressIrent
et claquIrent les talons. Alors Perets, jetant tout autour de lui des
regards de bKte traquJe, enfila prJcipitamment l'allJe qui menait vers la
sortie du parc. Il croyait avoir dJjA tout vu, mais cette fois... Ils ont dY
se donner le mot, pensait-il fiJvreusement... Il faut courir, courir. Mais
courir oSHCH? Il sortit du parc et allait prendre la direction de la cantine
quand il trouva A nouveau sur son chemin Domarochinier, un Domarochinier
sale et effrayant. Il Jtait lA, la valise sur l'Jpaule, son visage bleu
inondJ de larmes, A moins que ce ne fYt d'eau ou de sueur. Ses yeux, voilJs
par une pellicule blanche, erraient, et il serrait contre sa poitrine la
chemise oSHCH ses dents avaient laissJ leur empreinte.
- Pas ici, je vous en supplie, rVla-t-il. Dans le bureau... C'est
insupportablement urgent... Et par ailleurs les intJrKts de la
subordination...
Perets fit un Jcart pour l'Jviter et remonta en courant la rue
principale. Les gens sur les trottoirs restaient figJs, inclinaient la tKte
en roulant des yeux JcarquillJs. Un camion qui venait d'en face, se
dirigeant vers lui, freina avec un hurlement sauvage, percuta un kiosque A
journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencIrent A
se mettre en rangs par deux. Un garde passa au pas de parade en prJsentant
les armes...
Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva A
chaque fois Domarochinier sur son chemin. Domarochinier ne pouvait plus
parler, il ne faisait que pousser des grognements et des meuglements
inarticulJs en roulant des yeux suppliants. Perets courut alors vers
l'immeuble de l'Administration.
"Kim, pensait-il fiJvreusement. Kim ne per mettra pas... A moins que
lui aussi?... Je m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient... Je
frapperai A coups de pied... maintenant Za m'est Jgal..."
II fit irruption dans le hall d'entrJe et au mKme moment un orchestre
au grand complet entama avec des Jclats de cuivres une marche triomphale. Il
vit des visages tendus, des yeux JcarquillJs, des torses bombJs.
Domarochinier le rejoignit et se lanZa A sa poursuite dans l'escalier
d'honneur, sur les tapis framboise que personne ne se permettait jamais de
fouler, A travers des salles inconnues A deux rangJes de fenKtres, devant
des gardes en uniforme de parade avec dJcorations pendantes, sur un parquet
cirJ et glissant, le poursuivit dans l'escalier, vers le troisiIme Jtage,
dans une galerie de portraits, et A nouveau dans l'escalier, vers le
quatriIme Jtage, devant une haie de jeunes filles fardJes et figJes comme
des mannequins et, enfin l'accula dans une sorte de somptueuse impasse
JclairJe par des lampes lumiIre du jour. Au bout, se trouvait une
gigantesque porte revKtue de cuir qui portait la plaquette "Directeur". Il
Jtait impossible d'aller plus loin.
Domarochinier le rattrapa, se faufila sous son coude, poussa un rVle
effrayant, un rVle d'Jpileptique, et ouvrit devant lui la porte de cuir.
Perets entra, enfonZa ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfonZa
tout son Ktre dans la pJnombre sJvIre et autoritaire de portes endeuillJes,
dans l'arFme noble du tabac de prix, dans un silence ouatJ, dans la sJrJnitJ
grave et mesurJe d'une existence JtrangIre.
- Bonjour, lanZa-t-il dans le vide,
Mais il n'y avait personne derriIre l'immense bureau. Personne dans les
vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du
martyr Selivan sur un tableau gJant qui occupait tout le mur de cFtJ.
DerriIre lui, Domarochinier laissa lourdement tomber la valise. Perets
tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui prJsentait
la chemise comme un plateau vide. Ses yeux Jtaient morts, vitreux. Il ne va
pas tarder A mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.
- Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, A bout de souffle. Sans le
visa du Directeur, impossible... personnel... jamais je ne me serais
permis...
- Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible soupZon commenZait A se
faire jour dans son esprit.
- Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...
Perets s'appuya sur la table et, se retenant A la surface polie, la
contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut Ktre le plus proche. Il se
laissa tomber entre les bras de cuir frais et dJcouvrit A sa gauche une
batterie de tJlJphones multicolores, A sa droite des volumes reliJs gravJs A
l'or, devant lui un encrier monumental reprJsentant TannhaYser et VJnus et
au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la
chemise tendue. Il Jtreignit les accoudoirs et pensa :
"Ah! c'est comme Za? Bande de fripouilles, de salauds, d'esclaves...
c'est comme Za, hein? Racaille, larbins, faces de carton... trIs bien,
puisque c'est comme Za..."
- Cessez d'agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il
sJvIrement. Donnez-la ici.
Le bureau s'anima, des ombres passIrent, un petit tourbillon se forma
et Domarochinier se trouva A ses cFtJs, un peu en retrait derriIre son
Jpaule gauche. La chemise posJe sur la table parut s'ouvrir toute seule,
dJcouvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprimJ en
capitales, le mot : "PROJET".
- Je vous remercie, dit-il sJvIrement. Vous pouvez aller.
Il y eut A nouveau un tourbillon, une lJgIre odeur de sueur s'Jleva et
disparut, et Domarochinier se trouva A la porte, en train de sortir A
reculons, le corps inclinJ en avant pour saluer, les mains sur la couture du
pantalon - effrayant, pitoyable et prKt A tout.
- Un instant, dit Perets.
Domarochinier se figea.
- Vous pouvez tuer un homme?
Domarochinier n'hJsita pas. Il prit un calepin et prononZa :
- Je vous Jcoute!
- Et vous suicider? demanda Perets.
- Quoi? demanda Domarochinier.
- Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
Domarochinier disparut. Perets s'Jclaircit la gorge et se passa les
mains sur le visage.
- Supposons, dit-il A voix haute. Et ensuite?
Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui Jtait notJ
pour la journJe en cours. L'Jcriture de l'ancien Directeur le dJZut. Le
Directeur Jcrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de
calligraphie.
"Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer
kJfir-zJfir. Machinisation. Bobine : qui l'a volJe? Quatre bulldozers!!!"
"Au diable les bulldozers, pensa Perets, c'est terminJ : plus de
bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines A scier de l'Eradication...
Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c'est pas possible.
Dommage... Et il y a aussi ce dJpFt de machines. Je le ferai sauter,
dJcida-t-il. Il imagina l'Administration, vue d'en haut, et comprit qu'il y
avait beaucoup de choses A faire sauter. Beaucoup trop... N'importe quel
imbJcile peut faire sauter des choses", se dit-il.
Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons
usJs, deux odontomItres de philatJliste et par-dessus le tout une patte
d'Jpaule de gJnJral dorJe. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant
les feuilles de papier, se piqua le doigt A une punaise et trouva le
trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin
JloignJ, c'Jtait un coffre trIs Jtrange, dJguisJ en desserte. Perets se leva
et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de
nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarquJes au premier abord.
Sous une fenKtre se trouvait une crosse de hockey, flanquJe d'une
bJquille et d'une jambe artificielle chaussJe d'un bottillon et munie d'un
patin A glace rouillJ. Tout au fond du bureau s'ouvrait une autre porte
barrJe par une corde sur laquelle Jtaient pendus des slips noirs et quelques
chaussettes, dont certaines Jtaient trouJes. Sur la porte elle-mKme, une
plaquette de mJtal noirci qui portait l'inscription gravJe "BETAIL". Sur
l'appui de la fenKtre, A demi cachJ par un rideau, un petit aquarium rempli
d'une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu
desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ouPes
branchues. Et derriIre le tableau qui reprJsentait l'exploit de Selivan
Jmergeait un somptueux bVton de chef d'orchestre, avec des queues de
cheval...
Perets s'affaira auprIs du coffre, mit un certain temps A trouver les
bonnes clefs et parvint finalement A ouvrir la lourde porte blindJe. La
contre-porte Jtait tapissJe de photos lJgIres dJcoupJes dans des revues pour
hommes, mais le coffre Jtait presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont
le verre gauche Jtait cassJ, une casquette chiffonnJe ornJe d'une cocarde
Jtrange, et la photographie d'une famille inconnue (le pIre - arborant un
rictus qui dJcouvrait toutes ses dents, la mIre - la bouche en cul de poule,
et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien
astiquJ, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une
autre patte d'Jpaule de gJnJral et une croix de fer avec des feuilles de
chKne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, A
l'exception de la derniIre, tout en bas de la pile, oSHCH se trouvait le
brouillon d'une note de service qui envisageait les sanctions A prendre
contre le chauffeur Touzik pour nonfrJquentation systJmatique du musJe
historique de l'Administration. "Bien fait pour lui, la crapule, marmonna
Perets. Il ne va mKme pas au musJe... Il va falloir donner suite A cette
affaire..."
"Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce que c'est que cette histoire? Il
n'est tout de mKme pas le nombril du monde, non? Enfin, en un sens...
KJfiromane, coureur rJpugnant, glandouilleur systJmatique... d'ailleurs tous
les chauffeurs sont des glandouilleurs... non, il faut que Za cesse : le
kJfir, la partie d'Jchecs pendant les heures de travail. Et Kim, qu'est-ce
qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui dJraille? - A moins que ce
ne soit justement ce qu'il faut, des espIces de processus stochastiques...
Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde
travaille. Il n'y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit,
ils sont tous occupJs, personne n'a de temps. Les notes de service sont
observJes, je le sais, j'en ai fait l'expJrience. Apparemment, tout va bien
: les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ingJnieurs
construisent, les chercheurs Jcrivent des articles, les caissiers
distribuent de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-Ktre qu'aprIs
tout ce manIge n'existe que pour que tout le monde travaille? Un bon
mJcanicien rJpare une voiture en deux heures. Et aprIs? Les vingt-deux
heures restantes? Et si en plus les voitures sont conduites par des
travailleurs expJrimentJs qui ne les abOment pas? La solution s'impose
d'elle-mKme : mettre le bon mJcanicien aux cuisines, et les cuisiniers A la
mJcanique. Il ne s'agit pas seulement de remplir vingt-deux heures -
vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique lA-dedans. Tout le monde
travaille, tout le monde fait son devoir d'homme... pas comme de vulgaires
singes... Et ils acquiIrent des spJcialitJs nouvelles... Finalement il n'y a
aucune logique lA-dedans, c'est le gVchis complet, pas de la logique...
Seigneur, je suis lA A rester plantJ comme un piquet et ils salissent la
forKt, ils la dJtruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque
chose au plus vite, maintenant je rJponds de chaque hectare, de chaque
chiot, de chaque ondine, maintenant je rJponds de tout..."
II commenZa A s'agiter, referma tant bien que mal le coffre, se
prJcipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir
une feuille de papier vierge.
"II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions
Jtablies, des modes de relations fixJs, ils vont rire de moi... Il se
souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-mKme dans
l'antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils
iront se plaindre A ce... A ce M. Ah... Ils vont s'Jgorger les uns les
autres... Mais pas rire. C'est Za le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne
savent pas rire, ils ne savent pas ce que c'est et A quoi Za sert. Des
hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la
dJmocratie, la libertJ d'opinion, la libertJ de protestation et d'invective.
Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez! Protestez et riez...
Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec
passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualitJ
du kJfir, contre la mauvaise nourriture A la cantine, ils invectiveront avec
une passion particuliIre le balayeur pour les rues qui n'ont pas JtJ
balayJes depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus
systJmatique de frJquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux
latrines sur l'A-pic... Non, je commence A m'embrouiller, pensa-t-il. Il
faut procJder par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"
II se mit A couvrir une feuille d'une Jcriture rapide et illisible :
"" Groupe de l'Eradication de la forKt, groupe d'Etude de la forKt,
groupe de la Protection armJe de la forKt, groupe d'Aide A la population
locale de la forKt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. " Groupe de la
PJnJtration du gJnie ds. for. " Et puis... '' Groupe de la Protection
scientifique for. " VoilA, Za a l'air d'Ktre tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils
font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demandJ ce qu'ils faisaient. Il ne
m'est mKme jamais venu A l'esprit de me demander ce que faisait
l'Administration en gJnJral. Comment on pouvait concilier l'Eradication et
la Protection de la forKt, et en plus aider la population locale... Bon,
voilA ce que je vais faire, pensa-t-il. D'abord, plus d'Eradication.
Eradiquer l'Eradication. La PJnJtration du gJnie aussi, Jvidemment. Ou alors
qu'ils travaillent en haut, de toute faZon ils n'ont rien A faire en bas.
Ils peuvent dJmonter leurs machines, construire une route correcte ou
combler ce marais putride... Qu'est-ce qu'il reste alors? Il y a la
Protection armJe. Avec leurs chiens loups. Tout de mKme, dans l'ensemble...
Il faut tout de mKme protJger la forKt. Seulement voilA... (Il Jvoqua les
tKtes des gardes qu'il connaissait et se mordilla les lIvres d'un air
dubitatif.) M-oui... Bon, admettons. Et l'Administration, elle sert A quoi
alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"
II se sentit tout d'un coup A la fois joyeux et angoissJ.
- Mais oui, c'est Za, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre tout. Qui
est mon juge? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service -
et terminJ!"
II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout prIs. Les
verres du lustre tintIrent, les chaussettes qui sJchaient sur la corde se
balancIrent. Il se leva et s'approcha sur la pointe des pieds de la petite
porte qui se trouvait au fond de la piIce. DerriIre, quelqu'un marchait d'un
pas inJgal, comme titubant, mais on n'entendait rien d'autre, et il n'y
avait mKme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets
pesa doucement sur la poignJe, mais la porte ne cJda pas. Il approcha les
lIvres de la fente et demanda A haute voix : "Qui est lA?" Personne ne
rJpondit, mais les pas ne cessIrent pas, comme s'il y avait eu un ivrogne
dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poignJe,
haussa les Jpaules et revint A sa place.
"Dans l'ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais
Jvidemment pas dissoudre l'Administration, ce serait idiot, pourquoi
dissoudre une organisation toute prKte, bien huilJe? Il faut simplement la
remettre dans le droit chemin, l'appliquer A quelque chose de sJrieux.
Cesser d'envahir la forKt, renforcer au contraire son Jtude prudente,
essayer de se mettre en rapport avec elle, d'apprendre A son contact... Ils
ne comprennent mKme pas ce que c'est que la forKt. La forKt! Pour eux c'est
du bois d'abattage... Leur apprendre A aimer la forKt, A la respecter, A
vivre la vie qu'elle vit... Non, il y a beaucoup de travail. Du travail
vJritable, du travail sJrieux. Et il se trouvera des gens - Kim, StoPan,
Rita.. Et pourquoi pas le manager?... Alevtina... Et finalement ce Ah,
aussi, c'est un personnage, il est pas bKte, mais il a rien de sJrieux A
faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en
voir! Bon, et maintenant, oSHCH en sont les affaires courantes?
Il attira le dossier A lui. La premiIre page Jtait ainsi rJdigJe :
PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE
1. Au cours de l'annJe JcoulJe, l'Administration de la forKt a
substantiellement amJliorJ son travail et a atteint des indices JlevJs dans
tous les domaines de son activitJ. Des centaines d'hectares de territoire
forestier ont JtJ conquis, JtudiJs, amJnagJs et placJs sous la sauvegarde de
la Protection scientifique et armJe. La maOtrise des spJcialistes et des
travailleurs du rang croOt de jour en jour. L'organisation s'amJliore, les
dJpenses improductives diminuent. Les barriIres bureaucratiques et autres
obstacles extraproductifs sont levJs les uns aprIs les autres.
2. Cependant, A cFtJ des rJalisations effectuJes, l'action nJfaste de
la deuxiIme loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres
continue A s'exercer, abaissant quelque peu le niveau JlevJ des indices.
Notre tVche la plus urgente rJside maintenant dans la suppression des faits
de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent
une baisse des cadences.
3. Compte tenu de ce qui prJcIde, il est proposJ de considJrer A
l'avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et
contredisant l'idJal d'organisation, et l'implication dans des faits de
hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l'implication dans des
faits de hasard (probabilisme) n'entraOne pas de consJquences graves, comme
une trIs sJrieuse violation de la discipline du travail et de la production.
4. La culpabilitJ des personnes impliquJes dans des faits de hasard
(activitJs probabilistiques) est dJfinie et mesurJe par les articles du Code
criminel N 62, 64, 65 (A l'exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou
§§ du Code administratif 12, 15 et 97.
NOTA : L'issue mortelle d'une implication dans un fait de hasard
(probabilisme) n'a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante
ou attJnuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononcJe A
titre posthume.
5. La prJsente directive prend effet A partir du... mois... jour...
annJe. Elle n'a pas d'effet rJtroactif.
SignJ : Le Directeur de l'Administration. (...)
Perets passa sa langue sur ses lIvres sIches et tourna la page. Sur la
suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de
l'employJ Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conformJment A
la directive sur < l'instauration de l'ordre" "pour indulgence prJmJditJe
pour la loi des grands nombres s'Jtant traduite par une glissade sur la
glace avec lJsion concomitante de l'articulation tibia-tarsienne, laquelle
implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11
mars de l'annJe en cours", il est proposJ que l'employJ Kh soit dJsormais
dJsignJ sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...
Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C'Jtait aussi
une note de service concernant l'application d'une peine d'amende
administrative correspondant A quatre mois de salaire au maOtre de chiens G.
de Montmorency du groupe de la Protection armJe "pour s'Ktre imprudemment
permis d'Ktre frappJ par une dJcharge atmosphJrique (foudre)". Suivaient des
prescriptions concernant les congJs, des demandes d'allocation
exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note
explicative d'un certain J. Lumbago A propos de la disparition d'une
bobine...
- Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets A haute voix.
Il Jtait en nage. Le projet Jtait tapJ sur du papier couchJ A tranche
dorJe. "II faudrait que j'en parle A quelqu'un, ou je vais m'y perdre",
pensa-t-il.
LA-dessus la porte s'ouvrit et Alevtina pJnJtra dans le bureau,
poussant devant elle une table A roulettes. Elle Jtait habillJe avec une
JlJgance recherchJe et une expression sJrieuse et austIre Jtait peinte sur
son visage soigneusement maquillJ.
- Votre petit dJjeuner, dit-elle d'une voix apprKtJe.
- Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte,
repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avanZa vers Perets.
- Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
- Regarde, dit Perets. Encore des bKtises! Lis un peu.
Elle s'assit sur l'accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras
gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
- Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu'y a-t-il? Tu veux
peut-Ktre que je t'apporte le Code criminel? Le Directeur prJcJdent lui
aussi n'avait pas compris un seul article.
- Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu'est-ce
que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
- Je l'ai lu, et je l'ai mKme tapJ. Et j'ai corrigJ le style.
Domarochinier ne sait pas Jcrire, et c'est seulement ici qu'il a appris A
lire... A propos, poussin, Domarochinier attend dans l'antichambre, tu
devrais le recevoir pendant le dJjeuner, il aime Za. Il te fera des
tartines...
- Mais je me fous de Domarochinier! dit Perets. Explique-moi plutFt ce
que je...
- Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, rJpliqua Alevtina. Tu ne
comprends encore rien, poussin, tu ne comprends rien... (Elle appuya sur le
nez de Perets, comme sur un bouton de sonnette.) Domarochinier a deux
blocs-notes. Dans l'un il inscrit qui a dit quoi - pour le Directeur - et
dans l'autre ce qu'a dit le Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie
pas.
- Attends, dit Perets, il faut que je te demande conseil. Cette
directive... ce dJlire... je ne vais pas le signer.
- Comment Za, tu ne vas pas?
- Comme Za. Je ne lIverai pas la main pour signer cette chose.
Le visage d'Alevtina se fit sJvIre.
- Poussin, dit-elle. Ne te bute pas. Signe. C'est trIs urgent. AprIs,
je t'expliquerai tout, mais maintenant...
- Mais qu'est-ce qu'il y a A expliquer lA-dedans? dit Perets.
- Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, aprIs, je
t'expliquerai.
- Non, explique-moi maintenant, dit Perets. Si tu peux. Ce dont je
doute.
Alevtina l'embrassa sur la tempe et regarda sa montre d'un air
prJoccupJ.
- Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.
Elle s'assit sur la table, les mains A plat sous ses cuisses, et
commenZa, les yeux fixJs dans le vague au-dessus de la tKte de Perets :
- Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne
date pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un vecteur dont l'origine se perd
dans la nuit des temps. Actuellement, il est matJrialisJ par les ordres et
directives existant. Mais il s'enfonce aussi trIs loin dans le futur, oSHCH il
attend encore d'Ktre matJrialisJ. C'est comme une route qui se construit sur
un terrain dJterminJ. LA oSHCH se termine l'asphalte, tournant le- dos A la
portion dJjA faite, se trouve un niveleur qui regarde dans son thJodolite.
Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui passe par l'axe optique du
thJodolite, c'est le vecteur administratif non encore matJrialisJ que tu es
le seul A voir et qu'il t'appartient de matJrialiser. Tu comprends "
- Non, dit fermement Perets.
- za ne fait rien, Jcoute encore... De mKme que la route ne peut pas
tourner arbitrairement A droite ou A gauche, mais doit suivre l'axe optique
du thJodolite, de mKme chaque directive administrative doit Ktre le
prolongement logique de toutes celles qui ont prJcJdJ... Poussin, ne cherche
pas A approfondir, je ne le comprends pas moi-mKme, mais c'est un bien, car
l'approfondissement engendre le doute, le doute engendre le piJtinement sur
place - c'est la mort de tout activitJ administrative, et par consJquent la
tienne, la mienne... C'est JlJmentaire. Qu'il ne se passe pas un jour sans
directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur l'instauration de
l'ordre, elle n'est pas suspendue en l'air, elle est liJe A la directive
prJcJdente sur la non-dJcroissance, laquelle est liJe A la note de service
sur la non-grossesse, et cette note de service dJcoule logiquement de la
prescription sur l'excitabilitJ excessive, et cette prescription...
- ArrKte ces stupiditJs! dit Perets. Montre-moi ces prescriptions et
ces notes de service... Non, montre-moi plutFt la premiIre note de service,
celle qui remonte A la nuit des temps...
- Mais pour quoi faire?
- Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles se suivent logiquement. Je
ne te crois pas.
- Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout Za. Je te montrerai tout Za.
Tu pourras lire tout Za avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y
a pas eu de directive avant-hier, il n'y a pas eu de directive hier. On ne
peut pas prendre en compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait
attraper, et en plus c'Jtait une prescription orale... Combien de temps
crois-tu que l'Administration puisse rester sans directives? Depuis ce
matin, c'est dJjA le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les
lampes grillJes, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais
il faut signer la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu rJunis
les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui les rJchauffe, et aprIs
je t'apporterai tout ce que tu voudras. Tu pourras lire, Jtudier,
approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, Jvidemment, que tu n'approfondisses
pas.
Perets se prit le visage entre les mains et hocha la tKte. Alevtina
sauta vivement A bas de la table, trempa la plume dans la boOte crVnienne de
VJnus et tendit le porte-plume A Perets.
- Allons, chJri, Jcris vite...
Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :
- Mais je pourrai l'annuler, aprIs?
- Bien sYr, poussin, bien sYr, dit Alevtina.
Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.
- Non, dit-il. Non et non. Je ne signerai pas. Pourquoi est-ce que
j'irai signer ce dJlire, alors qu'il y a manifestement des dizaines de
directives, d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sensJes, qui
seraient nJcessaires, rJellement nJcessaires dans cette pJtaudiIre...
- Par exemple? releva vivement Alevtina.
- Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...
Alevtina s'empara d'un bloc-notes.
- Eh bien!... (Le ton de Perets prit soudain un mordant peu habituel.)
Par exemple une note de service ordonnant aux employJs du groupe de
l'Eradication de s'Jradiquer eux-mKmes dans les plus brefs dJlais.
ExJcution! Ils auraient qu'A se jeter du haut de la falaise... ou A se tirer
une balle dans la tKte... Aujourd'hui mKme! Responsable, Domarochinier...
za, ce serait beaucoup plus utile que...
- Un instant, dit Alevtina... Donc, se suicider par arme A feu
aujourd'hui avant vingt-quatre heures zJro zJro. Responsable,
Domarochinier...
Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pensJes. Perets
la regardait, JtonnJ.
- Mais oui! reprit-elle. C'est juste! C'est mKme plus progressiste
que... Comprends, chJri : si une directive ne te plaOt pas, il ne faut pas
te forcer. Mais donnes-en une autre. VoilA, c'est fait, je n'ai plus A te
faire de reproches...
Elle sauta A terre et commenZa A disposer les assiettes devant Perets.
- VoilA les crKpes, tu as la confiture lA... Le cafJ est dans le
thermos, il est bouillant, fais attention, ne te brYle pas... Mange, je
prJpare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.
- Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...
- Tu me plais bien, dit tendrement Alevtina. Tu es intelligent, tu as
du courage... Mais il faudra Ktre un peu plus gentil avec Domarochinier.
- Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...
Alevtina se prJcipita vers la porte, Perets se jeta A sa poursuite,
criant "Mais ne sois pas folle!", mais ne put la rattraper. Alevtina
disparut et A sa place, tel un spectre, Domarochinier parut jaillir du
nJant. PeignJ, astiquJ, il avait retrouvJ sa couleur normale et semblait
prKt A tout, comme auparavant.
- C'est un coup de gJnie, dit-il en pressant Perets contre la table.
C'est tout simplement... Jpoustouflant. Cela entrera pour toujours dans
l'Histoire...
Perets recula, comme devant une scolopendre gJante, heurta la table et
fit se culbuter l'un sur l'autre TannhaYser et VJnus.
Last-modified: Mon, 17 May 1999 16:02:36 GMT