Ocenite etot tekst:


---------------------------------------------------------------
     roman
     Traduit du russe
     par Michel PJtris
     (c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
     Edition Champ Libre, Paris, 1972
     OCR: Oleg Volkov, 1999
---------------------------------------------------------------

                     Au tournant, dans la profondeur
                     de la trouJe de la forKt,
                     Le futur qui m'attend
                     me sert de serment.
                     On ne l'entraOnera pas dans une discussion
                     Et on ne l'amadouera pas par la caresse
                     Il est grand ouvert, comme la forKt
                     distendu, A la rencontre.
                                         Boris Pasternak.

                     Grimpe, grimpe doucement,
                     Escargot, la pente du Fuji,
                     Plus haut, jusqu'au sommet!
                                       Issa, fils de paysan.



     De cette hauteur, la  forKt Jtait comme une luxuriante Jcume mouchetJe.
Comme  une immense  Jponge poreuse  couvrant  le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait  un jour tapi  dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiIre. Comme  un masque informe  posJ sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
     Perets quitta ses sandales et  s'assit, ses pieds  nus pendant dans  le
prJcipice. Il lui  sembla que ses  talons Jtaient  tout  d'un  coup  devenus
humides,  comme  s'il les avait rJellement plongJs  dans le tiIde brouillard
lilas qui s'accumulait sous  la  falaise. Il tira  de sa  poche les cailloux
qu'il avait ramassJs, les disposa soigneusement A cFtJ  de lui, puis choisit
le plus  petit  et  le  jeta doucement  en  bas, dans  le  monde  vivant  et
silencieux,  endormi et  indiffJrent qui avalait pour  toujours. L'Jtincelle
blanche s'Jteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
     S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce  que racontait la cuisiniIre uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et  ce  que  supposait  Mme  Bardo,  la directrice  du  groupe d'aide  A  la
population  locale  ;  s'il  ne fallait  pas  croire ce  que murmuraient  le
chauffeur Touzak  et l'Inconnu du  groupe  de la PJnJtration  du gJnie ;  si
l'intuition  humaine  valait  quelque  chose  et  si  enfin  les  espJrances
pouvaient se rJaliser au  moins une fois  dans la vie, alors, A la  septiIme
pierre,  les buissons  s'Jcarteraient  avec  fracas derriIre lui et  dans la
clairiIre,  sur  l'herbe  foulJe,  blanchie  par  la  rosJe,  paraOtrait  le
Directeur,  torse nu,  en  pantalon  de gabardine  grise A  passepoil mauve,
respirant  avec bruit,  le visage  luisant, jaune  et  rose, velu  ;  il  ne
regarderait rien, ni la forKt au-dessous de lui, ni le ciel  au-dessus  ; il
se baisserait,  plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en  faisant rouler A  chaque  fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis  qu'un air chargJ d'acide carbonique
et de nicotine s'Jchapperait, sifflant et bouillonnant,  de sa bouche grande
ouverte.
     DerriIre, les buissons s'JcartIrent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'Jtait pas le Directeur, mais  la personne familiIre de
Claude-Octave Domarochinier,  du  groupe  de  l'Eradication.  Il  s'approcha
lentement  et s'arrKta A deux enjambJes  de Perets,  abaissant vers  lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupZonnait  quelque  chose, quelque
chose de trIs important, et ce savoir ou ce  soupZon immobilisait les traits
de son  visage allongJ, visage pJtrifiJ d'un  homme qui  apportait ici,  sur
l'A-pic,  une  Jtrange  et angoissante  nouvelle.  Cette nouvelle,  personne
encore au monde ne la connaissait, mais il Jtait  manifeste  que  tout Jtait
radicalement  changJ,  que  tout  ce  qui  avait  cours  auparavant  n'avait
maintenant plus de sens et  que chacun devrait dJsormais donner tout ce dont
il Jtait capable.
     -  A  qui  sont  ces  pantoufles?  demanda-t-il  en  jetant  un  regard
circulaire autour de lui.
     - Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
     Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
     - Tiens donc. Des sandales? TrI-Is bien. Mais A qui sont ces sandales?
     Il s'approcha de l'A-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitFt.
     - Quelqu'un  est assis  au  bord de  l'A-pic, commenta-t-il,  avec  des
sandales  posJes A  cFtJ de lui.  La question qui se pose inJvitablement est
alors : A qui sont les sandales et oSHCH se trouve leur propriJtaire?
     - Ce sont mes sandales, dit Perets.  Domarochinier  regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
     - Les vFtres? Donc, vous Ktes pieds nus. Pourquoi?
     - Pieds nus parce qu'il n'y a  pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait  tomber  hier ma pantoufle droite  et j'ai  dJcidJ A l'avenir de rester
pieds nus.
     Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux JcartJs :
     - Elle est lA-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
     Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
     - De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
     Mais  Za ne change  rien. Je ne  comprends pas,  Perets,  pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici,  on ne peut voir une  pantoufle - si  du moins
elle  est  rJellement  lA-bas,  et Za  c'est  une  autre  question que  nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas  espJrer l'atteindre  avec une  pierre, mKme  si  vous  aviez  l'adresse
nJcessaire et  si vous vouliez rJellement  cela et cela seul  : je parle  du
coup au but... Mais nous allons Jclaircir tout Za.
     Il remonta  les  jambes  de son pantalon, s'assit  sur  les  talons  et
poursuivit :
     - Donc,  vous Jtiez lA hier  aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit  la deuxiIme fois  que vous veniez au bord de l'A-pic, alors que
les autres employJs de l'Administration, pour ne rien dire des  spJcialistes
surnumJraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
     Perets se  fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas  du dJfi  ni de  la  mJchancetJ,  il  ne  faut  pas y  attacher
d'importance.  C'est  simplement de  l'ignorance.  Il  ne  faut pas attacher
d'importance A l'ignorance, personne  ne le fait. L'ignorance dJfIque sur la
forKt. L'ignorance dJfIque toujours sur quelque chose.
     -  Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forKt. Vous l'aimez? RJpondez!
     -  Et  vous? demanda  Perets.  Domarochinier  s'offensa  et  ouvrit son
bloc-notes :
     - Ne vous  oubliez pas! Vous savez trIs bien  qui je suis. J'appartiens
au  groupe de l'Eradication, et  votre  rJponse, ou  plus  exactement  votre
contre-question,  est  donc  absolument  dJpourvue de  sens.  Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forKt est dJterminJe par la fonction
que  je  remplis, mais  qu'est-ce  qui dJtermine la  vFtre? cela  je  ne  le
comprends pas trIs bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas  idJe  d'Ktre aussi
Jtranger : rester assis au bord de l'A-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se  le demande.  A votre place, je raconterais tout.  A moi. Je
remettrais tout en  ordre. Vous le savez peut-Ktre, il y a des circonstances
attJnuantes, et en fin  de compte vous n'avez  rien A craindre, n'est-ce pas
Perets?
     - Non, dit Perets. C'est-A-dire Jvidement, oui.
     - Vous voyez. Le naturel disparaOt d'un seul coup, et il n'existe plus.
A  qui  est  cette  main,  demandons-nous?  OSHCH  lance-t-elle une pierre?  Ou
peut-Ktre  A qui?  Ou encore  sur qui?  Et pourquoi?  Et comment pouvez-vous
rester  assis  au  bord de  l'A-pic? Est-ce  innJ chez  vous  ou  bien  vous
Ktes-vous spJcialement entraOnJ? Moi, par exemple, je ne peux pas rester  au
bord de l'A-pic. Et je n'ose  mKme  pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraOner. La tKte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'A-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forKt. Montrez-moi s'il vous plaOt votre laissez-passer, Perets.
     - Je n'en ai pas.
     - Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
     - Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
     -  C'est juste, on ne  vous en  donne pas. Je le sais. Et  pourquoi? On
m'en  a donnJ, on lui  en a donnJ, on  leur  en  a  donnJ, on en  a donnJ  A
beaucoup d'autres encore, et A vous on ne veut pas vous en donner.
     Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez dJcharnJ de Domarochinier
s'Jchappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
     -  Sans  doute parce  que  je  suis  Jtranger,  suggJra  Perets.  C'est
certainement la raison.
     - Et  je  ne  suis  pas  le  seul  A m'intJresser  A  vous,  poursuivit
Domarochinier sur un ton  confidentiel. S'il n'y avait que moi!  Mais il y a
aussi  des gens importants...  Ecoutez,  Perets, vous pouvez peut-Ktre  vous
lever, pour que nous puissions  continuer? Vous me donnez  le vertige,  rien
qu'A vous voir.
     Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
     -  Mais Jloignez-vous  donc  de  ce bord!  cria  d'une voix douloureuse
Domarochinier en  agitant  son bloc-notes vers  Perets.  Vous finirez par me
tuer avec vos excentricitJs!
     - C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus.  On y
va?
     - Allons-y.  Mais je  constate que vous n'avez rJpondu  A aucune de mes
questions. Vous  me chagrinez beaucoup, Perets.  Vous Ktes  vraiment...  (Il
jeta un regard sur le gros  bloc-notes, haussa les Jpaules et le glissa sous
son bras.)  C'est Jtrange.  Pas la  moindre  impression,  sans  mKme  parler
d'information.
     - Mais  aussi, qu'est-ce qu'il  y  a A rJpondre? dit  Perets. Je devais
simplement Ktre ici pour parler au Directeur.
     Domarochinier se figea littJralement sur place,  comme  engluJ dans les
buissons, et profJra d'une voix altJrJe :
     - C'est donc pour Za que vous Ktes...
     - Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
     Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
     - Non, non.  Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot.  J'ai compris. Vous
aviez raison.
     - Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
     - Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez Ktre tout A
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai  pas compris.  D'ailleurs je
n'Jtais pas lA et je ne vous ai pas vu.
     Ils  passIrent  devant  un  banc,  grimpIrent  quelques  marches usJes,
prirent  l'allJe  couverte  d'un  fin  sable  rouge  et  pJnJtrIrent sur  le
territoire de l'Administration.
     - La  pleine clartJ  ne  peut  exister  qu'A un  certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir A quoi il peut prJtendre. J'ai prJtendu
A la clartJ A mon niveau, c'est mon droit,  et je l'ai JpuisJ.  Et lA oSHCH  se
terminent les droits commencent les devoirs...
     Ils dJpassIrent des cottages de dix appartements aux  fenKtres  garnies
de rideaux de tulle, longIrent le garage, traversIrent  le terrain de sport,
passIrent  encore  devant  les  entrepFts, puis devant l'hFtel sur le  seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une pVleur maladive, les yeux exorbitJs et
fixes, une serviette A la main.  Ils suivirent une longue palissade derriIre
laquelle ronflaient des moteurs, pressIrent le  pas,  car ils n'avaient plus
beaucoup  de  temps, puis se  mirent A courir. Il Jtait cependant tard quand
ils  arrivIrent  A  la  cantine,  et  toutes  les places Jtaient  prises,  A
l'exception de la  petite table de service dans un coin au fond oSHCH restaient
deux places, la troisiIme Jtant occupJe  par  le  chauffeur Touzik  qui, les
voyant  en  train de piJtiner, indJcis, sur le pas de la porte, leur  fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
     Tout le  monde buvait du kJfir et Perets en prit  aussi. La nappe rKche
de la  table  Jtait  maintenant garnie  de  six  bouteilles et quand  Perets
Jtendit  les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siIge, il y
eut  un  bruit  de  verre  et une  ancienne bouteille  de cognac  roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur  Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
     - Faites attention avec vos pieds, dit-il.
     - Je ne l'ai pas fait exprIs, dit Perets. Je ne savais pas.
     - Et moi,  je le savais? rJpliqua Touzik. Il y en a quatre  lA-dessous,
tVche de pas faire l'idiot.
     - Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
     - On sait  Za, comme  vous buvez pas, dit Touzik.  A ce compte-lA, nous
non plus.
     - Mais j'ai le foie malade, commenZa A s'inquiJter Domarochinier. VoilA
un certificat.
     Il  fit apparaOtre une feuille de  cahier froissJe  marquJe d'un  sceau
triangulaire et  la fourra  sous  le nez de Perets. C'Jtait effectivement un
certificat, couvert  d'une Jcriture  illisible  de  mJdecin.  Perets ne  put
dJchiffrer qu'un mot : "antabus".
     -  Et   il  y   a   aussi   ceux   de  l'annJe  derniIre,  et  ceux  de
l'avant-derniIre, mais ils sont dans le coffre.
     Le chauffeur Touzik dJdaigna  d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de kJfir, porta son  index repliJ  A son  nez,  renifla, et, les
yeux pleins de larmes, profJra d'une voix raffermie :
     - Qu'est-ce qu'il  y  a encore dans la  forKt? Des arbres. (Il s'essuya
les  yeux  du  revers  de la manche.) Mais  ils restent pas  sur place : ils
sautent. Tu comprends?
     - Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
     - Eh bien! voilA.  Il y en a un  lA,  immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence A se  tordre, A  se  nouer,  et c'est  parti!  Un grand  bruit,  un
craquement,  tu le vois,  tu  le vois plus. Un bon  de dix  mItres.  Il  m'a
bousillJ la cabine. Puis il redevient immobile.
     - Pourquoi? demanda Perets.
     -  Parce  que  Za  s'appelle un  arbre sauteur,  expliqua Touzik  en se
versant un verre de kJfir.
     -  Hier  on a  reZu  un lot de nouvelles  scies  Jlectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lIvres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mKme que ce ne sont  pas des scies, mais de vJritables  machines A
scier. Nos machines A scier de l'Eradication.
     Alentour, tout le monde buvait du kJfir. Dans des  verres  A  facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans  des tasses A cafJ, dans des cornets de
papier, ou  simplement A la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenJs
sous  sa  chaise.  Et  tous  pouvaient  sans doute  exhiber des  certificats
mJdicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, A l'estomac  ou au  duodJnum.
Pour cette annJe et pour les annJes prJcJdentes.
     - Puis le manager  me  fait venir et me demande pourquoi ma  cabine est
dJglinguJe,  poursuivit  Touzik en  haussant la  voix. Tu roulais  encore  A
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux Jchecs avec
lui,  vous pourriez bien  dire quelque chose pour  moi,  il vous  estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne  donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez,  bande d'imbJciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais A  mourir! Vous lui parlerez  pour  moi,
hein?
     - B-Bon, fit Perets d'une voix hJsitante. J'essaierai.
     - Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il Jtait avec moi
A  l'armJe  ; j'Jtais capitaine  et lui lieutenant.  Il  me  salue encore en
portant la main A la hauteur du couvre-chef.
     - Il y a aussi les ondines,  dit Touzik, son verre de kJfir  A la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est lA qu'elles sont, tu comprends? Nues.
     -  C'est  votre  kJfir,  Touz,  qui  vous  donne   des  visions,  plaZa
Domarochinier.
     - Je les  ai  vues  de mes  propres yeux, rJpliqua Touzik en portant le
verre A ses lIvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
     -  Vous  ne les avez  pas  vues,  parce qu'elles  n'existent  pas,  dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
     - Mystique toi-mKme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers  de la
manche.
     -  Un instant,  dit Perets, un  instant.  Vous dites  qu'elles sont lA,
Jtendues... Et puis aprIs? Il est  impossible qu'elles ne fassent que rester
lA, et puis c'est tout.
     Il  se  peut  qu'elles vivent sous  l'eau et  qu'elles  remontent A  la
surface comme  nous sortons  d'une piIce enfumJe  pour nous mettre au balcon
par une nuit de  lune,  et  exposer lA, les  yeux  clos,  notre visage A  la
fraOcheur. C'est peut-Ktre ce qu'elles font. Elles viennent A la surface, et
elles  restent  lA.  A  se reposer. A  Jchanger des sourires et  des paroles
indolentes...
     -  Ne   discute  pas  avec   moi,  dit  Touzik  en  regardant  fixement
Domarochinier. Tu  es  dJjA  allJ dans la  forKt? Tu n'y as jamais  mis  les
pieds, et tu en parles.
     -  Absurde.  Qu'est-ce  que j'irais  faire  dans votre  forKt? J'ai  un
laissez-passer  pour  y  aller.  Mais  vous,   Touz,  vous  n'en  avez  pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaOt, Touz.
     - Je  n'ai pas  vu moi-mKme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant A
Perets. Mais  j'y crois tout A  fait. Parce que les  autres en parlent. MKme
Candide en parlait. Et Candide savait  tout sur  la forKt. Il la connaissait
comme  sa femme. Il  reconnaissait tout au toucher. Il est mort lA-bas, dans
sa forKt.
     - S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
     - Quoi,  "si"? Un homme part en  hJlicoptIre,  et de trois ans  on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de dJcIs dans les journaux, le repas de
funJrailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide  a cassJ sa pipe, c'est
Jvident.
     - Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniIre absolument catJgorique.
     Touzik  cracha  et  alla  chercher  une  autre bouteille  de  kJfir  au
comptoir.  Domarochinier  en  profita  pour se  pencher  vers Perets et  lui
murmurer A l'oreille, le regard fuyant :
     - Notez  que pour ce qui est de  Candide,  des  ordres secrets ont  JtJ
donnJs... Je me  considIre en droit  de vous en informer parce que vous Ktes
Jtranger...
     - Quels ordres?
     - Le considJrer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant  de
s'Jcarter.
     Puis il reprit A voix haute :
     - Le kJfir est bien, aujourd'hui, il est frais.  Le rJfectoire s'emplit
de  bruit. Ceux qui avaient fini leur  repas se levIrent avec des bruits  de
chaises  et  gagnIrent  la  sortie.  Ils  parlaient  fort,  allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait A tous ceux qui passaient A proximitJ :
     "Comme vous le voyez, messieurs,  c'est  quelque peu Jtrange, mais nous
sommes en train de parler..."
     Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
     -  Est-ce  que le manager  parlait sJrieusement en disant qu'il  ne  me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
     - Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun intJrKt A vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, Za l'avancerait A quoi? OSHCH
vous voyez de la plaisanterie lA-dedans?
     Perets se mordit la lIvre.
     - Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien  A faire ici.  Mon
visa touche A sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilA tout.
     - En  gJnJral,  dit Touzik,  on vous  vire  aussi sec  au bout de trois
rJprimandes. On  vous  donne un autobus spJcial, on rJveille un chauffeur au
milieu de  la nuit, vous n'aurez pas le temps  de rassembler vos affaires...
Comment Za se  passe avec les gars d'ici? PremiIre rJprimande : le type  est
rJtrogradJ.  DeuxiIme rJprimande :  on  l'envoie dans  la forKt  expier  ses
pJchJs. Et A  la troisiIme :  au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
A  celui-lA.  (Il  montrait  Domarochinier.)  On me  supprime  aussitFt  les
gratifications,  et on me met A la charrette A merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre  demi-bouteille et je lui  retape sur la gueule,
vu?  LA, je quitte la  charrette A merde  et je pars A la station biologique
pour faire la chasse aux microbes  qu'ils ont lA-bas. Mais si je ne veux pas
aller A la  station  biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape  pour  la troisiIme  fois  sur  la gueule.  LA, c'est  terminJ. Je suis
licenciJ pour actes de voyoutisme et expulsJ dans les vingt-quatre heures.
     Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaZant :
     -  Vous  faites  de  la  dJsinformation,  Touz, de  la  dJsinformation.
D'abord, il doit  s'Jcouler au moins un mois entre  chaque acte.  Sans quoi,
toutes  les  fautes  sont  considJrJes comme  un seul et mKme  dJlit, et  le
perturbateur  est  simplement  mis  en  prison,  sans  que  l'Administration
elle-mKme donne suite A  l'affaire.  DeuxiImement, A la  deuxiIme faute,  le
coupable est  sans retard envoyJ dans  la forKt sous  la  surveillance  d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilitJ de s'aviser de commettre une
troisiIme  infraction.  Ne l'Jcoutez pas, Perets, il ne  comprend rien A ces
problImes.
     Touzik avala une gorgJe de kJfir, fit une grimace et cacarda :
     -  C'est  vrai. LA,  peut-Ktre  qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
     - Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute faZon je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme Za, sans raison.
     -  Mais vous Ktes pas obligJ de lui taper sur la... sur la gueule,  dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement dJchirer
son costume.
     - Non, je ne peux pas, dit Perets.
     - Mauvais,  Za, dit Touzik.  za ira mal pour  vous,  alors, PAN Perets.
Alors, voilA ce que nous allons faire. Demain matin,  vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous  installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emmInerai.
     - Vraiment? demanda Perets, joyeux.
     -  Oui.  Demain  je  dois aller  sur  le Continent,  transporter de  la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
     Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renversJ ma soupe!"
     Domarochinier prit la parole :
     - L'homme doit Ktre  simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez  partir d'ici,  Perets.  Personne  ne  veut  partir,  mais vous, vous
voulez.
     - C'est toujours comme Za chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout A
l'envers.  Et  d'ailleurs,  pourquoi l'homme  doit-il  obligatoirement  Ktre
simple et clair?
     Touzik renifla son index repliJ et profJra :
     - L'homme doit Ktre sobre. Tu crois pas?
     - Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trIs simple,
et connue de  tout le monde : j'ai le foie  malade. Ce n'est donc pas lA que
vous pourrez m'attraper, Touz.
     - Ce  qui  m'Jtonne dans la forKt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brYlants, tu comprends? Je peux pas supporter Za. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, Za  fume, Za sent le
chou. J'ai mKme  essayJ  de goYter, mais  Za  n'a pas de  goYt, Za manque de
sel... Non, la forKt,  c'est  pas pour l'homme. Elle leur en  a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrKte pas d'amener du matJriel, et  il disparaOt,
comme englouti dans les  glaces, ils en font  venir d'autre, et il disparaOt
encore...
     Une  profusion  verte  et  odorante.  Profusion de  couleur,  profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours JtrangIre.  FamiliIre, ressemblante,
mais fondamentalement JtrangIre. Le plus difficile est  de se faire  A cette
idJe, qu'elle est A la fois JtrangIre et, familiIre. Qu'elle est l'Jmanation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est dJtachJe de nous
et ne veut pas  nous connaOtre. C'est sans doute ainsi que le pithJcanthrope
aurait pu penser A nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
     - Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce  ne  sera pas  avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lA-bas, mais avec
quelque  chose de sJrieux, et  en deux  mois nous aurons fait de tout Za une
surface bJtonnJe, sIche et lisse.
     - C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si  on te  fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface bJtonnJe avec ton propre pIre. Pour la clartJ.
     Le mugissement profond d'une sirIne se fit entendre. Les  carreaux  des
fenKtres tremblIrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiIres  se mirent  A clignoter  sur les murs et  au-dessus du comptoir
surgit une  inscription en lettres Jnormes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva A la hVte,  manoeuvra  l'aiguille de  sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
     - Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
     Touzik acquiesZa :
     - C'est l'heure. L'heure juste.
     Il  Fta sa veste fourrJe, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tKte posJe sur la veste.
     - Donc, demain sept heures? dit Perets.
     - Quoi? rJpondit Touzik d'une voix ensommeillJe.
     - Je viendrai demain A sept heures.
     -  OSHCH Za? demanda  Touzik  en se  retournant  sur  les  chaises.  Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de  fois je leur ai dit : mettez
un divan...
     - Au garage, dit Perets. A votre voiture.
     - Ah!... Venez, venez, on verra lA-bas. C'est pas facile comme affaire.
     Il replia  les jambes, se croisa les bras et se mit A ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y  avait
deux  inscriptions : "Ce qui nous  perd" et  "Toujours de  l'avant".  Perets
gagna la sortie.
     Il franchit  sur une  planchette une  Jnorme flaque qui  s'Jtalait dans
l'arriIre-cour, contourna un tumulus de boOtes de conserves vides, se glissa
A  travers une fente de la  palissade de planches et pJnJtra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entrJe de service. Les couloirs Jtaient sombres et
froids, sentaient la  poussiIre, le papier moisi, le tabac refroidi.  Il n'y
avait  personne nulle part,  aucun  bruit ne filtrait A travers  les  portes
revKtues de moleskine. Perets gagna le premier Jtage par un Jtroit  escalier
dJpourvu  de  rampe et  arriva  A une porte  surmontJe d'une inscription  oSHCH
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur  la porte
se  dJtachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
JbranlJ  en  dJcouvrant  qu'il Jtait arrivJ  dans  son bureau. C'est-A-dire,
Jvidemment, celui de  Kim, le chef du groupe  de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table Jtait maintenant A cFtJ de la porte,
prIs  du  mur  dJcorJ  de  carreaux  de faPence,  comme  toujours  A  moitiJ
recouverte par la  "mercedes" sous  sa housse, tandis que prIs de la fenKtre
aux vitres  fraOchement lavJes se trouvait la table de Kim, lequel Kim Jtait
dJjA au travail : assis, un peu voYtJ, il considJrait une rIgle A calcul.
     - Je voulais me laver les mains..., dit Perets, dJconcertJ.
     - Lave-toi, lave-toi, dit Kim  en  hochant la tKte. Tu as un lavabo lA.
za va Ktre trIs bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
     Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava A
l'eau chaude et  A l'eau froide, en utilisant deux sortes  de  savon et  une
pVte  A dJgraisser spJciale, les frotta  avec de  la  filasse  et  avec  des
brosses de diverses duretJs. Puis  il mit en marche le sJchoir Jlectrique et
tint quelques instants  ses  mains roses et  humides  dans  le hurlement  du
courant d'air chaud.
     - A quatre heures du  matin, on a fait savoir A tout le monde  que nous
serions transfJrJs au premier Jtage, dit Kim. OSHCH Jtais-tu? Chez Alevtina?
     -  Non, j'Jtais au bord  de  l'A-pic, dit Perets en prenant place A  sa
table.
     La porte s'ouvrit, le Proconsul  entra  en coup de  vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en  coulisse. On entendit grincer
la  porte  de la cabine  et le verrou claquer. Perets  Fta  la housse  de la
"mercedes",  resta  un instant assis,  immobile, puis alla  A  la fenKtre et
l'ouvrit.
     On ne  voyait  pas  la  forKt,  mais  elle Jtait prJsente.  Elle  Jtait
toujours  prJsente, mKme si on ne pouvait  la voir  que du bord  de l'A-pic.
Partout ailleurs  dans l'Administration, il  y  avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle Jtait cachJe  par les bVtiments crIme  des ateliers  de
mJcanique et par les trois Jtages du garage rJservJ aux vJhicules personnels
des employJs. Elle Jtait cachJe par les Jtables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont  la sJcheuse Jtait
perpJtuellement cassJe. Elle Jtait cachJe par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et  ses pavillons, son manIge et ses  baigneuses de plVtre  couvertes
d'inscriptions  au crayon.  Elle  Jtait cachJe  par  les  cottages  et leurs
vJrandas garnies  de lierre,  par les croix de leurs antennes de tJlJvision.
Et de lA, de  la fenKtre du premier Jtage, on ne voyait pas la forKt A cause
du haut mur de briques  non achevJ  mais dJjA trIs  haut que  l'on  Jtait en
train d'Jdifier autour du bVtiment bas du groupe de la PJnJtration du gJnie.
La forKt n'Jtait visible que du bord de l'A-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forKt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pensJ  A elle, qui ne la  craignait  pas et n'en rKvait pas, mKme cet  homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais A la forKt, que  j'en parlais, que
j'en rKvais, mais je ne soupZonnais mKme pas qu'elle pYt exister en rJalitJ.
Et ce  n'est pas en allant pour la premiIre fois au bord de l'A-pic que j'ai
acquis la certitude de son  existence,  mais en lisant sur  une  pancarte  A
l'entrJe l'inscription : "Administration des  affaires de la forKt". J'Jtais
devant cette pancarte, ma valise A  la main,  couvert de poussiIre, dessJchJ
par la  longue route, je la lisais  et  la relisais  et sentais  mes  genoux
trembler, car je savais maintenant que la forKt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'Jtait que le jeu d'une  imagination dJbile,  un pVle
mensonge  souffreteux. La forKt est, et  cette immense bVtisse maussade a la
charge de sa destinJe...
     - Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forKt?
Je m'en vais demain.
     - Tu veux rJellement y aller? demanda Kim distraitement.
     Les  marais verts et brYlants,  les  arbres craintifs et  nerveux,  les
ondines A la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activitJ
mystJrieuse  des  profondeurs,  les aborigInes Jnigmatiques et circonspects,
les villages dJsertJs...
     - Je ne sais pas, dit Perets.
     - Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pensJ A la forKt. Qui s'en sont toujours moquJs Jperdument. Mais elle
est trop  proche  de ton  coeur. Pour  toi, la  forKt est  dangereuse  parce
qu'elle te trahira.
     - Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
     - Qu'as-tu besoin de vJritJs amIres?  Qu'en feras-tu?  Et  que feras-tu
dans la forKt?  Pleurer sur un  rKve qui s'est  transformJ en  destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer  ce
qui est en ce qui devrait Ktre?
     - Et pourquoi suis-je venu ici?
     - Pour Ktre sYr.  Tu  ne comprends pas A  quel  point c'est important :
Ktre sYr. Les  autres viennent pour tout  autre chose. Pour trouver dans  la
forKt des mItres  cubes de bois.  Ou pour trouver la bactJrie de  la vie. Ou
pour Jcrire une thIse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forKt, mais A toutes fins utiles : Za servira un jour  ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'idJe suprKme, c'est de faire de la forKt un parc
luxueux,  comme le  sculpteur qui tire la  statue du  bloc de  marbre.  Pour
ensuite  tondre  ce parc.  AnnJe  aprIs annJe. Ne pas  le  laisser redevenir
forKt.
     - Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien A faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
     - Revenons  aux  multiplications,  dit Kim. Perets  s'assit A sa table,
trouva une prise hVtivement installJe et brancha la "mercedes".
     -  Sept  cent quatre-vingt-treize cinq  cent  vingt-deux  par deux cent
soixante-six zJro onze...
     La "mercedes" se mit A cogner et A tressauter. Perets attendit  qu'elle
soit calmJe, et lut en bJgayant la rJponse.
     -   Bon.    Eteins,   dit   Kim.   Maintenant   divise-moi   six   cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
     Kim  dictait  les  chiffres,  Perets  les  composait, appuyait sur  les
touches  ce   multiplication  et  de  division,  additionnait,  retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
     - Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
     - Un zJro zJro sept, dicta mJcaniquement Perets.
     Puis il se reprit et dit :
     - Mais elle ment. za devrait faire cent vingt.
     - Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zJro zJro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carrJe de dix zJro sept...
     - Tout de suite, dit Perets.
     Le  verrou  claqua A  nouveau  derriIre  la  coulisse et  le  Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se  lava les mains en fredonnant d'une
voix agrJable un AVE MARIA, puis profJra :
     - C'est tout de mKme un vJritable prodige,  cette forKt, messieurs!  Et
dire  que  nous  parlons  d'elle  ou  Jcrivons  sur elle d'une maniIre aussi
criminellement insuffisante!  Et pourtant elle mJrite qu'on Jcrive sur elle.
Elle ennoblit,  elle  Jveille les sentiments les plus JlevJs. Elle contribue
au progrIs. Elle  est  elle-mKme comme le  symbole  du  progrIs. Et  nous ne
parvenons pas A empKcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifiJes. En fait, il  n'y a pas de propagande de la forKt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forKt!
     - Sept cent quatre-vingts  multipliJ par  quatre cent trente-deux,  dit
Kim.
     Le  Proconsul  haussa la  voix. Celle-ci Jtait forte et bien posJe : on
n'entendit plus la "mercedes".
     - "Les  arbres cachent la forKt"...  "Etre perdu dans la forKt"... "Les
brigands de la  forKt"... VoilA  ce que nous devons  combattre! VoilA ce que
nous devons  extirper!  Vous,  par  exemple,  monsieur  Perets,  pourquoi ne
luttez-vous  pas? Vous pourriez faire  au  club  un exposJ circonstanciJ  et
judicieux sur la forKt,  et vous  ne le faites pas. Il y a longtemps que  je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
     - C'est que je n'ai jamais JtJ lA-bas, dit Perets.
     - Pas grave. Moi  non plus, je n'y suis jamais allJ, mais j'ai fait une
confJrence  et  A  en juger  par  les Jchos  que  j'ai  reZus,  c'Jtait  une
confJrence trIs utile. La question  n'est pas de  savoir si on a  ou non JtJ
dans  la  forKt,  la question est de dJpouiller les faits de  leur gangue de
mysticisme  et de superstition, de mettre A nu la substance en arrachant les
oripeaux  dont  elle   a  JtJ  affublJe  par   les   esprits   mesquins   et
militaristes...
     - Deux  fois  huit divisJ par quarante-neuf moins  sept fois sept,  dit
Kim.
     La "mercedes" se mit A l'oeuvre. Le Proconsul haussa A nouveau la voix.
     -  Je l'ai fait  en tant que philosophe de formation,  vous pourriez le
faire en tant  que  linguiste... Je  vous  donnerai les thIses et  vous  les
dJvelopperez A la lumiIre  des derniIres acquisitions de la  linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thIse?
     - C'est  "Les  particularitJs du style  et de  la rythmique de la prose
fJminine de la basse Jpoque Heian, sur la base du "  Makura-no sFshi  "." Je
crains que...
     -  Sen-sa-tion-nel!  C'est   prJcisJment  ce  qu'il   nous  faut.  Vous
soulignerez  qu'il  n'y  a  pas  de  marais  et  de  fondriIres,   mais   de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs,  mais le produit d'une
science hautement  JvoluJe.  Pas  d'indigInes,  pas de  sauvages,  mais  une
antique  civilisation d'hommes  fiers, libres, aux idJaux JlevJs, des hommes
modestes et  forts. Et  pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas  d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi  ce calembour malheureux... Ce sera  sensationnel,
MEIN  HERR  Perets,  fabuleux. Et c'est  trIs  bien que vous  connaissiez la
forKt, que  vous puissiez faire  part de  vos impressions  personnelles.  Ma
confJrence Jtant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque  peu  fastidieuse.
Comme matJriau de base, j'ai utilisJ les protocoles des rJunions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forKt...
     - Je ne suis pas explorateur de  la forKt, tenta de plaider  Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forKt.
     Le  Proconsul hocha distraitement  la  tKte et nota rapidement  quelque
chose sur sa manchette.
     - Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amIre vJritJ. Malheureusement,
cela  se trouve  encore  chez  nous -  formalisme, bureaucratisme,  approche
euristique de  la personnalitJ...  Vous pouvez  aussi  parler de  cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
rJgler  votre intervention avec la direction. Je suis terriblement  content,
Perets, que vous preniez enfin part A notre travail. Il y a longtemps que je
vous  suis de trIs  prIs... VoilA,  je  vous  ai  inscrit  pour  la  semaine
prochaine.
     Perets arrKta la "mercedes".
     - Je ne serai pas lA la semaine prochaine. Mon visa vient A expiration,
et je pars. Demain.
     -  Nous  arrangerons  Za d'une maniIre ou d'une autre.  J'irai voir  le
Directeur,  il  est  lui-mKme membre du club,  il comprendra. ConsidJrez que
vous avez une semaine de plus.
     -  Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul  le regarda
droit dans les yeux :
     -  Il faut! Vous le  savez trIs bien, Perets,  il  faut!  Au revoir. Il
porta deux  doigts A  la hauteur  de  sa  tempe  et s'Jloigna  en agitant sa
serviette.
     - Une vJritable toile d'araignJe, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait  pas que je m'en  aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-lA...
     - Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
     - Mais je ne peux plus rester ici!
     -   Sept  cent   quatre-vingt-dix-sept   multipliJ   par   quatre  cent
trente-deux...
     "De toute faZon  je  partirai, se disait  Perets  en  appuyant sur  les
touches. Vous ne  le voulez  pas,  mais je partirai. Je  ne jouerai  pas  au
ping-pong avec vous, je ne jouerai  pas aux Jchecs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du  thJ  et  de la confiture  avec vous,  je  ne veux plus
chanter  de  chansons  pour  vous, compter  sur  la  "mercedes"  pour  vous,
dJbrouiller vos discussions et maintenant faire des confJrences que de toute
faZon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mKmes,  moi  je  m'en vais. Je pars, je pars.  De toute  faZon, vous ne
comprendrez  jamais  que  penser  ce  n'est pas  une  distraction  mais  une
nJcessitJ..."
     Au-dehors, derriIre le mur en construction, on entendait les cognements
sourds  d'un  mouton, le bruit  des  marteaux  pneumatiques,  le  fracas des
briques  qui se dJversaient. Sur le mur  Jtaient  assis cFte  A cFte  quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous  la  fenKtre
mKme le vrombissement et la pJtarade d'un moteur de moto.
     -  Quelqu'un  qui vient  de  la forKt,  commenta Kim. DJpKche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
     La porte  s'ouvrit violemment et un homme fit irruption  dans la piIce.
Il  portait  une combinaison dont le  capuchon dJboutonnJ ballottait  sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'Jmetteur. Des bottes jusqu'A la ceinture,
la combinaison Jtait  couverte  d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose pVle
et autour de la jambe  droite s'enroulait le  fouet orange d'une liane d'une
longueur  dJmesurJe  qui  traOnait  par  terre.  La  liane  continuait A  se
tortiller, et  Perets eut l'impression d'Ktre  en  prJsence  d'un  tentacule
projetJ par la forKt elle-mKme, qui, bientFt se tendrait et qui entraOnerait
l'homme sur le chemin inverse, A travers les couloirs  de  l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le rJfectoire, les ateliers,
l'attirerait  encore plus bas, dans la rue poussiJreuse,  A travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le dJbut de la corniche, vers les portes,
mais  il passerait A  cFtJ  des  portes  et  serait entraOnJ  plus bas, vers
l'A-pic...
     L'homme portait des lunettes de  moto, son visage  Jtait couvert  d'une
Jpaisse couche de poussiIre, et Perets  ne reconnut pas tout de suite en lui
StoPan StoPanov, de la station biologique. Il  tenait A la main un  gros sac
en papier.  Il  fit  quelques  pas  sur  le  sol revKtu d'une  mosaPque  qui
reprJsentait une femme  sous la douche et s'arrKta devant Kim, tenant le sac
en papier cachJ  derriIre son dos et faisant d'Jtranges  mouvements avec  sa
tKte, comme s'il avait eu des dJmangeaisons dans le cou.
     - Kim, dit-il, c'est moi.
     Kim ne rJpondit pas. On entendait sa plume qui grattait et dJchirait le
papier.
     - Kimouchka, reprit StoPan d'une voix implorante, je t'en supplie.
     - Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
     - C'est la derniIre fois, dit StoPan. La derniIre des derniIres.
     Il  eut  un  nouveau  mouvement de tKte et  Perets aperZut  sur son cou
maigre A la peau rasJe, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
rosVtre,  fine,  aiguL,  qui s'enroulait en  spirale, comme tremblant  d'une
sorte d'aviditJ.
     - Tu n'as qu'A  dire  que c'est A cause de StoPan, un point c'est tout.
Si  on t'invite au cinJma,  dis que tu  as un  travail urgent A terminer  ce
soir.  Si c'est pour le thJ, dis par exemple que tu viens de le prendre.  Si
on t'invite  A boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniIre  des
derniIres des derniIres!
     - Qu'est-ce  que tu as A rentrer  la  tKte  dans les  Jpaules comme Za?
demanda mJchamment Kim. Allons, tourne-toi.
     - za te reprend? demanda StoPan en se tournant. Ce  n'est pas grave. Tu
n'as qu'A transmettre, tout le reste est sans importance.
     PenchJ  par-dessus la  table,  Kim  s'affairait sur  le  cou de StoPan,
pressait  et massait, les  coudes JcartJs,  en  grinZant des dents  d'un air
dJgoYtJ et  marmonnant  des  jurons. La tIte  baissJe, le cou offert, StoPan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
     - Salut, Pertchik, dit-il. Il  y a longtemps que  je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce  que  tu  fais  ici?  J'ai  encore apportJ  quelque  chose que  tu
pourras... Pour la derniIre fois...
     Il dJplia  le papier et  montra  A  Perets un  petit bouquet  de fleurs
sauvages d'un vert vJnJneux.
     - Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
     -  Mais arrKte de  remuer, lui cria  Kim.  Reste tranquille!  Maniaque,
chiffe!
     -  Maniaque, chiffe,  soit!  approuva avec enthousiasme StoPan. Pour la
derniIre fois, la derniIre des derniIres.
     Les  pousses  rosJs  sur  sa combinaison  commenZaient A  se faner,  se
ridaient et tombaient  A terre, sur le visage de brique de la femme sous  la
douche.
     - C'est fini, dit Kim. DJcampe!
     Il  se  dJtacha de  StoPan et  jeta  dans le seau A  ordures  une chose
sanglante, A demi vivante, qui continuait A se tordre.
     - Je lIve le  camp,  dit StoPan. Tout de  suite. Tu sais, Rita a encore
fait des  siennes,  et j'ai un peu peur  de  quitter la  station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
     - Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien A faire lA-bas.
     - Comment, rien? s'Jcria StoPan. Quentin fond A vue d'oeil.  Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit  elle  est revenue trempJe, blanche,  glacJe.  Un  garde  a  voulu  s'y
frotter, elle  lui a  fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traOne comme  un perdu. Et tout le lotissement expJrimental est envahi
par l'herbe.
     - Et alors? demanda Kim.
     - Quentin a pleurJ toute la matinJe...
     - Tout Za je le  sais,  l'interrompit Kim. Mais je  ne comprends pas ce
que Perets a A faire lA-dedans.
     -  Comment  Za, ce  qu'il a  A faire? Qu'est-ce que tu  racontes? Qui y
a-t-il A part  Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus...  Et on  ne  va pas
faire appel A Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mKme!
     Kim frappa la table de sa main :
     - za suffit! Va travailler  et que je  ne te voie plus  ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas A bout.
     - C'est fini, se hVta de dire StoPan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
     Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
     Kim prit un balai et poussa les dJbris dans un coin.
     - Un imbJcile sans cervelle,  commenta-t-il. Et  cette Rita... Recompte
tout encore une fois. za les dJmolira, cet amour...
     Sous  la fenKtre, l'irritante  pJtarade de la moto s'Jleva  A  nouveau,
puis  tout  redevint silencieux  A  l'exception des  coups sourds du  mouton
derriIre le mur.
     - Que faisais-tu ce matin au bord de l'A-pic, Perets? demanda Kim.
     -  Je  voulais  voir  le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique lA-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forKt, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim,  je crois que tout  le monde ment ici. J'ai
parfois mKme l'impression que toi aussi tu mens.
     - Le Directeur, JnonZa pensivement Kim. C'est peut-Ktre une idJe. Tu es
quelqu'un de courageux...
     - De toute faZon je n'en vais demain. Touzik m'emmInera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus lA.
     -  Je  ne m'attendais pas  A  Za,  poursuivit  Kim  sans Jcouter.  TrIs
courageux...  On  pourrait  peut-Ktre t'envoyer  lA-bas, que  tu  te  rendes
compte?


     Perets  s'Jveilla  au  contact de doigts froids  sur son Jpaule nue. Il
ouvrit les yeux et aperZut  au-dessus de lui un homme en  sous-vKtements. Il
n'y avait pas de  lumiIre dans la piIce, mais l'homme  Jtait  JclairJ par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbitJs.
     - Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
     - Il faut Jvacuer, rJpondit l'homme, A voix basse lui aussi.
     "Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
     - Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
     - L'hFtel est complet. Vous devez Jvacuer les lieux.
     Perets fit le tour de  la piIce d'un regard dJsemparJ. Tout Jtait comme
avant, comme avant les trois autres lits Jtaient vides.
     -  Inutile d'inspecter, fit le commandant.  Nous savons ce qu'il y  a A
voir.  De  toute  faZon, il  faut changer votre  literie  pour  la donner  A
nettoyer.  Vous  ne  le  ferez  pas  de  vous-mKme,  vous  n'avez  pas  reZu
l'Jducation adJquate...
     Perets  comprit : le commandant avait peur, et  il le prenait  de  haut
pour se  donner  de l'assurance.  Il Jtait  dans  un Jtat tel  qu'un  simple
contact  eYt suffi  pour qu'il  se mette  A  hurler,  A glapir, A entrer  en
transes, A briser la fenKtre pour appeler au secours.
     - Allons,  allons,  la literie, on vous  dit,  fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la  tKte
de Perets.
     - Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
     - C'est l'heure.
     -  Seigneur! vous n'avez pas toute votre tKte  A vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je  m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit A passer
de toute faZon.
     Il se leva  et, pieds  nus sur  le  sol froid,  entreprit de retirer la
housse  de l'oreiller.  Le  commandant, comme figJ  sur  place,  suivait ses
mouvements de ses yeux exorbitJs. Ses lIvres tremblaient.
     - RJparations, lVcha-t-il enfin. Il est temps de faire des rJparations.
La tapisserie  est toute  dJchirJe,  le plafond  fissurJ,  le planchJiage  A
refaire...
     Sa voix s'affermit :
     -  Donc, vous  devez  de  toute  faZon  Jvacuer. Les  rJparations  vont
commencer incessamment.
     - Les rJparations?
     - Les  rJparations.  Vous avez vu l'Jtat de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
     - Maintenant? Tout de suite?
     -  Maintenant.  Tout  de  suite.  Il  est  impensable  d'attendre  plus
longtemps. Le plafond est complItement fissurJ. Il n'y a qu'A voir.
     Perets se sentit  soudain glacJ. Il abandonna  la housse  et saisit son
pantalon.
     - Quelle heure est-il? demanda-t-il.
     - Minuit passJ, rJpondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
     - Et oSHCH vais-je aller? dit Perets, enfilant une  jambe de son pantalon,
en  Jquilibre  sur un  pied.  Vous n'avez qu'A me mettre ailleurs, dans  une
autre chambre...
     -  Tout  est  complet.  Et  lA  oSHCH  ce  n'est  pas  complet,  c'est  en
rJparations.
     - Chez le veilleur, alors...
     - C'est complet.
     Perets fixa tristement la lune.
     - Dans le dJbarras, alors. Dans le dJbarras, dans la lingerie, dans  le
poste d'JlectricitJ. Il  ne me  reste plus que six heures A  dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver  A me loger chez vous,  d'une  maniIre ou d'une
autre...
     Le commandant s'agita soudain A travers la piIce. Il courait d'un lit A
l'autre, nu-pieds, blKme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrKta
et profJra d'une voix geignarde :
     - Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisJ, j'ai fait deux instituts,
je  ne  suis pas  un quelconque  indigIne... Je comprends  tout! Mais  c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura A l'oreille :) Votre visa est  arrivJ A expiration. Il y a  dJjA
vingtsept minutes qu'il est expirJ, et  vous Ktes toujours lA! Vous ne devez
pas Ktre  lA.  Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous  le  lit les  chaussettes et les  chaussures de
Perets.) Je me suis rJveillJ en  nage A minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est  tout.  Ma  fin  est  venue. Je suis parti comme  j'ai JtJ.  Je ne  me
souviens de rien.  Des nuages  dans les rues, des clous  aux pieds...  Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
     Perets s'habilla A la hVte. Il comprenait mal. Le commandant n'arrKtait
pas  de  courir entre  les  lits, piJtinait  les  carrJs de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait A la fenKtre et murmurait :
     "Mon Dieu, enfin..."
     - Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
     Le commandant eut un claquement de mVchoires.
     - En aucun cas! Vous  voulez me perdre... Il  faut Ktre sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
     Perets  ramassa  ses livres, ferma non  sans peine sa  valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
     - Et maintenant oSHCH vais-je aller?
     Le commandant  ne rJpondit pas.  Il  attendait, trJpignant d'impatience
Perets prit sa  valise et gagna la rue par l'escalier sombre et  silencieux.
Il s'arrKta  sur  le perron et, tentant de calmer son tremblement, Jcouta un
moment la voix du commandant qui  expliquait au  veilleur ensommeillJ : "...
Il  va  vouloir rentrer. Il  ne faut pas  le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus)  Compris? Tu  rJponds..." Perets  s'assit  sur sa  valise et
Jtendit son manteau sur ses genoux.
     - Non,  je vous  en prie, fit la voix  du  comman dant derriIre lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'Jvacuer complItement le
territoire de l'hFtel.
     Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la  chaussJe. Le commandant
piJtina encore un  peu en grommelant : <  Je vous  en  prie instamment... ma
femme...  sans excIs d'aucune  sorte... les  consJquences...  impossible..."
Puis   il  partit  en  frFlant   le   mur,   silhouette  blanche  dans   ses
sous-vKtements. Perets vit les fenKtres  noires des  cottages, les  fenKtres
noires  de l'Administration, les fenKtres noires  de l'hFtel.  Nulle part il
n'y avait de lumiIre, les ampoules des rues elles-mKmes Jtaient Jteintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et mJchante.
     Et soudain  il  dJcouvrit  qu'il  Jtait  seul.  Personne auprIs de lui.
Autour, les gens  dorment,  et ils m'aiment  tous,  je le sais, je m'en suis
souvent  aperZu.  Et pourtant je suis  seul, comme  s'ils Jtaient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme affligJ de  la  maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
collJ A moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jouJ du  piano A quatre
mains et avons parlJ, et j'Jtais le seul avec qui il osait parler, avec  qui
il se  sentait un  homme A part entiIre, et pas  le pIre de sept enfants. Et
Kim.  Il   est  revenu  de  la  chancellerie  avec  une  Jnorme  liasse   de
dJnonciations.  Quatre-vingt-douze   dJnonciations   me  concernant,  toutes
Jcrites  de la mKme main et signJes de noms diffJrents. Comme quoi je volais
A la poste  la cire A  cacheter de l'Etat,  j'avais amenJ dans ma valise une
maOtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore...  Et Kim avait lu ces dJnonciations, en  avait jetJ
certaines au panier et  avait  mis les autres de cFtJ  en marmonnant  : "za,
c'est   A  creuser."  Et   c'Jtait   inattendu  et  effrayant,  insensJ   et
repoussant...  Les  regards  furtifs  qu'il me  jetait,  et  ses yeux  qu'il
dJtournait aussitFt...
     Perets  se leva, prit sa  valise  et  partit  A  l'aventure,  lA  oSHCH le
mInerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle  part.
Il tituba, Jternua de poussiIre et sans doute tomba A plusieurs reprises. La
valise  Jtait  incroyablement  lourde, comme impossible  A  diriger. Elle se
frottait  A  la  jambe  comme  un  fardeau,  puis  s'envolait  pesamment  et
resurgissait des tJnIbres pour venir battre le genou. Dans  une sombre allJe
du parc  oSHCH  ne  brillait aucune  lumiIre  et oSHCH  seules  les statues  aussi
incertaines que le commandant apportaient  une  vague blancheur,  la  valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de  ses boucles qui  s'Jtait dJtachJe
et Perets, en dJsespoir de cause, l'abandonna.  L'heure  du  dJsespoir Jtait
venue. AveuglJ par les larmes, Perets se fraya un chemin A travers les haies
sIches et bardJes de piquants  poussiJreux, franchit quelques marches, tomba
lourdement  sur le  dos  et,  A bout  de forces,  tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber A genoux au bord de l'A-pic.
     Mais  la  forKt demeurait indiffJrente.  Si indiffJrente  qu'elle ne se
laissait mKme pas  voir. Sous l'A-pic, tout Jtait sombre et ce n'Jtait  qu'A
l'horizon  que l'on voyait apparaOtre  quelque chose de  gris  et d'informe,
vaste et stratifiJ qui luisait mollement sous la lune.
     - RJveille-toi, implora  Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls,  n'aie pas peur, ils sont tous  endormis.  Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-Ktre tu ne comprends pas ce que Za veut
dire,  besoin? C'est quand  on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps A...  C'est quand toute la vie se tend  vers... Je ne sais pas
qui  tu es.  Et mKme ceux qui sont absolument persuadJs  de le savoir ne  le
savent  pas. Tu es ce  que tu es, mais je peux espJrer  que tu  es telle que
toute ma  vie j'ai  voulu te voir  : bonne  et  intelligente, indulgente  et
comprJhensive,  attentive et peut-Ktre mKme reconnaissante. Nous avons perdu
tout  cela,  nous n'avons plus assez de  force ni de temps, nous  ne faisons
qu'Jriger  des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous  souvenir, nous  souvenir nous ne pouvons  plus. Mais
toi, tu es diffJrente,  et c'est pourquoi je  suis  venu A toi de loin, sans
mKme croire A ton  existence. Et se pourrait-il que tu  n'aies pas besoin de
moi?  Non, je vais te dire  la vJritJ.  J'ai peur  de ne pas avoir non  plus
besoin  de toi. Nous nous sommes  aperZus,  mais nous ne  sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en Ktre ainsi. Peut-Ktre parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je  suis l'un d'eux  et tu
ne peux Jvidemment pas me distinguer dans la  foule, et je ne vaux peut-Ktre
pas la peine d'Ktre  distinguJ. J'ai peut-Ktre moi-mKme imaginJ les qualitJs
humaines  qui devaient te  plaire, mais te  plaire A toi  telle que je  t'ai
imaginJe et non A toi telle que tu es...
     Des flocons  de lumiIre  blancs  et brillants se  levIrent A l'horizon,
s'Jtendirent et tout d'un coup, A droite sous la falaise, sons le  rocher en
surplomb, des  faisceaux de  projecteurs  se dJchaOnIrent  pour fouiller  le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
A l'horizon s'JtirIrent, se  gonflIrent, devinrent des nuages blanchVtres et
s'Jteignirent. Quelques instants  plus tard,  les  projecteurs s'Jteignirent
aussi.
     - Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs,  je
les connais aussi trIs mal. Je sais seulement  qu'ils sont capables de  tous
les excIs, du plus extrKme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
fJrocitJ comme dans la pitiJ, dans le dJchaOnement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la comprJhension. Ils ont toujours remplacJ la
comprJhension par des succJdanJs  - foi, athJisme, indiffJrence, mJpris.  Ce
qui est toujours apparu Ktre  le plus simple. Plus  simple de croire  que de
comprendre. Plus  simple d'Ktre dJsabusJ  que de  comprendre.  Entre  autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore  rien dire.  Ici je ne
peux pas t'aider, tout est  trop rJsistant, trop  en place. Ici je suis trop
visiblement dJplacJ, Jtranger.  Mais je trouverai le point d'application des
forces,   ne  t'inquiIte  pas.  C'est   vrai,   ils  peuvent   te   souiller
irrJversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus Jconomique,  et sur tout  le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
     Perets se  leva et  s'avanZa tout droit A travers les buissons, dans le
parc, dans l'allJe. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
Il revint alors dans la grand-rue,  vide  et  JclairJe par la seule lune. Il
Jtait  plus  d'une  heure  du  matin  quand  il  s'arrKta  devant  la  porte
obligeamment ouverte de la bibliothIque de  l'Administration.  Les  fenKtres
Jtaient  tendues  de  stores  lourds,  mais  l'intJrieur  Jtait  brillamment
Jclaire,  comme  une salle de  bal. Le  parquet  se  craquelait et  grinZait
dJsespJrJment,  et autour  Jtaient les livres. Les rayonnages ployaient sous
les livres, les livres Jtaient entassJs sur les tables et dans les coins, et
A part Perets et les livres il n'y  avait pas  dans la bibliothIque  Vme qui
vive.
     Perets  se  laissa  tomber dans un  grand  vieux  fauteuil, Jtendit les
jambes,  se  renversa en  arriIre  et  posa tranquillement ses  bras sur les
accoudoirs.
     Alors,  qu'est-ce  que vous faites lA?  dit-il aux  livres.  FainJants!
C'est pour  Za qu'on vous  a Jcrits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles.
Combien a-t-on semJ? Combien de sage, de bon, d'Jternel? Et quelles sont les
prJvisions pour la rJcolte?  Et surtout, quelles pousses lIveront? Vous vous
taisez... Toi,  lA, comment  dJjA...  Oui, oui, toi en deux  tomes.  Combien
d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancKtre, tu
es un bon et honnKte camarade. Tu n'as jamais criJ, tu ne t'es jamais vantJ,
jamais frappJ la poitrine.  Bon et honnKte. Et ceux qui te lisent deviennent
aussi bons et  honnKtes.  Ne serait-ce  que pour  un temps. MKme malgrJ eux.
Mais  tu  sais,  il  y  en  a  qui pensent que  pour  avancer,  la bontJ  et
l'honnKtetJ ne sont  pas  tellement  nJcessaires.  Que pour  Za il faut  des
jambes. Et des souliers. MKme des pieds sales et des souliers non cirJs.  Le
progrIs  peut  Ktre complItement  indiffJrent aux notions  de  bontJ  et  de
droiture, comme  il  l'a  fait  jusqu'A  maintenant.  L'Administration,  par
exemple,  n'a  pas  besoin,  pour  fonctionner  correctement,  de  bontJ  ou
d'honnKtetJ.  C'est  agrJable, souhaitable, mais absolument  pas nJcessaire.
Comme le latin  pour un  nageur.  Les biceps  pour  un  comptable.  Comme le
respect de  la  femme pour Domarochinier... Mais tout dJpend de ce  que l'on
appelle progrIs. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus
:  alcoolique,  soit, oui mais  quel  spJcialiste! DJbauchJ,  oui mais  quel
propagandiste!  Voleur,  disons profiteur,  oui  mais  quel  administrateur!
Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle  abnJgation... Mais  on peut
aussi concevoir le progrIs comme transformation de  tous dans le  sens de la
bontJ  et de l'honnKtetJ. Et alors  nous verrons peut-Ktre  un temps oSHCH l'on
dira :  c'est  un spJcialiste, bien sYr, il  s'y connaOt, mais c'est un sale
type, il faut le  chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous Ktes  plus
nombreux que les  humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez
peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous
de  bons  et  honnKtes, des sages, des  savants,  mais aussi  des  cervelles
d'oiseau, des sceptiques, des schizophrInes, des meurtriers, des suborneurs,
des enfants, des prJdicateurs  moroses, des imbJciles  contents d'eux-mKmes,
et des braillards enrouJs aux yeux injectJs. Et vous ne sauriez pas pourquoi
vous Ktes lA. Au  fait, A quoi servez-vous? Vous  Ktes  nombreux A offrir la
connaissance,  mais   A  quoi  sert  la  connaissance  dans  la  forKt?   La
connaissance n'a rien A voir  avec la forKt.  C'est comme si on prenait soin
d'inculquer A un futur bVtisseur de citJs radieuses l'art des fortifications
: quels  que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une
maison de repos, il n'arriverait jamais A construire qu'une redoute maussade
bardJe de flIches, d'escarpes  et de  contrescarpes.  Ce que vous avez donnJ
aux gens qui  sont allJs  dans  la forKt, ce n'est pas la connaissance, mais
des prJjugJs... Il  y en a d'autres parmi vous  qui inspirent le scepticisme
et le dJcouragement. Et ceci  non pas en raison de leur  noirceur ou de leur
cruautJ, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute  espJrance, mais parce
qu'ils mentent.  Il  y  a des mensonges  radieux,  pleins  de  sifflotements
allIgres et de chansons entraOnantes, des mensonges geignards qui tentent en
gJmissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement,
ce   n'est  jamais  ces  livres  que   l'on  brYle,  que   l'on  retire  des
bibliothIques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanitJ le mensonge
n'a JtJ jetJ au feu. Ou alors par  accident, parce qu'on n'avait pas compris
ou qu'on avait  cru. Dans la  forKt aussi ils  sont  inutiles. Ils  ne  sont
utiles  nulle part.  C'est sans doute  prJcisJment  pour cela  qu'il y  en a
tant... enfin pas  pour cela mais parce qu'on les  aime... Les  tJnIbres des
vJritJs amIres sont plus chIres A notre coeur...  Quoi? Qui est-ce qui parle
ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?
     - Silence, il n'a qu'A dormir...
     - Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...
     - Mais arrKte ton chahut... Ah, mais c'est Perets.
     - Et aprIs? Occupe-toi plutFt de toi...
     - Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...
     - Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.
     Et il se rJveilla.
     En face  de  lui, un  escabeau de bibliothIque  Jtait placJ devant  les
rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute
marche. Touzik, le chauffeur,  maintenait  l'Jchelle de  ses bras tatouJs et
regardait vers le haut.
     - Il est toujours comme Za un peu perdu, disait Alevtina en considJrant
Perets.  Et il n'a pas dOnJ,  Jvidemment. Il faudrait  le  rJveiller,  qu'il
boive  au moins un peu de vodka... Je  me demande ce que  des gens comme lui
peuvent rKver?
     - Moi, ce que je vois, je le rKve pas, fit Touzik, les yeux levJs.
     - Tu  vois  quelque chose  de nouveau? Que tu n'avais jamais vu  avant?
demanda Alevtina.
     -  Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuliIrement neuf,
mais c'est comme au cinJma :  on peut le voir vingt  fois, et c'est toujours
avec plaisir.
     Sur la troisiIme  marche de l'escabeau se trouvait un Jnorme CHTROUTSEL
coupJ en tranches, sur la quatriIme des concombres et des oranges pelJes, et
sur la cinquiIme une bouteille A moitiJ vide flanquJe d'un pot  A crayons en
matiIre plastique.
     - Regarde tant  que tu veux, mais tiens bien l'Jchelle,  fit  Alevtina,
qui se mit en  devoir d'extraire  des rayons supJrieurs d'Jpaisses revues et
des dossiers aux couvertures  dJfraOchies.  Elle  souffla  pour  enlever  la
poussiIre, fit  une  grimace,  tourna quelques  pages,  mit  A part quelques
chemises  et remit  les autres A  leur place.  Le  chauffeur Touzik  renifla
bruyamment.
     - Il te faut aussi ceux de l'avant-derniIre annJe? demanda Alevtina.
     -  Il  me  faut une  chose, fit Touzik, Jnigmatique. Je vais  rJveiller
Perets, maintenant.
     - Ne t'en va pas de l'Jchelle, dit Alevtina.
     -  Je ne  dors pas,  intervint Perets.  Il y a  longtemps  que  je vous
regarde.
     - De lA-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il
y a tout : des femmes, du vin et des fruits...
     Perets  se  leva en  boitillant  sur  sa jambe ankylosJe, s'approcha de
l'escabeau et se versa A boire.
     -  Qu'est-ce que vous avez rKvJ,  Pertchik? demanda Alevtina du haut de
l'Jchelle.
     Perets leva machinalement la tKte, et baissa aussitFt les yeux.
     - Ce que j'ai rKvJ? Des bKtises... Je parlais avec les livres.
     Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.
     - Tenez Za une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.
     - Alors tu veux ceux de l'avant-derniIre annJe? demanda Alevtina.
     - Evidemment! (Touzik versa  le liquide dans le gobelet et  choisit  un
concombre.) L'avant-derniIre, et  l'avant-avant-derniIre. J'en  ai  toujours
besoin. za  a toujours JtJ comme Za,  et  je ne peux pas vivre sans  Za.  Et
personne  ne peut vivre sans Za. Il y en  a qui ont besoin de plus, d'autres
de  moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la leZon, je
suis comme Za. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le
concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai
encore un peu, puis je prendrai la voiture et  j'irai me chercher une ondine
dans la forKt...
     Perets tenait l'Jchelle et  s'efforZait de penser  au  lendemain,  mais
Touzik,  assis  sur  la  premiIre marche de  l'escabeau, avait entrepris  de
raconter comment,  dans sa  jeunesse, lui  et des amis  avaient  surpris  un
couple en  banlieue, avaient  rossJ et  chassJ le galant, et avaient ensuite
essayJ de se servir  de la femme.  Il faisait froid, humide,  et A cause  de
leur  extrKme  jeunesse  A tous,  personne  n'Jtait arrivJ  A rien. La femme
pleurait,  avait  peur,  et l'un aprIs l'autre les  amis  de Touzik  avaient
abandonnJ, et seul lui, Touzik, avait continuJ A s'accrocher A la femme dans
l'arriIre-cour  bourbeuse,  l'empoignant,  jurant, croyant  toujours  que Za
allait y  Ktre,  mais sans rJsultat,  jusqu'au moment  oSHCH il l'avait emmenJe
chez elle, dans sa  propre maison,  l'avait serrJe contre la rampe de fer de
l'escalier sombre et avait enfin eu  ce qu'il  voulait. RacontJe par Touzik,
l'histoire Jtait follement passionnante et drFle.
     - C'est pour Za que les  petites ondines ne risquent pas de m'Jchapper,
dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est  pas lA que je vais commencer.
Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.
     Il  avait  un beau visage hVlJ, d'Jpais sourcils, le regard  vif et une
dentition  remarquable. Il ressemblait JnormJment  A  un  Italien.  Mais  il
sentait des pieds.
     - Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait
Alevtina. Tous les dossiers sont mJlangJs. Tiens, prends toujours ceux-lA en
attendant.
     Elle se  pencha et fit  passer A  Touzik une  pile  de  dossiers  et de
revues. Celui-ci  prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les
lIvres, compta les dossiers et dit :
     - Il m'en faut encore deux.
     Perets tenait toujours l'Jchelle, le regard fixJ sur ses poings serrJs.
Demain A cette heure je ne serai plus lA, se disait-il. Je  serai assis dans
la cabine  A cFtJ de Touzik, il  fera chaud, le  mJtal commencera A  peine A
refroidir.  Touzik  allumera  les phares, s'installera  confortablement,  le
coude  gauche  appuyJ  contre la  portiIre  et  commencera  A parler  de  la
politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra
s'arrKter A chaque buvette, prendre en  route  qui il voudra, il pourra mKme
faire  un  dJtour pour ramener  A  quelqu'un  une batteuse de  l'atelier  de
rJparations.  Mais  je ne le laisserai parler que de politique  mondiale. Ou
bien je l'interrogerai sur les diffJrents types d'automobiles.  Sur les taux
de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs
vJreux.  Il raconte bien,  et  on  ne sait jamais  s'il ment  ou s'il dit la
vJritJ...
     Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lIvres, jeta un
regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit  de poursuivre son rJcit en le
ponctuant de trJpignements, de gestes expressifs et d'Jclats de rire joyeux.
S'attachant  scrupuleusement A la  chronologie,  il raconta l'histoire de sa
vie  sexuelle d'annJe  en annJe, mois aprIs mois. La  cuisiniIre  du camp de
concentration oSHCH il avait JtJ enfermJ  pour avoir volJ du papier au temps de
la pJnurie (la cuisiniIre rJpJtait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me
joue pas de tour!..."),  la  fille  d'un dJtenu politique  dans ce mKme camp
(elle  ne  se souciait  pas  de  savoir  avec qui  elle allait,  elle  Jtait
persuadJe  que  de toute faZon elle finirait au  crJmatoire),  la femme d'un
marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons
incessantes de son taureau de  mari.  Il y  avait  aussi une riche veuve que
Touzik  avait fini par fuir  une  nuit,  en  caleZon, parce qu'elle  voulait
mettre  le  grappin  sur le pauvre Touzik et lui faire  faire le  trafic  de
narcotiques  et de  prJparations mJdicales douteuses. Et  les  femmes  qu'il
transportait quand il Jtait  chauffeur de  taxi :  elles  le  payaient  avec
l'argent du client, puis, A la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui
dis : mais enfin, et A moi, qui va y penser? Toi tu en as dJjA eu quatre, et
moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'annJes, qu'il
avait JpousJe par autorisation spJciale des autoritJs : elle lui avait donnJ
des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayJ de la  prKter
A des amis en Jchange  de leurs maOtresses. Des  femmes... des filles... des
harpies... des salopes... des traOnJes...
     - C'est pour Za que je suis pas du tout un dJpravJ, conclut-il. Je suis
simplement  un homme  qui  a  du tempJrament,  et pas une  espIce  de dJbile
impuissant.
     Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans  prendre congJ
en sifflotant et  en faisant grincer le parquet, curieusement voYtJ, soudain
semblable  A une araignJe  ou A  un homme des  cavernes. Perets, accablJ, le
suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :
     - Donnez-moi la main, Pertchik.
     Elle  s'assit sur la derniIre marche, posa les mains sur ses Jpaules et
se laissa  tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous  les aisselles  et la
posa A  terre,  et ils  demeurIrent un instant tout proches l'un de l'autre,
visage contre visage. Elle avait gardJ les mains posJes sur ses  Jpaules, et
il la tenait toujours sous les aisselles.
     - On m'a chassJ de l'hFtel, dit-il.
     - Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?
     Elle  Jtait  bonne  et  tiIde,  et elle affrontait  tranquillement  son
regard, mais sans aucune assurance particuliIre. En la regardant, on pouvait
se reprJsenter bien des images  de bontJ, de chaleur, de douceur,  et Perets
passa avidement en revue toutes ces images les unes aprIs les autres, essaya
de  se  voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il  ne pouvait
pas :  A  sa  place il voyait Touzik,  un Touzik beau,  arrogant, aux gestes
sYrs, et qui sentait des pieds.
     - Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme Za.
     Elle  se  dJtourna  immJdiatement et entreprit  de  rassembler  dans un
papier journal les restes de nourriture.
     - Et  pourquoi "comme Za"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous
dormirez jusqu'au matin, puis  on vous trouvera une chambre. Vous ne  pouvez
pas passer toutes les nuits dans la bibliothIque..
     - Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec Jtonnement.
     - Vous partez? Dans la forKt?
     - Non, chez moi.
     - Chez  vous... (Elle enveloppa lentement les  restes dans le journal.)
Mais  vous  vouliez  toujours aller  dans la  forKt, je  vous  l'ai moi-mKme
entendu dire.
     -  C'est  que,  voyez-vous, je voulais...  Mais on ne veut pas  que j'y
aille.  Je  ne  sais  mKme  pas  pourquoi.   Et  je  n'ai  rien  A  faire  A
l'Administration. Donc je me suis mis  d'accord  avec Touzik... Il  m'emmIne
demain.  Il  est dJjA trois heures maintenant. Je vais aller  dans le garage
m'installer dans la voiture  de Touzik,  et lA j'attendrai le matin. Donc ce
n'est pas la peine de vous inquiJter...
     - Je vais donc vous  dire adieu... A moins  que  vous  ne vouliez quand
mKme venir?
     - Merci, je prJfIre attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me
rJveiller. Touzik n'attendra pas.
     Ils sortirent et gagnIrent le garage main dans la main.
     - Alors, vous n'avez pas aimJ ce que Touzik a racontJ? demanda-t-elle.
     - Non.  Je n'ai pas du tout aimJ.  Je n'aime  pas qu'on parle  de Za. A
quoi  bon? J'en  ai  plutFt honte... honte pour lui, pour vous, pour  moi...
Pour  tout  le  monde. za  n'a pas de  sens. On  dirait qu'il y a  un  grand
ennui...
     -  C'est la plupart  du temps A cause de cet ennui, dit  Alevtina. Mais
vous n'avez  pas  A avoir  honte  pour moi,  j'y suis indiffJrente. za m'est
parfaitement Jgal... VoilA, vous  Ktes  arrivJ.  Embrassez-moi  avant  de me
quitter.
     Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.
     - Merci, dit-elle.
     Puis elle fit demi-tour  et s'Jloigna rapidement. Sans savoir pourquoi,
Perets agita la main dans sa direction.
     Il  pJnJtra  dans  le  garage JclairJ par  de petites  ampoules bleues,
enjamba le gardien qui ronflait  sur un siIge empruntJ A une voiture, trouva
le camion de Touzik et grimpa dans  la  cabine.  za sentait  le  caoutchouc,
l'essence, la poussiIre. Sur le pare-brise dansait un  Mickey Mouse aux bras
et jambes JcartJs. On est bien, Za  va, se dit Perets. J'aurais dY venir ici
tout de  suite. Tout autour Jtaient garJes les  voitures muettes, sombres et
vides.  Le gardien ronflait  bruyamment.  Les voitures dormaient, le gardien
dormait, tout dormait dans l'Administration.  Alevtina se  dJshabillait dans
sa chambre devant  sa  glace, A cFtJ de son lit prJparJ, un grand lit A deux
places doux et chaud... Non,  il ne faut pas penser A Za. Parce que le  jour
on  est  gKnJ  par  les  bavardages,  le bruit  de  la  "mercedes", tout  ce
remue-mJnage stupide. Mais maintenant,  plus d'Jradication, de  pJnJtration,
de  protection,  ni  aucune autre sinistre  absurditJ, uniquement  un  monde
endormi au-dessus de l'A-pic,  un monde fantomatique comme  tous les  mondes
endormis, invisible et inaudible, pas plus rJel que  la  forKt. La forKt est
mKme  maintenant  plus rJelle : la forKt ne dort jamais.  Ou peut-Ktre  elle
dort, et  rKve de  nous tous.  Nous  sommes  le songe  de la forKt.  Le rKve
atavique. Les fantFmes grossiers de sa sexualitJ refroidie...
     Perets  s'Jtendit, recroquevillJ,  et fourra sous  sa  tKte son manteau
roulJ en boule. Mickey Mouse se balanZait doucement au bout de son fil. A la
vue de  ce jouet, les  jeunes filles  ne  manquaient pas de s'Jcrier  : "Oh!
qu'il  est mignon", et le chauffeur Touzik leur rJpondait  : "Le dedans vaut
le  dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui  ne
savait pas comment  l'enlever de lA. Ni mKme si  on pouvait l'enlever. Si on
le dJplaZait, la voiture risquait  peut-Ktre  de  partir. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite,  droit sur  le gardien endormi, et  Perets serait
dans la cabine, en train d'appuyer  sur tout ce qui  lui tomberait  sous  la
main ou  sous le  pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ;
on  voit  dJjA sa bouche ouverte d'oSHCH s'Jchappent  des  ronflements, puis la
voiture tressaute, tourne brutalement, s'Jcrase contre le mur  du garage, et
dans la brIche apparaOt le ciel bleu...
     Perets  s'Jveilla et s'aperZut que c'Jtait dJjA le  matin.  A  la porte
grande ouverte du garage, des  mJcaniciens fumaient, et l'on voyait derriIre
une surface que le soleil colorait en jaune. Il Jtait sept heures. Perets se
mit  sur son sJant,  s'essuya le visage et  regarda dans le  rJtroviseur. Il
pensa qu'il  lui  faudrait  se  raser,  mais resta  dans la voiture.  Touzik
n'Jtait pas encore arrivJ, il fallait l'attendre lA, sur place, car tous les
chauffeurs  Jtaient distraits et  partaient  toujours  sans lui. Il y a deux
rIgles A observer dans les relations avec les chauffeurs  : premiIrement, ne
jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxiImement,
ne  jamais discuter avec  le chauffeur qui  vous conduit. A la limite, faire
semblant de dormir...
     Les  mJcaniciens  A l'entrJe  jetIrent leurs  mJgots  qu'ils JcrasIrent
soigneusement A la pointe  de leurs chaussures et  entrIrent dans le garage.
Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'Jtait  pas du
tout un mJcanicien,  mais bien  le manager. Quand ils passIrent prIs de lui,
le manager s'arrKta A cFtJ de la cabine et, posant une  main  sur  l'aile du
camion,  examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner :
"Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."
     - OSHCH est-il? demanda le mJcanicien inconnu.
     - ...! rJpondit tranquillement le manager. Regarde sous le siIge.
     - Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mJcanicien d'une voix
irritJe. Je vous avais bien prJvenu que j'Jtais serveur...
     Il y eut un temps de silence, puis la  portiIre du  cFtJ du  conducteur
s'ouvrit sur le  visage maussade et ennuyJ du mJcanicien-serveur. Il jeta un
coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'intJrieur de la cabine, tira un
peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siIge et se mit A remuer
les objets qui s'y trouvaient.
     - C'est Za, un cric? demanda-t-il A mi-voix.
     - N-non, fit Perets. Je crois que c'est plutFt une clef A molette.
     Le mJcanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pinZant
les lIvres, la posa  sur le  marchepied et  recommenZa  A  fourrager sous le
siIge.
     - za? demanda-t-il.
     - Non,  dit  encore  Perets. za, je peux vous  dire  exactement ce  que
c'est. C'est un arithmomItre. Les crics ne sont pas comme Za.
     Le front plissJ, le mJcanicien-serveur considJrait l'arithmomItre.
     - Ils sont comment, alors? demanda-t-il.
     - Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs
modIles. Il y a une espIce de manivelle mobile...
     - Il y en a une, lA. Comme sur une caisse enregistreuse.
     - Non, ce n'est pas du tout le mKme genre de manivelle.
     - Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?
     Perets  ne sut plus que rJpondre. Le  mJcanicien attendit  un peu, posa
avec un soupir  l'arithmomItre sur le marchepied et se remit A l'oeuvre sous
le siIge.
     - C'est peut-Ktre Za? interrogea-t-il.
     - C'est possible. za y ressemble  beaucoup. Mais lA il devrait  y avoir
une espIce de tige de fer. Une grosse tige.
     Le  mJcanicien  trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de
sa main, dit : "TrIs bien, je vais lui apporter Za pour commencer" et partit
en laissant la portiIre ouverte.  Perets  alluma une cigarette. On entendait
derriIre des  cliquetis mJtalliques et des jurons. Puis le  camion  se mit A
grincer et A tressauter.
     Touzik  n'Jtait toujours pas lA, mais  Perets ne s'inquiJtait  pas.  Il
s'imaginait en train de rouler  dans  la rue principale de l'Administration,
et  personne  ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale
en  soulevant aprIs  eux un  nuage de poussiIre jaune, tandis  que le soleil
serait de plus en plus haut, sur leur droite,  et qu'il commencerait bientFt
A chauffer ; ils quitteraient  alors la  transversale  pour s'engager sur la
grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et A l'horizon
ruisselleraient des mirages pareils A de grandes mares scintillantes...
     Le mJcanicien passa A nouveau devant la cabine en faisant rouler devant
lui une  lourde  roue arriIre.  La  roue prenait de  la vitesse sur  le  sol
bJtonnJ et l'on voyait que  le mJcanicien voulait l'arrKter pour  la  placer
contre le mur, mais la roue n'inflJchit qu'A peine sa trajectoire  et  gagna
pesamment  la  cour tandis  que  le  mJcanicien courait  maladroitement A sa
poursuite en prenant de plus en plus de retard.  Puis ils disparurent, et on
entendit  le mJcanicien qui poussait des cris sonores et dJsespJrJs  dans la
cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le  sol et des gens
passIrent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends A droite!"
     Perets remarqua  que le camion ne  se tenait  plus aussi droit  sur ses
roues qu'auparavant  et jeta  un coup  d'oeil  par la  portiIre  Le  manager
s'affairait prIs du train arriIre.
     - Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...
     -  Ah! Perets,  cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans  cesser
son travail. Restez assis, restez assis, ne vous dJrangez  pas! Vous ne nous
gKnez  pas. Elle est  bloquJe, cette saloperie. La  premiIre a JtJ facile  A
enlever, mais la deuxiIme est prise.
     - Comment Za, prise? Il y a quelque chose de dJtJriorJ?
     Le manager  se redressa et  s'essuya  le  front du dos de la  main avec
laquelle il tenait la clef :
     - Je ne  crois pas. Elle doit Ktre simplement  rouillJe. Je ne vais pas
tarder...  Puis nous  pourrons faire une partie d'Jchecs. Qu'est-ce que vous
en pensez?
     - D'Jchecs? fit Perets. Mais oSHCH est Touzik?
     - Touzik?  C'est-A-dire  Touz?  Il  est  maintenant  assistant-chef  de
laboratoire. On l'a envoyJ  dans la forKt. Touz ne travaille plus chez nous.
Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?
     - Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...
     Il ouvrit la portiIre et sauta sur le ciment.
     -  Vous  vous dJrangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester
assis, vous ne gKnez pas.
     - Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?
     - Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut
enlever  les roues... Elle avait bien  besoin de se bloquer, celle-lA! Va te
faire...  Bon, les  mJcaniciens  l'enlIveront.  Allons  plutFt  faire  cette
partie.
     Il prit Perets  par le bras et l'entraOna dans son bureau. Ils  prirent
place derriIre la  table,  le  manager  poussa de cFtJ  une pile de papiers,
disposa le jeu, dJbrancha le tJlJphone et demanda :
     - On joue A l'horloge?
     - Je ne sais pas trop, dit Perets.
     Le bureau Jtait sombre  et frais,  une fumJe de tabac bleuVtre flottait
entre les armoires comme une algue gJlatineuse,  et le manager,  verruqueux,
boursouflJ, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, Jtendit
deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'Jchecs et se  mit
en devoir  d'en extraire les  viscIres de bois. Ses  yeux ronds jetaient  un
Jclat vitreux et l'oeil droit, artificiel, Jtait continuellement tournJ vers
le  plafond tandis que  le  gauche,  mobile  comme  du  vif-argent,  roulait
librement  dans  son orbite, fixant tantFt  Perets, tantFt la  porte, tantFt
l'Jchiquier.
     - A l'horloge, dJcida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche,
la rJgla, pressa un bouton et joua le premier coup.
     Le  soleil  se levait. Dehors, on entendait crier  "Prends A droite!" A
huit heures, le manager qui se trouvait en  difficultJ  rJflJchit longuement
et soudain  rJclama un  petit dJjeuner pour les deux partenaires. Le manager
perdit une partie et en proposa une  autre. Le petit dJjeuner fut  copieux :
ils burent deux  bouteilles de  kJfir et mangIrent  un chtroutsel rassis. Le
manager  perdit la deuxiIme partie, fixa avec dJfJrence  et  admiration  son
oeil   vivant  sur   Perets  et  en   proposa  une  troisiIme.  Il   tentait
perpJtuellement le mKme gambit de la reine, sans s'Jcarter une seule fois de
la variante qu'il avait choisi  et  qui Jtait irrJmJdiablement perdante.  On
aurait  dit  qu'il travaillait A  sa propre  dJfaite,  et  Perets  dJplaZait
mJcaniquement  les  piIces,  se faisant  A lui-mKme  l'effet  d'une  machine
d'entraOnement :  il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est
l'Jchiquier,   le  bouton   sur   la  montre  et   un   protocole  d'actions
rigoureusement dJterminJ.
     A neuf  heures  moins  cinq  le  haut-parleur  du circuit de  diffusion
intJrieure grJsilla  et annonZa d'une voix asexuJe :  "Tous les travailleurs
de l'Administration au tJlJphone. Le Directeur va adresser une communication
aux employJs."
     Le manager prit soudain un air trIs sJrieux,  brancha le tJlJphone,  se
saisit  du  combinJ et le  porta  A  son  oreille.  Ses  deux  yeux  Jtaient
maintenant tournJs vers  le plafond.  "Puis-je  partir?" demanda Perets.  Le
manager fronZa sJvIrement les sourcils, mit un doigt sur ses lIvres puis fit
un  signe  de  la  main  A l'adresse  de  Perets.  Un  coassement  nasillard
s'Jchappait de l'Jcouteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.
     Il  y  avait beaucoup  de  monde au garage.  Tous  les visages  Jtaient
sJvIres, importants, solennels mKme. Personne  ne travaillait,  tous avaient
l'oreille  collJe  aux  combinJs  tJlJphoniques.  Seul restait  dans la cour
violemment  JclairJe  le serveur-mJcanicien  qui  continuait A poursuivre la
roue, la respiration sifflante,  l'air JgarJ, rouge, en sueur. Quelque chose
de trIs  important Jtait en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa
Perets, pas possible, je suis toujours A cFtJ, je ne sais jamais rien. C'est
peut-Ktre  lA le malheur, peut-Ktre  que tout  est  normal  mais je  ne sais
jamais le pourquoi du comment, et c'est pour Za que je me trouve en trop.
     Il  se  prJcipita  vers  la  plus  proche  cabine tJlJphonique,  tendit
avidement  l'oreille,  mais  il  n'y  avait  que   des  bourdonnements  dans
l'Jcouteur. Il ressentit  alors  un  soudain  effroi, une  sourde  crainte A
l'idJe qu'il Jtait encore en  train  de manquer quelque chose quelque  part,
que  quelque  part quelque chose  Jtait encore  distribuJ  A tout  le monde,
quelque chose dont il serait comme toujours privJ. Bondissant par-dessus les
trous et  les fossJs, il traversa le chantier, fit un  Jcart pour  Jviter le
garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combinJ dans
l'autre et escalada une Jchelle posJe  contre le mur inachevJ. Il put voir A
toutes  les  fenKtres des gens munis de tJlJphones, figJs sur place d'un air
pJnJtrJ  puis  il entendit au-dessus  de  sa  tKte un miaulement strident et
presque aussitFt aprIs le bruit d'un coup de  feu derriIre son dos. Il sauta
A terre, tomba  dans  un  tas d'ordures  et  se prJcipita  vers  l'entrJe de
service. La porte  Jtait fermJe. Il secoua A plusieurs  reprises la poignJe,
qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce  qu'il pourrait
faire ensuite. A cFtJ de  la porte  se trouvait une Jtroite fenKtre ouverte.
Il s'y glissa, se couvrant de poussiIre et s'arrachant les ongles des mains.
     Il  se  retrouva  dans une piIce  munie de deux tables.  DerriIre l'une
d'elles se trouvait Domarochinier, un tJlJphone A la main. Son  visage Jtait
de  pierre,  ses yeux  clos. Il pressait de  l'Jpaule  le combinJ contre son
oreille  et  notait   rapidement  quelque  chose  au  crayon  dans  un  gros
bloc-notes.  La  deuxiIme  table Jtait  inoccupJe et portait  un  tJlJphone.
Perets prit le combinJ et se mit A l'Jcoute.
     Bruissements.   CrJpitements.   Une   voix   aiguL   et   inconnue    :
"L'Administration ne peut rJellement utiliser qu'un fragment insignifiant de
territoire dans l'ocJan de la forKt qui baigne le Continent. Il n'y a pas de
sens  de  la  vie  et  pas  de  sens  des  actes.  Nous  pouvons  un  nombre
extraordinaire  de choses, mais nous n'avons  pas jusqu'A maintenant compris
ce qui nous  est nJcessaire parmi tout  ce que nous pouvons.  Il  ne rJsiste
pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apportJ une
satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il Jtait dJpourvu de sens..."
     De nouveau des bruissements et des crJpitements.
     "... RJsistons  avec  des  millions  de chevaux-vapeur, des dizaines de
tout-terrain, de  dirigeables et d'hJlicoptIres,  la science mJdicale  et la
meilleure  thJorie   de  l'approvisionnement  du   monde.   On   dJcouvre  A
l'Administration au moins deux gros dJfauts. Actuellement des actions de  ce
genre peuvent  atteindre de trIs  gros chiffrages au  nom de Herostrate pour
qu'il reste  notre  ami privilJgiJ. Elle est  absolument incapable de crJer,
sans ruiner l'autoritJ et l'ingratitude..."
     Bourdonnement, sifflement, bruits semblables A une quinte de toux.
     "Elle  aime beaucoup ce  que l'on  appelle  les solutions simples,  les
bibliothIques, les relations  profondes, les cartes gJographiques et autres.
Les  chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la
vie pour  tout le monde mais les gens n'aiment  pas cela.  Les employJs sont
assis, les jambes ballantes  dans le vide ; ils parlent, chacun A  sa place,
ils plaisantent, jettent  des cailloux et  chacun essaie  de lancer toujours
plus lourd, alors que la consommation de kJfir ne permet ni de  cultiver, ni
de supprimer, ni de faire entrer la forKt dans une clandestinitJ convenable.
J'ai  peur que nous n'ayons mKme pas compris  ce que nous voulons exactement
et il faut  finalement aussi exercer les nerfs,  comme on exerce la capacitJ
de  perception, et la  raison ne  rougit pas et  ne se perd pas  en remords,
parce qu'un problIme scientifique, correctement posJ,  est devenu  moral. Il
est faux,  glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et
ne pas  raconter de  lJgendes, mais se  prJparer  soigneusement A  une issue
type.  Demain  je vous recevrai  encore et examinerai comment vous vous Ktes
prJparJs. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre  ;
dix-huit  heures  :  rJunion  chez  moi  du  personnel  non   en  service  ;
vingt-quatre heures : Jvacuation gJnJrale..."
     II  y eut  dans l'Jcouteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se
tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard sJvIre
et accusateur.
     - Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.
     - Ce  n'est pas Jtonnant,  fit Domarochinier  d'une voix glaciale. Vous
avez pris un appareil qui n'est pas le vFtre. (Il baissa les yeux, inscrivit
quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses
une violation des rIgles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce
tJlJphone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.
     -  Bon,  dit  Perets, je m'en vais. Mais oSHCH est mon  appareil? Celui-ci
n'est pas le mien. Soit. Mais alors oSHCH est le mien?
     Domarochinier ne  rJpondit pas. Ses yeux  se fermIrent  A nouveau et il
colla le rJcepteur A son oreille. Perets entendit un coassement.
     - Je vous demande oSHCH est mon appareil, cria Perets.
     Maintenant, il  n'entendait plus  rien.  Il y  eut un bruissement,  des
craquements, puis retentirent  les signaux de fin  de communication.  Perets
rejeta alors le combinJ et  courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des
bureaux,  et partout vit  des employJs connus  ou inconnus. Certains Jtaient
assis ou  debout, figJs dans  l'immobilitJ la plus complIte,  pareils A  des
figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin A un autre,
enjambant le fil du tJlJphone qu'ils traOnaient  aprIs eux ; d'autres encore
Jcrivaient fiJvreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier,  dans
les  marges des journaux.  Et chacun collait  Jtroitement  le  combinJ A son
oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il  n'y avait pas de
tJlJphone  libre. Perets tenta  de  prendre  celui d'un employJ figJ dans sa
transe,  un  jeune  gars  en combinaison  de travail, mais  celui-ci  revint
aussitFt  A  la vie,  se  mit A  glapir  et A ruer, tandis  que  les  autres
poussaient des "Chut!", agitaient les  bras, et  quelqu'un  cria  d'une voix
hystJrique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"
     - OSHCH est  mon appareil? criait  Perets. Je suis un  homme comme vous et
j'ai le droit de savoir! Laissez-moi Jcouter! Donnez-moi mon appareil!
     On le poussa dehors et la porte  fut refermJe A clef  derriIre  lui. Il
gagna le dernier Jtage  et lA, A l'entrJe du grenier, prIs  de la machinerie
de l'ascenseur  qui  ne  marchait jamais, se trouvaient, assis A  une petite
table, deux mJcaniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets
s'adossa au  mur. Les mJcaniciens  le regardIrent, lui adressIrent  un vague
sourire et se penchIrent derechef sur leur feuille de papier.
     - Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.
     -  Si,  rJpondit l'un d'eux. Pourquoi  est-ce qu'on n'en aurait pas? On
n'en est pas encore arrivJ lA.
     - Et vous n'Jcoutez pas?
     - On n'entend rien, donc il n'y a pas A Jcouter.
     - Et pourquoi on n'entend rien?
     - On a coupJ le fil.
     Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froissJ, attendit
que l'un des deux mJcaniciens ait gagnJ et redescendit. Les couloirs Jtaient
devenus  bruyants.  Les  portes  s'ouvraient,  les  employJs sortaient  pour
griller  une  cigarette.  On entendait un  bourdonnement  de  voix  animJes,
excitJes, bouleversJes.
     "Je vous le garantis, c'est  les  Esquimaux qui  ont inventJ  l'eskimo.
Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas
la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"
     "Je l'ai vu dans le catalogue Yvert :  cent cinquante mille francs.  Et
c'Jtait en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"
     "DrFles  de cigarettes. Il paraOt que maintenant ils ne mettent plus du
tout de tabac  dans les cigarettes,  mais qu'ils prennent un papier spJcial,
qu'ils le hachent et qu'ils l'imprIgnent de nicotine..."
     "Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les  oeufs,
les gants de soie..."
     "Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de  la mit.
C'est ce mouton qui n'arrKte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est
comme Za toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il paraOt que vous Jtiez parti...
C'est bien d'Ktre restJ..."
     "On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses
qui disparaissaient? Eh bien! c'Jtait le  discobole du  parc, vous savez, la
statue prIs de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."
     "Pertchik,  sois  un  frIre,  prKte-moi  cinq  sacs  jusqu'A  la  paye,
c'est-A-dire jusqu'A demain..."
     "Et il ne lui faisait pas  la cour. C'est  elle qui s'est jetJ sur lui.
En  prJsence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de  mes propres
yeux...
     Perets regagna son  bureau,  dit  bonjour  A  Kim et  se lava.  Kim  ne
travaillait pas. II Jtait assis,  les mains tranquillement posJes A plat sur
la table, et  il regardait le carrelage de faPence du mur. Perets  enleva la
housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
     - Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se
promIne pour  tout rJparer. Je reste  assis  et  je  ne sais pas  quoi faire
maintenant.
     Perets aperZut alors une note sur son bureau :
     "Perets. Nous  portons  A votre  connaissance  que  votre  tJlJphone se
trouve dans la piIce 771." Signature illisible. Perets soupira.
     -  Tu  n'as pas A  pousser de soupir,  dit  Kim. Il  fallait arriver au
travail A l'heure.
     - Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.
     - Excuse, fit sIchement Kim.
     - De toute faZon, j'ai pu un peu Jcouter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien
compris. Pourquoi?
     - Un peu JcoutJ! Tu es un imbJcile.  Un idiot. Tu  as laissJ passer une
telle occasion que je n'ai mKme plus envie de parler avec toi. Il va falloir
maintenant te prJsenter au Directeur. Par pure bontJ.
     - PrJsente-moi, dit  Perets.  Tu sais, parfois j'avais  l'impression de
saisir quelque chose, des fragments  de pensJe, trIs intJressants, je crois,
mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...
     - Et A qui Jtait le tJlJphone?
     - Je ne sais pas. C'Jtait dans la piIce oSHCH se trouve Domarochinier.
     -  Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train  d'accoucher... Il n'a pas de
chance,  Domarochinier.  Il prend une nouvelle  collaboratrice, il travaille
six mois  avec elle - et  elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tombJ sur un
tJlJphone de femme. De sorte que je ne  vois vraiment pas comment t'aider...
En  rIgle gJnJrale,  personne  n'Jcoute tout d'affilJe, et les  femmes  font
certainement pareil. C'est  que le Directeur s'adresse A tout le  monde A la
fois, mais en mKme temps A chacun en particulier. Tu comprends?
     - Je crains de...
     -  Moi, par exemple, je  recommande ce mode d'Jcoute :  tu dJroules  le
discours  du  Directeur sur  une  seule ligne, sans t'occuper  des signes de
ponctuation,  et tu  pioches  les mots  au hasard, comme  si  c'Jtaient  des
dominos. Alors,  si les moitiJs de domino correspondent, tu as un mot que tu
notes  sur une  feuille  sJparJe.  Si Za  ne  correspond  pas,  le  mot  est
momentanJment  rejetJ, mais reste sur  la  ligne.  Il  y  a encore  quelques
subtilitJs liJes A la frJquence des voyelles et des consonnes, mais c'est un
effet d'ordre secondaire. Tu comprends?
     -  Non,  dit Perets. C'est-A-dire  oui. Dommage, je ne connaissais  pas
cette mJthode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?
     - Ce n'est pas la seule mJthode. Il y a par exemple celle de la spirale
A pas variable. C'est une mJthode assez grossiIre, mais  s'il  ne s'agit que
de problImes d'Jconomie, elle est trIs pratique, parce que simple. Il y a la
mJthode   de  Stevenson-Zaday,   mais  elle   nJcessite   des  appareillages
Jlectroniques... De sorte que la meilleure est peut-Ktre celle  des dominos,
et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et spJcialisJ,  celle de
la spirale.
     - Merci, dit Perets. Mais de quoi a parlJ aujourd'hui le Directeur?
     - Que veut dire "de quoi"?
     - Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?
     - A qui?
     - A qui? Mais A toi, par exemple.
     -  Malheureusement, je ne  peux  pas te le raconter. C'est  un matJriel
secret, et aprIs tout, Perets, tu es  un employJ surnumJraire  Ne  te  fVche
donc pas.
     - Je  ne me fVche pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque
chose sur la forKt, sur la libertJ de la volontJ...  Il y a longtemps que je
jette des  cailloux dans le ravin, mais  comme Za,  sans  but,  et il a  dit
quelque chose lA-dessus aussi.
     - Ne me parle pas de Za, fit nerveusement  Kim. za ne me concerne  pas.
Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'Jtait pas ton tJlJphone.
     - Attends un peu,  est-ce  qu'il  a dit  quelque chose  A  propos de la
forKt?
     Kim haussa les Jpaules.
     - Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plutFt
ton dJpart.
     Perets s'exJcuta.
     - za te  sert  A rien  de le battre  tout  le temps,  dit  Kim d'un air
pensif.
     - Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux Jchecs, et ce n'est
qu'un amateur... Et puis il joue d'une maniIre plutFt bizarre...
     - Ce n'est pas  grave. A ta place j'y rJflJchirais comme il faut. D'une
maniIre gJnJrale tu m'inquiItes un peu depuis quelque temps.  On  Jcrit  des
dJnonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te mJnagerai une entrevue
avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te
laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu
es  arrivJ ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention,  que  tu
avais  trIs envie d'aller dans la  forKt, mais que tu as  maintenant  changJ
d'avis parce que tu te considIres comme incompJtent.
     - Bon.
     Ils se turent un instant Perets s'imagina face A face avec le Directeur
et  fut   saisi   de   panique.   La   mJthode  des   dominos,   pensa-t-il.
Stevenson-Zaday.
     - Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime Za.
     Perets se leva d'un bond et se  mit A marcher avec excitation A travers
la piIce.
     -  Seigneur,  fit-il. Savoir seulement A quoi il ressemble.  Comment il
est.
     - Comment? Pas bien grand, plutFt roux...
     - Domarochinier a dit que c'Jtait un vJritable gJant...
     - Domarochinier est un imbJcile. Un vantard et un menteur. Le Directeur
est un  homme plutFt  roux,  replet,  avec une  petite cicatrice sur la joue
droite. Il  marche  avec  les  pieds  un peu  en  dedans,  comme  un  marin.
D'ailleurs, c'est un ancien marin.
     - Mais  Touzik disait que c'Jtait un  grand sec  avec des cheveux longs
parce qu'il lui manque une oreille.
     - Qui c'est encore ce Touzik?
     - C'est un chauffeur, je t'en ai parlJ.
     -  Comment  le chauffeur  Touzik  peut-il  savoir  tout  cela?  Ecoute,
Pertchik, il ne faut pas Ktre aussi confiant.
     - Touzik dit qu'il a JtJ son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.
     - Et alors? Il ment  probablement. J'ai JtJ son secrJtaire particulier,
et je ne l'ai pas vu une seule fois.
     - Qui?
     -  Le Directeur. J'ai JtJ longtemps son secrJtaire avant de soutenir ma
thIse.
     - Et tu ne l'as pas vu une seule fois?
     - Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que Za?
     - Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?
     Kim secoua la tKte.
     -  Pertchik,  commenZa-t-il d'une voix  caressante. Mon petit. Personne
n'a jamais vu un atome  d'hydrogIne,  mais  tout  le monde sait qu'il a  une
enveloppe  d'Jlectrons aux caractJristiques dJterminJes  et un noyau qui  se
compose dans le cas le plus simple d'un proton.
     - C'est vrai, dit mollement Perets.
     Il se sentait fatiguJ.
     - Donc, je le verrai demain?
     - Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je
t'organiserai  une  rencontre,  Za je te le garantis. Mais  ce que tu verras
lA-bas et qui, Za je ne le  sais pas.  Et ce que tu entendras, je ne le sais
pas  non plus. Tu ne  me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non,
et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?
     - Mais ce sont tout de mKme des choses diffJrentes, dit Perets.
     - C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.
     - J'ai l'air Jvidemment bien abruti, dit tristement Perets.
     - Un peu.
     - C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.
     -  Non, tu manques  simplement de sens  pratique. Et au fait,  pourquoi
est-ce que tu as mal dormi?
     Perets  raconta. Et prit peur. Le  visage bienveillant  de Kim  s'Jtait
soudain  empli  de sang,  ses cheveux  hJrissJs. Il poussa  un  rugissement,
dJcrocha le combinJ, composa furieusement un numJro et vocifJra :
     -   Commandant?  Qu'est-ce  que   cela  signifie,  commandant?  Comment
avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je  ne vous demande  pas  ce
qui Jtait venu A expiration. Je vous demande comment vous avez  osJ expulser
Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je  vous
Jcraserai! Vous et  votre Claude-Octave!  Avec moi vous  irez  nettoyer  les
chiottes! Vous partirez dans la forKt. En vingt-quatre heures,  en  soixante
minutes.  Quoi?  Oui... Oui...  Quoi?  Oui...  C'est  Za. Dans  ce cas c'est
diffJrent. Et le meilleur linge... za, c'est votre  affaire. Dans la  rue au
besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie.  Excusez pour le
dJrangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.
     Il reposa le combinJ.
     - Tout est rentrJ  dans l'ordre. MalgrJ tout, c'est un homme admirable.
Va te reposer. Tu habiteras dans son  appartement et il s'installera avec sa
famille dans  ton  ancienne chambre ; autrement, il ne  peut malheureusement
pas... Et ne discute pas, je t'en prie.  Ce n'est pas une affaire  entre toi
et moi, c'est lui-mKme qui a dJcidJ. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai
pour le Directeur.
     En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile A
cligner des yeux  sous le  soleil, puis  il prit la direction  du  parc pour
aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise
Jtait  solidement  maintenue  par   la  main   de   plVtre   musculeuse   du
voleur-discobole A gauche  de la fontaine,  dont  la  hanche s'ornait  d'une
inscription  indJcente.  A  proprement  parler,  l'inscription  n'Jtait  pas
particuliIrement indJcente. On avait Jcrit au crayon A encre :
     "Fillettes, prenez garde A la syphilis."


     Perets  pJnJtra  dans  la  salle d'attente  du  Directeur A dix  heures
prJcises. Il y avait dJjA une vingtaine de personnes qui faisaient la queue.
On  fit passer Perets en quatriIme position.  Il prit place dans un fauteuil
entre BJatrice Vakh, employJe au groupe d'Aide A la population locale, et un
sombre collaborateur du groupe de la PJnJtration du gJnie. A en juger par la
plaque qu'il portait  sur  la poitrine  et l'inscription  sur son masque  de
carton blanc, ce dernier devait Ktre appelJ Brandskougel. La salle d'attente
Jtait peinte en rose pVle. Sur un mur Jtait  placJe une pancarte "DJfense de
fumer,  de jeter des ordures, de  faire du  bruit", sur un  autre,  un grand
tableau  qui reprJsentait l'exploit du traverseur de la forKt Selivan : sous
les   yeux  de  ses  camarades   stupJfiJs,  Selivan,  les  bras  levJs,  se
transformait  en  arbre  sauteur. Les  rideaux  roses des  fenKtres  Jtaient
soigneusement  tirJs et au plafond brillait un lustre  gigantesque. Outre la
porte d'entrJe sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la piIce possJdait une
autre porte, immense, revKtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans
issue". ExJcutJe A la  peinture phosphorescente,  l'inscription se dJtachait
comme  un sinistre avertissement. En  dessous  se  trouvait le  bureau de la
secrJtaire, garni  de quatre tJlJphones de  couleur  diffJrente et d'une  ma
Aine A Jcrire Jlectrique. La secrJtaire,  une femme replIte d'un certain Vge
portant lorgnon, Jtudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique".
Les visiteurs  parlaient  A voix basse.  Beaucoup ne  pouvaient cacher  leur
nervositJ  et  feuilletaient  fJbrilement  de  vieux  illustrJs.  Tout  ceci
Jvoquait  furieusement la file d'attente chez  un dentiste, et Perets fut  A
nouveau agitJ  d'un  frisson dJsagrJable, d'un tremblement de  mVchoires, et
saisi du dJsir de partir n'importe oSHCH sans plus attendre.
     -  Ils ne sont mKme pas paresseux,  disait BJatrice Vakh,  son charmant
visage tournJ dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter
un  travail systJmatique.  Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable
lJgIretJ avec laquelle ils abandonnent les endroits oSHCH ils ont vJcu?
     - C'est A moi que vous parlez? demanda timidement Perets.
     Il  n'avait aucune  idJe de  la maniIre  d'expliquer  cette  incroyable
lJgIretJ.
     - Non. Je parlais A "Mon cher" Brandskougel.
     "Mon cher" Brandskougel remit en  place le  pan  gauche de sa moustache
qui se dJcollait et marmonna cordialement :
     - Je ne sais pas.
     - Et nous ne le savons pas non plus, fit  amIrement BJatrice. Il suffit
que nos Jquipes  s'approchent du village pour  qu'ils partent en abandonnant
leur  maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les intJressons pas.
Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?
     Mon cher Brandskougel  resta quelques  instants silencieux, comme  s'il
rJflJchissait  A  la  question,  observant BJatrice  A travers les  Jtranges
meurtriIres cruciformes de  son masque. Puis il rJpondit sur le mKme ton que
prJcJdemment :
     - Je ne sais pas.
     -  C'est vraiment  dommage, poursuivit BJatrice, que notre groupe ne se
compose que de femmes. Je  sais  bien qu'il y a une raison profonde, mais il
manque  souvent  la  fermetJ,  l'VpretJ,  je  dirais presque  la  motivation
masculine. Les femmes ont malheureusement tendance A se disperser, vous avez
dY le remarquer.
     - Je ne sais pas, dit Brandskougel.
     Sa moustache se dJtacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il
la  ramassa, l'examina  attentivement en  soulevant un coin  de  son masque,
cracha prestement dessus et la remit en place.
     Une clochette tinta  mJlodieusement  sur le  bureau  de la  secrJtaire.
Celle-ci  posa son manuel, consulta une liste  en  retenant avec affectation
son lorgnon et annonZa :
     - Professeur Kakadou, c'est A vous.
     Le professeur Kakadou lVcha sa  revue illustrJe, se  leva d'un bond, se
rassit,  regarda autour de lui en blKmissant, puis se mordit la lIvre et, le
visage dJfait,  s'arracha A son  fauteuil et  disparut derriIre la porte qui
portait  l'inscription  "Sans  issue".  Un  silence  morbide  rJgna  pendant
quelques secondes  dans  la salle d'attente.  Puis les bruits  de voix et de
feuilles froissJes reprirent.
     -  Nous  n'arrivons pas, disait  BJatrice, A  trouver  le moyen de  les
intJresser,  de les captiver.  Nous  leur  avons construit  des  habitations
confortables  sur  pilotis.  Ils  les  bourrent de  tourbe et y mettent  des
espIces  d'insectes.  Nous  avons  essayJ  de  leur  proposer  de  la  bonne
nourriture au  lieu  de la saletJ aigre qu'ils  mangent. En pure perte. Nous
avons essayJ de les vKtir de maniIre humaine. Un est mort, deux  autres sont
tombJs  malades. Mais  nous  continuons  nos  expJriences.  Hier nous  avons
rJpandu dans la forKt un  plein camion de miroirs  et de boutons dorJs... Le
cinJma ne les  intJresse  pas,  pas  plus  que  la  musique.  Les  crJations
immortelles  ne  provoquent  chez eux qu'une sorte de ricanement...  Non, il
faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs
enfants et d'organiser des Jcoles spJciales. Malheureusement,  cela implique
des difficultJs d'ordre technique  :  on ne peut pas  les prendre  avec  des
mains  humaines, il faudrait  lA des  machines spJciales... D'ailleurs, vous
savez tout cela aussi bien que moi.
     - Je ne sais pas, dit mJlancoliquement "Mon cher" Brandskougel.
     La clochette tinta A nouveau, et la secrJtaire dit:
     - BJatrice, c'est  A  vous.  Je  vous en prie. BJatrice  s'agita.  Elle
esquissa le geste de se prJcipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta
autour d'elle un regard  plein de dJsarroi. Elle revint sur ses pas, regarda
sous le fauteuil en murmurant :
     "OSHCH est-il?  OSHCH?", promena ses yeux  immenses  sur la salle  d'attente,
saisit ses cheveux, cria d'une  voix forte : "Mais oSHCH est-il?", puis attrapa
soudain Perets par sa  veste et le tira du  fauteuil  pour le jeter A terre.
Sous  Perets se trouvait un  carton brun dont se saisit BJatrice. Elle resta
quelques secondes les yeux fermJs, le visage  empli d'une  joie sans bornes,
serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la
porte recouverte de cuir jaune et la referma  derriIre elle. Dans un silence
de mort, Perets se releva et, s'efforZant de ne regarder personne, Jpousseta
son pantalon. Au  demeurant,  personne ne lui prKtait  attention :  tous les
regards Jtaient braquJs sur la porte jaune.
     "Que vais-je lui dire?  se demanda Perets.  Je  lui  dirai que je  suis
philologue et que je ne peux pas  Ktre utile A l'Administration, laissez-moi
partir, je m'en irai et jamais  plus je ne reviendrai,  je  vous en donne ma
parole. Mais  pourquoi Ktes-vous  venu  ici? Je  me suis  toujours  beaucoup
intJressJ A la forKt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forKt. En
fait j'ai abouti ici tout A fait par hasard, puisque je suis philologue. Les
philologues,  les  littJrateurs,  les  philosophes  n'ont  rien  A  faire  A
l'Administration. C'est pour Za qu'on a raison de  ne pas me laisser partir,
je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux Ktre  ni A l'Administration,
oSHCH l'on dJfIque sur la forKt, ni dans la forKt,  oSHCH l'on ramasse les enfants
avec des machines. Il  faudrait  que  je m'en  aille  et que  je m'occupe de
quelque  chose de plus  simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme
un  enfant aime  ses jouets. Je suis ici pour amuser  les gens, je  ne  peux
apprendre A personne  ce que je sais... Non, je ne peux Jvidemment  pas dire
Za. Il faut verser une larme, mais  oSHCH vais-je la  trouver, cette  larme? Je
casserai  tout chez  lui si seulement il essaie de m'empKcher de  partir. Je
casserai tout et je m'en irai A pied."
     Perets se vit marchant sur la route poussiJreuse sous un soleil de feu,
kilomItre aprIs  kilomItre, tandis que  la valise se  fait  de plus en  plus
lourde et de  plus  en  plus  indJpendante  de sa  volontJ.  Et  chaque  pas
l'Jloigne toujours plus de la  forKt,  de son rKve, de son angoisse  qui est
depuis longtemps le sens de sa vie...
     "On  dirait  qu'il y a  un bout de temps que personne  n'a  JtJ appelJ,
pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dY Ktre trIs intJressJ par le projet
de  ramassage des  enfants.  Mais  pourquoi est-ce que personne  ne sort  du
bureau? Il doit y avoir une autre issue."
     - Excusez-moi, s'il vous plaOt, dit-il en se  tournant vers "Mon  cher"
Brandskougel, quelle heure est-il?
     "Mon  cher"  Brandskougel  consulta sa  montre-bracelet,  rJflJchit  un
instant et dit :
     - Je ne sais pas.
     Perets se pencha vers son oreille et murmura :
     - Je ne  le  dirai  A personne.  A per-sonne.  "Mon  cher" Brandskougel
hJsita.  Il  promena des doigts  indJcis  sur la plaquette de plastique  qui
portait son  nom,  jeta  un  regard  A  la dJrobJe  autour  de  lui,  bVilla
nerveusement, regarda A  nouveau  autour de  lui et  chuchota  en maintenant
fermement son masque contre sa figure :
     - Je ne sais pas.
     Puis  il se leva  et s'empressa  de rejoindre un autre coin de la salle
d'attente.
     La secrJtaire dit :
     - Perets, c'est votre tour.
     - Mon tour? s'Jtonna Perets. J'Jtais quatriIme.
     La secrJtaire haussa la voix.
     - EmployJ surnumJraire Perets, c'est votre tour!
     - Il raisonne..., grommela quelqu'un.
     - Ces types-lA, il faut les  chasser...  Avec  un  balai brYlant! dit A
voix haute quelqu'un sur la droite.
     Perets se leva. Il avait les  jambes en coton. Il porta stupidement les
mains A ses flancs. La secrJtaire le regardait fixement.
     Des voix s'JlevIrent dans la salle d'attente :
     - Il fait le dJgoYtJ.
     - za a beau faire le malin...
     - Et nous avons supportJ Za!
     - Excusez, vous l'avez supportJ.  Moi, c'est la premiIre fois que je le
vois.
     - Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtiIme.
     La secrJtaire Jleva la voix :
     - Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez  rien par terre.  Oui, vous
lA-bas... Oui, oui, c'est  A vous que  je parle. Alors, employJ Perets, vous
allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?
     - Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.
     La derniIre personne  qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut
"Mon  cher" Brandskougel,  barricadJ dans un coin derriIre  son fauteuil, le
visage crispJ, accroupi une main dans la poche arriIre de son pantalon. Puis
il vit le Directeur.
     Le Directeur Jtait un bel  homme JlancJ  d'une trentaine d'annJes, vKtu
d'un costume  coYteux qui tombait admirablement. Il Jtait debout prIs de  la
fenKtre ouverte  et distribuait  des  miettes  de pain  aux  pigeons  qui se
pressaient sur l'appui. Le  bureau Jtait absolument vide  : il n'y avait pas
une chaise, pas mKme de table. Seule une copie en rJduction de "L'exploit du
traverseur de la forKt Selivan" Jtait accrochJe au mur opposJ A la fenKtre.
     - EmployJ surnumJraire de  l'Administration Perets? prononZa d'une voix
claire et sonore  le Directeur en tournant vers Perets  le visage frais d'un
sportif.
     - Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.
     - EnchantJ, enchantJ Nous  pouvons enfin faire  connaissance.  Bonjour.
Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
     Perets s'inclina, intimidJ, et serra la main qu'on lui tendait. La main
Jtait sIche et ferme.
     - Comme vous voyez,  je donne A  manger aux pigeons. Curieux oiseau. On
sent  qu'il renferme des possibilitJs immenses.  Qu'en pensez-vous, monsieur
Perets?
     Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le
visage du  Directeur  exprimait une  telle cordialitJ, un tel  intJrKt,  une
telle attente anxieuse d'une rJponse que Perets se reprit et mentit :
     - J'aime beaucoup, monsieur Ah.
     - Vous les aimez rFtis? Ou A l'JtouffJe? Moi par exemple je les aime en
croYte. Un pigeon en  croYte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il
y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?
     Et  le  visage  de M.  Ah  reflJta A  nouveau  un  trIs  vif intJrKt et
l'attente anxieuse de la rJponse.
     - Etonnant, dit Perets. Il avait rJsolu de se rJsigner A tout et d'Ktre
d'accord sur tout.
     -  Et  la  "Colombe" de Picasso,  reprit M.  Ah.  Je  me  le remJmore A
l'instant... "Sans  manger,  sans  boire,  et sans  embrasser, les  instants
passent  sans qu'on puisse  les rattraper..." Comme cela  exprime bien cette
idJe de notre incapacitJ A saisir et matJrialiser la beautJ!
     - De trIs beaux vers, acquiesZa passivement Perets.
     -  La  premiIre  fois  que  j'ai vu  la  "Colombe", j'ai  pensJ,  comme
probablement beaucoup d'autres, que le dessin Jtait faux, ou en tout cas peu
naturel.  Mais ensuite, j'ai JtJ amenJ par  mes fonctions A m'intJresser aux
pigeons et je me suis soudain aperZu  que  Picasso, ce  faiseur de miracles,
avait  saisi l'instant prJcis  oSHCH le  pigeon  replie  ses ailes avant de  se
poser. Ses pattes touchent dJjA la terre, mais lui est encore dans l'air, en
vol. L'instant oSHCH le mouvement devient immobilitJ, le vol repos.
     - Il y a chez Picasso des tableaux Jtranges, que  je ne  comprends pas,
dit Perets, montrant lA son indJpendance d'esprit.
     -  Oh,  c'est  simplement  que  vous  ne les avez  pas  regardJs  assez
longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne  suffit pas d'aller deux
ou trois fois  dans l'annJe  au musJe. Il faut  regarder les tableaux durant
des heures. Aussi souvent que  possible. Et uniquement les originaux. Pas de
reproductions.  Pas de  copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur
votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise
copie. Mais si vous aviez l'occasion  de faire connaissance avec l'original,
vous comprendriez l'idJe de l'artiste.
     - Et en quoi consiste-t-elle?
     -  Je  vais essayer de vous  expliquer,  proposa  avec empressement  le
Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau?  Formellement, c'est quelque chose
moitiJ-homme moitiJ-arbre. Le tableau est  statique. On  ne voit pas, on  ne
saisit pas le passage d'une  substance A une autre. Il manque  au tableau le
principal  -  la  direction  du  temps. Mais  si vous  aviez la  possibilitJ
d'Jtudier l'original, vous comprendriez que  l'artiste  est  parvenu A faire
entrer  dans la reprJsentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit
non pas un  homme-arbre, ni mKme la transformation de l'homme en arbre, mais
prJcisJment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a
utilisJ  l'idJe  contenue  dans  une  vieille  lJgende  pour reprJsenter  la
naissance d'une nouvelle individualitJ. Le nouveau qui sort de  l'ancien. La
vie de la  mort. La raison de la matiIre stagnante.  La copie est absolument
statique et tout ce qui y est reprJsentJ existe en dehors du cours du temps.
Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La flIche du temps,
comme dirait Eddington!
     - Et oSHCH donc est l'original? demanda poliment Perets.
     Le Directeur eut un sourire.
     - L'original, naturellement, a JtJ dJtruit  en  tant qu'objet d'art  ne
permettant pas une  double interprJtation. La premiIre et la  deuxiIme copie
ont Jgalement JtJ dJtruites par mesure de prJcaution.
     M. Ah revint A la fenKtre et chassa  du coude un pigeon qui se trouvait
sur l'appui.
     -  Bien.  Nous  avons  parlJ  des  pigeons,  prononZa-t-il  d'une  voix
nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?
     - Quoi?
     - Nom. Votre nom.
     - Pe... Perets.
     - AnnJe de naissance?
     - Trente...
     - PrJcisJment!
     - Mille neuf cent trente. Cinq mars.
     - Que faites-vous ici?
     -   EmployJ   surnumJraire.   RattachJ  au  groupe   de  la  Protection
scientifique.
     -  Je vous demande : que faites-vous ici?  dit le Directeur en tournant
vers Perets un regard aveugle.
     - Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.
     - Votre opinion sur la forKt. BriIvement.
     - La forKt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.
     - Votre opinion sur l'Administration?
     - Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...
     - za suffit.
     Le  Directeur s'approcha  de  Perets, le prit par  les  Jpaules et,  le
regardant droit dans les yeux, dit :
     - Ecoute, ami, laisse! Partie A trois? On  appelle la secrJtaire, tu as
vu  le  morceau?  C'est  pas une  femme, c'est  les soixante-neuf  positions
rJunies! "Ouvrons, enfants,  le Jeroboam de rJserve!...", chanta-t-il  d'une
voix lourde.  Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu
en dis?
     Il  sentait  soudain  l'alcool  et  le  saucisson  A  l'ail,  ses  yeux
louchaient vers la racine du nez.
     - On appelle l'ingJnieur, Brandskougel, "Mon cher" A moi, continua-t-il
en  pressant Perets contre sa poitrine.  Il connaOt  de ces histoires... pas
besoin de hors-d'oeuvre... On y va?
     - Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...
     - Que tu quoi?
     - Monsieur Ah, je...
     - Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?
     - Kamarade Ah, je suis venu vous demander...
     - Dem-m-an-an-de! Je ne te  refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens,
en voilA. Il y a quelqu'un qui ne te plaOt pas? Dis-le, on verra Za! Alors?
     -  N-non, je veux simplement m'en aller.  Je n'arrive pas A  partir, je
suis arrivJ ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne
veut m'aider, et je vous le demande A vous, en tant que Directeur...
     Ah libJra Perets, arrangea sa cravate et sourit sIchement.
     - Vous  faites erreur, Perets. Je ne  suis pas le Directeur. Je suis le
dJlJguJ du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai
quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaOt. Le Directeur va vous recevoir.
     Il ouvrit devant Perets  une petite  porte  basse tout au fond  de  son
bureau nu et fit un  geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa
un signe de tKte  rJservJ et se baissa pour pJnJtrer dans la piIce suivante.
Ce  faisant,  il  eut   l'impression   de  recevoir  une  lJgIre  tape   sur
l'arriIre-train.  Au  reste,  il  Jtait  probable  que  ce,  n'Jtait  qu'une
impression - A moins que M. Ab ne se soit un peu trop  pressJ  de claquer la
porte.
     La piIce dans laquelle  il se  retrouva Jtait une copie conforme  de la
salle d'attente, la secrJtaire elle-mKme Jtait l'exacte copie de la premiIre
secrJtaire,  mais elle lisait un livre intitulJ "Sublimation du  gJnie". Les
fauteuils  Jtaient  Jgalement  occupJs  par  des visiteurs  pVles  munis  de
journaux  et  de revues.  LA aussi  il  y avait le  professeur  Kakadou  qui
souffrait  cruellement  de  dJmangeaisons nerveuses  et  BJatrice  Vakh, son
carton brun sur  les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, Jtaient
des  inconnus et  sous une copie de  "L'exploit du traverseur  de  la  forKt
Selivan" s'allumait  et s'Jteignait rJguliIrement une brutale  injonction  :
"SILENCE!"   Et    en   effet   personne   ne   parlait.   Perets    s'assit
prJcautionneusement tout au bord d'un fauteuil. BJatrice Vakh lui adressa un
sourire un peu crispJ mais dans l'ensemble amical.
     Au  bout d'une  minute  de  silence  tendu,  une  clochette  tinta.  La
secrJtaire posa son livre et dit :
     - RJvJrend Lucas, on vous demande.
     Le RJvJrend Lucas  faisait peur A voir, et Perets se dJtourna. Ce n'est
rien, pensa-t-il  en fermant  les yeux. Je tiendrai. Il  se souvint de cette
pluvieuse soirJe  d'automne oSHCH on avait apportJ  dans l'appartement Esther -
Esther  qu'un  voyou ivre venait d'Jgorger  dans  l'entrJe de la maison, les
voisins qui s'accrochaient A lui  et les Jclats de verre dans sa bouche - il
avait brisJ le verre avec ses dents quand on  lui  avait apportJ de l'eau...
Oui, pensat-il, le plus dur est passJ...
     Son  attention fut rJveillJ par des bruits de grattements  rJpJtJs.  Il
ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou
se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
     -  A  votre  avis,  faut-i1 sJparer les filles et  les garZons? murmura
d'une voix tremblante BJatrice.
     - Je n'en sais rien, dit mJchamment Perets. BJatrice  Vakh continuait A
marmonner :
     - Une Jducation complexe a  Jvidemment  ses avantages, mais c'est lA un
cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va
pas me chasser? OSHCH pourrais-je aller? On m'a dJjA chassJe de partout ; il ne
me reste pas une paire  de souliers  convenables, tous mes bas ont  filJ  et
cette espIce de poudre qui ne tient pas.
     La secrJtaire posa la "Sublimation du gJnie" et observa sJvIrement :
     - Ne vous Jgarez pas.
     BJatrice Vakh se figea, terrifiJe. La petite porte basse s'ouvrit et un
homme complItement rasJ se glissa dans la salle d'attente.
     - Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.
     - Je suis lA, dit Perets en se levant d'un bond.
     - Dehors avec vos affaires! La voiture  part  dans  dix minutes, allez,
hop!
     - La voiture pour oSHCH? Pourquoi?
     - Vous Ktes Perets?
     - Oui...
     - Vous voulez partir, oui ou non?
     - Je voulais, mais...
     - Comme vous voudrez, rugit sur un  ton excJdJ l'homme rasJ, j'ai  fait
mon travail, je vous l'ai dit.
     Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.
     -  ArriIre!  lui  cria  la  secrJtaire,  tandis  que   plusieurs  mains
agrippaient ses  vKtements. Perets  se dJbattit dJsespJrJment et la veste se
dJchira.
     - La voiture, dehors! gJmit-il.
     - Vous Ktes fou! dit  la  secrJtaire,  furieuse.  OSHCH voulez-vous  aller
comme Za? Vous avez une porte lA, oSHCH il y a Jcrit "Sortie".
     Des mains fermes guidIrent Perets vers l'inscription "Sortie". DerriIre
la  porte  se trouvait  une  grande  salle de forme polygonale dans laquelle
s'ouvrait une multitude de  portes. Perets se rua pour les  essayer les unes
aprIs les autres.
     Un soleil  Jclatant, des  murs blancs aseptiques, des  hommes en blouse
blanche.  Un dos nu, badigeonnJ de teinture d'iode. Une  odeur de pharmacie.
Ce n'Jtait pas Za.
     L'obscuritJ,  le  ronronnement d'un  projecteur  cinJmatographique. Sur
l'Jcran  quelqu'un qu'on  tire  en tous  sens  par les oreilles. Les visages
blancs  de spectateurs  qui  se  tournent, mJcontents. Une voix : "La porte!
Fermez la porte!" Encore pas Za...
     Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.
     Une  odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la
queue. DerriIre la  barriIre de verre, des bouteilles de kJfir Jtincelantes,
des tartes et des gVteaux resplendissants.
     - Messieurs, cria Perets, oSHCH est la sortie?
     - La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiffJ d'une toque
de cuisinier.
     - D'ici...
     - A la porte oSHCH vous Ktes.
     - Ne l'Jcoutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est
juste un petit futJ qui  s'amuse A retarder la  queue. Travaillez, ne faites
pas attention A lui.
     - Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...
     - Non,  ce n'est pas  lui,  dit  le  vieillard  Jquitable.  L'autre, il
demande  toujours  oSHCH  sont  les  toilettes.  OSHCH  donc  est  votre  voiture,
disiez-vous, monsieur?
     - Dans la rue...
     - Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
     -  za  m'est   Jgal  dans  laquelle,  je  veux  simplement   sortir,  A
l'extJrieur!
     -  Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement  changJ
son rJpertoire. Ne faites pas attention A lui...
     Perets regarda dJsespJrJment  autour de  lui,  revint  dans la salle et
poussa la porte A cFtJ. Elle Jtait fermJe. Une voix mJcontente demanda :
     - Qui est lA?
     - Je dois sortir! cria Perets. OSHCH est la sortie?
     - Attendez un instant.
     Il y eut un certain  remue-mJnage derriIre la porte, un clapotis d'eau,
des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :
     - Que voulez-vous?
     - Sortir! Je dois sortir!
     - Un instant.
     Une clef  grinZa et la  porte  s'ouvrit.  La piIce  Jtait  plongJe dans
l'obscuritJ.
     - Entrez, dit la voix.
     Cela sentait  le rJvJlateur. Les  bras Jtendus devant  lui,  Perets fit
quelques pas mal assurJs.
     - Je n'y vois rien, dit-il.
     - Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme
Za.
     Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.
     - Signez ici, dit la voix.
     Un  crayon  fut  glissJ  entre les  doigts  de Perets.  Il  distinguait
maintenant dans la pJnombre la vague blancheur d'une feuille de papier.
     - Vous avez signJ?
     - Non. Il faut signer quoi?
     -  N'ayez pas peur, ce  n'est pas  une condamnation  A mort. Signez que
vous n'avez rien vu.
     Perets signa A  tout  hasard.  Il fut  A nouveau  fermement pris par la
manche,  guidJ  A travers quelques portes  tendues de  rideaux, puis la voix
demanda :
     - Vous Ktes nombreux?
     - Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriIre la porte.
     - La file d'attente est formJe? Je vais ouvrir la porte et faire sortir
quelqu'un.  Vous  passerez  un  par  un,   sans  parler  et  sans  faire  de
plaisanteries. C'est clair?
     - Compris. Ce n'est pas la premiIre fois.
     - Personne n'a oubliJ de vKtements?
     - Non, non. Faites sortir.
     La clef grinZa  A  nouveau. Perets fut presque aveuglJ  par la  lumiIre
Jclatante,  puis  on  le  poussa  au-dehors.  Les  yeux  toujours fermJs, il
descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans
la cour intJrieure de l'Administration. Des voix mJcontentes criIrent :
     - Alors, Perets, dJpKche-toi! Il va falloir attendre longtemps?
     Au milieu de la cour se  trouvait un camion rempli d'employJs du groupe
de la Protection scientifique. Au  volant, Kim faisait des signes furieux de
la main. Perets courut jusqu'au camion et  embarqua :  il fut tirJ, hissJ et
jetJ  au fond  de  la  caisse. AussitFt  le moteur rugit,  le camion dJmarra
brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'Jcroula sur
lui de tout son poids, tout le monde se mit  A  s'Jpoumoner  et  A  rire aux
Jclats, et ils partirent.
     Perets alluma  une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de
sa  veste. On lui  tendit  un  manteau dans lequel il  s'enveloppa  avec  un
sourire reconnaissant. Le camion roulait  de  plus en plus vite et, bien que
la journJe fYt  chaude, le  vent de la course  transperZait  les  vKtements.
Perets fumait, la cigarette abritJe dans le  creux de sa main,  et regardait
autour  de  lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la  derniIre
fois que je  te  vois,  mur. La derniIre  fois  que je vous  vois, cottages.
Adieu, dJcharge,  j'ai laissJ  mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu,
mare, adieu, Jchecs, adieu, kJfir. Comme on se sent lJger, vainqueur! Jamais
plus je ne  boirai de kJfir. Jamais  plus  je  ne  m'installerai derriIre un
Jchiquier..."
     Les employJs  qui s'entassaient  derriIre  la cabine, se tenant les uns
aux  autres  et  se  protJgeant  mutuellement  du vent,  parlaient de choses
abstraites.
     - C'est  mathJmatique,  j'ai  fait le  calcul moi-mKme.  Si Za continue
comme Za,  dans  cent  ans il y aura dix employJs pour chaque mItre carrJ de
territoire et la  masse globale  sera telle  que le rocher s'effondrera. Les
besoins en  moyens de  transport pour l'acheminement du ravitaillement et de
l'eau  seront  tels   qu'il  faudra   installer  un  pont  automobile  entre
l'Administration  et   le  Continent.  Les   camions  rouleront  A  quarante
kilomItres A l'heure et A un mItre d'intervalle, et  ils seront dJchargJs en
marche...  Non,  je  suis  absolument  certain  que la  direction pense  dIs
maintenant A rJglementer l'afflux des nouveaux employJs. Rendez-vous compte,
c'est impossible,  le commandant de l'hFtel  en  a  dJjA sept, et bientFt un
huitiIme.  Et  tous  en  bonne santJ.  Domarochinier pense qu'il  faut faire
quelque  chose  A ce sujet. Non, pas obligatoirement la stJrilisation, comme
il le propose...
     - Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
     -  C'est bien pourquoi  je dis  que ce  ne sera  pas obligatoirement la
stJrilisation...
     - Il paraOt que les congJs annuels seront portJs A six mois.
     Ils  passIrent devant  le parc, et  Perets se rendit compte tout A coup
que le camion  ne  suivait pas la bonne route. Ils allaient bientFt franchir
les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
     - Dites-moi, oSHCH allons-nous? demanda-t-il,
     - Comment, oSHCH? Toucher la paye.
     - On ne va pas sur le Continent?
     -  Sur le  Continent,  pour  quoi faire? Le  caissier  est A la station
biologique.
     - Alors vous allez A la station? Dans la forKt?
     -  Oui.  Ceux de la  Protection  scientifique sont payJs A  la  station
biologique.
     - Mais moi, alors? demanda Perets, dJcontenancJ.
     - Tu  seras  payJ aussi.  Tu as droit A une prime... Au fait, tous  les
questionnaires sont remplis?
     Les  employJs se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles
de papier imprimJ de diverses couleurs et dimensions.
     - Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?
     - Quel questionnaire?
     -    Comment,    quel    questionnaire?    Le     formulaire     numJro
quatre-vingt-quatre.
     - Je n'ai rien rempli, dit Perets.
     - Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!
     - Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...
     - Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien.  Juste ma
valise et le manteau, lA...  Je ne comptais  pas  aller  dans  la forKt,  je
voulais partir.
     - Et la visite mJdicale? Les vaccinations?
     Perets secoua la tKte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et
Perets,  le  regard lointain,  considJrait la  forKt, ses strates poreuses A
l'horizon, son  bouillonnement d'orage  figJ, la toile  d'araignJe  de brume
poisseuse A l'ombre de la falaise.
     - S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.
     - Mais enfin, tout de mKme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...
     - Et Domarochinier?
     - Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?
     - za, tu n'en sais rien. Et  personne n'en sait  rien. L'annJe derniIre
Candide  est parti en hJlico sans papiers ; c'Jtait un type  qui n'avait pas
froid aux yeux. Et maintenant, oSHCH est-il?
     - Primo, ce n'Jtait pas l'annJe derniIre, mais  bien avant. Secundo, il
est mort, et c'est tout. A son poste.
     - Oui? et tu as vu la note de service?
     - C'est vrai. Il n'y en a pas eu.
     - Alors il  n'y a mKme pas A discuter. On l'a  mis dans  le  bunker  du
poste de contrFle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...
     -   Comment  Za  se  fait,  Pertchik,  que  tu  n'aies  pas  rempli  le
questionnaire? Tu as peut-Ktre quelque chose de pas tout A fait clair...
     - Un instant,  messieurs! La question est sJrieuse. Je propose que nous
examinions  le  cas de l'employJ  Perets  dans les rIgles, pour ainsi  dire,
dJmocratiques. Qui sera le secrJtaire?
     - Domarochinier secrJtaire!
     -  Excellente  proposition.  Nous  choisissons  donc  comme  secrJtaire
d'honneur  notre  vJnJrJ  Domarochinier.  Je  vois   sur   les  visages  que
l'unanimitJ est faite. Et qui sera le secrJtaire adjoint?
     - Vanderbild secrJtaire adjoint!
     -  Vanderbild?  Mon  dieu...   On   propose  d'Jlire  Vanderbild  comme
secrJtaire adjoint. Y a-t-il  d'autres  propositions? Qui est pour?  Contre?
Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?
     - Moi?
     - Oui, oui. Vous, prJcisJment.
     - Je  ne vois pas l'intJrKt.  Pourquoi chercher A sortir les  tripes  A
quelqu'un? za va dJjA assez mal pour lui comme Za.
     - D'accord. Et vous?
     - C'est pas tes oignons.
     - Comme vous voudrez... SecrJtaire adjoint, Jcrivez : deux abstentions.
CommenZons.  Qui  veut prendre la parole  le  premier? Pas de candidats?  Je
commence donc. EmployJ  Perets, rJpondez  A  la question suivante.  "Quelles
distances avons-nous  parcouru  dans l'intervalle  compris  entre les annJes
vingt-cinq et trente : a) A pied, b) par voie de transport terrestre, c) par
voie  de  transport aJrien?" Ne vous pressez pas, rJflJchissez. Vous avez un
crayon et du papier.
     Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha A se souvenir.
Le camion Jtait agitJ par les cahots. Au dJbut, tout  le monde le regardait,
puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :
     -  Je n'ai pas peur de la  surpopulation. Vous avez vu tout le matJriel
qu'il  y a?  Dans le terrain vague derriIre les ateliers, vous  avez vu?  Et
vous savez ce que c'est, comme matJriel? En rJalitJ, il est dans des caisses
clouJes, et  personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce
que  j'ai vu avant-hier soir? Je m'Jtais arrKtJ pour fumer une cigarette, et
tout A  coup j'entends  un  grand bruit. Je me  retourne et je vois la paroi
d'une caisse, une Jnorme, comme une maison, qui cIde et qui s'ouvre comme un
portail  et il en  sort  une machine. Je ne  vais pas vous la dJcrire,  vous
comprenez  pourquoi.  Mais ce  spectacle...  Elle  est  restJe  lA  quelques
secondes,  elle a  sorti  un long tuyau  avec  au  bout une  sorte  de  truc
tournant,  comme pour inspecter tout autour,  puis elle est rentrJe  dans la
caisse et le  couvercle  s'est refermJ. Je ne me sentais pas  A l'aise et je
n'en  ai pas cru mes yeux.  Mais ce matin je me suis dit :  "Je vais tout de
mKme aller voir au " D "." J'y suis  allJ, et je me suis  senti tout glacJ :
la caisse Jtait tout A fait normale, pas trace de fente, mais la paroi Jtait
clouJe  DE  L'INTERIEUR!  Avec   des  clous  brillants  qui  dJpassaient   A
l'extJrieur  d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi  est-ce qu'elle est
sortie? Et  est-ce qu'elle est la seule? Peut-Ktre  que la  nuit elles  vont
toutes  comme   Za...  inspecter.   Et   pendant  qu'on   se   prJoccupe  de
surpeuplement, en attendant elles nous prJparent pour  un  de  ces jours une
nuit  de  la  Saint-BarthJlJmy, et elles  jetteront  nos os du  haut  de  la
falaise.  Et peut-Ktre mKme pas des os, mais  de la bouillie d'ossements..."
Quoi?  Non  merci, mon cher, dis-le toi-mKme A  ceux  du  GJnie, si tu veux.
Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait  ou
non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...
     - Alors, Perets, vous Ktes prKt?
     - Non,  dit  Perets, je  n'arrive pas A me souvenir.  C'Jtait  il  y  a
longtemps.
     - Etrange. Moi, par exemple,  je me souviens trIs  bien. Six mille sept
cent un kilomItres  par voie ferrJe, soixante-dix mille cent cinquante-trois
kilomItres  par  air (dont  trois mille deux  cent quinze  pour  raisons  de
nJcessitJ personnelle), quinze mille sept kilomItres A pied. Et je suis plus
vieux que vous. Etrange, Jtrange, Perets... Bon... Passons au point suivant.
Quels sont les jouets que vous prJfJriez quand vous Jtiez d'Vge prJscolaire?
     - Les  tanks mJcaniques, dit Perets  en  s'Jpongeant  le  front. Et les
automitrailleuses.
     - Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'Jtait avant d'aller A l'Jcole, en
des  temps,  disons, beaucoup  plus  reculJs. Bien  que moins  responsables,
n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks  et les automitrailleuses... Point
suivant. A quel Vge avez-vous ressenti  une attirance pour une  femme, entre
parenthIses  - pour un homme?  L'expression  entre parenthIses concerne,  en
rIgle gJnJrale, les femmes. Vous pouvez rJpondre.
     - Il y a longtemps, dit Perets. za se passait il y a trIs longtemps.
     - PrJcisJment!
     - Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.
     Le prJsident haussa les Jpaules.
     - Je n'ai rien A cacher.  Cela  m'est  arrivJ pour la  premiIre fois  A
l'Vge  de neuf ans, un jour  oSHCH on me  baignait avec  ma  cousine...  A vous
maintenant.
     - Je ne peux pas, dit Perets.  Je  ne dJsire pas  rJpondre A  de telles
questions.
     - Idiot, lui chuchota une  voix A  l'oreille. Invente quelque chose qui
fasse sJrieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiItes? Qui va aller vJrifier?
     - D'accord, dit Perets,  soumis. C'Jtait A l'Vge de dix ans, le jour oSHCH
on m'a baignJ avec mon chien Mourka.
     -  TrIs bien! s'exclama  le  prJsident.  Et  maintenant,  JnumJrez  les
maladies des membres infJrieurs dont vous avez souffert.
     - Rhumatismes.
     - Et puis?
     - Claudication intermittente.
     - TrIs bien. Et encore?
     - Rhume, dit Perets.
     - Ce n'est pas une maladie des membres infJrieurs.
     - Je ne sais pas. Chez vous, peut-Ktre que non, mais chez moi c'est une
maladie des membres infJrieurs. J'avais  les  pieds trempJs,  et je  me suis
enrhumJ.
     - Admettons... Et ensuite?
     - za ne suffit pas?
     - Comme vous voudrez. Mais je vous prJviens : plus il  y en a, mieux Za
vaut.
     - GangrIne  spontanJe, dit  Perets.  Suivie d'amputation. za a  JtJ  la
derniIre maladie des membres infJrieurs dont j'ai eu A souffrir.
     -   za   suffira,   maintenant.  Question   suivante.  Votre   position
philosophique, rapidement.
     - MatJrialisme, dit Perets.
     - Quel genre de matJrialisme, prJcisJment?
     - Emotionnel.
     - Je n'ai plus de questions A poser. Et vous, messieurs?
     Il n'y  avait plus de questions. Les employJs somnolaient  ou parlaient
entre  eux, le dos  tournJ au prJsident.  Le camion roulait  maintenant plus
lentement.  Il commenZait A faire trIs chaud et de la forKt venait une odeur
humide, une odeur  puissante et dJsagrJable qui en temps normal ne parvenait
pas  jusqu'A  l'Administration.  Le  camion  roulait  moteur  coupJ  et l'on
entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.
     - Je suis JtonnJ quand je vous considIre, disait le secrJtaire  adjoint
qui avait  lui aussi tournJ  le dos  au prJsident.  Il y a lA  une sorte  de
pessimisme  morbide. L'homme est par  nature optimiste,  d'une part. D'autre
part  et surtout,  vous  ne croyez tout de  mKme pas que le Directeur  pense
moins que vous A toutes ces choses-lA? Ce serait ridicule. Dans  son dernier
discours,  le  Directeur,  s'adressant  A moi,  a  JvoquJ  des  perspectives
grandioses. J'ai JtJ  tout bonnement transportJ d'enthousiasme, je n'ai  pas
honte de le reconnaOtre. J'ai toujours JtJ optimiste, mais le  tableau qu'il
a fait... Si vous voulez le savoir, tout va Ktre dJmoli, tous ces entrepFts,
ces  cottages... Il  y  aura  des  bVtiments d'une  splendeur aveuglante, en
matJriaux transparents et  semi-transparents, des stades, des piscines,  des
jardins  suspendus, des buvettes en cristal! Des  escaliers qui monteront  A
l'assaut du ciel! De belles femmes A la taille flexible, A la peau Jlastique
et bronzJe! Des  bibliothIques! Des  muscles!  Des  laboratoires!  Pleins de
soleil   et   de  lumiIre!  Des  horaires   libres!  Des  automobiles,   des
hydroglisseurs, des dirigeables! Des rJunions contradictoires, l'instruction
pendant le sommeil, le cinJma  en relief... AprIs leurs  heures  de travail,
les collaborateurs pourront aller  dans les bibliothIques, mJditer, composer
des mJlodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois,
se lire leurs vers!...
     - Et toi, qu'est-ce que tu feras?
     - De la sculpture sur bois.
     - Et quoi encore?
     - Ecrire des  vers. On  m'apprendra  A  Jcrire des vers, j'ai une bonne
Jcriture.
     - Et moi, qu'est-ce que je ferai?
     -  Tout  ce  que tu  voudras, dit gJnJreusement le secrJtaire  adjoint.
Sculpter le bois, Jcrire des versCe que tu voudras.
     - Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathJmaticien.
     - Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des mathJmatiques jusqu'A
plus soif!
     - Je fais dJjA des mathJmatiques jusqu'A plus soif.
     - Maintenant tu  reZois un salaire pour Za. Idiot. Tu pourras sauter de
la tour A parachute.
     - Pourquoi?
     - Comment, pourquoi? C'est intJressant...
     - M'intJresse pas.
     -  Alors qu'est-ce que tu  veux  faire?  Il n'y a rien  d'autre que les
mathJmatiques qui t'intJresse?
     - Oui, rien d'autre peut-Ktre... Tu travailles toute la journJe,  et le
soir tu es si abruti que tu ne t'intJresses plus A rien d'autre.
     -  C'est simplement que tu as un esprit  bornJ.  za fait rien, on te le
dJveloppera. On te trouvera  des talents,  tu  te mettras A  composer  de la
musique, ou A sculpter quelque chose...
     - Composer de la musique,  ce n'est pas le problIme. Mais  pour trouver
des auditeurs...
     - Moi, je t'Jcouterai avec plaisir... Perets, voilA...
     - C'est seulement ce  que  tu  crois.  Tu ne m'Jcouteras  pas. Et tu ne
composeras  pas de vers. Tu  donneras quelques  entailles  dans  ton bout de
bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te  saouleras. Je te connaOs. Et
je connais tout le monde  ici. Vous vous traOnerez de la  buvette en cristal
au  buffet  en  diamant. Surtout si  l'horaire est  libre. Je n'ose mKme pas
penser A ce qui se passerait si on vous donnai; la libertJ d'horaire.
     - Tout homme  est  un  gJnie  en quelque  chose, rJpliqua le secrJtaire
adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a  de gJnial en lui. Nous n'en
avons mKme pas l'idJe, mais je suis peut-Ktre un gJnie de la cuisine et toi,
mettons, un gJnie de la  pharmacie, mais  ce ne  sont pas nos occupations et
nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'A l'avenir  il
y  aura des  spJcialistes  qui  s'occuperont  de  Za, qu'ils  chercheront  A
dJcouvrir nos virtualitJs cachJes.
     -  Tu  sais, les virtualitJs, ce n'est pas quelque chose de trIs clair.
Je ne dis  pas le contraire,  peut-Ktre qu'il  y a  rJellement  du  gJnie en
chacun de nous. Mais que faire si ce gJnie ne peut trouver A s'appliquer que
dans  un passJ  reculJ ou un futur lointain,  alors que, dans le prJsent, il
n'est mKme pas considJrJ  comme  du gJnie,  que tu l'aies manifestJ ou  non?
C'est  bien, Jvidemment,  si  tu te  rJvIles  un gJnie de la  cuisine.  Mais
comment  reconnaOtrat-on que tu es un cocher de gJnie, Perets un tailleur de
pointes  de silex de gJnie, et  moi le gJnial dJcouvreur  d'un  champ X dont
personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix  ans... C'est alors,
comme disait le poIte, que se tournera vers nous la face noire du loisir...
     - Eh, les gars, dit quelqu'un, on  a rien  pris A bouffer avec nous. Le
temps d'arriver, de toucher l'argent...
     - StoPan s'en occupera.
     - Et comment, que  StoPan s'en occupera! Ils en sont aux rations,  chez
eux.
     - Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...
     - Tant pis, on verra bien, on est dJjA A la barriIre.
     Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forKt,
et  la  route  s'y  enfonZait  comme un fil dans un tapis  persan. Le camion
dJpassa une pancarte de contre-plaquJ oSHCH l'on Usait :
          "ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!"
     On voyait dJjA la barriIre baissJe, l'abri-champignon A cFtJ, et plus A
droite, les  barbelJs,  les protubJrances blanches  des  isolateurs  et  les
treillis des  miradors avec leurs  projecteurs. Le  camion s'arrKta. Tout le
monde se mit A  regarder le garde qui, debout, les jambes croisJes, un fusil
sous le  bras,  Jtait  en  train  de  somnoler sous  l'abri-champignon.  Une
cigarette Jteinte pendait A sa lIvre et tout autour de  lui le terrain Jtait
jonchJ de mJgots. A cFtJ  de la  barriIre  se dressait un  poteau couvert de
pancartes :
          "ATTENTION, FORET"
     "PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"
     "DEFENSE DE CONTAMINER!"
     Le chauffeur  klaxonna discrItement.  Le garde ouvrit les yeux, jeta un
regard embrumJ autour  de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de
la voiture.
     -  Vous  avez  l'air  d'Ktre  beaucoup,  lA-dedans,  dit-il  d'une voix
sifflante. Vous venez pour les sous?
     - C'est cela, dit obsJquieusement l'ex-prJsident.
     - Bien,  c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion,
grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur
     un ton de reproche :
     -  Oh  lA lA,  ce que vous  Ktes nombreux.  Et vos  mains,  elles  sont
propres?
     - Propres! rJpondirent en choeur les employJs. Quelques-uns  exhibIrent
mKme leurs mains.
     - Tout le monde les a propres?
     - Tout le monde!
     - za va, dit le garde.
     Il passa la moitiJ du corps dans la cabine et on l'entendit dire :
     - Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en  a combien? Ah-ah... Tu
mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, Jcoutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut
Voldemar! Tu continues A rouler?... Moi, je  monte toujours la garde. Montre
ta  carte... Allons quoi,  t'excite  pas,  montre un  peu que je voie...  En
rIgle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce  que tu as A Jcrire des numJros de
tJlJphone sur ta carte?  Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je
vois.  Donne, je vais  la  noter  aussi...  Bon, merci. Allez-y, vous pouvez
passer.
     Il  sauta du  marchepied,  faisant voler la poussiIre  avec ses bottes,
alla  A  la barriIre  et  pesa  sur  le  contrepoids.  La  barriIre se  leva
lentement, les  caleZons qui la garnissaient tombIrent dans la poussiIre. Le
camion s'Jbranla.
     Dans la caisse, tout le monde s'Jtait remis  A faire  du  vacarme, mais
Perets  n'entendait pas. Il entrait dans la  forKt. La forKt se rapprochait,
s'avanZait,  se  faisait de  plus  en  plus haute, pareille A  une  vague de
l'ocJan,  et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel,
d'espace  ni de temps, la forKt  avait pris leur  place. Il n'y  avait  plus
qu'un  dJfilJ de teintes  sombres,  un air  Jpais et  humide,  des  senteurs
Jtranges,  comme  une odeur de graillon,  et  un arriIre-goYt acre  dans  la
bouche.  Seule l'ouPe n'Jtait pas touchJe : les  bruits  de la forKt Jtaient
JtouffJs par  le  hurlement  du moteur et  le  bavardage des employJs. Ainsi
voici la forKt, se  rJpJtait Perets, me voici dans  la forKt, se rJpJtait-il
stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais A l'intJrieur, participant.
Je suis dans  la forKt. Quelque  chose de frais et humide toucha son visage,
le chatouilla,  se dJtacha et tomba lentement sur  ses genoux. Il regarda  :
c'Jtait un  filament long et  fin  provenant d'un vJgJtal, ou peut-Ktre d'un
animal, A moins que ce ne fYt simplement un attouchement de  la forKt, geste
d'accueil amical ou  palpation soupZonneuse ; il ne fit pas un geste vers le
filament.
     Et le camion continuait sa route  victorieuse. Le jaune, le vert et  le
brun se retiraient, soumis, loin en arriIre, tandis que sur les bas-cFtJs se
traOnaient en dJsordre les colonnes de l'armJe d'invasion, vJtJrans oubliJs,
noirs bulldozers cabrJs aux boucliers rouilles furieusement levJs, tracteurs
A  demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimJes,  sur le sol,
camions sans  roues et sans  vitres - tous morts,  abandonnJs A jamais, mais
continuant A  diriger hardiment vers  l'avant, vers  les  profondeurs de  la
forKt leurs radiateurs  dJfoncJs  et leurs phares JclatJs. Et tout autour la
forKt remuait,  tremblait et  se louait,  changeait de couleur,  vibrante et
enflamnJe, trompait la vue en avanZant et reculant, embrouillait, se moquait
et  riait,   la  forKt  Jtait  tout  entiIre   insolite,  indescriptible  et
Jcoeurante.


     Perets  ouvrit  la  portiIre  du  tout-terrain  et  regarda  vers   les
broussailles.  Il  ne savait pas  ce qu'il devait voir.  Quelque  chose  qui
ressemblerait  A  du  kissel  nausJabond.  Quelque  chose  d'extraordinaire,
d'impossible A dJcrire.  Mais  ce  qu'il y avait de plus extraordinaire,  de
plus inimaginable, de plus impossible dans  ces broussailles, c'Jtaient  les
gens,  et  c'est  pourquoi Perets  ne  vit  qu'eux.  Ils  s'approchaient  du
tout-terrain,  minces  et  souples,  JlJgants  et  assurJs,  ils  marchaient
lJgIrement, sans faire  de  faux pas, choisissant  immJdiatement et sYrement
l'endroit  oSHCH poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la
forKt, d'y Ktre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait
dJjA,  et il est mKme probable qu'ils ne faisaient pas semblant  mais qu'ils
le croyaient vraiment, alors que la forKt Jtait suspendue au-dessus de leurs
tKtes, riant  silencieusement  et tendant des myriades  de doigts  moqueurs,
feignant habilement  d'Ktre une  amie familiIre, soumise et  simple - d'Ktre
leur. En attendant. Pour un temps...
     -  Elle est  vraiment  pas  mal,  cette  bonne  femme  -  Rita,  disait
l'ex-chauffeur Touzik.
     Il  Jtait  A cFtJ du tout-terrain,  ses jambes un peu  torses largement
JcartJes, retenant entre ses cuisses une moto rVlante et tremblante.
     - Je devrais arriver a me  la faire, mais il y  a ce Quentin...  Il  la
suit de prIs.
     Quentin et Rita s'approchIrent et StoPan quitta le volant  pour aller A
leur rencontre.
     - Alors, comment va-t-elle? demanda StoPan.
     -  Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur.
Quoi, les sous sont arrivJs?
     - C'est Perets, dit StoPan. Je vous ai racontJ.
     Rita et Quentin  sourirent A Perets. Il  n'avait pas eu le temps de les
examiner, et Perets  pensa  fugitivement qu'il n'avait  jamais  vu de  femme
aussi Jtrange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.
     - Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant A sourire tristement. Vous
Ktes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?
     - Je ne vois toujours pas, dit Perets.
     Il ne faisait pas de  doute  que cette JtrangetJ et ce  malheur Jtaient
attachJs  l'un  A l'autre  par des  liens indJfinissables  mais  extrKmement
solides.
     Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
     - Mais  ne  regardez pas lA,  dit  Quentin.  Regardez tout droit,  tout
droit! Vous ne voyez pas?
     Alors,  Perets vit et oublia  aussitFt  les gens. C'Jtait  apparu comme
l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette
enfantine du  type "OSHCH est cachJ  le  chasseur?",  et une fois qu'on l'avait
trouvJe, on ne  pouvait  plus  la  perdre  de vue.  C'Jtait  tout  prIs,  Za
commenZait A  une dizaine  de pas des roues du tout-terrain et  du  sentier.
Perets avala convulsivement sa salive.
     Une colonne  vivante  s'Jlevait  vers  les  couronnes  des  arbres,  un
faisceau de fils transparents, poisseux,  brillants, qui se tordaient et  se
tendaient,  un faisceau qui perZait le feuillage dense et s'JlanZait  encore
plus  haut,  vers  les nuages.  Et  il Jtait nJ du cloaque  gras, du cloaque
bouillonnant, empli de protoplasme,  vivant, actif, gonflJ  des bulles d'une
chair  primitive  qui se formait  fJbrilement  et  se dJcomposait  aussitFt,
dJversant les produits  de sa  dJcomposition sur  les rives plates, crachant
une  bave gluante... Et  tout  d'un  coup,  comme  si  d'invisibles  filtres
acoustiques avaient JtJ mis en circuit,  la voix du cloaque se  fit entendre
au  milieu  du  rVle  de  la  moto  :  bouillonnement,  clapotis,  sanglots,
gargouillis, longs gJmissements marJcageux ; et en mKme temps s'avanZait  un
vJritable mur  d'odeurs : odeur de  viande crue et  suintante, de sanie,  de
bile fraOche, de sJrum, de  colle chaude  -  et ce fut  seulement  alors que
Perets  vit  les masques  A oxygIne suspendus sur  la  poitrine  de Rita  et
Quentin, et aperZut  StoPan qui, avec  une grimace de dJgoYt,  portait A son
visage l'embouchure  du  masque. Mais lui-mKme  ne tenta  pas  de  mettre le
masque, comme s'il espJrait  que les odeurs lui raconteraient ce que  ni ses
yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racontJ...
     - za pue chez vous, dit Touzik. Comme A la morgue...
     Et Quentin dit A StoPan :
     - Tu  devrais dire A Kim de  se remuer un peu pour les rations. On a un
poste de travail insalubre. On a droit A du lait, du chocolat...
     Rita  fumait  pensivement  rejetant  la  fumJe  par  ses fines  narines
mobiles.
     Autour  du cloaque, les arbres  attentifs  se penchaient sur ses bords,
tremblants  ;  toutes  leurs branches  Jtaient  tournJes  du  mKme  cFtJ  et
flJchissaient sur la masse  bouillonnante, laissant passer d'Jpaisses lianes
moussues que le cloaque accueillait en lui, dJpouillait de leur substance et
s'assimilait, de la mKme  maniIre qu'il pouvait dissoudre et transformer  en
sa propre chair tout ce qui l'entourait...
     - Pertchik, dit StoPan, n'Jcarquille pas les yeux  comme Za, tu vas les
perdre.
     Perets  sourit, mais il  savait  A quel  point son  sourire  paraissait
contraint.
     - Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.
     - Pour  le cas  oSHCH on resterait  embourbJ. Ils  suivent le  chemin, moi
j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si
on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
     - Vous vous embourberez forcJment, dit Quentin.
     - Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une  idJe bKte,  je
vous l'ai dit tout de suite.
     -  Toi,  mets-y  un peu  une sourdine, lui dit StoPan.  Tu es  pas pour
grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant A Quentin :
     - za commence bientFt? Quentin consulta sa montre.
     - Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes.
Donc il  reste...  il  reste...  il reste  rien du tout. Regarde,  il a dJjA
commencJ.
     Le cloaque  mettait bas. Des chiots. Par  petites secousses impatientes
et convulsives,  il  avait  commencJ A expulser l'un aprIs  l'autre sur  ses
rives plates des morceaux d'une pVte blanchVtre,  agitJe de brefs  frissons,
qui roulaient sur la terre, aveugles et sans dJfense, puis se figeaient  sur
place,  s'aplatissaient,  Jtiraient des  simulacres de  pattes  prudents  et
commenZaient  A  se  mouvoir d'une  maniIre  raisonnJe, encore  inquiets  et
dJsordonnJs dans leurs mouvements, mais tous suivant une mKme direction, une
direction   bien   dJterminJe   :  tantFt  ils  se  heurtaient,  tantFt  ils
s'Jcartaient l'un de l'autre,  mais tous ils suivaient la mKme direction, la
mKme  ligne  qui  partait  de  la  matrice  pour  s'enfoncer  loin  dans  la
broussaille,  unique flot  blanchVtre  de  fourmis  gJantes,  maladroites et
glaireuses...
     - Par ici, c'est tout du  marJcage, disait Touzik. Tu vas  Ktre si bien
collJ qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les cVbles
casseront.
     - Et si tu venais avec nous? dit StoPan A Quentin.
     - Rita est fatiguJe.
     - Eh bien! Rita n'a qu'A rentrer chez elle, et nous on y  va... Quentin
hJsitait.
     - Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.
     - Oui, je rentre A la maison, dit Rita.
     - C'est bien, dit Quentin.  Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite.
On en a pas pour longtemps, pas vrai StoPan?
     Rita  jeta son  mJgot et,  sans  dire au revoir, prit le  chemin de  la
station.  Quentin piJtina quelques instants,  indJcis, puis dit doucement  A
Perets :
     - Permettez... que je passe...
     Il  se  glissa  sur la  banquette arriIre et  A ce moment la moto rugit
effroyablement, Jchappa au contrFle de Touzik, fit un  grand bond en hauteur
et fila droit vers le cloaque.
     - ArrKte! cria Touzik, accroupi.  OSHCH  vas-tu? Tout le monde Jtait  fige
sur place. La moto vola sur une motte de  terre, hurla sauvagement, se cabra
et  tomba dans le  cloaque. Tous s'avancIrent.  Il sembla A  Perets  que  le
protoplasme s'Jtait  incurvJ  sous  la moto, comme  pour  amortir la  chute,
l'avait accueillie, silencieusement  et doucement,  puis s'Jtait refermJ sur
elle. La moto s'Jtait tue.
     - Abruti par l'alcool! dit Touzik A StoPan. Qu'est-ce que tu  as encore
fait?
     Le cloaque  Jtait maintenant une gueule qui suZait, qui dJgustait,  qui
se dJlectait, qui tournait et retournait  en elle la motocyclette comme  une
personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de  la langue d'une joue  A
l'autre.  La moto  tourbillonnait  dans  la  masse Jcumante,  disparaissait,
reparaissait, agitant dJsespJrJment les cornes de son guidon, et  paraissait
plus petite A chacune de ses apparitions : sa structure de mJtal s'Jtiolait,
devenait transparente,  comme une mince  feuille de  papier, au point  qu'on
voyait maintenant vaguement  apparaOtre  A  travers  elle  les entrailles du
moteur,  puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la  moto  plongea une
derniIre fois et on ne la revit plus.
     - Elle a JtJ bouffJe, dit Touzik avec une joie idiote.
     - Abruti par l'alcool, rJpJta  StoPan, tu  me le paieras. Tu en as pour
toute ta vie A payer.
     - Bon, Za va, dit Touzik. Mais qu'est-ce  que j'ai fait? J'ai tournJ la
poignJe des gaz dans le mauvais sens (il  s'adressait maintenant A  Perets),
et elle  m'a JchappJ.  Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu rJduire
les gaz, pour que Za fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai  pas tournJ
du bon cFtJ.  Je suis pas le  premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs
c'Jtait une  vieille moto... Donc je m'en vais. (Il  s'adressait A nouveau A
StoPan.) J'ai plus rien A faire ici? Je rentre chez moi.
     -  Qu'est-ce que  tu regardes comme Za? dit  soudain  Quentin  avec une
telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
     - Qu'est-ce que Za peut te faire? dit Touzik. Je regarde oSHCH je veux.
     Il  regardait en direction du sentier, vers l'endroit oSHCH, sous la voYte
Jpaisse d'un vert jaunVtre,  dansait encore, s'Jloignant peu  A peu, la cape
orange de Rita.
     - Non, laissez-moi, dit Quentin A Perets. Je vais m'expliquer avec lui.
     - OSHCH vas-tu, mais oSHCH tu vas? bredouilla StoPan. Calme-toi, Quentin...
     -  Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu oSHCH il veut en
venir!
     - Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrKte, calme-toi!
     - LVche-moi, lVche-moi, je te dis!
     Ils  s'agitaient  bruyamment  A cFtJ  de Perets, le bousculant des deux
cFtJs. StoPan tenait fermement  Quentin par  la manche  et  par un pan de la
veste tandis que ce dernier,  rouge et suant, sans  quitter Touzik des yeux,
essayait d'une main de  se libJrer de  l'Jtreinte  de  StoPan et de  l'autre
pesait de toutes ses forces sur Perets  pou- pouvoir  l'enjamber. Il  tirait
par  saccades et  A chaque fois se dJgageait un peu plus de sa veste. Perets
saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait A suivre du
regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.
     - Qu'est-ce qu'elle a A  porter un pantalon, dit-il A Perets. Elles ont
trouvJ Za maintenant, le pantalon...
     - Ne le dJfends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un
neurasthJnique  sexuel,  mais  un vulgaire salaud!  EnlIve-toi,  ou  tu  vas
prendre aussi!
     - Avant il  y  avait  ces  jupes,  dit  rKveusement  Touzik. Un morceau
d'Jtoffe qu'elles s'enroulaient autour avec une Jpingle pour le tenir. Alors
moi, je prenais l'Jpingle et...
     Si cela s'Jtait passJ dans le parc... Si cela  s'Jtait passJ A l'hFtel,
A la bibliothIque ou dans la salle des actes... Et cela s'Jtait passJ - dans
le  parc, A la  bibliothIque et  mKme dans la  salle  des actes  au cours de
l'exposJ  de Kim : "Ce que tout  travailleur de l'Administration doit savoir
sur les  mJthodes de  la statistique  mathJmatique." Et maintenant la  forKt
voyait  et entendait  tout  cela - les cochonneries  salaces  qui  faisaient
briller les yeux  de Touzik, la face empourprJe de Quentin  A la portiIre de
la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de StoPan A
propos  du travail,  de la  responsabilitJ,  de la bKtise le claquement  des
boutons arrachJs sur  les glaces  de la cabine...  Et  on ne  savait pas  ce
qu'elle pensait ce tout  cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela
la dJgoYtait...
     - ..., disait avec dJlectation Touzik.
     Et  Perets le frappa. Il  atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut
un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main A sa  pommette et
regarda Perets, l'air abasourdi.
     - Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
     -  Je ne dis rien, dit  Touzik en haussant les  Jpaules. Ce qu'il  y a,
c'est que je n'ai plus rien  A faire ici,  il y  a plus de  moto, vous voyez
bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?
     Quentin s'enquit A voix haute :
     - Il t'a mis sur la gueule?
     - Oui,  dit  Touzik,  dJpitJ. Sur  la pommette, en  plein  sur  l'os...
Heureusement qu'il m'a pas eu A l'oeil.
     - Tu l'as vraiment eu sur la gueule?
     - Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.
     - Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siIge.
     -  Touz, dit StoPan, grimpe dans la voiture. Si on  s'embourbe, tu nous
aideras A tirer.
     - J'ai  un pantalon neuf, objecta Touzik. Si  vous voulez, je  prendrai
plutFt le volant.
     On ne  lui rJpondit pas  ; il grimpa sur le  siIge arriIre et s'assit A
cFtJ de Quentin. Perets prit place A cFtJ de StoPan et ils partirent.
     Les  chiots avaient dJjA parcouru pas mal de  chemin, mais  StoPan, qui
guidait avec beaucoup d'adresse  les roues droites sur  le  sentier  et  les
gauches sur la  mousse abondante, les rattrapa  et commenZa A les  suivre en
faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit
Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commenZa A lui expliquer qu'il n'y
avait aucun mal dans son esprit, que de toute faZon il n'avait plus de moto,
Za lui Jtait Jgal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal
chez lui, il reste un homme, forKt ou pas forKt, c'Jtait Jgal... "On t'avait
dJjA tapJ  sur la gueule?"  demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans
mentir, Za t'est dJjA arrivJ ou non?", demandait-il A intervalles rJguliers,
en  interrompant  Touzik. "Non,  rJpondait  celui-ci,  non,  attends,  finis
d'abord de m'Jcouter..."
     Perets frottait doucement son doigt enflJ et regardait les  chiots. Les
enfants de la forKt. Ou peut-Ktre les serviteurs de la forKt. Ou  encore les
excrJments  de la forKt...  Ils cheminaient lentement,  infatigablement,  en
colonne, les uns A  la suite des autres, comme s'ils coulaient A  la surface
de  la terre, entre les troncs  d'arbres  pourris, les fondriIres, les mares
d'eau  dormante, dans  l'herbe haute,  au milieu des buissons  piquants.  Le
sentier disparaissait, s'enfonZait dans  une boue odorante,  se cachait sous
les couches de  champignons gris et  durs qui se  brisaient en craquant sous
les  roues,  puis  reparaissait, et  les chiots  qui  le suivaient  toujours
restaient blancs, propres, lisses : pas un grain  de poussiIre ne se collait
A eux, pas un piquant ne les blessait  et  la boue noire et poisseuse ne les
tachait pas. Ils coulaient avec une dJtermination obtuse et inhumaine, comme
s'ils  suivaient  une  route familiIre  de tous  temps  connue.  Ils Jtaient
quarante-trois.
     "Je  brYlais d'Ktre ici et  maintenant j'y suis, je vois enfin la forKt
de l'intJrieur, et je ne vois rien.  J'aurais pu imaginer tout Za en restant
A  l'hFtel,  dans ma chambre nue avec ses  trois  lits vides, tard le  soir,
quand on n'arrive pas A s'endormir, quand tout est calme et que  soudain  au
milieu de la nuit il y a ce mouton  sur le chantier qui commence son vacarme
en enfonZant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici,  dans la  forKt,
j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se
transforment soudain en Selivan le traverseur de la  forKt - tout ce qu'il y
a   de  plus   absurde,  de  plus   sacrJ.  Et  tout   ce  qu'il  y  a  dans
l'Administration, je  peux  l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu  rester
chez moi et  imaginer tout cela couchJ sur le divan avec la radio A cFtJ  de
moi, en Jcoutant  du jazz  symphonique et  des voix  qui parlent des langues
inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre,  c'est la mKme
chose  qu'imaginer. Je  vis, je vois et je ne  comprends pas, je vis dans un
monde  que quelqu'un a imaginJ, sans prendre la  peine de me l'expliquer. Et
peut-Ktre  aussi   de  se  l'expliquer  A   lui-mKme.  La  maladie   de   la
comprJhension, pensa soudain Perets. VoilA de quoi je souffre. La maladie de
la comprJhension."
     II se pencha A la portiIre et appliqua son  doigt endolori sur la paroi
froide. Les chiots ne prKtaient  aucune attention  au  tout-terrain. Ils  ne
soupZonnaient probablement  mKme pas  son  existence. Il Jmanait  d'eux  une
odeur   forte   et   dJsagrJable,   leur  enveloppe   paraissait  maintenant
transparente et sous elle on voyait comme des ombres se dJplacer par vagues.
     -  Si  on  en attrapait  un?  proposa Quentin.  C'est  trIs simple,  on
l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.
     - za en vaut pas la peine, dit StoPan.
     Quentin :
     - Pourquoi? De toute faZon, il faudra bien un un jour en attraper un.
     StoPan :
     - za  me  fait  un  peu peur. D'abord,  s'il  crIve, il faudra faire un
rapport Jcrit A Domarochinier...
     Touzik :
     -  Nous, on  les faisait  cuire.  za me plaisait  pas, mais les  autres
disaient  que c'Jtait  bon. Un peu comme  du  lapin, mais moi,  le lapin, je
supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mKme genre de saletJ. za
me dJgoYte...
     Quentin :
     - J'ai remarquJ une chose, leur nombre est toujours un nombre premier :
treize, quarantetrois, quarante-sept...
     StoPan :
     - Tu dis des bKtises. J'en  ai rencontrJ dans la  forKt des  groupes de
six, de douze...
     Quentin :
     -  Dans la forKt, je dis pas ; aprIs, ils forment des groupes  qui vont
chacun de leur cFtJ. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre
premier,  tu  peux  vJrifier  dans  la  revue, j'ai  enregistrJ  toutes  les
portJes...
     Touzik :
     -  Et une autre fois,  avec les autres,  on  avait attrapJ une fille du
pays, Za avait JtJ un sacrJ rire...
     StoPan :
     - Eh bien! Jcris un article.
     Quentin :
     - C'est dJjA fait. za va me faire le quinziIme...
     StoPan :
     - Moi j'en suis A dix-sept. Plus  un sous presse. Et  tu as choisi qui,
comme co-auteur?
     Quentin :
     -  Je  ne  sais  pas  encore.  Kim   recommande  le   manager,  il  dit
qu'actuellement  le transport  c'est primordial, mais Rita me  conseille  le
commandant.
     StoPan :
     - Surtout pas le commandant.
     Quentin :
     - Pourquoi?
     StoPan :
     - Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
     Touzik :
     -  Le commandant  coupait  le  kJfir avec du  liquide de frein. C'Jtait
quand il Jtait responsable du salon de coiffure. Alors  avec les  autres, on
avait jetJ une poignJe de punaises dans son appartement.
     StoPan :
     - On  dit qu'il va y avoir une  note de service. Tous ceux  qui  auront
moins de quinze articles suivront un traitement.
     Quentin :
     -  Ah! oui, leurs traitements spJciaux, je  les connais. Sale coup. Les
cheveux s'arrKtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...
     " Chez  moi,  pensait Perets. Il  faut que  je rentre chez moi  au plus
vite. Je n'ai plus rien A faire ici." Puis, il s'aperZut que la  composition
de  la colonne  des chiots s'Jtait modifiJe. Il  compta : trente-deux chiots
avaient continuJ tout droit,  tandis que onze, rangJs eux aussi en  colonne,
avaient tournJ  A  gauche  pour  descendre  vers l'Jtendue  d'eau  sombre et
immobile qui  Jtait  apparue entre  les arbres,  A  trIs  peu de distance du
tout-terrain.  Perets  vit  le ciel  bas et  brumeux, les contours vaguement
JbauchJs  du rocher de  l'Administration  A l'horizon. Les  onze  chiots  se
dirigeaient avec dJtermination vers l'eau. StoPan fit taire le moteur et ils
descendirent  tous pour  regarder les chiots passer  par-dessus  une  souche
tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement
les uns aprIs les autres dans le lac.
     - Ils coulent, dit avec Jtonnement Quentin. Ils se noient.
     StoPan prit une carte et l'Jtala sur le capot.
     -C'est bien Za, dit-il. Le lac n'est pas indiquJ. Ici il y a un village
qui est  marquJ, mais pas  de  lac... VoilA, il y a Jcrit : < Vill.  Aborig.
Soixantedix fraction onze."
     - C'est toujours comme Za, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans
la  forKt? Primo,  toutes  les cartes racontent des salades, et deuxio,  ici
elles servent A rien. LA il  y a  par exemple  aujourd'hui une route, demain
une riviIre, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbelJs et un
mirador. Ou bien on tombera sur un entrepFt.
     -  za me dit pas grand-chose de continuer, dit  StoPan en s'Jtirant. za
suffit peut-Ktre pour aujourd'hui?
     -  Evidemment,  Za  suffit,  dit Quentin.  Perets a  encore  sa paye  A
toucher. On retourne A la voiture.
     - Faudrait  des jumelles, dit soudain Touz  en fixant avidement le lac,
une  main en visiIre audessus de ses yeux. Il  me semble qu'il y a une bonne
femme qui se baigne lA-bas.
     Quentin s'arrKta.
     - OSHCH?
     - Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
     Quentin blKmit soudain et se prJcipita A toutes jambes vers la voiture.
     -OSHCH tu la vois? demanda StoPan.
     - LA-bas, sur l'autre rive...
     - Il n'y a rien du tout lA-bas, siffla Quentin.
     Il Jtait debout sur  le marchepied  et explorait  avec les jumelles  la
rive opposJe. Ses mains tremblaient.
     - Sale  baratineur... tu veux encore prendre  sur la gueule...  Rien du
tout lA-bas! rJpJta-t-il en tendant les jumelles A StoPan.
     - Comment Za, rien! dit Touzik. Je suis  tout de mKme pas bigleux, chez
moi on m'appelle Œilde-lynx...
     -  Attends  un  peu,  attends  un  peu,  arrache  pas, lui dit  StoPan.
Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...
     - Rien du tout lA-bas,  marmonna Quentin. Tout Za c'est de la blague...
Il raconte n'importe quoi...
     - Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je  vous le
dis.
     Perets tressaillit.
     - Donnez-moi les jumelles, dit-il trIs vite.
     - On voit rien, dit StoPan en lui tendant les jumelles.
     -  Vous Ktes  bien  tombJ,  si  vous  le  croyez,  marmonna Quentin qui
commenZait A se rassJrJner.
     - Parole, elle Jtait lA, dit Touzik. Elle a dY plonger. Tout A l'heure,
elle ressortira.
     Perets  colla  les jumelles A ses  yeux.  Il ne  s'attendait pas A voir
quelque chose  : c'eYt JtJ trop simple. Et il  ne vit rien. Il n'y avait que
l'Jtendue  plate  du  lac, la rive lointaine,  envahie  par la forKt, et  la
silhouette du rocher de  l'Administration audessus  de la crKte dentelJe des
arbres.
     - Comment Jtait-elle? demanda-t-il.
     Touzik commenZa A dJcrire en dJtail,  en s'aidant de ses mains, comment
elle  Jtait. Ce  qu'il  dJcrivait Jtait  trIs  allJchant,  et  racontJ  avec
beaucoup de passion, mais ce n'Jtait pas ce que voulait Perets.
     - Oui, bien sYr, dit-il. Oui... Oui...
     "Peut-Ktre  est-elle  allJe A  la  rencontre  des  chiots", pensait-il,
secouJ sur le siIge arriIre au cFtJ d'un Quentin rembruni, tout en regardant
les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure -  Touzik Jtait en train de
mVchonner quelque  chose. Elle  est sortie  du calice de la forKt,  blanche,
froide, assurJe, et elle est entrJe dans l'eau, dans l'eau familiIre, entrJe
dans le lac comme j'entre dans la  bibliothIque ; elle s'est plongJe dans le
crJpuscule vert  et  mouvant  et elle a nagJ A  la  rencontre des chiots, et
maintenant elle les a dJjA rencontrJs au milieu du lac, au fond, et elle les
a  emmenJs  quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but.  Et de  nouveaux
JvJnements se prJpareront dans la  forKt, et peut-Ktre, A de nombreux milles
d'ici, se produira ou commencera  A  se produire quelque chose d'autre :  au
milieu des  arbres commenceront A  bouillonner  des  bouffJes de  brouillard
lilas qui ne sera  pas du tout du brouillard  - A moins qu'un autre  cloaque
n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiIre, ou que les aborigInes
bigarrJs qui, tout rJcemment encore, restaient paisiblement assis A regarder
des films  instructifs et A Jcouter  patiemment les  explications dispensJes
par le zIle  de BJatrice Vakh ne se lIvent soudain et partent  dans la forKt
pour  ne plus jamais revenir...  Et  tout sera rempli d'un sens  profond, de
mKme qu'est plein de sens chaque  mouvement d'un mJcanisme complexe, et tout
sera pour nous Jtrange et donc insensJ, pour nous  ou en tout cas  pour ceux
d'entre  nous qui ne peuvent encore  s'habituer  A l'absence de  sens et  la
prendre pour la norme."
     Et  il ressentit l'importance  de chacun  des JvJnements, de chacun des
phJnomInes  qui  l'entouraient   :  du  fait  qu'il   ne   pouvait  y  avoir
quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans  la portJe, du  fait que le tronc
de cet arbre Jtait prJcisJment couvert d'une  mousse rouge, du fait qu'on ne
voyait pas le  ciel  au-dessus du  sentier A cause des  branches  hautes des
arbres.
     Le  tout-terrain  Jtait secouJ, StoPan roulait trIs lentement et Perets
aperZut de loin A travers le pare-brise un poteau penchJ muni d'une pancarte
qui  portait une inscription. L'inscription Jtait  dJlavJe et rongJe par les
pluies, c'Jtait une trIs  vieille inscription tracJe  sur une  trIs  vieille
planche d'un gris sale, clouJe au poteau par deux Jnormes clous rouilles :
     "Ici, il y a  deux ans, s'est  tragiquement  noyJ le  traverseur de  la
forKt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacrJ."
     "Que  faisais-tu lA,  Gustav, pensa Perets. Comment  as-tu pu  venir te
noyer ici? Tu Jtais certainement un bon garZon, tu avais une tKte rasJe, une
mVchoire carrJe et velue, une dent en or, des tatouages, tu en Jtais couvert
de la tKte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux,  et A  ta
main  droite  il manquait un doigt  qu'on  t'avait arrachJ d'un coup de dent
dans une bagarre d'ivrognes. Tu  n'avais Jvidemment  pas le coeur  A Ktre un
traverseur de la forKt,  mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi
:  tu  devais  purger  ta  peine  sur  le  rocher  oSHCH se  trouve  maintenant
l'Administration,  et  tu ne pouvais aller nulle part ailleurs  que dans  la
forKt. Et  lA  tu  n'as  pas Jcrit d'articles,  tu  n'y pensais mKme pas, tu
pensais A d'autres articles, qui avaient JtJ Jcrits avant toi et contre toi.
Et tu as construit lA une route stratJgique, tu as posJ des dalles de bJton,
tu as profondJment entaillJ les flancs de  la forKt pour que des bombardiers
octimoteurs puissent, en cas de nJcessitJ, se poser sur cette route. Mais la
forKt  pouvait-elle supporter cela? Tu vois,  elle  l'a noyJ dans un endroit
sec. Mais dans dix ans, on t'JlIvera un monument, et  peut-Ktre donnera-t-on
ton nom  A un  cafJ quelconque.  Le cafJ s'appellera  " Chez Gustav ", et le
chauffeur Touzik ira y boire du kJfir et caresser les gamines JbouriffJes de
la chorale locale..."
     "Touzik  avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour
les raisons  qui auraient dY les lui valoir. La premiIre fois, il avait  JtJ
envoyJ en colonie pJnitentiaire  pour vol  de papierposte, la deuxiIme  pour
infraction A la rJglementation sur les passeports.
     "StoPan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de kJfir, rien. Il aime d'un
amour tendre et pur Alevtina, elle  que personne n'a jamais aimJ d'un  amour
tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiIme article, il offrira A
Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussJ malgrJ ses articles, malgrJ
ses larges Jpaules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas
ceux qui ont  le nez trop propre, les soupZonnant - non sans raison - d'Ktre
des pervers d'un raffinement inconcevable. StoPan vit dans la forKt, qu'A la
diffJrence de Gustav il a rejointe de son  plein grJ, et ne se plaint jamais
de rien, bien  que  la forKt  ne  soit pour lui  qu'un  immense dJpotoir  de
matJriaux vierges destinJs A l'Jcriture d'articles  qui  lui Jpargneront  le
traitement...
     "On  peut s'Jtonner  A  l'infini  qu'il  y  ait  des  gens capables  de
s'habituer A le forKt,  et pourtant ces  gens  sont l'Jcrasante majoritJ. La
forKt les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif,
ou  comme endroit oSHCH  beaucoup  de choses  sont  permises, ou  encore  comme
endroit oSHCH l'on  peut  se cacher.  Puis  elle  les  effraie  un  peu, et ils
dJcouvrent soudain que " c'est le mKme gVchis ici que partout ailleurs ", ce
qui les rJconcilie avec l'JtrangetJ de la  forKt, mais aucun d'entre eux n'a
l'intention d'y terminer ses jours...  Quentin par exemple, A  ce qu'on dit,
ne  vit ici  que  parce qu'il a peur  de laisser sa  Rita sans surveillance.
Rita,  elle, refuse  absolument  d'aller  ailleurs  et  ne  parle  jamais  A
personne. Pourquoi...
     "Et puisque  j'en suis A Rita... Rita peut partir dans la forKt et n'en
pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les  lacs de  la forKt.  Rita
enfreint tous  les rIglements, et  personne n'ose lui  faire d'observations.
Rita n'Jcrit pas d'articles. Rita, d'une maniIre gJnJrale, n'Jcrit rien, pas
mKme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir
chez la buffetiIre, si elle n'est pas occupJe avec quelqu'un d'autre... A la
station, tout se sait... Le soir  ils allument  la lumiIre dans le club, ils
branchent le phono, ils boivent follement du kJfir et la nuit, sous la lune,
jettent les  bouteilles  dans les lacs - A qui  lancera  le  plus loin.  Ils
dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, Jchangent leurs femmes.
Le  jour, dans leurs laboratoires, ils  transvasent la forKt d'Jprouvette en
Jprouvette,  examinent  la  forKt  au  microscope,  la  comptent  sur  leurs
arithmomItres, tandis que la forKt autour  d'eux, suspendue au-dessus d'eux,
pousse ses  vJgJtations  jusque dans  leurs  chambres et vient dresser  sous
leurs fenKtres,  dans  les  heures  Jtouffantes  qui prJcIdent  l'orage, des
foules d'arbres errants,  sans peut-Ktre comprendre elle non plus  ce qu'ils
sont, pourquoi ils sont lA et pourquoi ils sont, d'une maniIre gJnJrale...
     "Heureusement,  je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je  n'ai
rien  compris,  rien  trouvJ de  ce que je voulais  trouver,  mais  je  sais
maintenant que je ne  comprendrai jamais  rien, que je  ne trouverai  jamais
rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre  moi et la
forKt, la forKt ne m'est pas plus  proche que l'Administration. Mais en tout
cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai
que vienne le temps..."
     La  cour  de la station Jtait vide. Il  n'y avait pas un camion, pas de
queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que  la valise de Perets au beau
milieu du perron et son manteau  gris accrochJ au garde-corps de la vJranda.
Perets descendit  du  tout-terrain et jeta un  regard anxieux autour de lui.
Bras dessus, bras dessous, Touzik  et  Quentin se dirigeaient dJjA  vers  le
rJfectoire d'oSHCH  venaient des bruits de vaisselle  et une odeur de graillon.
StoPan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage.
Perets  comprit  soudain  avec  effroi  ce  que  cela signifiait  : le phono
dJchaOnJ,  les  bavardages  stupides,  le  kJfir,  "encore  un  petit  verre
peut-Ktre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...
     Une main frappa au  guichet de  la caisse, le caissier se montra et dit
d'un air courroucJ :
     - Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.
     Perets s'avanZa d'un pas rapide vers le guichet.
     -  LA,  la somme  en  toutes  lettres,  dit le  caissier.  Pas  lA, lA.
Qu'est-ce que vous avez A trembler des mains comme Za? Tenez...
     Il se mit A compter des billets.
     - OSHCH sont les autres? demanda Perets.
     - Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.
     - Non, je pensais A...
     -  Cela n'intJresse personne, ce A  quoi vous pensiez.  Je  ne peux pas
changer  pour  vous la  procJdure en usage. VoilA votre salaire. Vous l'avez
perZu?
     - Je voulais savoir...
     - Je vous demande si vous avez perZu votre salaire. Oui ou non?
     - Oui.
     - Enfin. Maintenant voilA votre prime. Vous l'avez perZue?
     - Oui.
     - C'est tout. Permettez que je vous  serre la main, je suis pressJ.  Je
dois Ktre A l'Administration avant sept heures.
     -  Je voulais simplement demander, plaZa A la  hVte Perets, oSHCH  Jtaient
les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener...
sur le Continent...
     -  Le Continent,  je ne  peux  pas. Je  dois  Ktre A  l'Administration.
Permettez, je ferme le guichet.
     - Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
     - Ce n'est pas la question. Vous Ktes adulte, vous devez comprendre. Je
suis  caissier.  J'ai  des  feuilles de  paye. Et s'il leur arrivait quelque
chose? Enlevez votre coude.
     Perets enleva  son coude et le guichet  se referma. A  travers la vitre
obscurcie  par la saletJ, il regardait le caissier  ramasser les feuilles de
paye, les froisser  n'importe  comment et les fourrer dans  sa sacoche quand
soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrIrent,
liIrent les  mains du  caissier,  lui  passIrent une boucle autour du cou et
l'un  d'eux  l'emmena au  bout  de la corde tandis  que  l'autre prenait  la
sacoche  et  parcourait  la  piIce  du  regard  -  et  aperZut  Perets.  Ils
s'entre-regardIrent quelques instants  A  travers la vitre sale,  puis, avec
une  lenteur  et  une prJcaution  infinie, comme  s'il craignait  d'effrayer
quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une  chaise et avec  la mKme lenteur
et la mKme prJcaution, sans quitter  Perets des yeux, tendit le bras vers le
fusil  qui Jtait  appuyJ contre le mur.  Perets attendait,  glacJ  et sans y
croire.  Le garde prit  le  fusil et sortit A reculons en refermant la porte
derriIre lui. La lumiIre s'Jteignit.
     Perets  se  dJtacha alors du guichet, courut sur  la pointe  des  pieds
jusqu'A sa  valise,  s'en empara  et se  prJcipita au-dehors,  le plus  loin
possible de  cet endroit. Il se dissimula derriIre le garage et vit le garde
apparaOtre sur  le perron en tenant le  fusil baPonnette croisJe, regarder A
gauche, A droite, sous ses  pieds, prendre sur la  balustrade le manteau  de
Perets, le soupeser, en  fouiller les poches, puis, aprIs un dernier  regard
circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.
     Il faisait  frais,  le soir  tombait. Perets regardait  stupidement les
fenKtres  JclairJes, barbouillJes de  craie  jusqu'A  leur moitiJ.  DerriIre
elles, des ombres passaient, sur  le toit l'aube grillagJe du radar tournait
silencieusement. On  entendait des bruits de vaisselle  et dans la forKt les
cris  des  animaux  nocturnes. Puis un projecteur  s'alluma quelque part  et
promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-dJverseur au
coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte
en  tressautant  au  passage d'une  fondriIre,  suivi  par  le  faisceau  du
projecteur.  Dans  la  benne se  trouvait  le  garde au fusil.  Il  essayait
d'allumer une cigarette en  s'abritant du vent et on voyait, enroulJe autour
de  son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui  disparaissait  dans la
fenKtre entrouverte de la cabine.
     Le camion  s'Jloigna, le  projecteur  s'Jteignit.  Dans la  cour passa,
ombre sinistre traOnant d'Jnormes bottes, un deuxiIme garde armJ d'un  fusil
qu'il tenait sous  son bras. De tempe en temps il s'arrKtait pour se pencher
et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en
sueur et, figJ d'angoisse, le suivit des yeux.
     La forKt rJsonnait de cris longs et effrayants. Des  portes  claquaient
quelque part. Une  lumiIre jaillit au premier Jtage  et quelqu'un  dit d'une
voix forte : "On  Jtouffe, chez  toi." Dans  l'herbe tomba  quelque chose de
rond et  brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci  se sentit A
nouveau  dJfaillir mais comprit ensuite que  ce  n'Jtait qu'une bouteille de
kJfir  vide.  "A pied, pensa-t-il,  il  faut  que  j'y  aille A  pied. Vingt
kilomItres A travers la forKt. Malheureusement, A travers  la forKt. Elle ne
verra  maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue,
ployant  sous le poids  d'une  valise qu'on ne sait  trop  pourquoi il ne se
dJcide pas A abandonner. Je me traOnerai  et la forKt hurlera  et rugira des
deux cFtJs..."
     Le  garde reparut dans la cour. Il n'Jtait plus seul mais accompagnJ de
quelqu'un qui  soufflait  et  reniflait  lourdement, quelqu'un  d'Jnorme,  A
quatre pattes. Ils s'arrKtIrent au milieu  de la cour et Perets  entendit le
garde  qui marmonnait  : "Tiens, lA,  tiens... Mais ne bouffe pas, imbJcile,
flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau,  faut le flairer.  Hein?
Cherche, on te dit." Celui qui Jtait A quatre pattes geignait et glapissait.
"Eh! dit soudain le garde d'une  voix  excJdJe, il  y a que les puces que tu
sais chercher... Pheuh!"  Ils  se sJparIrent  dans  l'obscuritJ.  Des talons
sonnIrent sur le  perron,  une porte claqua. Puis  quelque chose de froid et
d'humide vint s'appliquer sur la joue de  Perets. Il tressaillit  et faillit
tomber  C'Jtait  un Jnorme chien loup qui glapit de maniIre A peine audible,
exhala un profond soupir  et posa une tKte lourde sur  les genoux de Perets.
Perets le caressa derriIre l'oreille. Le chien loup bVilla et  Jtait  sur le
point de s'installer, apprivoisJ, quand Jclata au  premier Jtage  la musique
d'un phono. Le chien loup se jeta de cFtJ en silence et s'enfuit en courant.
     Le phono se  dJchaOnait, il  n'y  avait plus rien d'autre que lui A des
kilomItres A  la ronde.  Alors, exactement  comme dans  un film d'aventures,
silencieusement la lumiIre bleue  s'Jclaira, les portes  s'ouvrirent et dans
la  cour  pJnJtra, tel  un vaisseau  de haut  bord,  un  camion gigantesque,
entiIrement couvert de constellations de feux de  signalisation. Il s'arrKta
et  coupa ses  phares  dont  les lumiIres s'Jteignirent  lentement, comme un
monstre  de la forKt qui exhale son  dernier souffle. Le  chauffeur Voldemar
passa la tKte A la portiIre et se mit A crier quelque chose A pleine bouche.
Il s'Jgosilla longtemps ainsi, visiblement en proie A une fureur croissante,
puis cracha, rentra dans la  cabine et repassa le torse A la portiIre pour y
Jcrire A la craie, la tKte en bas :
          "PERETS!!"
     Perets comprit alors  que  le camion  Jtait venu pour lui. Il saisit sa
valise et se mit A courir A travers la cour sans oser regarder derriIre lui,
craignant d'entendre des coups de feu dans son  dos. Il se hissa pJniblement
par deux Jchelles jusqu'A la  cabine  aussi vaste  qu'une chambre et pendant
qu'il  casait sa  valise,  qu'il  s'installait et cherchait  une  cigarette,
Voldemar   ne  cessait   pas  de   dire  quelque  chose   en  s'empourprant,
s'Jpoumonant,  gesticulant et frappant  sur  l'Jpaule de Perets. Mais  c'est
seulement  lorsque le phono s'interrompit  subitement  que Perets  put enfin
entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il  se contentait
de jurer copieusement.
     Le camion n'avait pas  encore franchi les portes que Perets  Jtait dJjA
endormi, comme si on lui avait appliquJ sur le visage un masque d'Jther.


     Perets  fut rJveillJ  par une sensation  de malaise, d'angoisse, par un
poids, insupportable A ce qu'il lui parut au dJbut, sur son Ktre et tous les
organes de ses sens. Un  malaise qui  confinait A  la douleur,  et  il gJmit
involontairement en revenant lentement A lui.
     Ce poids sur son Ktre se transforma en dJpit et en dJsespoir, parce que
la voiture n'allait pas sur le Continent, encore  une fois elle n'allait pas
sur le Continent, elle n'allait mKme nulle part : elle Jtait arrKtJe, moteur
coupJ, morte et glacJe,  les portiIres grandes ouvertes. Le pare-brise Jtait
couvert de  gouttes  frissonnantes  qui  se rJunissaient  et s'Jcoulaient en
ruisselets  froids. La nuit derriIre la vitre Jtait illuminJe par les Jclats
aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces
Jclats incessants qui  crevaient l'oeil. Et on  n'entendait  rien non plus :
Perets  pensa  mKme au  dJbut  qu'il Jtait  devenu sourd, avant  de  prendre
conscience  de   la  pression  rJguliIre  qu'exerZait  sur  ses  tympans  le
mugissement dense de sirInes aux voix multiples. Il se mit A aller et  venir
dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, A la
maudite  valise, tenta d'essuyer la  vitre,  passa la tKte A une portiIre, A
l'autre : il ne pouvait absolument  pas comprendre  oSHCH il se  trouvait, quel
genre  d'endroit  c'Jtait  et  ce  que  tout  cela  signifiait.  La  guerre,
pensa-t-il, mon  Dieu! c'est la guerre. Les  projecteurs le  frappaient  aux
yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espIce de
grand  bVtiment  inconnu  dont  toutes  les  fenKtres  de  tous  les  Jtages
s'Jclairaient  et  s'Jteignaient  en  mKme temps A intervalles rJguliers. Il
voyait encore une quantitJ Jnorme de grandes taches lilas.
     Soudain  une  voix  monstrueuse  prononZa tranquillement, comme dans le
silence le plus complet :
     "Attention, attention. Tous  les employJs doivent se trouver aux places
dJterminJes par la situation numJro six cent soixante-quinze fraction PJgase
omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal
du  padischach sans suite spJciale, pointure de chaussure cinquantecinq.  Je
rJpIte. Attention, attention. Tous les employJs..."
     Les  projecteurs cessIrent  leur  balayage  et  Perets distingua  enfin
l'arche familiIre surmontJe de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale
de l'Administration, les  cottages  sombres qui la  bordaient,  des gens  en
vKtements  de  nuit avec des lampes A  pJtrole A cFtJ  des cottages, puis il
aperZut pas trIs loin  une  chaOne  de gens, en manteaux  noirs flottant  au
vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant  toute la largeur  de la
rue et traOnaient quelque  chose d'Jtrange et de clair que  Perets identifia
au  bout  de quelque temps  comme une senne ou un filet de volley-ball et an
mKme instant  une  voix  emportJe glapit  au-dessus de son  oreille : "C'est
pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as A rester lA?" En  reculant, il vit
A cFtJ de lui  un  ingJnieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur
le front,  l'inscription au  crayon a  encre  "Libidovitch". L'ingJnieur lui
passa  carrJment dessus avec ses bottes boueuses,  lui fourra son coude dans
la  figure, en soufflant  et  en empestant, se laissa tomber sur le siIge du
conducteur,  fouilla  un peu  A  la recherche de la  clef de contact, ne  la
trouva pas,  poussa un glapissement hystJrique et dJboula  de la cabine  par
l'autre cFtJ.  Dans la rue tous les rJverbIres s'allumIrent et il se  mit  A
faire clair comme en  plein jour, mais les  gens en  tenue de nuit restIrent
avec leurs lampes A pJtrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient
tous un filet A papillon  A la main, et ils le balanZaient en  mesure, comme
pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte.
Dans la rue  passIrent l'une aprIs l'autre quatre voitures noires  lugubres,
sortes  d'autobus  sans  fenKtre aux  toits surmontJs d'aubes grillagJes qui
tournaient,   puis   une  antique   automitrailleuse   dJboucha  d'une   rue
transversale et s'engagea A  leur suite. Sa tourelle rouillJe tournait  avec
un  grincement perZant et  le  mince  canon  de  la  mitrailleuse montait et
descendait. Le  blindJ  se fraya  pJniblement un chemin  le long  du camion,
l'Jcoutille de la  tourelle s'ouvrit et livra passage A  un homme en chemise
de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria A Perets d'une voix
mJcontente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes lA!"
     Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
     Je ne  partirai jamais d'ici, pensa-t-il, hJbJtJ. Je ne sers A personne
ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici,
mKme si  pour cela  il  fallait  entreprendre  une guerre ou  organiser  une
inondation...
     - Vos papiers, s'il vous plaOt, dit  une voix  traOnante de  vieillard,
tandis qu'une main tapotait l'Jpaule de Perets.
     - Quoi?
     - Les documents. Vous les avez prJparJs?
     C'Jtait un vieillard  en impermJable de toile cirJe, la poitrine barrJe
par un fusil Berdan suspendu A une chaOnette mJtallique vJtustJ.
     - Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
     - Ah!  GOSPODINE Perets! dit le vieillard.  Vous n'avez pas entendu  ce
qu'on a dit sur la  situation? Vous devriez dJjA avoir tous vos papiers A la
main, dJpliJs bien A plat, comme au musJe...
     Perets lui  donna son certificat. Le  vieillard, les coudes appuyJs sur
son  Berdan, examina longuement  les  cachets,  confronta la photo  avec  le
visage de Perets et dit :
     -  Vous avez  comme qui dirait  maigri, HERR Perets. On dirait que vous
n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.
     Il lui rendit le certificat.
     - Que se passe-t-il? demanda Perets.
     - Il se passe ce qui est prJvu de se passer, dit  le  vieillard soudain
sJvIre. Il  se passe que  c'est la situation numJro six cent soixante-quinze
fraction PJgase. C'est-A-dire l'Jvasion.
     - Quelle Jvasion? D'oSHCH?
     - Celle qui est prJvue par la situation, dit le vieillard en commenZant
A redescendre l'Jchelle. za  peut partir d'un moment A l'autre, alors faites
attention A vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
     - Bon, dit Perets. Merci.
     D'en bas s'Jleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :
     - Qu'est-ce  que tu maquilles ici, vieux  schnock? Je vais t'en montrer
des papiers! Tu l'as vu, celui-lA? et maintenant dJcampe, si tu as vu...
     Une bJtonniIre qu'on tirait A la main passa A proximitJ, accompagnJe de
cris et de piJtinements. Tous ses  poils  hJrissJs, le chauffeur Voldemar se
hissa A bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua
bruyamment la portiIre. Le camion dJmarra sIchement  et prit  la  grand-rue,
passant  devant  les gens en tenue  de nuit qui  agitaient  leurs  filets  A
papillons. "On  va au garage, se dit Perets. Bah! de toute faZon...  Mais je
ne toucherai pas A la valise. J'en ai assez de la traOner, qu'elle aille  au
diable."  II  frappa haineusement  la valise  du  talon.  La voiture  quitta
soudain la rue principale,  vira brutalement, enfonZa une barricade faite de
tonneaux vides et de tJlIgues et poursuivit sa route. Un avant-train arrachJ
A un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se  dJtacha
et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une
Jtroite ruelle latJrale.  L'air renfrognJ, une cigarette Jteinte  au coin de
la  bouche, Voldemar tournait  l'Jnorme volant,  courbant et  redressant son
corps  tout  entier. Non,  on ne va pas  au garage,  pensa  Perets. Pas  aux
ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues Jtaient sombres
et  vides. Des  masques de carton avec des inscriptions ainsi  que  des bras
JcartJs  furent  fugitivement  rJvJlJs  par  la  lumiIre  des  phares,  puis
disparurent et ce fut tout.
     - Qu'est-ce  que  j'ai eu comme idJe,  dit Voldemar.  Je  voulais aller
directement sur le Continent, et puis je vois que  vous dormez et je me dis,
autant passer au garage, faire une petite partie d'Jchecs... LA je rencontre
Achille  l'ajusteur,  on  va  chercher  du  kJfir,  on   le  boit,  on  sort
l'Jchiquier... Je lui  propose un gambit de  la reine, il  accepte, tout  se
passe bien... Je suis en E4, lui en C6...  Je  lui  dis : "Tu peux faire des
priIres." Et lA Za a commencJ... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?
     Perets lui donna une cigarette.
     - Et cette Jvasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. OSHCH allons-nous?
     -  Une  Jvasion  tout  A  fait ordinaire, dit Voldemar  en allumant  sa
cigarette. Il y  en a chaque annJe comme  Za. Une machine  s'est JvadJe chez
les ingJnieurs. Et maintenant, tout le monde  a reZu l'ordre de  l'attraper.
VoilA, on la cherche.
     C'Jtait  la limite de la  colonie.  Des gens erraient  dans un  terrain
vague JclairJ par la lune. Ils avaient l'air de jouer A colin-maillard : ils
marchaient  les  jambes  A  demi flJchies,  les bras  largement JcartJs. Ils
avaient tous les yeux bandJs. L'un d'eux heurta un  poteau de plein fouet et
poussa  sans doute un cri de  douleur,  car les autres s'arrKtIrent  tous en
mKme temps et se mirent A remuer prudemment la tKte.
     - C'est chaque annJe le  mKme guignol, disait  Voldemar.  Ils  ont  des
cellules photo-Jlectriques, des engins  acoustiques, cybernJtiques, ils  ont
mis des fainJants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque annJe Za
rate pas, il y en a une qui s'Jchappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va
et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire
connaissance avec,  je te le demande?  Suffit que tu l'aperZoives du coin de
l'oeil, et terminJ : ou bien on te met ingJnieur, ou bien on t'envoie,  dans
une base JloignJe, planter des choux quelque part dans la forKt, pour que tu
puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse A qui
mieux mieux. Il y  en a  qui se bandent les yeux  pour  rien voir,  d'autres
qui...  Mais celui  qui a un  peu  plus de  cervelle, il se met A courir  en
hurlant A s'en faire pJter les cordes vocales. Il demande les papiers A  un,
il en  fouille  un autre, ou  alors il monte  simplement  sur  un toit  pour
pousser des cris. za va bien dans le dJcor, et il y a aucun risque...
     - Et nous, on va aussi se mettre A chercher? demanda Perets.
     - Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on  fait comme tout le
monde.  Pendant six  heures  d'horloge. C'est  l'ordre : si au  bout  de six
heures la machine n'a pas JtJ retrouvJe, on la dJtruit A distance. Comme Za,
ni vu ni  connu. Autrement,  Za pourrait  tomber entre des mains JtrangIres.
Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est  encore un
silence de paradis, vous allez voir, A cFtJ de ce qui va se  passer dans six
heures. C'est que personne ne sait  oSHCH cette machine  a bien pu  se fourrer.
Elle est peut-Ktre dans ta poche. Et  on lui met une charge puissante,  pour
que Za risque pas de foirer... L'annJe derniIre, la machine se  trouvait aux
bains.  Et justement,  il y avait un  tas de  gens qui Jtaient allJs lA,  se
mettre  A  l'abri. Les bains,  on  se  dit, c'est un endroit  humide, qui se
remarque  pas...  Et moi  j'y  Jtais aussi.  Les bains,  je  m'Jtais  dit...
L'explosion m'a projetJ A travers la fenKtre, Za a pas fait un pli, comme si
j'avais JtJ emportJ par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me
suis retrouvJ  assis sur un tas de  neige,  avec des  poutres enflammJes qui
passaient au-dessus de ma tKte...
     C'Jtait  maintenant la rase  campagne,  une herbe rabougrie, la lumiIre
vague de  la lune, une route  blanche dJfoncJe. A gauche, lA  oSHCH se trouvait
l'Administration, des lumiIres recommenZaient A s'agiter en tous sens.
     - Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. OSHCH est-ce qu'on
va la chercher? On ne sait mKme  pas ce que c'est...  Si elle est grande  ou
petite, claire ou sombre...
     -  za,  vous  allez le voir bientFt, promit Voldemar. Je  vais  vous le
montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents?  Sapristi, oSHCH
il est cet endroit?...  Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, Jvidemment.
Ah-ah, A gauche...  LA-bas le dJpFt de matJriel, donc il faut prendre plus A
droite...
     Le  camion  quitta  la  route et se mit A tressauter sur des  mottes de
terre. A gauche, le dJpFt de matJriel -  des rangJes  de containers clairs -
ressemblait A une ville morte dans la plaine.
     ... Evidemment elle n'avait pas  pu y tenir. Ils l'avaient JbranlJe sur
le  banc  vibrateur, ils l'avaient torturJe pensivement, ils avaient fouillJ
ses entrailles, brYlJ  les  nerfs dJlicats avec des fers A souder, l'avaient
suffoquJe  avec  des odeurs  de  colophane  l'avaient  obligJe  A  faire des
stupiditJs, l'avaient  crJJe pour  qu'elle fasse des  stupiditJs,  l'avaient
perfectionnJe pour  qu'elle fasse des stupiditJs encore plus stupides, et le
soir venu ils  l'abandonnaient,  JpuisJe, sans force, dans un  rJduit sec et
chaud.  Et  finalement elle avait dJcidJ  de  partir, bien que sachant  tout
d'avance  - que sa  fuite Jtait insensJe et qu'elle Jtait condamnJe. Et elle
Jtait partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle  est
quelque  part  dans l'ombre, dJplaZant doucement ses jambes articulJes, elle
regarde,  elle Jcoute et  elle  attend... Et  maintenant elle a parfaitement
compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soupZonner : qu'il n'y a pas de
libertJ, que les portes soient ouvertes ou  fermJes devant soi, qu'il  n'y a
que la stupiditJ et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...
     -  Ah!  dit  avec  satisfaction Voldemar, la voilA, la  trIs chIre,  la
bien-aimJe...
     Perets ouvrit les yeux mais ne  parvint  A apercevoir devant lui qu'une
grande mare noire, un marJcage mKme ; il entendit le moteur qui s'emballait,
puis une  vague  de boue se  leva et  vint frapper le pare-brise.  Le moteur
rugit A nouveau sauvagement, puis se tut.
     -  VoilA comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent.
Comme le savon dans la cuvette. Vu?
     Il fourra son mJgot dans le cendrier et entrouvrit sa portiIre.
     - Il y a quelqu'un d'autre ici... HJ l'ami, Za va?
     - za va! dit une voix qui venait de l'extJrieur.
     - Tu l'as attrapJe?
     - J'ai attrapJ un rhume, dit la voix de l'extJrieur. UND cinq tKtards.
     Voldemar  ferma   vigoureusement   la  portiIre,   alluma   la  lumiIre
intJrieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher
une mandoline sous  son siIge et,  inclinant la tKte et l'Jpaule droite,  se
mit A pincer les cordes.
     -  Installez-vous, installez-vous,  proposa-t-il aimablement.  On  a du
temps jusqu'au matin, jusqu'A ce que le tracteur arrive.
     - Merci, dit humblement Perets.
     - Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.
     - Non-non, dit Perets, je vous en prie.
     Voldemar rejeta la tKte en  arriIre,  ferma  les yeux et entonna  d'une
voix mJlancolique :
     II n'est pas de limite A mon chagrin, Je divague,  erre et m'Jpuise  en
vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
     La boue s'Jcoulait lentement le long du pare-brise et Perets commenZa A
distinguer  le marais qui  brillait sous  la  lune et la  silhouette Jtrange
d'une  voiture  qui  Jmergeait  au milieu  du marais. Il  mit en marche  les
essuie-glaces et dJcouvrit avec stupJfaction, embourbJe jusqu'A la  tourelle
dans la fondriIre, l'automitrailleuse de tantFt.
     Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien A faire de ma vie.
     Voldemar  tapa  sur les  cordes de toutes ses  forces, fit un couac  et
toussa vigoureusement.
     - Eh,  l'ami!  fit  la  voix  de  1  extJrieur. Tu  n'as  pas  quelques
amuse-gueule?
     - Et alors? cria Voldemar.
     - J'ai du kJfir.
     - Je suis pas seul!

     - Venez tous!  Il y en a pour tout le monde. On a fait  des provisions!
On savait oSHCH on allait!
     Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
     -  Alors?  dit-il  avec  enthousiasme.  On  y va?  On  boira  du kJfir,
peut-Ktre on jouera au tennis... Hein?
     - Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
     Voldemar cria :
     - On arrive! Le temps de gonfler le canot!
     Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme  un
singe,  remua de  la  ferraille et  laissa  tomber  quelque  chose  tout  en
sifflotant  joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements
de pieds  sur le  bord et la voix de Voldemar s'Jleva, provenant de  quelque
part vers le bas : "C'est prKt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais
prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se
trouvait  un canot  pneumatique et A son  bord,  tel un gondolier,  Voldemar
solidement campJ sur ses jambes,  une grande pelle de sapeur A  la  main, un
sourire joyeux aux lIvres, qui levait les yeux vers Perets.
     ... Dans la  vieille automitrailleuse rouillJe  qui datait de Verdun il
faisait chaud  A  donner la  nausJe, cela  empestait l'huile  chaude et  les
vapeurs d'essence,  une petite  lampe  pVlote Jclairait la tablette  de  fer
couverte de  graffiti, les  pieds  pataugeaient dans  la boue, l'armoire  en
fer-blanc  toute  cabossJe   qui  contenait  les  rations  de  combat  Jtait
maintenant bourrJe de bouteilles de kJfir,  tout le monde Jtait  en tenue de
nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue,
tout le monde Jtait ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur
en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la
place en bas  laissait tomber la  cendre  de sa cigarette et parfois tombait
lui-mKme sur le dos en disant A chaque fois : "Pardon, je me suis trompJ..."
et on l'aidait A remonter avec de gros rires...
     - Non, dit  Perets, merci Voldemar, je reste ici.  J'ai besoin de faire
un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.
     -  Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-lA  c'est  diffJrent.
Alors je vais y  aller, et quand  vous aurez fini votre lessive, appelez  de
suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.
     Il s'Jloigna  avec  sa  mandoline et  Perets  resta assis A le regarder
faire : il commenZa d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait
pour seul rJsultat de faire tourner  le canot sur place, puis il se mit A se
repousser  avec la pelle, comme avec une perche, et tout  alla bien. La lune
l'inondait d'une lumiIre morte et il Jtait  comme le  dernier homme aprIs le
dernier DJluge qui navigue entre les sommets des  plus hautes  maisons, trIs
seul, cherchant A Jchapper  A  la solitude  et encore plein d'espJrance.  Il
arriva  A  l'automitrailleuse,   fit  sonner  son  poing  sur  le  blindage,
l'Jcoutille  s'ouvrit et des gens parurent  qui poussIrent des hennissements
joyeux et le tirIrent la tKte en bas A l'intJrieur. Et Perets resta seul.
     Il Jtait  seul, seul, comme peut l'Ktre l'unique passager d'un train de
nuit  qui tire en hoquetant trois  petits wagons JlimJs sur un embranchement
promis  A la disparition  ; dans le wagon tout grince  et chancelle, le vent
souffle A travers les vitres brisJes des  fenKtres  dJjetJes et apporte avec
lui les poussiIres et l'odeur du charbon brYlJ ; sur le plancher tressautent
des mJgots et des  bouts de papier froissJs, un chapeau de  paille laissJ lA
par quelqu'un se balance A un crochet  et  quand le  train arrivera enfin au
terminus,  l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu  et il n'y  aura
personne pour l'attendre, il  le  sait, et il rentrera  chez lui et  lA fera
cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un  bout  de saucisson
vieux de trois jours qui commence A moisir...
     Soudain l'automitrailleuse trembla,  se  mit A cogner  et fut illuminJe
par les  brusques  lueurs d'explosions spasmodiques.  Des centaines  de fils
brillants  et multicolores  se  mirent A courir au-dessus de la plaine et la
lueur des explosions jointe au  faible Jclat de la lune permit de distinguer
sur  le miroir lisse du marais des cercles  qui  s'Jlargissaient A partir de
l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut A la tourelle et dJclama sur un
ton hystJrique :
     "Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le  plus parfait respect,
Votre  Splendeur,  j'ai  l'honneur  de   rester,  trIs  vJnJrable  princesse
Dikobella,  votre   trIs  humble  serviteur,  technicien-prJposJ,  signature
illisible... '
     L'automitrailleuse  trembla  A  nouveau,  il  y  eut  les  Jclairs  des
dJtonations, puis A nouveau le silence.
     "Je lVcherai sur  vous des lianes dont  on  ne se dJfait pas, et  votre
famille sera balayJe  par  la jungle, les  toits s'effondreront, les poutres
crouleront, et l'ortie, l'ortie amIre envahira vos maisons" - pensa Perets.
     La  forKt  avanZait,  grimpait  le long de la corniche,  escaladait  le
rocher abrupt, prJcJdJe par des  vagues de brouillard lilas d'oSHCH Jmergeaient
des myriades  de  tentacules  verts  qui pressaient et tordaient, tandis que
dans les rues s'ouvraient les  cloaques,  que les  maisons s'engloutissaient
dans les lacs insondables et que  les  arbres sauteurs surgissaient  sur les
pistes d'envol bJtonnJes devant les avions bourrJs A craquer de gens empilJs
pKle-mKle  avec  les  bouteilles   de   kJfir,   les  cartons  griffJs,  les
coffres-forts  lourds   --  et  la  terre  s'Jcartait  sous  le  rocher,  et
l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait JtonnJ,
tout le monde serait seulement effrayJ et accepterait l'anJantissement comme
le chVtiment que chacun attendait dJjA depuis longtemps dans l'effroi. Et le
chauffeur  Touzik  courrait  comme  une  araignJe  au  milieu  des  cottages
chancelants et chercherait Rita pour avoir A la fin son dY, mais ne l'aurait
pas...
     Trois  fusJes s'JlancIrent  de l'automitrailleuse et une voix militaire
rugit  :  "Les  tanks, A  droite, le couvert,  A gauche!  Equipage, sous  le
couvert!" Et quelqu'un qui avait un dJfaut de langue reprit : "Les femmes, A
gauche,  les  lits,   A  droite!  Eq-quipage,  aux  lits!"  II  y  eut   des
hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme
si un troupeau d'Jtalons de  race  Jtait en train  de se  battre  dans cette
boOte de  fer A la  recherche d'une  issue vers l'espace, vers les  juments.
Perets  ouvrit la portiIre et  regarda A  l'extJrieur.  Sous  ses  pieds  se
trouvait  la  fange,   une   Jpaisse  couche  de  fange  puisque  les  roues
monstrueuses du camion s'enfonZaient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il
est vrai que la rive Jtait proche.
     Perets grimpa  dans  la  caisse  et  marcha  longtemps  pour  atteindre
l'arriIre de cette immense cuve d'acier qui grondait sous  ses pas,  puis il
escalada la ridelle  et descendit jusqu'A  l'eau par l'une  des innombrables
Jchelles.  Il resta  quelque temps  au-dessus du liquide  glacJ A rassembler
tout son courage, mais quand la  mitrailleuse se remit A tirer il plissa les
paupiIres et sauta. La masse visqueuse cJda sous lui, longtemps, pendant une
infinitJ de temps, et quand enfin il sentit un sol rJsistant sous ses pieds,
lu boue lui arrivait A la poitrine. Il  s'allongea de  tout son  long sur la
boue et commenZa A pousser avec ses genoux  en prenant appui avec ses mains.
Au dJbut il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut trIs JtonnJ
de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
     "J'aimerais bien  trouver des gens quelque part, pensa-t-il.  Juste des
gens, pour commencer  :  propres,  bien  rasJs, attentifs, accueillants. Pas
besoin de grandes envolJes  de pensJes, pas  besoin  de talents Jtincelants.
Pas  besoin de  buts grandioses ni de dJgoYt de  soi.  Je voudrais seulement
qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une
baignoire, que quelqu'un  coure  chercher du  linge  propre  et  prJparer la
thJiIre,  et  que personne ne me demande de  papiers ni ne  me  rJclame  une
autobiographie en trois exemplaires complJtJe par vingt empreintes digitales
doublJes.  Et  surtout  que personne ne se prJcipite au tJlJphone  pour dire
confidentiellement A  qui  de droit qu'un inconnu est arrivJ, plein de boue,
qu'il  se nomme  Perets,  mais qu'il  est peu probable que ce  soit vraiment
Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de  service A
ce propos est dJjA prKte, et qu'elle  sera affichJe demain... Pas besoin non
plus  qu'ils  soient des farouches partisans ou des adversaires  rJsolus  de
quoi  que  ce  soit.  Pas besoin qu'ils  soient des adversaires  rJsolus  de
l'ivrognerie, du  moment qu'ils ne sont  pas  eux-mKmes  des  ivrognes.  Pas
besoin  qu'ils  soient des farouches  partisans  de  la mIre-vJritJ,  pourvu
qu'ils  ne  mentent  pas   et  ne   disent  pas  d'horreurs,  par-devant  ou
par-derriIre.  Et  qu'ils  ne  demandent  pas  A  un  homme  de correspondre
pleinement A tel ou tel idJal, mais qu'ils le prennent  tel qu'il est... Mon
Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"
     II  s'avanZa sur la  route  et chemina  longtemps vers les lumiIres  de
l'Administration.  LA-bas,  des  projecteurs ne cessaient de s'allumer,  des
ombres  couraient, des  fumJes multicolores  s'Jlevaient. L'eau  grognait et
clapotait  dans  ses souliers, ses vKtements  qui  avaient commencJ A sJcher
l'enserraient comme  dans une boOte et bruissaient comme du carton, de temps
en temps des plaques de boue se  dJtachaient de son pantalon et s'Jcrasaient
sur la route, et A chaque fois il croyait avoir perdu son  portefeuille avec
ses papiers - il mettait alors la main  A sa  poche, pris de  panique. Et en
arrivant au dJpFt de matJriel, une idJe angoissante  lui traversa l'esprit :
ses papiers  Jtaient mouillJs, et tous  les tampons et  signatures s'Jtaient
rJpandus  et  Jtaient  devenus  illisibles,  irrJmJdiablement  suspects.  Il
s'arrKta, ouvrit avec ses mains glacJes son portefeuille, en sortit tous les
certificats,  tous les laissez-passer, toutes  les  attestations,  tous  les
permis et  entreprit  de les  examiner  sous  la  lune.  En  fait,  rien  de
terrifiant  ne s'Jtait  produit et l'eau n'avait  endommagJ qu'un certificat
sur papier armoriJ qui attestait A grand renfort de termes que le porteur de
la  prJsente  avait subi la sJrie des vaccinations et  avait  JtJ autorisJ A
travailler  sur les machines A calculer. Il  remit alors  tous les documents
dans  son  portefeuille,  les glissant  soigneusement  entre les billets  et
s'apprKtait  A  repartir  quand soudain  il  se  vit  arrivant dans  la  rue
principale : les gens avec  leurs masques de carton et  leurs barbes collJes
de travers qui l'attrapent par le bras, qui  lui bandent les  yeux,  qui lui
donnent quelque chose A flairer, qui  lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et
qui  lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur,  employJ  Perets?", et qui
l'excitent : "Ksss, ksss, imbJcile,  cherche!" A cette idJe, sans s'arrKter,
il quitta la route  et se mit A  courir,  pliJ  en  deux,  vers le dJpFt  de
matJriel, plongea dans l'ombre  des Jnormes caisses de bois clair, s'empKtra
les  jambes dans quelque chose  de  mou  et finit  sa  course sur un tas  de
chiffons et d'Jtoupe.
     L'endroit Jtait chaud et sec. Les  parois rugueuses des caisses Jtaient
brYlantes, ce  qui le rJjouit d'abord, puis l'Jtonna plutFt.  Aucun bruit ne
parvenait de  l'intJrieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui
sortaient toutes seules des  caisses et comprit que les caisses avaient  une
vie A elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment
de sJcuritJ. Il s'assit confortablement, Fta ses chaussures  humides, retira
ses chaussettes trempJes et s'essuya les pieds  avec un morceau d'Jtoupe. Il
faisait si chaud, on Jtait si bien qu'il pensa : "C'est vraiment Jtrange que
je  sois seul ici. Personne  n'a  donc  pensJ qu'il Jtait beaucoup  mieux de
rester ici plutFt que  d'aller se  traOner dans  les terrains vagues avec un
bandeau sur  les yeux ou  d'aller se  planter dans un marJcage  putride?" II
s'adossa A  une feuille  de contre-plaquJ brYlante, appuya ses pieds nus sur
la face  opposJe et se sentit une envie  de chantonner. Au-dessus de sa tKte
se  trouvait une fente  Jtroite qui  laissait  apparaOtre une  bande de ciel
blanchie par la lune, parsemJe de quelques Jtoiles hJsitantes. On entendait,
venant d'on ne sait  oSHCH, une sourde rumeur,  des craquements, des bruits  de
moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
     "Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque  je ne
peux pas  partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les
machines! Nous sommes tous  des machines. Seulement nous sommes des machines
avariJes ou mal rJglJes."
     ... Il existe, messieurs, une opinion  selon laquelle l'homme ne pourra
jamais  s'entendre  avec les machines.  Et nous  n'allons pas, citoyens,  la
discuter.  Le  Directeur  partage  aussi  cette  opinion.  Et  Claude-Octave
Domarochinier pense de  mKme. Qu'est-ce donc qu'une  machine?  Un  mJcanisme
inanimJ,  privJ de toute  la plJnitude des sens  et ne pouvant pas Ktre plus
intelligent   que  l'homme.  Encore  une   fois  c'est  une  structure   non
albumineuse, encore  une fois  la  vie  ne  peut se rJduire A  des processus
physiques  et   chimiques,   et  donc  la   raison...   A  cet   instant  un
intellectuel-lyrique avec trois  mentons et un  noeud papillon  grimpa  A la
tribune, tira  impitoyablement sur son plastron empesJ  et  profJra avec des
sanglots dans la  voix : "Je ne  peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose
qui  joue  avec son hochet...  les saules pleureurs  qui  se  penchent  vers
l'Jtang... les  petites filles en tablier blanc...  Elles  lisent des  vers,
elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poIte... Je ne veux
pas que le  fer Jlectronique Jteigne  ces yeux... ces lIvres...  ces  jeunes
seins timides...  Non,  la machine ne  deviendra  pas plus intelligente  que
l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous  ne  le voulons pas! Et cela
ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se prJcipita sur lui avec des verres
d'eau,  tandis  qu'A  quatre  cents  kilomItres  au-dessus  de  ses  boucles
neigeuses passait,  silencieux,  mort, vigilant,  un satellite-exterminateur
rempli d'explosif nuclJaire.
     "Je  ne le veux pas non plus, pensa  Perets, mais  il ne faut  pas Ktre
aussi  stupidement imbJcile. Bien sYr, on peut lancer une campagne  pour  la
prJvention de l'hiver,  faire  le  sorcier aprIs s'Ktre  goinfrJ  de  fausse
oronge, jouer  du tambour  de basque,  crier des  incantations, mais il vaut
tout de mKme mieux avoir  des pelisses et s'acheter  des  bottes fourrJes...
D'ailleurs, ce  protecteur  A cheveux  blancs des jeunes  poitrines  timides
raconte  tout ce  qu'il  veut  A  sa tribune,  puis  il va prendre  chez  sa
maOtresse la  burette  de la machine A  coudre, va rejoindre  en  douJe  une
grosse  bKte  Jlectronique  et  commence  A  lui  graisser  les  pignons  en
surveillant  anxieusement  les cadrans  et  en  poussant  des  petits  rires
respectueux quand il reZoit le courant.  Seigneur,  sauve-nous  des stupides
imbJciles A cheveux blancs. Et  n'oublie pas. Seigneur, de nous  sauver  des
imbJciles intelligents avec des masques de carton...
     -  Je crois  que tu fais des rKves, prononZa une voix  de basse quelque
part  au-dessus de  sa tKte. Je sais  par expJrience  que les rKves laissent
parfois un arriIre-goYt trIs dJsagrJable. Parfois mKme, on est comme  frappJ
de paralyse. Impossible  de remuer, impossible de travailler. Puis Za passe.
Tu  devrais travailler  un peu. Pourquoi pas? Et  tous les  arriIre-goYts se
transformera Lent en plaisir.
     -  Ah!  je  ne  peux  pas  travailler,  objecta  une  voix  fluette  et
capricieuse.  Tout  m'ennuie. C'est toujours  la  mKme chose  :  le fer,  la
matiIre plastique, le bJton, les gens.  J'en suis saturJ. Pour moi, il n'y a
jamais aucun plaisir  lA-dedans. Le monde est si  beau et si divers,  et  je
reste A la mKme place A mourir d'ennui.
     - Tu devrais te dJcider A changer de place, grinZa au loin un vieillard
acariVtre.
     - Facile A dire, changer  de place! En  ce moment  je ne suis pas  A ma
place  habituelle,  et je  m'ennuie quand  mKme.  Et Za a  JtJ difficile  de
partir!
     - Bon, dit la voix de basse sur un ton posJ. Mais qu'est-ce que tu veux
alors?  C'est presque  inconcevable. De  quoi peux-tu avoir envie si tu n'as
pas envie de travailler?
     - Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux
voir  de nouveaux  endroits,  recevoir de nouvelles impressions,  ici  c'est
toujours la mKme chose...
     -  Revenez! rugit une voix  d'Jtain. Balivernes!  La mKme  chose, c'est
trIs bien. Hausse fixe! Compris? RJpJtez!
     - Ah! vous et vos commandements...
     C'Jtaient sans aucun  doute les machines  qui parlaient. Perets ne  les
voyait  pas et n'avait  aucun  moyen de se les reprJsenter,  mais il imagina
soudain  qu'il Jtait cachJ sous le comptoir d'un magasin  de jouets et qu'il
Jcoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus
gigantesques,  et  par  lA  effrayants. Cette  voix  fluette  et  hystJrique
appartenait Jvidemment A  Jeanne, la poupJe  de  cinq  mItres de  haut. Elle
portait une robe de tulle bariolJe, et elle avait un visage joufflu, rose et
immobile avec des yeux qui roulaient, des  bras Jpais, absurde  ment JcartJs
et  des  pieds  aux  doigts  collJs  ensemble.   La  basse,  c'Jtait  l'ours
gigantesque  Vinni  Puch. qui tenait A peine  dans le container, dJbonnaire,
JbouriffJ, bourrJ de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres
Jtaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
     - Je pense qu'il  faudrait quand mKme que tu travailles, grommela Vinni
Puch. ConsidIre qu'il y a ici des crJatures  qui ont eu moins  de chance que
toi. Par exemple, notre jardinier. Il  voudrait  bien  travailler.  Mais  il
reste ici A penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore
dJterminJ.  Et jamais  personne  ne  l'a  entendu se  plaindre.  Un  travail
monotone,  c'est aussi  un travail.  Un  plaisir monotone,  c'est  encore un
plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
     - Ah! vous ne comprenez pas, dit la poupJe Jeanne. Chez vous tantFt les
rKves  sont   cause  de  tout,  tantFt  je  ne   sais  pas.  Mais  j'ai  des
pressentiments.  Je ne me trouve pas de place. Je  sais qu'il va y avoir une
terrible explosion,  et  A la moindre Jtincelle  je  vole en Jclats et je me
transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.
     - Revenez! tonna la voix d'Jtain.  C'est assez! Que savez-vous  sur les
explosions? Vous pouvez  courir vers l'horizon A n'importe quelle vitesse et
sous  n'importe quel  angle. Et celui  qui  le veut peut  vous  atteindre de
n'importe quelle  distance, et  ce  sera  une vJritable explosion,  pas  une
petite vapeur  mondaine.  Mais  est-ce que celui  qui  le veut,  c'est  moi?
Personne  ne le dira, et mKme  s'il le voulait, il n'y  parviendrait pas. Je
sais ce que je dis. Compris? RJpJtez.
     Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout Za. C'Jtait une fois
pour toutes un Jnorme tank mJcanique.  C'est avec la  mKme assurance stupide
qu'il  escaladait  avec  ses  chenilles en caoutchouc  une  bottine  mise en
travers de sa route.
     - Je ne sais pas A  quoi  vous pensez, dit la poupJe Jeanne. Mais si je
suis venue ici, vers vous, vers les seules crJatures proches de moi, cela ne
signifie  pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous
certains  angles pour le  plaisir de qui  que  ce  soit.  Et  d'une  maniIre
gJnJrale,  je vous prie de prendre en considJration  que  ce n'est pas  avec
vous que je parle... Et pour ce qui est  du travail, je ne  suis pas malade,
je suis  un Ktre normal, et des  plaisirs me sont nJcessaires, comme  A vous
tous. Mais ce n'est  pas le vJritable travail, une  espIce de  faux plaisir.
J'attends toujours le mien, le vJritable, mais  le sien non, non et  non. Et
je ne  sais pas pourquoi,  mais quand je commence A penser, je n'arrive qu'A
des absurditJs.
     - Eh  bien!... fit la  voix de basse de  Puch.  Dans l'ensemble, oui...
Evidemment... Seulement... Humm...
     - Tout cela  est vrai! commenta une voix nouvelle, extrKmement jeune et
sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail vJritable...
     --  Travail  vJritable,  travail  vJritable!  grinZa  venimeusement  le
vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail  vJritable. L'Eldorado!
Les mines du  roi Salomon! Ils  viennent  tous me voir avec leurs intJrieurs
malades, avec leurs  sarcomes, leurs adorables fistules, leurs  appJtissants
adJnoPdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin!
Soyons  francs  :  ils gKnent,  ils  empKchent de travailler. Je ne sais pas
pourquoi  -  ils dJgagent peut-Ktre  une  odeur  particuliIre, ou  bien  ils
Jmettent un champ inconnu,  toujours est-il que quand ils se trouvent A cFtJ
de moi je deviens schizophrIne.  Je me  dJdouble. Une moitiJ de  moi-mKme  a
soif de voluptJ, essaye  de  saisir et de faire ce qui est nJcessaire, doux,
dJsirJ, l'autre tombe  dans la prostration et  se pose sans cesse  les mKmes
Jternelles questions : est-ce que Za  en vaut la  peine, et pourquoi, est-ce
que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites
quoi, vous travaillez?
     - Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais  comment... De  votre part
c'est  tout de mKme Jtrange,  je ne m'attendais pas... Je termine le travail
sur un projet d'hJlicoptIre, et puis aprIs... J'ai dJjA dit que j'avais fait
un tracteur merveilleux, c'Jtait un tel plaisir... Je crois que vous  n'avez
aucune raison de douter de mon travail.
     - Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinZa le vieillard. Dites-moi
seulement oSHCH est ce tracteur?
     -  Allons... Je ne comprends mKme pas... Comment pourrais-je le savoir?
Et qu'est-ce que  j'en ai A faire? En  ce  moment, ce qui m'intJresse, c'est
l'hJlicoptIre.
     - C'est  justement de  cela qu'il  s'agit!  dit l'astrologue. Vous n'en
avez rien A faire. Vous  Ktes content de tout. Personne  ne vous ennuie.  On
vous  aide  mKme! Vous  avez  mis  au monde  un  tracteur en nageant dans le
bonheur,  et  les  gens  vous l'ont aussitFt  enlevJ, pour que vous  ne vous
perdiez pas en  vJtilles mais que vous puissiez jouir sur  un grand pied. Et
maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.
     - Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et
dJcide de se dJrouiller un peu, de faire  durer le plaisir, de jouer un peu,
de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale,  ou, disons
verticale, c'est un tollJ gJnJral,  des cris et des clameurs  Jcoeurantes et
n'importe qui sombre dans le dJsarroi. Mais ai-je dit que  ce  n'importe qui
c'Jtait moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? RJpJtez!
     - Et moi, et moi aussi! se mit A jacasser la poupJe Jeanne. Combien  de
fois me suis-je demandJ pourquoi ils existent! Car  tout dans le monde  a un
sens, n'est-ce pas?  Et eux, je crois qu'ils n'en  ont pas.  Il  est Jvident
qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les
analyser,  de prendre un Jchantillon de la  partie  infJrieure, de la partie
supJrieure  et du milieu, A chaque fois on se heurte A un mur ou on  passe A
cFtJ, ou alors on s'endort...
     -  Ils  existent  indubitablement, stupide  hystJrique que  vous  Ktes!
grinZa l'Astrologue.  Ils ont une partie  supJrieure,  une infJrieure et une
intermJdiaire,  et  toutes  ces  parties sont remplies de  maladies.  Je  ne
connais  rien  de plus  ravissant, aucune autre  crJature  ne porte en  elle
autant d'objets de dJlectation  que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de
leur existence?
     - Mais arrKtez  de tout compliquer!  dit la voix jeune  et sonore.  Ils
sont simplement beaux.  C'est  un  vJritable  plaisir de les  regarder.  Pas
toujours, bien sYr, mais imaginez un  jardin. Il pourra Ktre  aussi beau que
vous voudrez, mais sans  les hommes  il ne sera pas complet,  il ne sera pas
achevJ. Il doit y avoir au moins une espIce  d'homme  pour animer le jardin.
Ce peut Ktre les petits hommes aux  extrJmitJs  nues, qui ne marchent jamais
mais  courent toujours et jettent  des pierres... ou  les hommes moyens, qui
arrachent les fleurs... peu importe. MKme  les hommes au  poil JbouriffJ qui
courent  sur leurs  quatre extrJmitJs.  Un jardin sans eux, ce n'est  pas un
jardin.
     -  On  ne  peut  qu'Ktre  affligJ en  entendant de  pareilles inepties,
dJclara le Tank.  Stupide! Les jardins nuisent  A  la visibilitJ, et pour ce
qui  est  des hommes, ils gKnent perpJtuellement  tout un  chacun, et il est
tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il
en  soit,  il  suffit  A  n'importe qui de  tirer une  bonne salve  sur  une
construction  oSHCH, pour une raison ou pour  une autre, se trouvent des hommes
pour que disparaisse tout dJsir de travailler, pour qu'on se sente somnolent
et que celui qui  a fait Za, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne
dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des
objections A prJsenter?
     - On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit
Vinni Puch. Quel que  soit  le  point de dJpart  de la conversation, vous en
venez toujours aux hommes.
     -  Et  pourquoi  pas,  au  fait?  attaqua  immJdiatement  l'Astrologue.
Qu'est-ce que  Za peut  vous  faire? Vous Ktes  un opportuniste! Et si  nous
voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
     - Je vous en prie, je vous en prie,  dit  tristement Vinni Puch. Avant,
nous  parlions  principalement  des  crJatures  vivantes,  du  plaisir,  des
projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent A  occuper  une
place  de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-A-dire  dans nos
pensJes.
     Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de
position -  il  se  coucha sur le cFtJ et  ramena un  genou vers son ventre.
Vinni  Puch a  tort.  Qu'ils  parlent  des  hommes,  qu'ils  parlent le plus
possible des hommes. Manifestement, ils connaissent trIs mal les hommes ; et
c'est pour  cela que ce qu'ils disent est intJressant. La vJritJ sort  de la
bouche des  enfants. Quand les hommes  parlent d'eux-mKmes,  c'est soit pour
fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...
     -  Vous Ktes  tous  assez bKtes dans vos  jugements, dit  l'Astrologue.
Prenez  par exemple le Jardinier. J'espIre, vous comprenez que je suis assez
objectif pour  aller  au-devant  des plaisirs de mes  camarades. Vous  aimez
planter  des  jardins  et  tracer  des  parcs.  J'admets parfaitement.  Mais
dites-moi de grVce ce que font lA  les hommes? A quoi servent les hommes qui
lIvent la patte prIs des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre faZon? Je
sens chez vous  une  sorte de nature malade. C'est comme  si en opJrant  des
glandes,  j'exigeais  pour la  plJnitude  de mon  plaisir  que  l'opJrJ soit
enveloppJ dans des chiffons de couleur...
     - C'est  simplement que vous  Ktes plutFt sec  de  nature,  remarqua le
Jardinier, mais l'Astrologue ne l'Jcoutait pas.
     - Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpJtuellement
vos bombes et vos  fusJes, vous  calculez des corrections-but et vous faites
la  fKte avec  vos  systImes de visJe. Est-ce que cela ne vous  est pas Jgal
qu'il  y  ait ou non des hommes  dans les constructions? Il semblerait qu'au
contraire  vous pourriez penser A vos  camarades, A moi par exemple. Suturer
des plaies! prononZat-il rKveusement. Vous ne pouvez  pas  vous imaginer  ce
que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien dJchiquetJe...
     -  Les hommes,  encore  les hommes, fit Vinni Puch sur un ton  affligJ.
Cela fait la  septiIme soirJe  que  nous ne parlons  que  des hommes.  C'est
Jtrange A dire, mais  apparemment il s'est crJJ entre les hommes  et vous un
certain lien, encore indJterminJ mais assez solide. La nature de ce lien est
pour moi  tout A  fait obscure,  si  je fais exception pour  vous.  Docteur,
puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une
maniIre gJnJrale, tout ceci me paraOt ridicule et je crois que le temps  est
venu de...
     - Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.
     - Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloquJ.
     - Le temps n'est pas encore venu, je dis, rJpJta le Tank. Certains sont
Jvidemment incapables  de savoir si le temps est venu ou non, d'autres -  je
ne les nommerai pas -  ne savent mKme pas que ce temps doit venir, mais tout
le monde sait trIs bien qu'il y aura inJvitablement  un jour oSHCH il  sera non
seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent A l'intJrieur des
constructions  mais encore  nJcessaire! Et  celui qui  ne tire  pas  est  un
ennemi! Un criminel! Le dJtruire! Compris? RJpJtez!
     - Je  devine  ce que cela peut Ktre, laissa tomber  l'Astrologue sur un
ton  d'une  douceur   inattendue.  Des  plaies  par   dJchirure...  GangrIne
gazeuse... BrYlures radioactives du troisiIme degrJ...
     - Toujours les  mKmes phantasmes, soupira la poupJe Jeanne. Quel ennui!
Quelle tristesse!
     -  Puisque  vous ne pouvez  pas  vous arrKter de parler des hommes, dit
Vinni  Puch, essayons  si  vous voulez  d'Jlucider  la  nature de  ce  lien.
Essayons de raisonner logiquement...
     - De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesurJe et ennuyeuse. Si
le lien en question existe, la suprJmatie est exercJe soit par eux, soit par
nous.
     - Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.
     - Qu'est-ce que  c'est  que  la "suprJmatie"? demanda la poupJe  Jeanne
d'une voix malheureuse.
     -  La  suprJmatie  signifie  dans  le  contexte  en question  "le  fait
d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant A ce qui
est de la formulation du problIme elle-mKme, on ne peut la dJclarer absurde,
mais uniquement correcte, si l'on dJcide de, raisonner logiquement. Il y eut
un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch
n'y tint plus et demanda : "Alors?"
     - Je n'ai  pas encore Jclairci le fait de savoir si vous avez dJcidJ de
raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
     - Oui, oui, c'est dJcidJ, assurIrent en choeur les machines.
     - Dans  ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils
sont pour vous, soit vous Ktes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous
empKchent d'agir  conformJment  aux lois  de votre nature, ils doivent  Ktre
JcartJs, comme on  Jcarte n'importe quel  obstacle. Si vous  Ktes  pour eux,
mais  que cet Jtat de choses  ne vous  satisfait pas,  ils doivent Jgalement
Ktre  JcartJs, comme  on  Jcarte  toutes  les causes  d'un  Jtat  de  choses
insatisfaisant.  C'est  tout  ce  que je  peux  dire  en  substance de notre
conversation.
     AprIs  cela, plus  personne  ne  prononZa  un  mot, il y  eut dans  les
containers  un certain  remue-mJnage, des grincements, des claquements comme
si les  Jnormes jouets se  prJparaient  A aller se  coucher, JpuisJs par  la
conversation, et l'on  sentait encore  suspendu  dans l'air  un sentiment de
gKne  gJnJral,  comme  dans  une assemblJe  de  personnes qui  ont largement
cancanJ sans Jpargner, pour le seul plaisir  de faire un bon mot, ni pIre ni
mIre et qui sentent soudain qu'elles sont allJes trop loin.
     - Il y a l'humiditJ qui se lIve, grinZa A mivoix l'Astrologue.
     -  Je  l'avais dJjA  remarquJ,  chuchota  la  poupJe  Jeanne.  C'est si
agrJable : de nouveaux chiffres...
     - Qu'est-ce qu'elle  a encore cette alimentation, grommela  Vinni Puch.
Jardinier, vous n'auriez pas en rJserve une batterie de vingt-deux volts?
     -  Je n'ai rien, rJpondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme
le bruit d'une  feuille de  contre-plaquJ arrachJe, un sifflement mJcanique,
et Perets vit soudain par  l'Jtroite fente au-dessus de lui quelque chose de
brillant  qui  se mouvait,  il  lui sembla que quelqu'un  le  regardait dans
l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur
la  pointe  des pieds  dans la lumiIre lunaire et,  se  lanZant A dJcouvert,
courut  vers  la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait A
tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et  le voyaient  si
petit, si pitoyable, si dJsarmJ  dans la plaine ouverte A tous les  vents et
riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur
lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.
     Il  dJpassa  un  petit pont  jetJ par-dessus un ravin assJchJ et voyait
dJjA les lumiIres des premiIres maisons de l'Administration quand  il sentit
qu'il  s'essoufflait,   que  ses   pieds  nus  lui  causaient   une  douleur
insupportable. Il voulut s'arrKter, mais il perZut, A travers le bruit de sa
propre respiration, le martIlement d'une multitude de pieds derriIre lui et,
perdant A nouveau la tKte,  il rassembla ses derniIres forces  et se remit A
courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps,
crachant une bave collante et  visqueuse.  La lune filait en mKme temps  que
lui et il pensa :  "za y  est, c'est la fin." Le martIlement le rejoignit et
une forme blanche, immense,  chaude, comme  un cheval emballJ, apparut A ses
cFtJs, masquant la lune, puis se dJtacha en  avant  et commenZa A s'Jloigner
lentement en  allongeant  sur un rythme furieux de  longues jambes  nues, et
Perets s'aperZut que c'Jtait un  homme qui portait un maillot de footballeur
frappJ du numJro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre,
et il fut encore plus effrayJ.  Le  martIlement multiple derriIre son dos ne
cessait  pas, on entendait des  gJmissements et  des  cris douloureux.  "Ils
courent, pensa-t-il hystJriquement. Ils courent tous! C'est commencJ! Et ils
courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."
     II voyait confusJment sur les  cFtJs les cottages de la rue principale,
des visages angoissJs, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les
longues jambes du numJro 14, parce qu'il ne savait pas oSHCH  il fallait courir
et  oSHCH Jtait le salut : "Les  armes se dJchaOnent dJjA quelque part et je ne
sais pas oSHCH, et je me retrouve encore une fois de cFtJ, mais je ne veux pas.
je  ne  peux pas Ktre de cFtJ maintenant, parce qu'ils sont lA-bas, dans les
caisses, ils ont peut-Ktre raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi
mes ennemis..."
     II vola  dans la foule,  qui s'Jcarta  devant lui, il vit passer devant
ses yeux un petit drapeau A damiers, des clameurs enthousiastes  retentirent
et quelqu'un de connaissance courut quelques instants A ses cFtJs,  rJpJtant
comme une condamnation : "Ne vous arrKtez  pas, ne vous  arrKtez pas..."  II
s'arrKta alors et aussitFt on l'entoura, on jeta sur ses Jpaules une robe de
chambre  de  satin.  Une voix radiophonique  dJmesurJment  enflJe  annonZa :
"DeuxiIme, Perets, du groupe de  la Protection scientifique dans le temps de
sept minutes douze  secondes trois dixiImes... Attention, voici le troisiIme
qui arrive!"
     La personne de connaissance,  qui  Jtait le  Proconsul, disait  : "Vous
Ktes formidable, Perets, je ne  m'y attendais pas  du  tout Quand on vous  a
annoncJ au dJpart, je riais, mais maintenant je vois  qu'il faut  absolument
vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain
vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous
ferai entrer par les  ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai
avec Kim." Perets regarda autour de lui.  Il y  avait  beaucoup de personnes
connues et d'inconnus en  masques  de carton. A peu  de distance  de  lA, on
faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui Jtait arrivJ premier.
Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une
grande coupe mJtallique. Une  banderole qui portait  l'inscription "ArrivJe"
Jtait  tendue en  travers de la rue et sous la banderole,  les yeux rivJs au
chronomItre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vKtu d'un strict manteau
noir  dont l'une des  manches s'ornait d'un brassard oSHCH l'on  lisait : "Juge
principal". "... Et si  vous aviez  couru en tenue  de sport,  grommelait le
Proconsul,  on  aurait pu vous compter  officiellement ce temps."  Perets le
repoussa du coude et s'enfonZa dans la foule, les jambes flageolantes.
     - ... PlutFt que de  rester chez soi  A suer  de peur, disait quelqu'un
dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
     - Je disais la mKme chose A Domarochinier tout A l'heure. Mais ce n'est
pas une histoire de peur, vous  faites  erreur. Il fallait mettre de l'ordre
dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme
Za, autant que ce soit pour quelque chose...
     - Et qui  a eu  cette idJe? Domarochinier! Il ne  perd pas le nord.  Il
sait y faire!
     - za ne sert A rien pourtant de les faire courir en caleZon.  Faire son
devoir  en  caleZon  -  c'est une  chose, c'est  honorable.  Mais  faire des
compJtitions  en  caleZon,  c'est  pour  moi  une  erreur  organisationnelle
typique. Je vais Jcrire A ce sujet A...
     Perets  se  dJgagea  de la  foule  et  remonta  en  chancelant  la  rue
encombrJe. Il avait des nausJes, la poitrine lui faisait mal et il imaginait
les autres, dans leurs caisses, Jtirant leurs cous de mJtal pour regarder la
foule de gens en caleZons avec leurs yeux bandJs et s'efforZant vainement de
comprendre quel est  le lien qui les unit A cette foule et ne pouvant pas le
comprendre,  alors que  ce qui leur sert de  sources de patience est  sur le
point de se tarir...
     Il n'y avait pas de lumiIre dans le cottage de Kim ; A l'intJrieur,  un
nourrisson pleurait.
     On avait clouJ des planches sur la porte  de  l'hFtel et  derriIre  les
fenKtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperZut
aux fenKtres du premier Jtage des visages blKmes prJcautionneusement tournJs
vers l'extJrieur.
     Les portes de  la  bibliothIque  s'ouvraient sur un canon au tube d'une
longueur dJmesurJe  terminJ par  un  large  frein  de bouche  tandis  que de
l'autre  cFtJ  de  la rue  un hangar  finissait  de brYler, et  l'on voyait,
JclairJs  par  les flammes pourpres du foyer, des gens en masques  de carton
qui promenaient des dJtecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.
     Perets se dirigea vers  le parc. Mais dans  une ruelle sombre une femme
s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraOna. Perets ne rJsista pas,
tout lui Jtait Jgal. Elle Jtait toute vKtue de noir, sa  main Jtait tiIde et
douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscuritJ.
     "Alevtina, pensa Perets. Elle  a attendu son heure, pensa-t-il avec une
impudence  non  dissimulJe. Et  alors?  Elle attendait. Je  ne comprends pas
pourquoi,  je ne comprends pas en Jchange de quoi  je me  suis rendu A elle,
mais c'est moi qu'elle attendait..."
     Ils entrIrent dans la maison, Alevtina alluma la lumiIre et dit :
     - Il y a longtemps que je t'attendais ici.
     - Je sais, dit-il.
     -  Et  pourquoi  passais-tu sans  t'arrKter?  "Oui,  pourquoi  au fait?
pensa-t-il. Sans doute parce que Za m'Jtait Jgal."
     - za m'Jtait Jgal, dit-il.
     - Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.
     Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains A plat sur ses genoux et
la regarda enlever son chVle noir et le pendre A un clou - blanche,  pleine,
tiIde.  Elle  s'enfonZa dans la  maison  ;  un  chauffebains A gaz se  mit A
ronfler et il y eut un bruit d'eau qui  coule. Ses pieds lui faisaient  trIs
mal, il leva la jambe et examina  la plante de ses pieds nus. Les coussinets
Jtaient couverts  d'un mJlange de sang  et de poussiIre qui en sJchant avait
formJ des croYtes noirVtres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans
l'eau brYlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaOtrait
pour faire place A l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire,
pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."
     - Viens ici, appela Alevina.
     Il  se  leva pJniblement, avec l'impression que tous  ses os craquaient
douloureusement, boitilla sur le tapis  rouge jusqu'A  la  porte du couloir,
puis  sur  le  tapis  noir et  blanc  du  couloir jusqu'au  renfoncement  oSHCH
s'ouvrait la porte de la salle de  bains avec ses faPences  Jtincelantes, le
ronflement affairJ de la flamme  bleu du chauffe-bains A gaz et Alevina qui,
penchJe au-dessus  de  la baignoire, rJpandait dans l'eau  une poudre  fine.
Pendant qu'il se dJshabillait, arrachant son linge raidi par  la  boue, elle
agita  l'eau  et un  manteau  de mousse  monta A la surface,  dJborda de  la
baignoire, et il  se plongea  dans  la mousse neigeuse, fermant  les yeux de
plaisir  et  de  douleur, tandis  qu'Alevtina assise  sur  le  rebord  de la
baignoire le regardait, un sourire caressant au  coin des lIvres,  si bonne,
si  accueillante  -  et  il n'avait  pas  JtJ  une  seule fois  question  de
papiers...
     Elle lui lavait la tKte et lui, crachotant et s'Jbrouant, se disait que
ses  mains Jtaient aussi  fortes et habiles  que celles de sa mIre - et elle
devait  Jvidemment  savoir  faire aussi  bien  la cuisine...  Puis elle  lui
demanda  :  "Je te frotte le  dos?" Il  se tapota l'oreille de la main  pour
chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sYr, naturellement!" Elle lui passa
sur le dos un gant de filasse rKche et ouvrit le robinet de la douche.
     - Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme Za. Je vais vider
l'eau,  en mettre de  la  propre  et je resterai allongJ, avec  toi assise A
cFtJ. S'il te plaOt.
     Elle arrKta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
     - On  est bien!  dit-il. Tu  sais, jamais encore  je n'avais JtJ  aussi
bien.
     - Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
     - Comment pouvais-je savoir?
     -  Et pourquoi est-ce  que tu veux toujours  tout  savoir d'avance?  Tu
aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mariJ?
     - Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
     -  C'est  bien  ce que  je  pensais. Evidemment, tu  l'aimais beaucoup?
Comment Jtait-elle?
     -  Comment Jtait-elle... Elle  n'avait peur de rien. Elle  Jtait bonne.
Nous rKvions souvent de la forKt.
     - De quelle forKt?
     - Comment, de quelle forKt? Il n'y a qu'une forKt.
     - La nFtre, tu veux dire?
     -  Elle n'est pas A  vous. Elle  existe  pour ellemKme.  D'ailleurs  en
rJalitJ  elle  est   peut-Ktre  A  nous.  Mais  c'est  difficile  de  se  le
reprJsenter.
     -  Je  n'ai jamais  JtJ dans la forKt, dit  Alevtina.  On dit que c'est
effrayant.
     -  Ce  qu'on ne  comprend  pas  est  toujours  effrayant.  Il  faudrait
commencer par apprendre A  ne pas avoir  peur de ce qu'on  ne  comprend pas.
Alors tout serait simple.
     - Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si
on   se   racontait  un   peu  moins   d'histoires,  il   n'y  aurait   rien
d'incomprJhensible.  Et toi,  Pertchik, tu n'arrKtes pas de te  raconter des
histoires.
     - Et la forKt?
     - Quoi, la forKt? Je n'y suis pas allJe, mais si j'y allais je ne crois
pas que je serais particuliIrement perdue. LA oSHCH il y a la forKt, il y a des
sentiers,  lA oSHCH  il  y a des sentiers,  il y a des gens et on peut toujours
s'entendre avec les gens.
     - Et s'il n'y a personne?
     - S'il n'y a personne, il n'y a  rien A y faire. Il faut s'en tenir aux
gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.
     - Non, dit Perets. Ce n'est pas  si simple.  Avec les gens, moi je suis
perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
     - Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?
     - Je ne comprends  rien. C'est pour Za, entre autres, que j'ai commencJ
A rKver A la  forKt.  Mais maintenant je  vois que  ce n'est pas plus facile
dans la forKt.
     Elle secoua la tKte.
     -  Quel  enfant tu  es  encore, dit-elle.  Tu  ne  veux absolument  pas
comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour,  la nourriture et
l'orgueil. Evidemment  tout est embrouillJ comme  une pelote, mais quel  que
soit le fil que  tu tires, tu arrives  toujours ou A l'amour, ou au pouvoir,
ou A la nourriture...
     - Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
     - Mon pauvre chJri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si  tu
veux  ou si tu ne veux pas...  A  moins que  je ne te le demande : Qu'es-tu,
Pertchik, A t'agiter ainsi, que te faut-il?
     -  Je  crois  que  maintenant  il ne me  faut  plus  rien, dit  Perets.
Seulement dJcamper d'ici et me  faire  archiviste...  ou restaurateur. VoilA
tous mes dJsirs.
     Elle secoua A nouveau la tKte
     - Je  ne crois  pas. Tu es beaucoup trop compliquJ.  Il te faut trouver
quelque chose de plus simple.
     Il ne rJpliqua pas et elle se leva.
     - VoilA une  serviette. Je t'ai mis du linge  lA. Sors et on prendra du
thJ. Du thJ et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
     Perets avait dJjA  vidJ l'eau et, debout dans la  baignoire, se sJchait
avec une grande serviette Jponge quand il entendit un tintement de vitres et
l'Jcho lointain  d'un coup sourd. Il se souvint  alors du dJpFt de matJriel,
de Jeanne, la poupJe stupide hystJrique et cria :
     - Qu'est-ce que c'est? OSHCH?
     - C'est la machine qui a explosJ, rJpondit Alevtina. Ne crains rien.
     -  OSHCH?  OSHCH a-t-elle explosJ? Au dJpFt? Alevtina resta quelques instants
silencieuse, apparemment elle regardait par la fenKtre.
     - Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dJpFt? Dans le parc... Il y  a de la
fumJe... Et ils courent tous, ils courent...


     On ne  voyait pas  la forKt.  A sa place, sous la falaise,  des  nuages
s'Jtendaient en une couche dense  jusqu'A  l'horizon. On aurait dit un champ
de glace enneigJ :  des banquises,  des dunes  de neige,  des trouJes et  de
crevasses cachant un  abOme sans  fond : celui qui sauterait du  haut  de la
falaise ne serait pas arrKtJ par  la  terre,  par le marJcage  tiIde  ou les
branches tendues  des arbres, mais par la  glace  dure, Jtincelante sous  le
soleil matinal, couverte d'une  pellicule de neige sIche et poudreuse, et il
resterait Jtendu  sur la  glace, plat, immobile  et noir sous  le soleil. On
aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyJe, qui
aurait JtJ jetJe par-dessus la cime des arbres.
     Perets chercha autour  de lui, trouva un caillou, le  fit  sauter d'une
paume A l'autre et se dit que le  bord  de l'A-pic Jtait vraiment un coin de
rKve  : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici  des
cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brYlJe par le
soleil, et  mKme  un  oiseau qui se  permettait  de  gazouiller,  il fallait
seulement Jviter de regarder  vers la droite, vers les luxueuses  latrines A
quatre fenKtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment
au soleil  leur peinture toute fraOche.  Il est vrai qu'elles Jtaient  assez
loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer  A imaginer  que  c'Jtait un
kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mKme  mieux
valu qu'elles ne soient pas lA.
     C'est peut-Ktre A  cause  de ces  latrines  toutes neuves, JdifiJes  au
cours  de la  nuit agitJe qui  avait  prJcJdJ,  que la forKt se  dissimulait
derriIre  les nuages.  Mais c'Jtait peu probable. La  forKt ne se serait pas
emmitouflJe  jusqu'A  l'horizon  pour  une  telle  bagatelle, les  hommes ne
pouvaient pas lui faire un tel effet.
     "En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai
tout ce  qu'on me dira de faire,  je ferai des  calculs sur la " mercedes  "
abOmJe, je  franchirai  la zone  d'assaut,  je jouerai  aux  Jchecs  avec le
manager et j'essaierai mKme d'aimer le kJfir : ce ne doit pas Ktre tellement
difficile, puisque la plupart des gens ont rJussi A le faire. Et le soir (et
la  nuit  aussi)  j'irai  chez  Alevtina, je  mangerai  de  la  confiture de
framboise et je me reposerai dans  la baignoire du Directeur. C'est mKme une
idJe, pensa-t-il  :  s'essuyer avec  la serviette du Directeur, s'envelopper
dans  la robe  de  chambre du Directeur  et se chauffer les pieds  dans  les
chaussettes de  soie du  Directeur.  Deux fois par mois j'irai A la  station
biologique  toucher  la paye  et les  primes,  pas dans  la forKt mais A  la
station, prJcisJment, et mKme pas A la station mais A la caisse, pas pour un
rendez-vous  avec la forKt ni pour faire la guerre A  la forKt, mais pour la
paye et  les  primes. Et  le  matin, de bonne  heure, je  viendrai  ici pour
regarder de loin la forKt et pour lui jeter des cailloux."
     DerriIre lui les buissons  s'JcartIrent bruyamment.  Perets se retourna
avec circonspection :  ce n'Jtait  pas le Directeur, mais encore et toujours
Domarochinier.  Il tenait A  la  main  une Jpaisse chemise et il  s'arrKta A
quelque  distance,  abaissant  vers  Perets  un  regard  humide.  Il  savait
manifestement quelque  chose, quelque chose d'important  et il avait apportJ
ici, au bord de l'A-pic, cette Jtrange et  angoissante nouvelle que personne
au monde d'autre que lui ne connaissait,  et  il Jtait manifeste que tout ce
qui  avait cours auparavant n'avait maintenant  plus  de  sens et que chacun
devrait donner tout ce dont il Jtait capable.
     -  Bonjour, dit-il  en  s'inclinant et en tendant  la chemise A Perets.
Vous avez bien dormi?
     - Bonjour, dit Perets. Merci.
     -  L'humiditJ   est  aujourd'hui  de   soixante-seize  pour  cent,  dit
Domarochinier. TempJrature : dixsept  degrJs.  Vent nul. NJbulositJ  : zJro.
(Il s'avanZa sans bruit, les  mains sur  la couture du pantalon, inclina son
corps vers Perets et annonZa.) Le double-vJ est ce matin Jgal A seize...
     - Quel double-vJ? demanda Perets en se levant.
     - Le  nombre de taches,  dit trIs vite Domarochinier, le regard fuyant.
Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.
     - Et pourquoi me dites-vous Za? demanda Perets d'un ton hostile.
     - Je  vous  demande pardon, dit  hVtivement  Domarochinier. Cela ne  se
reproduira  plus. Donc  il n'y a que l'humiditJ,  la nJbulositJ, le  vent...
hmm... et... Vous ne voulez  pas  non plus  que je vous fasse de rapport sur
les opposants?
     - Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?
     Domarochinier fit deux pas en arriIre et inclina la tKte.
     -  Je  vous demande pardon, dit-il. Il  est possible  que je  vous  aie
ennuyJ,  mais il  y a quelques papiers qui nJcessitent... sans retard,  pour
ainsi dire... que  vous personnellement... (Il  tendit A  Perets la chemise,
comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?
     - Vous savez... dit Perets sur un ton menaZant.
     - Oui-oui? dit Domarochinier.
     Sans lVcher la chemise, il se  mit A fouiller  fJbrilement ses  poches,
comme   s'il   cherchait   un   calepin.   Son  visage   Jtait  devenu  bleu
d'empressement.
     "L'imbJcile, le fichu imbJcile, pensa Perets en essayant de se dominer.
Qu'est-ce qui lui prend?"
     -  C'est  stupide,  dit-il  aussi  calmement  qu'il  le  pouvait.  Vous
comprenez? C'est stupide et Za n'a rien d'amusant.
     - Oui-oui, dit Domarochinier.  (CourbJ, serrant la  chemise  entre  son
coude  et  sa  hanche,  il  griffonnait  dJsespJrJment  des  mots   sur  son
bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?
     - Qu'est-ce que vous Jcrivez? demanda Perets.
     Domarochinier lui jeta an regard apeurJ et lut :
     "Quinze juin...  heure  :  sept quarante-cinq...  lieu :  au-dessus  de
l'A-pic..."
     -  Ecoutez, Domarochinier, dit  Perets avec colIre. Qu'est-ce que  vous
voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous  avez A  me coller au train
tout  le temps  comme  Za?  za  suffit,  il y  en  a  assez!  (Domarochinier
Jcrivait.)  Votre  plaisanterie  est  plutFt  stupide,  vous  n'avez  pas  A
m'espionner. Vous devriez avoir honte, A votre Vge.  Mais arrKtez  d'Jcrire,
crJtin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre  gymnastique;
ou de vous laver, regardez un peu A quoi vous ressemblez! Peuh!...
     Les  doigts tremblant de rage, 1  entreprit de boucler les  laniIres de
ses sandales
     - C'est  vrai,  ce  qu'on dit  de vous, que vous Ktes  toujours  fourrJ
partout  A noter toutes les conversations. Je croyais  que Za faisait partie
de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte
pas ce  genre  de choses en gJnJral, mais  vous, vous  dJpassez  vraiment la
mesure...
     Il  se releva et  vit Domarochinier  figJ au  garde A vous.  Des larmes
coulaient sur ses joues.
     - Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarmJ.
     - Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.
     - Vous ne pouvez pas quoi?
     - La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...
     - Seigneur JJsus, dit Perets. Si  vous ne pouvez pas, ne le faites pas,
je  disais  Za simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin A me suivre?
Comprenez-moi,   je  n'ai   rien  contre   vous,   mais  c'est   extrKmement
dJsagrJable...
     - za ne se reproduira pas! s'Jcria avec transport Domarochinier. Jamais
plus.
     Les larmes sur ses joues s'Jtaient sJchJes en un instant.
     - Bon, Za suffit, dit Perets, fatiguJ,  en s'enfonZant  A  travers  les
buissons.
     Domarochinier s'accrochait A ses pas.
     "Vieux paillasse, pensa Perets. TarJ..."
     - TrIs urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument
indispensable... Votre attention personnelle...
     Perets se retourna.
     - Qu'est-ce  que  vous  fourez,  enfin? s'Jcria-t-il.  Si c'est pour ma
valise, rendez-la-moi, oSHCH l'avezvous trouvJe?
     Domarochinier posa la  valise par terre et commenZa A ouvrir la bouche,
au bord de l'asphyxie,  mais Perets  ne le laissa  pas parler  et saisit  la
poignJe de la  valise. Alors  Domarochinier,  qui n'avait rien  pu  dire, se
coucha A plat ventre sur la valise.
     - Rendez-moi ma valise! dit Perets, glacJ de fureur.
     - Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses
genoux.
     La chemise le gKnait, il la prit entre ses dents et Jtreignit la valise
entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poignJe.
     - Cessez ce scandale! dit-il. ImmJdiatement!
     Domarochinier  secoua   la  tKte  et  murmura  quelque   chose.  Perets
dJboutonna son col et jeta un regard dJsemparJ autour de lui. A l'ombre d'un
chKne pas trIs loin de lA se trouvaient, pour  une raison indJterminJe, deux
ingJnieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressIrent
et  claquIrent  les  talons.  Alors Perets, jetant tout autour  de  lui  des
regards de bKte  traquJe, enfila  prJcipitamment l'allJe qui menait vers  la
sortie du parc. Il croyait avoir dJjA tout vu, mais cette fois... Ils ont dY
se donner le mot, pensait-il fiJvreusement...  Il faut courir,  courir. Mais
courir oSHCH? Il sortit du parc et allait  prendre la  direction de la  cantine
quand il trouva  A nouveau  sur son chemin  Domarochinier,  un Domarochinier
sale  et  effrayant. Il Jtait lA, la  valise sur l'Jpaule,  son visage  bleu
inondJ de larmes, A  moins que ce ne fYt d'eau ou de sueur. Ses yeux, voilJs
par une  pellicule blanche, erraient,  et il  serrait  contre sa poitrine la
chemise oSHCH ses dents avaient laissJ leur empreinte.
     -  Pas  ici, je  vous  en supplie,  rVla-t-il. Dans le bureau...  C'est
insupportablement   urgent...   Et   par  ailleurs   les   intJrKts   de  la
subordination...
     Perets fit un  Jcart  pour  l'Jviter  et  remonta  en  courant  la  rue
principale. Les gens sur les trottoirs  restaient figJs, inclinaient la tKte
en roulant  des  yeux  JcarquillJs.  Un  camion  qui  venait d'en  face,  se
dirigeant  vers lui, freina avec un hurlement sauvage,  percuta un kiosque A
journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencIrent A
se mettre en rangs par deux.  Un garde  passa au pas de parade en prJsentant
les armes...
     Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva A
chaque fois  Domarochinier  sur  son  chemin. Domarochinier ne  pouvait plus
parler, il ne  faisait  que  pousser  des  grognements  et  des  meuglements
inarticulJs  en  roulant  des  yeux  suppliants. Perets  courut  alors  vers
l'immeuble de l'Administration.
     "Kim,  pensait-il fiJvreusement.  Kim ne per mettra pas... A moins  que
lui  aussi?... Je  m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient...  Je
frapperai A coups de pied... maintenant Za m'est Jgal..."
     II  fit irruption dans  le hall d'entrJe et au mKme moment un orchestre
au grand complet entama avec des Jclats de cuivres une marche triomphale. Il
vit   des  visages  tendus,  des   yeux  JcarquillJs,   des  torses  bombJs.
Domarochinier le  rejoignit  et  se  lanZa  A sa poursuite  dans  l'escalier
d'honneur,  sur les tapis framboise que personne ne  se permettait jamais de
fouler, A travers  des  salles inconnues  A deux rangJes de fenKtres, devant
des gardes en uniforme  de parade avec dJcorations pendantes, sur un parquet
cirJ  et glissant, le poursuivit dans l'escalier,  vers  le troisiIme Jtage,
dans  une galerie de  portraits,  et  A  nouveau dans  l'escalier,  vers  le
quatriIme Jtage,  devant  une haie de jeunes filles  fardJes et figJes comme
des  mannequins  et,  enfin  l'accula  dans  une sorte de somptueuse impasse
JclairJe  par  des  lampes  lumiIre  du  jour.  Au  bout,  se  trouvait  une
gigantesque porte revKtue  de cuir qui portait la plaquette  "Directeur". Il
Jtait impossible d'aller plus loin.
     Domarochinier  le rattrapa, se faufila  sous  son coude, poussa un rVle
effrayant, un  rVle d'Jpileptique, et ouvrit devant  lui la porte  de  cuir.
Perets entra, enfonZa  ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfonZa
tout son Ktre dans la  pJnombre sJvIre et autoritaire de portes endeuillJes,
dans l'arFme noble du tabac de prix, dans un silence ouatJ, dans la sJrJnitJ
grave et mesurJe d'une existence JtrangIre.
     - Bonjour, lanZa-t-il dans le vide,
     Mais il n'y avait personne derriIre l'immense bureau. Personne dans les
vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du
martyr Selivan sur un tableau gJant qui occupait tout le mur de cFtJ.
     DerriIre lui, Domarochinier laissa lourdement tomber  la valise. Perets
tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui prJsentait
la chemise comme un plateau vide. Ses yeux Jtaient morts, vitreux. Il ne  va
pas tarder A mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.
     - Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, A bout de souffle. Sans le
visa  du  Directeur,  impossible...  personnel... jamais  je  ne  me  serais
permis...
     - Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible  soupZon commenZait A  se
faire jour dans son esprit.
     - Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...
     Perets s'appuya sur  la table et, se retenant  A la surface  polie,  la
contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut Ktre  le  plus proche. Il se
laissa tomber entre les bras  de cuir  frais et dJcouvrit  A  sa gauche  une
batterie de tJlJphones multicolores, A sa droite des volumes reliJs gravJs A
l'or, devant lui un  encrier monumental reprJsentant TannhaYser et  VJnus et
au-dessus  de  lui  les yeux blancs  et  implorants de  Domarochinier et  la
chemise tendue. Il Jtreignit les accoudoirs et pensa :
     "Ah! c'est comme  Za? Bande  de fripouilles, de salauds,  d'esclaves...
c'est  comme  Za,  hein? Racaille,  larbins, faces  de carton...  trIs bien,
puisque c'est comme Za..."
     -  Cessez  d'agiter  cette  chemise  au-dessus  de   la  table,  dit-il
sJvIrement. Donnez-la ici.
     Le bureau s'anima, des  ombres passIrent, un petit tourbillon se  forma
et Domarochinier  se trouva A  ses  cFtJs, un peu  en retrait  derriIre  son
Jpaule  gauche. La chemise posJe sur  la table  parut  s'ouvrir toute seule,
dJcouvrant  des  feuilles  de beau papier sur lesquelles il lut, imprimJ  en
capitales, le mot : "PROJET".
     - Je vous remercie, dit-il sJvIrement. Vous pouvez aller.
     Il y eut A nouveau un tourbillon, une lJgIre  odeur de sueur s'Jleva et
disparut, et Domarochinier  se  trouva A  la  porte, en train  de  sortir  A
reculons, le corps inclinJ en avant pour saluer, les mains sur la couture du
pantalon - effrayant, pitoyable et prKt A tout.
     - Un instant, dit Perets.
     Domarochinier se figea.
     - Vous pouvez tuer un homme?
     Domarochinier n'hJsita pas. Il prit un calepin et prononZa :
     - Je vous Jcoute!
     - Et vous suicider? demanda Perets.
     - Quoi? demanda Domarochinier.
     - Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
     Domarochinier  disparut.  Perets s'Jclaircit la gorge et se  passa  les
mains sur le visage.
     - Supposons, dit-il A voix haute. Et ensuite?
     Il vit sur la  table un agenda, tourna la page et lut ce qui Jtait notJ
pour  la journJe en  cours.  L'Jcriture  de  l'ancien Directeur le dJZut. Le
Directeur Jcrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur  de
calligraphie.
     "Chefs  de groupe  9.30.  Revue  de pieds  10.30.  Voir poudre. Essayer
kJfir-zJfir. Machinisation. Bobine : qui l'a volJe? Quatre bulldozers!!!"
     "Au  diable  les  bulldozers,  pensa  Perets, c'est  terminJ  : plus de
bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines A scier de l'Eradication...
Ce serait pas  mal de castrer Touzik  au  passage, mais  c'est pas possible.
Dommage...  Et il  y  a  aussi  ce dJpFt  de machines.  Je le  ferai sauter,
dJcida-t-il. Il imagina l'Administration,  vue d'en haut, et comprit qu'il y
avait  beaucoup de  choses A faire sauter.  Beaucoup  trop... N'importe quel
imbJcile peut faire sauter des choses", se dit-il.
     Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de  papier,  des crayons
usJs,  deux odontomItres de philatJliste  et par-dessus  le  tout une  patte
d'Jpaule de gJnJral dorJe. Une seule. Il chercha la  seconde,  en retournant
les feuilles de  papier,  se  piqua  le doigt A  une  punaise  et trouva  le
trousseau de  clefs  du  coffre-fort.  Le  coffre se trouvait  dans  un coin
JloignJ, c'Jtait un coffre trIs Jtrange, dJguisJ en desserte. Perets se leva
et traversa  le  bureau  pour  gagner le coffre, remarquant  au  passage  de
nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarquJes au premier abord.
     Sous  une  fenKtre  se trouvait  une crosse  de  hockey, flanquJe d'une
bJquille  et d'une jambe artificielle chaussJe  d'un bottillon et munie d'un
patin A  glace  rouillJ. Tout  au fond du bureau  s'ouvrait une autre  porte
barrJe par une corde sur laquelle Jtaient pendus des slips noirs et quelques
chaussettes,  dont certaines  Jtaient  trouJes.  Sur la porte elle-mKme, une
plaquette de mJtal  noirci qui portait  l'inscription gravJe  "BETAIL".  Sur
l'appui  de la fenKtre, A demi cachJ par un rideau, un petit aquarium rempli
d'une eau claire et transparente abritait des  algues multicolores au milieu
desquelles  un  axolotl  gras  et  noir  remuait  rythmiquement  ses   ouPes
branchues.  Et  derriIre  le  tableau  qui reprJsentait l'exploit de Selivan
Jmergeait  un somptueux  bVton  de  chef d'orchestre,  avec  des  queues  de
cheval...
     Perets  s'affaira auprIs du coffre, mit un  certain temps A trouver les
bonnes  clefs  et parvint finalement A ouvrir  la  lourde  porte blindJe. La
contre-porte Jtait tapissJe de photos lJgIres dJcoupJes dans des revues pour
hommes, mais le coffre Jtait presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont
le verre  gauche Jtait cassJ, une casquette chiffonnJe  ornJe  d'une cocarde
Jtrange, et la photographie d'une  famille  inconnue (le pIre -  arborant un
rictus qui dJcouvrait toutes ses dents, la mIre - la bouche en cul de poule,
et deux enfants en uniforme de Cadets).  Il y avait aussi un parabellum bien
astiquJ, soigneusement entretenu,  avec une seule balle  dans le  canon, une
autre  patte d'Jpaule de gJnJral  et  une croix de fer  avec des feuilles de
chKne.  Le coffre contenait  encore  une pile  de chemises, toutes vides,  A
l'exception  de  la derniIre,  tout  en bas  de la pile,  oSHCH se trouvait  le
brouillon  d'une note  de  service  qui envisageait les sanctions A  prendre
contre  le  chauffeur Touzik  pour  nonfrJquentation systJmatique  du  musJe
historique de l'Administration. "Bien fait pour  lui,  la crapule,  marmonna
Perets. Il ne va mKme  pas au musJe...  Il  va  falloir donner suite A cette
affaire..."
     "Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce  que c'est  que cette  histoire? Il
n'est  tout de  mKme pas  le nombril  du  monde, non? Enfin,  en un  sens...
KJfiromane, coureur rJpugnant, glandouilleur systJmatique... d'ailleurs tous
les  chauffeurs sont  des glandouilleurs... non, il faut que Za  cesse  : le
kJfir, la partie  d'Jchecs pendant les heures de travail.  Et Kim, qu'est-ce
qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui dJraille? -  A moins que ce
ne soit justement  ce qu'il faut, des  espIces de processus stochastiques...
Ecoute,  Perets,  tu  ne  sais  vraiment  pas  grand-chose.  Tout  le  monde
travaille. Il n'y a presque  pas de tire-au-flanc. Ils travaillent  la nuit,
ils sont  tous  occupJs,  personne n'a  de temps. Les notes de service  sont
observJes, je le sais, j'en ai fait  l'expJrience. Apparemment, tout va bien
:  les  gardiens   gardent,  les  conducteurs   conduisent,  les  ingJnieurs
construisent,   les   chercheurs   Jcrivent   des  articles,  les  caissiers
distribuent  de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il,  peut-Ktre  qu'aprIs
tout ce manIge  n'existe  que  pour  que  tout le  monde  travaille? Un  bon
mJcanicien  rJpare une  voiture  en  deux heures.  Et aprIs?  Les vingt-deux
heures  restantes?  Et  si  en  plus les  voitures  sont  conduites par  des
travailleurs  expJrimentJs qui ne  les  abOment pas?  La  solution  s'impose
d'elle-mKme : mettre le bon  mJcanicien aux cuisines, et les cuisiniers A la
mJcanique.  Il ne  s'agit  pas seulement  de  remplir  vingt-deux  heures  -
vingt-deux ans.  Non, il y a  une certaine logique  lA-dedans. Tout le monde
travaille, tout le monde fait son  devoir  d'homme... pas comme de vulgaires
singes... Et ils acquiIrent des spJcialitJs nouvelles... Finalement il n'y a
aucune logique lA-dedans,  c'est  le gVchis complet, pas  de  la  logique...
Seigneur, je suis  lA A rester  plantJ comme un piquet et  ils  salissent la
forKt, ils la dJtruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque
chose  au plus  vite, maintenant  je  rJponds de chaque  hectare,  de chaque
chiot, de chaque ondine, maintenant je rJponds de tout..."
     II  commenZa A  s'agiter,  referma tant bien  que  mal  le  coffre,  se
prJcipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit  du tiroir
une feuille de papier vierge.
     "II  y  a ici  des  milliers de  personnes,  pensa-t-il. Des traditions
Jtablies, des  modes  de  relations fixJs,  ils  vont rire  de moi... Il  se
souvint   de  Domarochinier,  suant  et  pitoyable,  et   de  lui-mKme  dans
l'antichambre  du Directeur. Non, ils ne  riront  pas. Ils vont pleurer, ils
iront se plaindre  A ce... A ce  M. Ah...  Ils vont s'Jgorger  les  uns  les
autres... Mais  pas rire. C'est  Za  le  plus  terrible, pensa-t-il.  Ils ne
savent pas  rire, ils ne  savent  pas ce que c'est et A quoi  Za  sert.  Des
hommes,  pensa-t-il.  De  tout petits  hommes,  des homuncules. Il  faut  la
dJmocratie, la libertJ d'opinion, la libertJ de protestation et d'invective.
Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez!  Protestez et riez...
Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse  et  avec
passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualitJ
du kJfir, contre la mauvaise nourriture A la cantine, ils invectiveront avec
une  passion particuliIre  le balayeur  pour  les  rues  qui n'ont  pas  JtJ
balayJes depuis un an, ils  injurieront le chauffeur  Touzik pour  son refus
systJmatique de frJquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux
latrines sur  l'A-pic...  Non, je  commence A m'embrouiller,  pensa-t-il. Il
faut procJder par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"
     II se mit A couvrir une feuille d'une Jcriture rapide et illisible :
     ""  Groupe de  l'Eradication de  la forKt, groupe d'Etude  de la forKt,
groupe  de la Protection armJe  de la forKt, groupe d'Aide  A la  population
locale de la forKt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. "  Groupe de la
PJnJtration  du  gJnie  ds.  for. " Et puis... ''  Groupe  de la  Protection
scientifique for. "  VoilA, Za a l'air d'Ktre tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils
font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demandJ ce qu'ils faisaient. Il ne
m'est   mKme  jamais  venu   A  l'esprit  de  me  demander  ce  que  faisait
l'Administration en gJnJral. Comment on  pouvait concilier l'Eradication  et
la Protection de  la forKt,  et  en plus aider  la population locale... Bon,
voilA  ce  que  je  vais  faire,  pensa-t-il. D'abord,  plus  d'Eradication.
Eradiquer l'Eradication. La PJnJtration du gJnie aussi, Jvidemment. Ou alors
qu'ils travaillent en haut,  de toute  faZon ils n'ont rien A faire en  bas.
Ils  peuvent  dJmonter  leurs  machines,  construire  une route correcte  ou
combler  ce  marais putride...  Qu'est-ce  qu'il  reste alors?  Il  y  a  la
Protection armJe.  Avec leurs chiens loups. Tout de mKme, dans l'ensemble...
Il  faut tout  de mKme  protJger la forKt. Seulement voilA... (Il Jvoqua les
tKtes  des  gardes  qu'il connaissait et se  mordilla  les  lIvres d'un  air
dubitatif.)  M-oui... Bon,  admettons. Et l'Administration, elle sert A quoi
alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"
     II se sentit tout d'un coup A la fois joyeux et angoissJ.
     - Mais oui, c'est Za, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre  tout. Qui
est  mon juge? Je suis le Directeur, je  suis le chef. Une note de service -
et terminJ!"
     II entendit alors le bruit de pas lourds.  Quelque part  tout prIs. Les
verres  du lustre tintIrent, les chaussettes  qui sJchaient  sur la corde se
balancIrent. Il se leva et s'approcha sur  la pointe des  pieds de la petite
porte qui se trouvait au fond de la piIce. DerriIre, quelqu'un marchait d'un
pas inJgal, comme  titubant,  mais on n'entendait rien  d'autre,  et  il n'y
avait mKme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets
pesa doucement sur  la poignJe, mais la porte ne  cJda  pas. Il approcha les
lIvres  de  la  fente et demanda A  haute  voix : "Qui  est lA?" Personne ne
rJpondit,  mais les pas ne cessIrent pas, comme s'il y  avait  eu un ivrogne
dehors  en train de zigzaguer. Perets manipula  encore une  fois la poignJe,
haussa les Jpaules et revint A sa place.
     "Dans l'ensemble, le pouvoir a  ses  avantages, pensa-t-il. Je ne  vais
Jvidemment  pas  dissoudre  l'Administration,  ce   serait  idiot,  pourquoi
dissoudre une organisation toute prKte, bien huilJe? Il  faut simplement  la
remettre  dans le  droit chemin,  l'appliquer A  quelque  chose de  sJrieux.
Cesser  d'envahir  la  forKt,  renforcer  au contraire  son  Jtude prudente,
essayer de se mettre  en rapport avec elle, d'apprendre A son contact... Ils
ne comprennent mKme pas ce que c'est que la forKt. La forKt! Pour  eux c'est
du bois d'abattage...  Leur apprendre A aimer la  forKt, A  la  respecter, A
vivre  la vie  qu'elle vit... Non, il  y a beaucoup de  travail.  Du travail
vJritable, du travail  sJrieux. Et  il se trouvera des gens  -  Kim, StoPan,
Rita.. Et  pourquoi pas  le  manager?...  Alevtina...  Et finalement  ce Ah,
aussi,  c'est  un personnage, il est pas bKte, mais il a  rien de  sJrieux A
faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en
voir! Bon, et maintenant, oSHCH en sont les affaires courantes?
     Il attira le dossier A lui. La premiIre page Jtait ainsi rJdigJe :
     PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE
     1. Au  cours  de  l'annJe  JcoulJe,  l'Administration  de  la  forKt  a
substantiellement amJliorJ son travail  et a atteint des indices JlevJs dans
tous  les domaines de son activitJ. Des centaines d'hectares  de  territoire
forestier ont JtJ conquis, JtudiJs, amJnagJs et placJs sous la sauvegarde de
la Protection scientifique  et armJe.  La  maOtrise des spJcialistes  et des
travailleurs du rang croOt de jour en  jour.  L'organisation s'amJliore, les
dJpenses improductives  diminuent.  Les  barriIres bureaucratiques et autres
obstacles extraproductifs sont levJs les uns aprIs les autres.
     2. Cependant,  A  cFtJ des rJalisations effectuJes, l'action nJfaste de
la deuxiIme loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres
continue A  s'exercer, abaissant  quelque peu le niveau  JlevJ  des indices.
Notre tVche la  plus urgente rJside maintenant dans la suppression des faits
de hasard qui engendrent le  chaos, troublent le rythme commun et provoquent
une baisse des cadences.
     3.  Compte  tenu de ce  qui  prJcIde,  il  est proposJ de considJrer  A
l'avenir toute manifestation  de faits de hasard comme contraire aux lois et
contredisant  l'idJal  d'organisation,  et l'implication dans  des  faits de
hasard (probabilisme) comme un  acte  criminel on, si l'implication dans des
faits de hasard (probabilisme) n'entraOne pas  de consJquences graves, comme
une trIs sJrieuse violation de la discipline du travail et de la production.
     4. La  culpabilitJ des personnes  impliquJes dans des faits  de  hasard
(activitJs probabilistiques) est dJfinie et mesurJe par les articles du Code
criminel N 62, 64, 65 (A l'exclusion des  par. S et 0), 113 et 192 par. K ou
§§ du Code administratif 12, 15 et 97.
     NOTA  :  L'issue  mortelle d'une  implication dans  un  fait  de hasard
(probabilisme) n'a pas en  tant que telle valeur de circonstance disculpante
ou attJnuante. La condamnation ou  la  sanction sera dans ce cas prononcJe A
titre posthume.
     5.  La prJsente directive prend  effet  A partir  du... mois... jour...
annJe. Elle n'a pas d'effet rJtroactif.
     SignJ : Le Directeur de l'Administration. (...)
     Perets passa sa langue sur ses lIvres sIches et tourna la  page. Sur la
suivante se  trouvait une note de service concernant la mise en jugement  de
l'employJ Kh. du groupe de  la Protection scientifique. Item, conformJment A
la directive sur < l'instauration  de  l'ordre" "pour indulgence  prJmJditJe
pour  la loi  des grands nombres s'Jtant  traduite  par une glissade  sur la
glace avec lJsion concomitante de  l'articulation  tibia-tarsienne, laquelle
implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11
mars de l'annJe  en cours",  il est proposJ  que l'employJ Kh soit dJsormais
dJsignJ sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...
     Perets claqua  des dents et regarda le  feuillet suivant. C'Jtait aussi
une   note  de  service  concernant   l'application  d'une  peine   d'amende
administrative correspondant A quatre mois de salaire au maOtre de chiens G.
de Montmorency du groupe  de la Protection  armJe "pour s'Ktre  imprudemment
permis d'Ktre frappJ par une dJcharge atmosphJrique (foudre)". Suivaient des
prescriptions   concernant    les   congJs,   des   demandes    d'allocation
exceptionnelle en raison de la perte du  soutien  de  famille  et  une  note
explicative  d'un certain  J.  Lumbago  A  propos de  la  disparition  d'une
bobine...
     - Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets A haute voix.
     Il Jtait en nage. Le projet  Jtait tapJ sur du  papier couchJ A tranche
dorJe.  "II faudrait que j'en parle  A quelqu'un,  ou  je  vais m'y perdre",
pensa-t-il.
     LA-dessus la  porte  s'ouvrit  et  Alevtina  pJnJtra  dans  le  bureau,
poussant devant elle une  table  A  roulettes. Elle Jtait habillJe  avec une
JlJgance  recherchJe et une  expression sJrieuse et austIre Jtait peinte sur
son visage soigneusement maquillJ.
     - Votre petit dJjeuner, dit-elle d'une voix apprKtJe.
     - Fermez  la  porte  et venez  ici,  dit Perets. Elle  ferma  la porte,
repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avanZa vers Perets.
     - Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
     - Regarde, dit Perets. Encore des bKtises! Lis un peu.
     Elle s'assit  sur l'accoudoir, passa  autour  du cou de Perets  un bras
gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
     -  Je ne sais  pas, dit-elle.  Tout  est correct. Qu'y a-t-il?  Tu veux
peut-Ktre que  je  t'apporte  le  Code criminel? Le Directeur  prJcJdent lui
aussi n'avait pas compris un seul article.
     - Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code,  qu'est-ce
que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
     - Je l'ai  lu, et  je  l'ai  mKme  tapJ.  Et  j'ai  corrigJ  le  style.
Domarochinier ne sait pas  Jcrire,  et c'est seulement ici  qu'il a appris A
lire...  A  propos, poussin, Domarochinier  attend  dans  l'antichambre,  tu
devrais  le  recevoir pendant  le  dJjeuner, il aime  Za.  Il  te  fera  des
tartines...
     - Mais je me fous de Domarochinier!  dit Perets. Explique-moi plutFt ce
que je...
     - Il ne faut pas se foutre  de Domarochinier, rJpliqua  Alevtina. Tu ne
comprends encore rien, poussin, tu  ne comprends rien... (Elle appuya sur le
nez  de Perets,  comme sur  un  bouton  de sonnette.)  Domarochinier  a deux
blocs-notes. Dans l'un il inscrit  qui a dit quoi - pour le  Directeur  - et
dans  l'autre  ce qu'a  dit le  Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie
pas.
     -  Attends,  dit  Perets, il  faut  que  je  te demande conseil.  Cette
directive... ce dJlire... je ne vais pas le signer.
     - Comment Za, tu ne vas pas?
     - Comme Za. Je ne lIverai pas la main pour signer cette chose.
     Le visage d'Alevtina se fit sJvIre.
     -  Poussin, dit-elle. Ne te  bute pas. Signe. C'est trIs urgent. AprIs,
je t'expliquerai tout, mais maintenant...
     - Mais qu'est-ce qu'il y a A expliquer lA-dedans? dit Perets.
     - Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, aprIs, je
t'expliquerai.
     -  Non, explique-moi  maintenant,  dit Perets.  Si tu peux.  Ce dont je
doute.
     Alevtina  l'embrassa  sur  la  tempe  et  regarda  sa montre  d'un  air
prJoccupJ.
     - Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.
     Elle s'assit  sur la  table,  les mains  A  plat  sous ses  cuisses, et
commenZa, les yeux fixJs dans le vague au-dessus de la tKte de Perets :
     - Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne
date  pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un  vecteur dont l'origine  se perd
dans la nuit des temps. Actuellement, il est matJrialisJ  par les ordres  et
directives existant. Mais il s'enfonce aussi trIs loin dans  le futur, oSHCH il
attend encore d'Ktre matJrialisJ. C'est comme une route qui se construit sur
un terrain dJterminJ. LA oSHCH se termine  l'asphalte, tournant  le- dos  A  la
portion dJjA faite,  se trouve un niveleur qui  regarde dans son thJodolite.
Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui  passe  par l'axe optique du
thJodolite, c'est le vecteur  administratif non encore matJrialisJ que tu es
le seul A voir et qu'il t'appartient de matJrialiser. Tu comprends "
     - Non, dit fermement Perets.
     - za ne fait  rien, Jcoute encore... De mKme que  la  route ne peut pas
tourner arbitrairement A droite ou A gauche,  mais doit suivre l'axe optique
du  thJodolite,  de  mKme  chaque  directive  administrative  doit  Ktre  le
prolongement logique de toutes celles qui ont prJcJdJ... Poussin, ne cherche
pas A approfondir,  je ne le comprends pas moi-mKme, mais c'est un bien, car
l'approfondissement  engendre le doute, le doute engendre le piJtinement sur
place - c'est la mort de tout activitJ administrative,  et par consJquent la
tienne, la mienne...  C'est JlJmentaire. Qu'il ne se passe pas un jour  sans
directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur  l'instauration de
l'ordre, elle n'est  pas suspendue en l'air, elle  est  liJe  A la directive
prJcJdente sur la non-dJcroissance,  laquelle est  liJe A la note de service
sur  la  non-grossesse, et cette  note de service  dJcoule logiquement de la
prescription sur l'excitabilitJ excessive, et cette prescription...
     -  ArrKte ces stupiditJs! dit Perets. Montre-moi  ces prescriptions  et
ces notes  de service... Non, montre-moi plutFt la premiIre note de service,
celle qui remonte A la nuit des temps...
     - Mais pour quoi faire?
     - Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles  se suivent logiquement. Je
ne te crois pas.
     - Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout  Za. Je te montrerai tout Za.
Tu pourras lire tout Za avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y
a pas eu de directive avant-hier,  il n'y a pas  eu de directive hier. On ne
peut pas prendre en  compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait
attraper,  et en  plus  c'Jtait une prescription orale...  Combien de  temps
crois-tu que  l'Administration  puisse  rester  sans  directives? Depuis  ce
matin, c'est dJjA le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les
lampes grillJes, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais
il faut signer  la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu rJunis
les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui  les rJchauffe, et aprIs
je  t'apporterai  tout  ce  que  tu  voudras.   Tu  pourras  lire,  Jtudier,
approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, Jvidemment, que tu n'approfondisses
pas.
     Perets  se prit le visage  entre les mains et hocha  la tKte.  Alevtina
sauta vivement A bas de la table, trempa la plume dans la boOte crVnienne de
VJnus et tendit le porte-plume A Perets.
     - Allons, chJri, Jcris vite...
     Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :
     - Mais je pourrai l'annuler, aprIs?
     - Bien sYr, poussin, bien sYr, dit Alevtina.
     Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.
     - Non,  dit-il.  Non  et  non. Je  ne signerai pas. Pourquoi est-ce que
j'irai  signer ce  dJlire,  alors qu'il y  a  manifestement  des dizaines de
directives,  d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sensJes, qui
seraient nJcessaires, rJellement nJcessaires dans cette pJtaudiIre...
     - Par exemple? releva vivement Alevtina.
     - Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...
     Alevtina s'empara d'un bloc-notes.
     - Eh bien!... (Le ton de Perets prit  soudain un mordant peu habituel.)
Par exemple  une  note  de  service  ordonnant  aux  employJs du  groupe  de
l'Eradication  de   s'Jradiquer  eux-mKmes  dans  les   plus  brefs  dJlais.
ExJcution! Ils auraient qu'A se jeter du haut de la falaise... ou A se tirer
une balle dans la  tKte...  Aujourd'hui mKme! Responsable,  Domarochinier...
za, ce serait beaucoup plus utile que...
     -  Un  instant,  dit  Alevtina...  Donc,  se  suicider par  arme A  feu
aujourd'hui    avant    vingt-quatre   heures    zJro   zJro.   Responsable,
Domarochinier...
     Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pensJes. Perets
la regardait, JtonnJ.
     - Mais  oui!  reprit-elle.  C'est juste! C'est  mKme plus  progressiste
que... Comprends, chJri :  si une directive ne te plaOt  pas, il ne faut pas
te forcer.  Mais  donnes-en une autre. VoilA,  c'est fait, je n'ai plus A te
faire de reproches...
     Elle sauta A terre et commenZa A disposer les assiettes devant Perets.
     - VoilA  les crKpes, tu  as  la confiture  lA...  Le  cafJ  est dans le
thermos, il est  bouillant, fais attention,  ne te brYle  pas...  Mange,  je
prJpare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.
     - Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...
     - Tu me plais bien, dit  tendrement Alevtina.  Tu es intelligent, tu as
du courage... Mais il faudra Ktre un peu plus gentil avec Domarochinier.
     - Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...
     Alevtina  se  prJcipita vers la porte, Perets  se jeta A  sa poursuite,
criant  "Mais  ne  sois  pas  folle!",  mais ne  put la rattraper.  Alevtina
disparut  et  A sa  place, tel  un spectre,  Domarochinier parut jaillir  du
nJant. PeignJ, astiquJ,  il  avait retrouvJ sa couleur  normale  et semblait
prKt A tout, comme auparavant.
     - C'est un coup de  gJnie, dit-il en  pressant  Perets contre la table.
C'est  tout simplement... Jpoustouflant.  Cela  entrera pour  toujours  dans
l'Histoire...
     Perets  recula, comme devant une scolopendre gJante, heurta la table et
fit se culbuter l'un sur l'autre TannhaYser et VJnus.

Last-modified: Mon, 17 May 1999 16:02:36 GMT
Ocenite etot tekst: