Antuan de Saint-Exupery. Vol de nuit
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A. de Saint-Exupjry, Oeuvres,
M., Progris, 1972, pp. 31-86
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A Monsieur Didier Daurat
Les collines, sous l'avion, creusaient djja leur sillage d'ombre dans
l'or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d'une inusable lumiire:
dans ce pays elles n'en finissent pas de rendre leur or, de mkme qu'apris
l'hiver elles n'en finissent pas de rendre leur neige.
Et le pilote Fabien, qui ramenait de l'extrkme Sud, vers Buenos Aires,
le courrier de Patagonie, reconnaissait l'approche du soir aux mkmes signes
que les eaux d'un port: a ce calme, a ces rides ljgires qu'a peine
dessinaient de tranquilles nuages. Il entrait dans une rade immense et
bienheureuse.
Il eut pu croire aussi, dans ce calme, faire une lente promenade,
presque comme un berger. Les bergers de Patagonie vont, sans se presser,
d'un troupeau a l'autre: il allait d'une ville a l'autre, il jtait le berger
des petites villes. Toutes les deux heures il en rencontrait qui venaient
boire au bord des fleuves ou qui broutaient leur plaine.
Quelquefois, apris cent kilomitres de steppes plus inhabitjes que la
mer, il croisait une ferme perdue, et qui semblait emporter en arriire, dans
une houle de prairies, sa charge de vies humaines; alors il saluait des
ailes ce navire.
"San Julian est en vue; nous atterrirons dans dix minutes."
Le radio navigant passait la nouvelle a tous les postes de la ligne.
Sur deux mille cinq cents kilomitres, du djtroit de Magellan a Buenos
Aires, des escales semblables s'jchelonnaient; mais celle-ci s'ouvrait sur
les frontiires de la nuit comme, en Afrique, sur le mystire, la derniire
bourgade soumise.
Le radio passa un papier au pilote:
"II y a tant d'orages que les djcharges remplissent mes jcouteurs.
Coucherez-vous a San Julian?"
Fabien sourit: le ciel jtait calme comme un aquarium et toutes les
escales, devant eux, leur signalaient: "Ciel pur, vent nul." II rjpondit:
"Continuerons."
Mais le radio pensait que des orages s'jtaient installjs quelque part,
comme des vers s'installent dans un fruit; la nuit serait belle et pourtant
gvtje: il lui rjpugnait d'entrer dans cette ombre prkte a pourrir.
En descendant moteur au ralenti sur San Julian, Fabien se sentit las.
Tout ce qui fait douce la vie des hommes grandissait vers lui: leurs
maisons, leurs petits cafjs, les arbres de leur promenade. Il jtait
semblable a un conqujrant, au soir de ses conquktes, qui se penche sur les
terres de l'empire, et djcouvre l'humble bonheur des hommes. Fabien avait
besoin de djposer les armes, de ressentir sa lourdeur et ses courbatures, on
est riche aussi de ses misires, et d'ktre ici un homme simple, qui regarde
par la fenktre une vision djsormais immuable. Ce village minuscule, il l'eyt
acceptj: apris avoir choisi on se contente du hasard de son existence et on
peut l'aimer. Il vous borne comme l'amour. Fabien eyt djsirj vivre ici
longtemps, prendre sa part ici d'jternitj, car les petites villes, oshch il
vivait une heure, et les jardins clos de vieux murs, qu'il traversait, lui
semblaient jternels de durer en dehors de lui. Et le village montait vers
l'jquipage et vers lui s'ouvrait. Et Fabien pensait aux amitijs, aux filles
tendres, a l'intimitj des nappes blanches, a tout ce qui, lentement,
s'apprivoise pour l'jternitj. Et le village coulait djja au ras des ailes,
jtalant le mystire de ses jardins fermjs que leurs murs ne protjgeaient
plus. Mais Fabien, ayant atterri, sut qu'il n'avait rien vu, sinon le
mouvement lent de quelques hommes parmi leurs pierres. Ce village djfendait,
par sa seule immobilitj, le secret de ses passions, ce village refusait sa
douceur: il eyt fallu renoncer a l'action pour la conqujrir.
Quand les dix minutes d'escale furent jcouljes, Fabien dut repartir.
Il se retourna vers San Julian: ce n'jtait plus qu'une poignje de
lumiires, puis d'jtoiles, puis se dissipa la poussiire qui, pour la derniire
fois, le tenta.
"Je ne vois plus les cadrans: j'allume."
II toucha les contacts, mais les lampes rouges de la carlingue
versirent vers les aiguilles une lumiire encore si diluje dans cette lumiire
bleue qu'elle ne les colorait pas. Il passa les doigts devant une ampoule:
ses doigts se teintirent a peine.
"Trop tft."
Pourtant la nuit montait, pareille a une fumje sombre, et djja comblait
les valljes. On ne distinguait plus celles-ci des plaines. Djja pourtant
s'jclairaient les villages, et leurs constellations se rjpondaient. Et lui
aussi, du doigt, faisait cligner ses feux de position, rjpondait aux
villages. La terre jtait tendue d'appels lumineux, chaque maison allumant
son jtoile, face a l'immense nuit, ainsi qu'on tourne un phare vers la mer.
Tout ce qui couvrait une vie humaine djja scintillait. Fabien admirait que
l'entrje dans la nuit se fit cette fois, comme une entrje en rade, lente et
belle.
Il enfouit sa tkte dans la carlingue. Le radium des aiguilles
commenzait a luire. L'un apris l'autre le pilote vjrifia des chiffres et fut
content. Il se djcouvrait solidement assis dans ce ciel. Il effleura du
doigt un longeron d'acier, et sentit dans le mjtal ruisseler la vie: le
mjtal ne vibrait pas, mais vivait. Les cinq cents chevaux du moteur
faisaient naotre dans la matiire un courant tris doux, qui changeait sa
glace en chair de velours. Une fois de plus, le pilote n'jprouvait, en vol,
ni vertige, ni ivresse, mais le travail mystjrieux d'une chair vivante.
Maintenant il s'jtait recomposj un monde, il y jouait des coudes pour
s'y installer bien a l'aise.
Il tapota le tableau de distribution jlectrique, toucha les contacts un
a un, remua un peu, s'adossa mieux, et chercha la position la meilleure pour
bien sentir les balancements des cinq tonnes de mjtal qu'une nuit mouvante
jpaulait. Puis il tvtonna, poussa en place sa lampe de secours, l'abandonna,
la retrouva, s'assura qu'elle ne glissait pas, la quitta de nouveau pour
tapoter chaque manette, les joindre a coup syr, instruire ses doigts pour un
monde aveugle. Puis, quand ses doigts le connurent bien, il se permit
d'allumer une lampe, d'orner sa carlingue d'instruments prjcis, et surveilla
sur les cadrans seuls son entrje dans la nuit, comme une plongje. Puis,
comme rien ne vacillait, ni ne vibrait, ni ne tremblait, et que demeurait
fixes son gyroscope, son altimitre et le rjgime du moteur, il s'jtira un
peu, appuya sa nuque au cuir du siige, et commenza cette profonde mjditation
du vol, oshch l'on savoure une espjrance inexplicable.
Et maintenant, au cœur de la nuit comme un veilleur, il djcouvre que la
nuit montre l'homme: ces appels, ces lumiires, cette inquijtude. Cette
simple jtoile dans l'ombre: l'isolement d'une maison. L'une s'jteint: c'est
une maison qui se ferme sur son amour.
Ou sur son ennui. C'est une maison qui cesse de faire son signal au
reste du monde. Ils ne savent pas ce qu'ils espirent ces paysans accoudjs a
la table devant leur lampe: ils ne savent pas que leur djsir porte si loin,
dans la grande nuit qui les enferme. Mais Fabien le djcouvre quand il vient
de mille kilomitres et sent des lames de fond profondes soulever et
descendre l'avion qui respire, quand il a traversj dix orages, comme des
pays de guerre, et, entre eux, des clairiires de lune, et quand il gagne ces
lumiires, l'une apris l'autre, avec le sentiment de vaincre. Ces hommes
croient que leur lampe luit pour l'humble table, mais a quatre-vingts
kilomitres d'eux, on est djja touchj par l'appel de cette lumiire, comme
s'ils la balanzaient djsespjrjs, d'une ole djserte, devant la mer.
Ainsi les trois avions postaux de la Patagonie, du Chili et du Paraguay
revenaient du Sud, de l'Ouest et du Nord vers Buenos Aires. On y attendait
leur chargement pour donner le djpart, vers minuit, a l'avion d'Europe.
Trois pilotes, chacun a l'arriire d'un capot lourd comme un chaland,
perdus dans la nuit, mjditaient leur vol, et, vers la ville immense,
descendraient lentement de leur ciel d'orage ou de paix, comme d'jtranges
paysans descendent de leurs montagnes.
Riviire, responsable du rjseau entier, se promenait de long en large
sur le terrain d'atterrissage de Buenos Aires. Il demeurait silencieux car,
jusqu'a l'arrivje des trois avions, cette journje, pour lui, restait
redoutable. Minute par minute, a mesure que les tjljgrammes lui parvenaient,
Riviire avait conscience d'arracher quelque chose au sort, de rjduire la
part d'inconnu, et de tirer ses jquipages, hors de la nuit, jusqu'au rivage.
Un manœuvre aborda Riviire pour lui communiquer un message du poste
Radio:
-- Le courrier du Chili signale qu'il aperzoit les lumiires de Buenos
Aires.
-- Bien.
Bientft Riviire entendrait cet avion: la nuit en livrait un djja, ainsi
qu'une mer, pleine de flux et de reflux et de mystires, livre a la plage le
trjsor qu'elle a si longtemps ballottj. Et plus tard on recevrait d'elle les
deux autres.
Alors cette journje serait liquidje. Alors les jquipes usjes iraient
dormir, remplacjes par les jquipes fraoches. Mais Riviire n'aurait point de
repos: le courrier d'Europe, a son tour, le chargerait d'inquijtudes. Il en
serait toujours ainsi. Toujours. Pour la premiire fois ce vieux lutteur
s'jtonnait de se sentir las. L'arrivje des avions ne serait jamais cette
victoire qui termine une guerre, et ouvre une ire de paix bienheureuse. Il
n'y aurait jamais, pour lui, qu'un pas de fait prjcjdant mille pas
semblables. Il semblait a Riviire qu'il soulevait un poids tris lourd, a
bras tendus, depuis longtemps: un effort sans repos et sans espjrance. "Je
vieillis..." II vieillissait si dans l'action seule il ne trouvait plus sa
nourriture. Il s'jtonna de rjfljchir sur des problimes qu'il ne s'jtait
jamais posjs. Et pourtant revenait contre lui, avec un murmure mjlancolique,
la masse des douceurs qu'il avait toujours jcartjes: un ocjan perdu. "Tout
cela est donc si proche?..." II s'aperzut qu'il avait peu a peu repoussj
vers la vieillesse, pour "quand il aurait le temps", ce qui fait douce la
vie des hommes. Comme si rjellement on pouvait avoir le temps un jour, comme
si l'on gagnait, a l'extrjmitj de la vie, cette paix bienheureuse que l'on
imagine. Mais il n'y a pas de paix. Il n'y a peut-ktre pas de victoire. Il
n'y a pas d'arrivje djfinitive de tous les courriers.
Riviire s'arrkta devant Leroux, un vieux contremaotre qui travaillait.
Leroux, lui aussi, travaillait depuis quarante ans. Et le travail prenait
toutes ses forces. Quand Leroux rentrait chez lui vers dix heures du soir,
ou minuit, ce n'jtait pas un autre monde qui s'offrait a lui, ce n'jtait pas
une jvasion. Riviire sourit a cet homme qui relevait son visage lourd, et
djsignait un axe bleui: "Za tenait trop dur, mais je l'ai eu." Riviire se
pencha sur l'axe. Riviire jtait repris par le mjtier. "II faudra dire aux
ateliers d'ajuster ces piices-la plus libres." II tvta du doigt les traces
du grippage, puis considjra de nouveau Leroux. Une drfle de question lui
venait aux livres, devant ces rides sjvires. Il en souriait:
-- Vous vous ktes beaucoup occupj d'amour, Leroux, dans votre vie?
-- Oh! l'amour, vous savez, monsieur le Directeur...
-- Vous ktes comme moi, vous n'avez jamais eu le temps.
-- Pas bien beaucoup...
Riviire jcoutait le son de la voix, pour connaotre si la rjponse jtait
amire: elle n'jtait pas amire. Cet homme jprouvait, en face de sa vie
passje, le tranquille contentement du menuisier qui vient de polir une belle
planche: "Voila. C'est fait."
"Voila, pensait Riviire, ma vie est faite."
II repoussa toutes les pensjes tristes qui lui venaient de sa fatigue,
et se dirigea vers le hangar, car l'avion du Chili grondait.
Le son de ce moteur lointain devenait de plus en plus dense. Il
myrissait. On donna les feux. Les lampes rouges du balisage dessinirent un
hangar, des pylfnes de T.S.F., un terrain carrj. On dressait une fkte.
-- Le voila!
L'avion roulait djja dans le faisceau des phares. Si brillant qu'il en
semblait neuf. Mais, quand il eut stoppj enfin devant le hangar, tandis que
les mjcaniciens et les manœuvres se pressaient pour djcharger la poste, le
pilote Pellerin ne bougea pas.
-- Eh bien ? qu'attendez-vous pour descendre ?
Le pilote, occupj a quelque mystjrieuse besogne, ne daigna pas
rjpondre. Probablement il jcoutait encore tout le bruit du vol passer en
lui. Il hochait lentement la tkte, et, penchj en avant, manipulait on ne
sait quoi. Enfin il se retourna vers les chefs et les camarades, et les
considjra gravement, comme sa proprijtj. Il semblait les compter et les
mesurer et les peser, et il pensait qu'il les avait bien gagnjs, et aussi ce
hangar de fkte et ce ciment solide et, plus loin, cette ville avec son
mouvement, ses femmes et sa chaleur. Il tenait ce peuple dans ses larges
mains, comme des sujets, puisqu'il pouvait les toucher, les entendre et les
insulter. Il pensa d'abord les insulter d'ktre la tranquilles, syrs de
vivre, admirant la lune, mais il fut djbonnaire:
-- ...Paierez a boire!
Et il descendit.
Il voulut raconter son voyage:
-- Si vous saviez!...
Jugeant sans doute en avoir assez dit, il s'en fut retirer son cuir.
Quand la voiture l'emporta vers Buenos Aires en compagnie d'un
inspecteur morne et de Riviire silencieux, il devint triste: c'est beau de
se tirer d'affaire, et de lvcher avec santj, en reprenant pied, de bonnes
injures. Quelle joie puissante! Mais ensuite, quand on se souvient, on doute
on ne sait de quoi.
La lutte dans le cyclone, za, au moins, c'est rjel, c'est franc. Mais
non le visage des choses, ce visage qu'elles prennent quand elles se croient
seules. Il pensait:
"C'est tout a fait pareil a une rjvolte: des visages qui pvlissent a
peine, mais changent tellement!"
II fit un effort pour se souvenir.
Il franchissait, paisible, la Cordillire des Andes. Les neiges de
l'hiver pesaient sur elle de toute leur paix. Les neiges de l'hiver avaient
fait la paix dans cette masse, comme les siicles dans les chvteaux morts.
Sur deux cents kilomitres d'jpaisseur, plus un homme, plus un souffle de
vie, plus un effort. Mais des arktes verticales, qu'a six mille d'altitude
on frfle, mais des manteaux de pierre qui tombent droit, mais une formidable
tranquillitj.
Ce fut aux environs du Pic Tupungato...
Il rjfljchit. Oui, c'est bien la qu'il fut le tjmoin d'un miracle.
Car il n'avait d'abord rien vu, mais s'jtait simplement senti gknj,
semblable a quelqu'un qui se croyait seul, qui n'est plus seul, que l'on
regarde. Il s'jtait senti, trop tard et sans bien comprendre comment,
entourj par de la colire. Voila. D'oshch venait cette colire?
A quoi devinait-il qu'elle suintait des pierres, qu'elle suintait de la
neige? Car rien ne semblait venir a lui, aucune tempkte sombre n'jtait en
marche. Mais un monde a peine diffjrent, sur place, sortait de l'autre.
Pellerin regardait, avec un serrement de cœur inexplicable, ces pics
innocents, ces arktes, ces crktes de neige, a peine plus gris, et qui
pourtant commenzaient a vivre -- comme un peuple.
Sans avoir a lutter, il serrait les mains sur les commandes. Quelque
chose se prjparait qu'il ne comprenait pas. Il bandait ses muscles, telle
une bkte qui va sauter, mais il ne voyait rien qui ne fyt calme. Oui, calme,
mais chargj d'un jtrange pouvoir.
Puis tout s'jtait aiguisj. Ces arktes, ces pics, tout devenait aigu: on
les sentait pjnjtrer, comme des jtraves, le vent dur. Et puis il lui sembla
qu'elles viraient et djrivaient autour de lui, a la fazon de navires gjants
qui s'installent pour le combat. Et puis il y eut, mklje a l'air, une
poussiire: elle montait, flottant doucement, comme un voile, le long des
neiges. Alors, pour chercher une issue en cas de retraite njcessaire, il se
retourna et trembla: toute la Cordillire, en arriire, semblait fermenter.
"Je suis perdu."
D'un pic, a l'avant, jaillit la neige: un volcan de neige. Puis d'un
second pic, un peu a droite. Et tous les pics, ainsi, l'un apris l'autre
s'enflammirent, comme successivement touchjs par quelque invisible coureur.
C'est alors qu'avec les premiers remous de l'air les montagnes autour du
pilote oscillirent.
L'action violente laisse peu de traces: il ne retrouvait plus en lui le
souvenir des grands remous qui l'avaient roulj. Il se rappelait seulement
s'ktre djbattu, avec rage, dans ces flammes grises.
Il rjfljchit.
"Le cyclone, ce n'est rien. On sauve sa peau. Mais auparavant! Mais
cette rencontre que l'on fait!"
II pensait reconnaotre, entre mille, un certain visage, et pourtant il
l'avait djja oublij.
Riviire regardait Pellerin. Quand celui-ci descendrait de voiture, dans
vingt minutes, il se mklerait a la foule avec un sentiment de lassitude et
de lourdeur. Il penserait peut-ktre: "Je suis bien fatiguj... sale mjtier!"
Et a sa femme il avouerait quelque chose comme: "on est mieux ici que sur
les Andes." Et pourtant tout ce a quoi les hommes tiennent si fort s'jtait
presque djtachj de lui: il venait d'en connaotre la misire. Il venait de
vivre quelques heures sur l'autre face du djcor, sans savoir s'il lui serait
permis de rjtablir pour soi cette ville dans ses lumiires. S'il retrouverait
mkme encore, amies d'enfance ennuyeuses mais chires, toutes ses petites
infirmitjs d'homme. "II y a dans toute foule, pensait Riviire, des hommes
que l'on ne distingue pas, et qui sont de prodigieux messagers. Et sans le
savoir eux-mkmes. A moins que..." Riviire craignait certains admirateurs.
Ils ne comprenaient pas le caractire sacrj de l'aventure, et leurs
exclamations en faussaient le sens, diminuaient l'homme. Mais Pellerin
gardait ici toute sa grandeur d'ktre simplement instruit, mieux que
personne, sur ce que vaut le monde entrevu sous un certain jour, et de
repousser les approbations vulgaires avec un lourd djdain. Aussi Riviire le
fjlicita-t-il:
"Comment avez-vous rjussi?" Et l'aima de parler simplement mjtier, de
parler de son vol comme un forgeron de son enclume.
Pellerin expliqua d'abord sa retraite coupje. Il s'excusait presque:
"Aussi je n'ai pas eu le choix." Ensuite il n'avait plus rien vu: la neige
l'aveuglait. Mais de violents courants l'avaient sauvj, en le soulevant a
sept mille. "J'ai dy ktre maintenu au ras des crktes pendant toute la
traversje." II parla aussi du gyroscope dont il faudrait changer de place la
prise d'air: la neige l'obturait: "Za forme verglas, voyez-vous." Plus tard
d'autres courants avaient culbutj Pellerin, et, vers trois mille, il ne
comprenait plus comment il n'avait rien heurtj encore. C'est qu'il survolait
djja la plaine. "Je m'en suis aperzu tout d'un coup, en djbouchant dans du
ciel pur." II expliqua enfin qu'il avait eu, a cet instant la, l'impression
de sortir d'une caverne.
-- Tempkte aussi a Mendoza?
-- Non. J'ai atterri par ciel pur, sans vent. Mais la tempkte me
suivait de pris.
Il la djcrivit parce que, disait-il, "tout de mkme c'jtait jtrange". Le
sommet se perdait tris haut dans les nuages de neige, mais la base roulait
sur la plaine ainsi qu'une lave noire. Une a une, les villes jtaient
englouties. "Je n'ai jamais vu za..." Puis il se tut, saisi par quelque
souvenir.
Riviire se retourna vers l'inspecteur.
-- C'est un cyclone du Pacifique, on nous a prjvenu trop tard. Ces
cyclones ne djpassent d'ailleurs jamais les Andes.
On ne pouvait prjvoir que celui-la poursuivrait sa marche vers l'Est.
L'inspecteur, qui n'y connaissait rien, approuva.
L'inspecteur parut hjsiter, se retourna vers Pellerin, et sa pomme
d'Adam remua. Mais il se tut. Il reprit, apris rjflexion, en regardant droit
devant soi, sa dignitj mjlancolique.
Il la promenait, ainsi qu'un bagage, cette mjlancolie. Djbarquj la
veille en Argentine, appelj par Riviire pour de vagues besognes, il jtait
empktrj de ses grandes mains et de sa dignitj d'inspecteur. Il n'avait le
droit d'admirer ni la fantaisie, ni la verve: il admirait par fonction la
ponctualitj. Il n'avait le droit de boire un verre en compagnie, de tutoyer
un camarade et de risquer un calembour que si, par un hasard
invraisemblable, il rencontrait, dans la mkme escale, un autre inspecteur.
"II est dur, pensait-il, d'ktre un juge."
A vrai dire, il ne jugeait pas, mais hochait la tkte. Ignorant tout, il
hochait la tkte, lentement, devant tout ce qu'il rencontrait. Cela troublait
les consciences noires et contribuait au bon entretien du matjriel. Il
n'jtait guire aimj, car un inspecteur n'est pas crjj pour les djlices de
l'amour, mais pour la rjdaction de rapports. Il avait renoncj a y proposer
des mjthodes nouvelles et des solutions techniques, depuis que Riviire avait
jcrit: "L'inspecteur Robineau est prij de nous fournir, non des poimes, mais
des rapports. L'inspecteur Robineau utilisera heureusement ses compjtences,
en stimulant le zile du personnel." Aussi se jetait-il djsormais, comme sur
son pain quotidien, sur les djfaillances humaines. Sur le mjcanicien qui
buvait, le chef d'ajroplace qui passait des nuits blanches, le pilote qui
rebondissait a l'atterrissage.
Riviire disait de lui: "II n'est pas tris intelligent, aussi rend-il de
grands services." Un riglement jtabli par Riviire jtait, pour Riviire,
connaissance des hommes; mais pour Robineau n'existait plus qu'une
connaissance du riglement. "Robineau, pour tous les djparts retardjs, lui
avait dit un jour Riviire, vous devez faire sauter les primes d'exactitude.
-- Mkme pour le cas de force majeure? Mkme par brume?
-- Mkme par brume."
Et Robineau jprouvait une sorte de fiertj d'avoir un chef si fort qu'il
ne craignait pas d'ktre injuste. Et Robineau lui-mkme tirerait quelque
majestj d'un pouvoir aussi offensant.
-- Vous avez donnj le djpart a six heures quinze, rjpjtait-il plus tard
aux chefs d'ajroports, nous ne pourrons vous payer votre prime.
-- Mais, monsieur Robineau, a cinq heures trente, on ne voyait pas a
dix mitres!
-- C'est le riglement.
-- Mais, monsieur Robineau, nous ne pouvons pas balayer la brume!
Et Robineau se retranchait dans son mystire. Il faisait partie de la
direction. Seul, parmi ces totons, il comprenait comment, en chvtiant les
hommes, on amjliorera le temps.
"II ne pense rien, disait de lui Riviire, za lui jvite de penser faux."
Si un pilote cassait un appareil, ce pilote perdait sa prime de
non-casse.
"Mais quand la panne a eu lieu sur un bois? s'jtait informj Robineau.
-- Sur un bois aussi."
Et Robineau se le tenait pour dit.
-- Je regrette, disait-il plus tard aux pilotes, avec une vive ivresse,
je regrette mkme infiniment, mais il fallait avoir la panne ailleurs.
-- Mais, monsieur Robineau, on ne choisit pas!
-- C'est le riglement.
"Le riglement, pensait Riviire, est semblable aux rites d'une religion
qui semblent absurdes mais fazonnent les hommes." II jtait indiffjrent a
Riviire de paraotre juste ou injuste. Peut-ktre ces mots-la n'avaient-ils
mkme pas de sens pour lui. Les petits bourgeois des petites villes tournent
le soir autour de leur kiosque a musique et Riviire pensait: "Juste ou
injuste envers eux, cela n'a pas de sens: ils n'existent pas." L'homme jtait
pour lui une cire vierge qu'il fallait pjtrir. Il fallait donner une vme a
cette matiire, lui crjer une volontj. Il ne pensait pas les asservir par
cette duretj, mais les lancer hors d'eux-mkmes. S'il chvtiait ainsi tout
retard, il faisait acte d'injustice mais il tendait vers le djpart la
volontj de chaque escale; il crjait cette volontj. Ne permettant pas aux
hommes de se rjjouir d'un temps bouchj, comme d'une invitation au repos, il
les tenait en haleine vers l'jclaircie, et l'attente humiliait secritement
jusqu'au manœuvre le plus obscur. On profitait ainsi du premier djfaut dans
l'armure: "Djbouchj au nord, en route!" Grvce a Riviire, sur quinze mille
kilomitres, le culte du courrier primait tout.
Riviire disait parfois:
"Ces hommes-la sont heureux, parce qu'ils aiment ce qu'ils font, et ils
l'aiment parce que je suis dur."
II faisait peut-ktre souffrir, mais procurait aussi aux hommes de
fortes joies. "II faut les pousser, pensait-il, vers une vie forte qui
entraone des souffrances et des joies, mais qui seule compte."
Comme la voiture entrait en ville, Riviire se fit conduire au bureau de
la Compagnie. Robineau, restj seul avec Pellerin, le regarda, et entrouvrit
les livres pour parler.
Or Robineau ce soir jtait las. Il venait de djcouvrir, en face de
Pellerin vainqueur, que sa propre vie jtait grise. Il venait surtout de
djcouvrir que lui, Robineau, malgrj son titre d'Inspecteur et son autoritj,
valait moins que cet homme rompu de fatigue, tassj dans l'angle de la
voiture, les yeux clos et les mains noires d'huile. Pour la premiire fois
Robineau admirait. Il avait besoin de le dire. Il avait besoin surtout de se
gagner une amitij. Il jtait las de son voyage et de ses jchecs du jour,
peut-ktre se sentait-il mkme un peu ridicule. Il s'jtait embrouillj, ce
soir, dans ses calculs en vjrifiant les stocks d'essence, et l'agent mkme
qu'il djsirait surprendre, pris de pitij, les avait achevjs pour lui. Mais
surtout il avait critiquj le montage d'une pompe a huile du type B. 6, la
confondant avec une pompe a huile du type B. 4, et les mjcaniciens sournois
l'avaient laissj fljtrir pendant vingt minutes "une ignorance que rien
n'excuse", sa propre ignorance.
Il avait peur aussi de sa chambre d'hftel. De Toulouse a Buenos Aires,
il la regagnait invariablement apris le travail. Il s'y enfermait, avec la
conscience des secrets dont il jtait lourd, tirait de sa valise une rame de
papier, jcrivait lentement "Rapport", hasardait quelques lignes et djchirait
tout. Il aurait aimj sauver la Compagnie d'un grand pjril. Elle ne courait
aucun pjril. Il n'avait guire sauvj jusqu'a prjsent qu'un moyeu d'hjlice
touchj par la rouille. Il avait promenj son doigt sur cette rouille, d'un
air funibre, lentement, devant un chef d'ajroplace, qui lui avait d'ailleurs
rjpondu: "Adressez-vous a l'escale prjcjdente: cet avion-la vient d'en
arriver." Robineau doutait de son rfle.
Il hasarda, pour se rapprocher de Pellerin:
-- Voulez-vous doner avec moi? J'ai besoin d'un peu de conversation,
mon mjtier est quelquefois dur... Puis corrigea pour ne pas descendre trop
vite:
-- J'ai tant de responsabilitjs!
Ses subalternes n'aimaient guire mkler Robineau a leur vie privje.
Chacun pensait: "S'il n'a encore rien trouvj pour son rapport, comme il a
tris faim, il me mangera."
Mais Robineau, ce soir, ne pensait guire qu'a ses misires: le corps
affligj d'un gknant eczjma, son seul vrai secret, il eut aimj le raconter,
se faire plaindre, et ne trouvant point de consolation dans l'orgueil, en
chercher dans l'humilitj. Il possjdait aussi, en France, une maotresse, a
qui, la nuit de ses retours, il racontait ses inspections, pour l'jblouir un
peu et se faire aimer, mais qui justement le prenait en grippe, et il avait
besoin de parler d'elle.
-- Alors, vous donez avec moi?
Pellerin, djbonnaire, accepta.
Les secrjtaires somnolaient dans les bureaux de Buenos Aires, quand
Riviire entra. Il avait gardj son manteau, son chapeau, il ressemblait
toujours a un jternel voyageur, et passait presque inaperzu, tant sa petite
taille djplazait peu d'air, tant ses cheveux gris et ses vktements anonymes
s'adaptaient a tous les djcors. Et pourtant un zile anima les hommes. Les
secrjtaires s'jmurent, le chef de bureau compulsa d'urgence les derniers
papiers, les machines a jcrire cliquetirent.
Le tjljphoniste plantait ses fiches dans le standard, et notait sur un
livre jpais les tjljgrammes.
Riviire s'assit et lut.
Apris l'jpreuve du Chili, il relisait l'histoire d'un jour heureux oshch
les choses s'ordonnent d'elles-mkmes, oshch les messages, dont se djlivrent
l'un apris l'autre les ajroports franchis, sont de sobres bulletins de
victoire. Le courrier de Pa-tagonie, lui aussi, progressait vite: on jtait
en avance sur l'horaire, car les vents poussaient du Sud vers le Nord leur
grande houle favorable.
-- Passez-moi les messages mjtjo.
Chaque ajroport vantait son temps clair, son ciel transparent, sa bonne
brise. Un soir dorj avait habillj l'Amjrique. Riviire se rjjouit du zile des
choses. Maintenant ce courrier luttait quelque part dans l'aventure de la
nuit, mais avec les meilleures chances.
Riviire repoussa le cahier.
-- Za va.
Et sortit jeter un coup d'œil sur les services, veilleur de nuit qui
veillait sur la moitij du monde.
Devant une fenktre ouverte il s'arrkta et comprit la nuit. Elle
contenait Buenos Aires, mais aussi, comme une vaste nef, l'Amjrique. Il ne
s'jtonna pas de ce sentiment de grandeur: le ciel de Santiago du Chili, un
ciel jtranger, mais une fois le courrier en marche vers Santiago du Chili,
on vivait, d'un bout a l'autre de la ligne, sous la mkme voyte profonde. Cet
autre courrier maintenant dont on guettait la voix dans les jcouteurs de
T.S.F., les pkcheurs de Patagonie en voyaient luire les feux de bord. Cette
inquijtude d'un avion en vol, quand elle pesait sur Riviire, pesait aussi
sur les capitales et les provinces avec le grondement du moteur.
Heureux de cette nuit' bien djgagje, il se souvenait de nuits de
djsordre, oshch l'avion lui semblait dangereusement enfoncj et si difficile a
secourir. On suivait, du poste radio de Buenos Aires, sa plainte mklje au
grjsillement des orages. Sous cette gangue sourde, l'or de l'onde musicale
se perdait. Quelle djtresse dans le chant mineur d'un courrier jetj en
fliche aveugle vers les obstacles de la nuit!
Riviire pensa que la place d'un inspecteur, une nuit de veille, est au
bureau.
-- Faites-moi chercher Robineau.
Robineau jtait sur le point de faire d'un pilote son ami. Il avait, a
l'hftel, devant lui djballj sa valise; elle livrait ces menus objets par
quoi les inspecteurs se rapprochent du reste des hommes: quelques chemises
de mauvais goyt, un njcessaire de toilette, puis une photographie de femme
maigre que l'inspecteur piqua au mur. Il faisait ainsi a Pellerin l'humble
confession de ses besoins, de ses tendresses, de ses regrets. Alignant dans
un ordre misjrable ses trjsors, il jtalait devant le pilote sa misire. Un
eczjma moral. Il montrait sa prison.
Mais pour Robineau, comme pour tous les hommes, existait une petite
lumiire. Il avait jprouvj une grande douceur en tirant du fond de sa valise,
prjcieusement enveloppj, un petit sac. Il l'avait tapotj longtemps sans rien
dire. Puis desserrant enfin les mains:
-- J'ai ramenj za du Sahara...
L'inspecteur avait rougi d'oser une telle confidence. Il jtait consolj
de ses djboires et de son infortune conjugale, et de toute cette grise
vjritj par de petits cailloux noirvtres qui ouvraient une porte sur le
mystire.
Rougissant un peu plus:
-- On trouve les mkmes au Brjsil...
Et Pellerin avait tapotj l'jpaule d'un inspecteur qui se penchait sur
l'Atlantide.
Par pudeur aussi Pellerin avait demandj:
-- Vous aimez la gjologie?
-- C'est ma passion.
Seules, dans la vie, avaient jtj douces pour lui, les pierres.
Robineau, quand on l'appela, fut triste, mais redevint digne.
-- Je dois vous quitter, monsieur Riviire a besoin de moi pour quelques
djcisions graves.
Quand Robineau pjnjtra au bureau, Riviire l'avait oublij. Il mjditait
devant une carte murale oshch s'inscrivait en rouge le rjseau de la Compagnie.
L'inspecteur attendait ses ordres. Apris de longues minutes, Riviire, sans
djtourner la tkte, lui demanda:
-- Que pensez-vous de cette carte, Robineau?
Il posait parfois des rjbus en sortant d'un songe.
-- Cette carte, monsieur le Directeur...
L'inspecteur, a vrai dire, n'en pensait rien, mais, fixant la carte
d'un air sjvire, il inspectait en gros l'Europe et l'Amjrique. Riviire
d'ailleurs poursuivait, sans lui en faire part, ses mjditations: "Le visage
de ce rjseau est beau mais dur. Il nous a coytj beaucoup d'hommes, de jeunes
hommes. Il s'impose ici, avec l'autoritj des choses bvties, mais combien de
problimes il pose!" Cependant le but pour Riviire dominait tout.
Robineau, debout aupris de lui, fixant toujours, droit devant soi, la
carte, peu a peu se redressait. De la part de Riviire, il n'espjrait aucun
apitoiement.
Il- avait une fois tentj sa chance en avouant sa vie gvchje par sa
ridicule infirmitj, et Riviire lui avait rjpondu par une boutade: "Si za
vous empkche de dormir, za stimulera votre activitj."
Ce n'jtait qu'une demi-boutade. Riviire avait coutume d'affirmer: "Si
les insomnies d'un musicien lui font crjer de belles œuvres, ce sont de
belles insomnies." Un jour il avait djsignj Leroux: "Regardez-moi za, comme
c'est beau, cette laideur qui repousse l'amour..." Tout ce que Leroux avait
de grand il le devait peut-ktre a cette disgrvce, qui avait rjduit sa vie a
celle du mjtier.
-- Vous ktes tris lij avec Pellerin?
-- Eh...
-- Je ne vous le reproche pas.
Riviire fit demi-tour, et, la tkte penchje, marchant a petits pas, il
entraonait avec lui Robineau. Un sourire triste lui vint aux livres, que
Robineau ne comprit pas.
-- Seulement... seulement vous ktes le chef.
-- Oui, fit Robineau.
Riviire pensa qu'ainsi, chaque nuit, une action se nouait dans le ciel
comme un drame. Un fljchissement des volontjs pouvait entraoner une djfaite,
on aurait peut-ktre a lutte beaucoup d'ici le jour.
-- Vous devez rester dans votre rfle.
Riviire pesait ses mots:
-- Vous commanderez peut-ktre a ce pilote, la nuit prochaine, un djpart
dangereux: il devra objir.
-- Oui...
-- Vous disposez presque de la vie des hommes, et d'hommes qui valent
mieux que vous...
Il parut hjsiter.
-- Za, c'est grave.
Riviire, marchant toujours a petits pas, se tut quelques secondes.
-- Si c'est par amitij qu'ils vous objissent, vous les dupez. Vous
n'avez droit vous-mkme a aucun sacrifice.
-- Non... bien syr.
-- Et, s'ils croient que votre amitij leur jpargnera certaines corvjes,
vous les dupez aussi: il faudra bien qu'ils objissent. Asseyez-vous la.
Riviire, doucement, de la main, poussait Robineau vers son bureau.
-- Je vais vous mettre a votre place, Robineau. Si vous ktes las, ce
n'est pas a ces hommes de vous soutenir. Vous ktes le chef. Votre faiblesse
est ridicule. Ecrivez.
--Je...
-- Ecrivez: "L'inspecteur Robineau inflige au pilote Pellerin telle
sanction pour tel motif..." vous trouverez un motif quelconque.
-- Monsieur le Directeur!
-- Faites comme si vous compreniez, Robineau. Aimez ceux que vous
commandez. Mais sans le leur dire.
Robineau, de nouveau, avec zile, ferait nettoyer les moyeux d'hjlice.
Un terrain de secours communiqua par T.S.F.: "Avion en vue. Avion
signale: Baisse de rjgime, vais atterrir."
On perdrait sans doute une demi-heure. Riviire connut cette irritation,
que l'on jprouve quand le rapide stoppe sur la voie, et que les minutes ne
djlivrent plus leur lot de plaines. La grande aiguille de la pendule
djcrivait maintenant un espace mort: tant d'jvjnements auraient pu tenir
dans cette ouverture de compas. Riviire sortit pour tromper l'attente, et la
nuit lui apparut vide comme un thjvtre sans acteur. "Une telle nuit qui se
perd!" II regardait avec rancune, par la fenktre, ce ciel djcouvert, enrichi
d'jtoiles, ce balisage divin, cette lune, l'or d'une telle nuit dilapidj.
Mais, dis que l'avion djcolla, cette nuit pour Riviire fut encore
jmouvante et belle. Elle portait la vie dans ses flancs. Riviire en prenait
soin:
-- Quel temps rencontrez-vous? fit-il demander a l'jquipage.
Dix secondes s'jcoulirent:
"Tris beau."
Puis vinrent quelques noms de villes franchies, et c'jtait pour
Riviire, dans cette lutte, des citjs qui tombaient.
Le radio navigant du courrier de Patagonie, une heure plus tard, se
sentit soulevj doucement, comme par une jpaule. Il regarda autour de lui:
des nuages lourds jteignaient les jtoiles. Il se pencha vers le sol: il
cherchait les lumiires des villages, pareilles a celles de vers luisants
cachjs dans l'herbe, mais rien ne brillait dans cette herbe noire.
Il se sentit maussade, entrevoyant une nuit difficile: marches,
contre-marches, territoires gagnjs qu'il faut rendre. Il ne comprenait pas
la tactique du pilote; il lui semblait que l'on se heurterait plus loin a
l'jpaisseur de la nuit comme a un mur.
Maintenant, il apercevait, en face d'eux, un miroitement imperceptible
au ras de l'horizon: une lueur de forge. Le radio toucha l'jpaule de Fabien,
mais celui-ci ne bougea pas.
Les premiers remous de l'orage lointain attaquaient l'avion. Doucement
soulevjes, les masses mjtalliques pesaient contre la chair mkme du radio,
puis semblaient s'jvanouir, se fondre, et dans la nuit, pendant quelques
secondes, il flotta seul. Alors il se cramponna des deux mains aux longerons
d'acier.
Et comme il n'apercevait plus rien du monde que l'ampoule rouge de la
carlingue, il frissonna de se sentir descendre au cœur de la nuit, sans
secours, sous la seule protection d'une petite lampe de mineur. Il n'osa pas
djranger le pilote pour connaotre ce qu'il djciderait, et, les mains serrjes
sur l'acier, inclinj en avant vers lui, il regardait cette nuque sombre.
Une tkte et des jpaules immobiles jmergeaient seules de la faible
clartj. Ce corps n'jtait qu'une masse sombre, appuyje un peu vers la gauche,
le visage face a l'orage, lavj sans doute par chaque lueur. Mais le radio ne
voyait rien de ce visage. Tout ce qui s'y pressait de sentiments pour
affronter une tempkte: cette moue, cette volontj, cette colire, tout ce qui
s'jchangeait d'essentiel, entre ce visage pvle et, la-bas, ces courtes
lueurs, restait pour lui impjnjtrable.
Il devinait pourtant la puissance ramassje dans l'immobilitj de cette
ombre, et il l'aimait. Elle l'emportait sans doute vers l'orage, mais aussi
elle le couvrait. Sans doute ces mains, fermjes sur les commandes, pesaient
djja sur la tempkte, comme sur la nuque d'une bkte, mais les jpaules pleines
de force demeuraient immobiles, et l'on sentait la une profonde rjserve.
Le radio pensa qu'apris tout le pilote jtait responsable. Et maintenant
il savourait, entraonj en croupe dans ce galop vers l'incendie, ce que cette
forme sombre, la, devant lui, exprimait de matjriel et de pesant, ce qu'elle
exprimait de durable.
A gauche, faible comme un phare a jclipse, un foyer nouveau s'jclaira.
Le radio amorza un geste pour toucher l'jpaule de Fabien, le prjvenir,
mais il le vit tourner lentement la tkte, et tenir son visage, quelques
secondes, face a ce nouvel ennemi, puis, lentement, reprendre sa positon
primitive. Ces jpaules toujours immobiles, cette nuque appuyje au cuir.
Riviire jtait sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui
reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l'action, une action dramatique,
sentit bizarrement le drame se djplacer, devenir personnel. Il pensa
qu'autour de leur kiosque a musique les petits bourgeois des petites villes
vivaient une vie d'apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de
drames: la maladie, l'amour, les deuils, et que peut-ktre... Son propre mal
lui enseignait beaucoup de choses: "Cela ouvre certaines fenktres",
pensait-il.
Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s'achemina dans la
direction du bureau. Il divisait lentement, des jpaules, la foule qui
stagnait devant la bouche des cinjmas. Il leva les yeux vers les jtoiles,
qui luisaient sur la route jtroite, presque effacjes par les affiches
lumineuses, et pensa: "Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis
responsable d'un ciel entier. Cette jtoile est un signe, qui me cherche dans
cette foule, et qui me trouve: c'est pourquoi je me sens un peu jtranger, un
peu solitaire."
Une phrase musicale lui revint: quelques notes d'une sonate qu'il
jcoutait hier avec des amis. Ses amis n'avaient pas compris: "Cet art-la
nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l'avouez pas."
"Peut-ktre...", avait-il rjpondu.
Il s'jtait, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait
djcouvert la richesse d'une telle solitude. Le message de cette musique
venait a lui, a lui seul parmi les mjdiocres, avec la douceur d'un secret.
Ainsi le signe de l'jtoile. On lui parlait, par-dessus tant d'jpaules, un
langage qu'il entendait seul.
Sur le trottoir on le bousculait; il pensa encore: "Je ne me fvcherai
pas. Je suis semblable au pire d'un enfant malade, qui marche dans la foule
a petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison."
II leva les yeux sur les hommes. Il cherchait a reconnaotre ceux
d'entre eux qui promenaient a petits pas leur invention ou leur amour, et il
songeait a l'isolement des gardiens de phares.
Le silence des bureaux lui plut. Il les traversait lentement, l'un
apris l'autre, et son pas sonnait seul. Les machines a jcrire dormaient sous
les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires jtaient fermjes.
Dix annjes d'expjrience et de travail. L'idje lui vint qu'il visitait les
caves d'une banque; la oshch pisent les richesses. Il pensait que chacun de ces
registres accumulait mieux que de l'or: une force vivante. Une force vivante
mais endormie, comme l'or des banques.
Quelque part il rencontrerait l'unique secrjtaire de veille. Un homme
travaillait quelque part pour que la vie soit continue, pour que la volontj
soit continue, et ainsi, d'escale en escale, pour que jamais de Toulouse a
Buenos Aires, ne se rompe la chaone.
"Cet homme-la ne sait pas sa grandeur."
Les courriers quelque part luttaient. Le vol de nuit durait comme une
maladie: il fallait veiller. Il fallait assister ces hommes qui, des mains
et des genoux, poitrine contre poitrine, affrontaient l'ombre, et qui ne
connaissaient plus, ne connaissaient plus rien que des choses mouvantes,
invisibles, dont il fallait, a la force des bras aveugles, se tirer comme
d'une mer. Quels aveux terribles quelquefois: "J'ai jclairj mes mains pour
les voir..." Velours des mains rjvjlj seul dans ce bain rouge de
photographe. Ce qu'il reste du monde, et qu'il faut sauver.
Riviire poussa la porte du bureau de l'exploitation. Une seule lampe
allumje crjait dans un angle une plage claire. Le cliquetis d'une seule
machine a jcrire donnait un sens a ce silence, sans le combler. La sonnerie
du tjljphone tremblait parfois; alors le secrjtaire de garde se levait, et
marchait vers cet appel rjpjtj, obstinj, triste. Le secrjtaire de garde
djcrochait l'jcouteur et l'angoisse invisible se calmait: c'jtait une
conversation tris douce dans un coin d'ombre. Puis, impassible, l'homme
revenait a son bureau, le visage fermj par la solitude et le sommeil, sur un
secret indjchiffrable. Quelle menace apporte un appel, qui vient de la nuit
du dehors, lorsque deux courriers sont en vol? Riviire pensait aux
tjljgrammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au
malheur qui, pendant des secondes presque jternelles, reste un secret dans
le visage du pire. Onde d'abord sans force, si loin du cri jetj, si calme.
Et, chaque fois, il entendait son faible jcho dans cette sonnerie discrite.
Et, chaque fois, les mouvements de l'homme, que la solitude faisait lent
comme un nageur entre deux eaux, revenant de l'ombre vers sa lampe, comme un
plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets.
-- Restez. J'y vais.
Riviire djcrocha l'jcouteur, rezut le bourdonnement du monde.
-- Ici, Riviire.
Un faible tumulte, puis une voix:
-- Je vous passe le poste radio.
Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le standard, puis une autre
voix:
-- Ici, le poste radio. Nous vous communiquons les tjljgrammes.
Riviire les notait et hochait la tkte:
-- Bien... Bien...
Rien d'important. Des messages rjguliers de service. Rio de Janeiro
demandait un renseignement, Montevideo parlait du temps, et Mendoza de
matjriel. C'jtaient les bruits familiers de la maison.
-- Et les courriers?
-- Le temps est orageux Nous n'entendons pas les avions.
-- Bien.
Riviire songea que la nuit ici jtait pure, les jtoiles luisantes, mais
les radiotjljgraphistes djcouvraient en elle le souffle de lointains orages.
-- A tout a l'heure.
Riviire se levait, le secrjtaire l'aborda:
-- Les notes de service, pour la signature, Monsieur...
-- Bien...
Riviire se djcouvrait une grande amitij pour cet homme, que chargeait
aussi le poids de la nuit. "Un camarade de combat, pensait Riviire. Il ne
saura sans doute jamais combien cette veille nous unit."
Comme, une liasse de papiers dans les mains, il rejoignait son bureau
personnel, Riviire ressentit cette vive douleur au cftj droit qui, depuis
quelques semaines, le tourmentait.
"Za ne va pas..."
II s'appuya une seconde contre le mur:
"C'est ridicule."
Puis il atteignit son fauteuil.
Il se sentit, une fois de plus, ligotj comme un vieux lion, et une
grande tristesse l'envahit.
"Tant de travail pour aboutir a za! J'ai cinquante ans; cinquante ans
j'ai rempli ma vie, je me suis formj, j'ai luttj, j'ai changj le cours des
jvjnements et voila maintenant ce qui m'occupe et me remplit, et passe le
monde en importance... C'est ridicule."
II attendit, essuya un peu de sueur, et, quand il fut djlivrj,
travailla.
Il compulsait lentement les notes.
"Nous avons constatj a Buenos Aires, au cours du djmontage du moteur
301... nous infligerons une sanction grave au responsable."
II signa.
"Nous djplacerons par mesure disciplinaire le chef d'ajroplace Richard
qui..."
II signa.
Puis comme cette douleur au cftj, engourdie, mais prjsente en lui et
nouvelle comme un sens nouveau de la vie, l'obligeait a penser a soi, il fut
presque amer.
"Suis-je juste ou injuste? Je l'ignore. Si je frappe, les pannes
diminuent. Le responsable, ce n'est pas l'homme, c'est comme une puissance
obscure que l'on ne touche jamais, si l'on ne touche pas tout le monde. Si
j'jtais tris juste, un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort."
II lui vint une certaine lassitude d'avoir tracj si durement cette
route. Il pensa que la pitij est bonne. Il feuilletait toujours les notes,
absorbj dans son rkve.
"...quant a Roblet, a partir d'aujourd'hui, il ne fait plus partie de
notre personnel."
II revit ce vieux bonhomme et la conversation du soir:
-- Un exemple, que voulez-vous, c'est un exemple.
-- Mais Monsieur... mais Monsieur... Une fois, une seule, pensez donc!
et j'ai travaillj toute ma vie!
-- Il faut un exemple.
-- Mais Monsieur! ... Regardez, Monsieur!
Alors ce portefeuille usj et cette vieille feuille de journal oshch Roblet
jeune pose debout pris d'un avion.
Riviire voyait les vieilles mains trembler sur cette gloire napve.
-- Za date de 1910, Monsieur... C'est moi qui ai fait le montage, ici,
du premier avion d'Argentine! L'aviation depuis 1910... Monsieur, za fait
vingt ans! Alors, comment pouvez-vous dire... Et les jeunes, Monsieur, comme
ils vont rire a l'atelier!... Ah! Ils vont bien rire!
-- Za, za m'est jgal.
-- Et mes enfants, Monsieur, j'ai des enfants!
-- Je vous ai dit: je vous offre une place de manœuvre.
-- Ma dignitj, Monsieur, ma dignitj! Voyons, Monsieur. vingt ans
d'aviation, un vieil ouvrier comme moi...
-- De manœuvre.
-- Je refuse. Monsieur, je refuse!
Et les vieilles mains tremblaient, et Riviire djtournait les yeux de
cette peau frippje, jpaisse et belle.
-- De manœuvre.
-- Non, Monsieur, non... je veux vous dire encore...
-- Vous pouvez vous retirer.
Riviire pensa: "Ce n'est pas lui que j'ai congjdij ainsi, brutalement,
c'est le mal dont il n'jtait pas responsable, peut-ktre, mais qui passait
par lui."
"Parce que les jvjnements, on les commande, pensait Riviire, et ils
objissent, et on crje. Et les hommes sont de pauvres choses, et on les crje
aussi. Ou bien on les jcarte lorsque le mal passe par eux."
"Je vais vous dire encore..." Que voulait-il dire, ce pauvre vieux?
Qu'on lui arrachait ses vieilles joies? Qu'il aimait le son des outils sur
l'acier des avions, qu'on privait sa vie d'une grande pojsie, et puis...
qu'il faut vivre?
"Je suis tris las", pensait Riviire. La fiivre montait en lui,
caressante. Il tapotait la feuille et pensait: "J'aimais bien le visage de
ce vieux compagnon..." Et Riviire revoyait ces mains. Il pensait a ce faible
mouvement qu'elles jbaucheraient pour se joindre. Il suffirait de dire: "Za
va. Za va, Restez." Riviire rkvait au ruissellement de joie qui descendrait
dans ces vieilles mains. Et cette joie que diraient, qu'allaient dire, non
ce visage, mais ces vieilles mains d'ouvrier, lui parut la chose la plus
belle du monde. "Je vais djchirer cette note?" Et la famille du vieux, et
cette rentrje le soir, et ce modeste orgueil:
"Alors, on te garde?
-- Voyons! Voyons! C'est moi qui ai fait le montage du premier avion
d'Argentine!"
Et les jeunes qui ne riraient plus, ce prestige reconquis par
l'ancien...
"Je djchire?"
Le tjljphone sonnait, Riviire le djcrocha.
Un temps long, puis cette rjsonance, cette profondeur qu'apportaient le
vent, l'espace aux voix humaines. Enfin on parla:
-- Ici le terrain. Qui est la?
-- Riviire.
-- Monsieur le Directeur, le 650 est en piste.
-- Bien.
-- Enfin, tout est prkt, mais nous avons dy, en derniire heure, refaire
le circuit jlectrique, les connexions jtaient djfectueuses.
-- Bien. Qui a montj le circuit?
-- Nous vjrifierons. Si vous le permettez, nous prendrons des
sanctions: une panne de lumiire de bord, za peut ktre grave!
-- Bien syr.
Riviire pensait: "Si l'on n'arrache pas le mal, quand on le rencontre,
oshch qu'il soit, il y a des pannes de lumiire: c'est un crime de le manquer
quand par hasard il djcouvre ses instruments: Roblet partira."
Le secrjtaire, qui n'a rien vu, tape toujours.
-- C'est?
-- La comptabilitj de quinzaine.
-- Pourquoi pas prkte?
-- Je...
-- On verra za.
"C'est curieux comme les jvjnements prennent le dessus, comme se rjvile
une grande force obscure, la mkme qui soulive les forkts vierges, qui croot,
qui force, qui sourd de partout autour des grandes œuvres." Riviire pensait
a ces temples que de petites lianes font crouler.
"Une grande œuvre..."
II pensa encore pour se rassurer: "Tous ces hommes, je les aime, mais
ce n'est pas eux que je combats. C'est ce qui passe par eux..."
Son cœur battait des coups rapides, qui le faisaient souffrir.
"Je ne sais pas si ce que j'ai fait est bon. Je ne sais pas l'exacte
valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas
exactement ce que vaut la joie d'un homme. Ni une main qui tremble. Ni la
pitij, ni la douceur..."
II rkva:
"La vie se contredit tant, on se djbrouille comme on peut avec la
vie... Mais durer, mais crjer, jchanger son corps pjrissable..."
Riviire rjfljchit, puis sonna.
-- Tjljphonez au pilote du courrier d'Europe. Qu'il vienne me voir
avant de partir.
Il pensait:
"II ne faut pas que ce courrier fasse inutilement demi-tour. Si je ne
secoue pas mes hommes, la nuit toujours les inquijtera."
La femme du pilote, rjveillje par le tjljphone, regarda son mari et
pensa:
-- Je le laisse dormir encore un peu.
Elle admirait cette poitrine nue, bien carjnje, elle pensait a un beau
navire.
Il reposait dans ce lit calme, comme dans un port, et, pour que rien
n'agitvt son sommeil, elle effazait du doigt ce pli, cette ombre, cette
houle, elle apaisait ce lit, comme, d'un doigt divin, la mer.
Elle se leva, ouvrit la fenktre, et rezut le vent dans le visage. Cette
chambre dominait Buenos Aires. Une maison voisine, oshch l'on dansait,
rjpandait quelques mjlodies, qu'apportait le vent, car c'jtait l'heure des
plaisirs et du repos. Cette ville serrait les hommes dans ses cent mille
forteresses; tout jtait calme et syr; mais il semblait a cette femme que
l'on allait crier: "Aux armes!" et qu'un seul homme, le sien, se dresserait.
Il reposait encore, mais son repos jtait le repos redoutable des rjserves
qui vont donner. Cette ville endormie ne le protjgeait pas: ses lumiires lui
sembleraient vaines, lorsqu'il se liverait, jeune dieu, de leur poussiire.
Elle regardait ces bras solides qui, dans une heure, porteraient le sort du
courrier d'Europe, responsables de quelque chose de grand, comme du sort
d'une ville. Et elle fut troublje. Cet homme, au milieu de ces millions
d'hommes, jtait prjparj seul pour cet jtrange sacrifice. Elle en eut du
chagrin. Il jchappait aussi a sa douceur. Elle l'avait nourri, veillj et
caressj, non pour elle-mkme, mais pour cette nuit qui allait le prendre.
Pour des luttes, pour des angoisses, pour des victoires, dont elle ne
connaotrait rien. Ces mains tendres n'jtaient qu'apprivoisjes, et leurs
vrais travaux jtaient obscurs. Elle connaissait les sourires de cet homme,
ses prjcautions d'amant, mais non, dans l'orage, ses divines colires. Elle
le chargeait de tendres liens: de musique, d'amour, de fleurs; mais, a
l'heure de chaque djpart, ces liens, sans qu'il en paryt souffrir,
tombaient.
Il ouvrit les yeux.
-- Quelle heure est-il?
-- Minuit.
-- Quel temps fait-il?
-- Je ne sais pas...
Il se leva. Il marchait lentement vers la fenktre en s'jtirant.
-- Je n'aurai pas tris froid. Quelle est la direction du vent?
-- Comment veux-tu que je sache...
Il se pencha:
-- Sud. C'est tris bien. Za tient au moins jusqu'au Brjsil.
Il remarqua la lune et se connut riche. Puis ses yeux descendirent sur
la ville.
Il ne la jugea ni douce, ni lumineuse, ni chaude. Il voyait djja
s'jcouler le sable vain de ses lumiires.
-- A quoi penses-tu?
Il pensait a la brume possible du cftj de Porto Alligre.
-- J'ai ma tactique. Je sais par oshch faire le tour. Il s'inclinait
toujours. Il respirait profondjment, comme avant de se jeter, nu, dans la
mer.
-- Tu n'es mkme pas triste... Pour combien de jours t'en vas-tu?
Huit, dix jours. Il ne savait pas. Triste, non; pourquoi? Ces plaines,
ces villes, ces montagnes... Il partait libre, lui semblait-il, a leur
conqukte. Il pensait aussi qu'avant une heure il possjderait et rejetterait
Buenos Aires.
Il sourit:
-- Cette ville... j'en serai si vite loin. C'est beau de partir la
nuit. On tire sur la manette des gaz, face au Sud, et dix secondes plus tard
on renverse le paysage, face au Nord. La ville n'est plus qu'un fond de mer.
Elle pensait a tout ce qu'il faut rejeter pour conqujrir.
-- Tu n'aimes pas ta maison?
-- J'aime ma maison...
Mais djja sa femme le savait en marche. Ces larges jpaules pesaient
djja contre le ciel.
Elle le lui montra.
-- Tu as beau temps, ta route est pavje d'jtoiles. II rit:
-- Oui.
Elle posa la main sur cette jpaule et s'jmut de la sentir tiide: cette
chair jtait donc menacje?...
-- Tu es tris fort, mais sois prudent!
-- Prudent, bien syr...
Il rit encore.
Il s'habillait. Pour cette fkte, il choisissait les jtoffes les plus
rudes, les cuirs les plus lourds, il s'habillait comme un paysan. Plus il
devenait lourd, plus elle l'admirait. Elle-mkme bouclait cette ceinture,
tirait ces bottes.
-- Ces bottes me gknent.
-- Voila les autres.
-- Cherche-moi un cordon pour ma lampe de secours. Elle le regardait.
Elle rjparait elle-mkme le dernier djfaut dans l'armure: tout s'ajustait
bien.
-- Tu es tris beau.
Elle l'aperzut qui se peignait soigneusement.
-- C'est pour les jtoiles?
-- C'est pour ne pas me sentir vieux.
-- Je suis jalouse...
Il rit encore, et l'embrassa, et la serra contre ses pesants vktements.
Puis il la souleva a bras tendus, comme on soulive une petite fille, et,
riant toujours, la coucha:
-- Dors!
Et fermant la porte derriire lui, il fit dans la rue, au milieu de
l'inconnaissable peuple nocturne, le premier pas de sa conqukte.
Elle restait la. Elle regardait, triste, ces fleurs, ces livres, cette
douceur, qui n'jtaient pour lui qu'un fond de mer.
Riviire le rezoit:
-- Vous m'avez fait une blague, a votre dernier courrier. Vous m'avez
fait demi-tour quand les mjtjos jtaient bonnes: vous pouviez passer. Vous
avez eu peur?
Le pilote surpris se tait. Il frotte l'une contre l'autre, lentement,
ses mains. Puis il redresse la tkte, et regarde Riviire bien en face:
-- Oui.
Riviire a pitij, au fond de lui-mkme, de ce garzon si courageux qui a
eu peur. Le pilote tente de s'excuser.
-- Je ne voyais plus rien. Bien syr, plus loin... peut-ktre... la
T.S.F, disait... Mais ma lampe de bord a faibli, et je ne voyais plus mes
mains. J'ai voulu allumer ma lampe de position pour au moins voir l'aile: je
n'ai rien vu. Je me sentais au fond d'un grand trou dont il jtait difficile
de remonter. Alors mon moteur s'est mis a vibrer...
-- Non.
-- Non?
-- Non. Nous l'avons examinj depuis. Il est parfait. Mais on croit
toujours qu'un moteur vibre quand on a peur.
-- Qui n'aurait pas eu peur! Les montagnes me dominaient. Quand j'ai
voulu prendre de l'altitude, j'ai rencontrj de forts remous. Vous savez
quand on ne voit rien... les remous... Au lieu de monter, j'ai perdu cent
mitres. Je ne voyais mkme plus le gyroscope, mkme plus les manomitres. Il me
semblait que mon moteur baissait de rjgime, qu'il chauffait, que la pression
d'huile tombait... Tout za dans l'ombre, comme une maladie. J'ai jtj bien
content de revoir une ville jclairje.
-- Vous avez trop d'imagination. Allez.
Et le pilote sort.
Riviire s'enfonce dans son fauteuil et passe la main dans ses cheveux
gris.
"C'est le plus courageux de mes hommes. Ce qu'il a rjussi ce soir-la
est tris beau, mais je le sauve de la peur..."
Puis, comme une tentation de faiblesse lui revenait:
"Pour se faire aimer, il suffit de plaindre. Je ne plains guire ou je
le cache. J'aimerais bien pourtant m'entourer de l'amitij et de la douceur
humaines. Un mjdecin, dans son mjtier, les rencontre. Mais ce sont les
jvjnements que je sers. Il faut que je forge les hommes pour qu'il servent.
Comme je la sens bien cette loi obscure, le soir, dans mon bureau, devant
les feuilles de route. Si je me laisse aller, si je laisse les jvjnements
bien rjgljs suivre leur cours, alors, mystjrieux, naissent les incidents.
Comme si ma volontj seule empkchait l'avion de se rompre en vol, ou la
tempkte de retarder le courrier en marche. Je suis surpris, parfois, de mon
pouvoir."
II rjfljchit encore:
"C'est peut-ktre clair. Ainsi la lutte perpjtuelle du jardinier sur sa
pelouse. Le poids de sa simple main repousse dans la terre, qui la prjpare
jternellement, la forkt primitive."
II pense au pilote:
"Je le sauve de la peur. Ce n'est pas lui que j'attaquais, c'est, a
travers lui, cette rjsistance qui paralyse les hommes devant l'inconnu. Si
je l'jcoute, si je le plains, si je prends au sjrieux son aventure, il
croira revenir d'un pays de mystire, et c'est du mystire seul que l'on a
peur. Il faut qu'il n'y ait plus de mystire. Il faut que des hommes soient
descendus dans ce puits sombre, et en remontent, et disent qu'ils n'ont rien
rencontrj. Il faut que cet homme descende au cœur le plus intime de la nuit,
dans son jpaisseur, et sans mkme cette petite lampe de mineur, qui n'jclaire
que les mains ou l'aile, mais jcarte d'une largeur d'jpaules l'inconnu."
Pourtant, dans cette lutte, une silencieuse fraternitj liait, au fond
d'eux-mkmes. Riviire et ses pilotes. C'jtaient des hommes du mkme bord, qui
jprouvaient le mkme djsir de vaincre. Mais Riviire se souvient des autres
batailles qu'il a livrjes pour la conqukte de la nuit.
On redoutait, dans les cercles officiels, comme une brousse inexplorje,
ce territoire sombre. Lancer un jquipage, a deux cents kilomitres a l'heure,
vers les orages et les brumes et les obstacles matjriels que la nuit
contient sans les montrer, leur paraissait une aventure toljrable pour
l'aviation militaire: on quitte un terrain par nuit claire, on bombarde, on
revient au mkme terrain. Mais les services rjguliers jchoueraient la nuit.
"C'est pour nous, avait rjpliquj Riviire, une question de vie ou de mort,
puisque nous perdons, chaque nuit, l'avance gagnje, pendant le jour, sur les
chemins de fer et les navires."
Riviire avait jcoutj, avec ennui, parler de bilans, d'assurances, et
surtout d'opinion publique: "L'opinion publique, ripostait-il... on la
gouverne!" II pensait: "Que de temps perdu! Il y a quelque chose... quelque
chose qui prime tout cela. Ce qui est vivant bouscule tout pour vivre et
crje, pour vivre, ses propres lois. C'est irrjsistible." Riviire ne savait
pas quand ni comment l'aviation commerciale aborderait les vols de nuit,
mais il fallait prjparer cette solution injvitable.
Il se souvient des tapis verts, devant lesquels, le menton au poing, il
avait jcoutj, avec un jtrange sentiment de force, tant d'objections. Elles
lui semblaient vaines, condamnjes d'avance par la vie. Et il sentait sa
propre force ramassje en lui comme un poids: "Mes raisons pisent, je
vaincrai, pensait Riviire. C'est la pente naturelle des jvjnements." Quand
on lui rjclamait des solutions parfaites, qui jcarteraient tous les risques:
"C'est l'expjrience qui djgagera les lois, rjpondait-il, la connaissance des
lois ne prjcide jamais l'expjrience."
Apris une longue annje de lutte, Riviire l'avait emportj. Les uns
disaient: "a cause de sa foi", les autres: "a cause de sa tjnacitj, de sa
puissance d'ours en marche", mais, selon lui, plus simplement, parce qu'il
pesait dans la bonne direction.
Mais quelles prjcautions au djbut! Les avions ne partaient qu'une heure
avant le jour, n'atterrissaient qu'une heure apris le coucher du soleil.
Quand Riviire se jugea plus syr de son expjrience, alors seulement il osa
pousser les courriers dans les profondeurs de la nuit. A peine suivi,
presque djsavouj, il menait maintenant une lutte solitaire.
Riviire sonne pour connaotre les derniers messages des avions en vol.
Cependant, le courrier de Patagonie abordait l'orage, et Fabien
renonzait a le contourner. Il l'estimait trop jtendu, car la ligne d'jclairs
s'enfonzait vers l'intjrieur du pays et rjvjlait des forteresses de nuages.
Il tenterait de passer par-dessous, et, si l'affaire se prjsentait mal, se
rjsoudrait au demi-tour.
Il lut son altitude: mille sept cents mitres. Il pesa des paumes sur
les commandes pour commencer a la rjduire. Le moteur vibra tris fort et
l'avion trembla. Fabien corrigea, au jugj, l'angle de descente, puis, sur la
carte, vjrifia la hauteur des collines: cinq cents mitres. Pour se conserver
une marge, il naviguerait vers sept cents.
Il sacrifiait son altitude comme on joue une fortune.
Un remous fit plonger l'avion, qui trembla plus fort. Fabien se sentit
menacj par d'invisibles jboulements. Il rkva qu'il faisait demi-tour et
retrouvait cent mille jtoiles, mais il ne vira pas d'un degrj.
Fabien calculait ses chances: il s'agissait d'un orage local,
probablement, puisque Trelew, la prochaine escale, signalait un ciel trois
quarts couvert. Il s'agissait de vivre vingt minutes a peine dans ce bjton
noir. Et pourtant le pilote s'inquijtait. Penchj a gauche contre la masse du
vent, il essayait d'interprjter les lueurs confuses qui, par les nuits les
plus jpaisses, circulent encore. Mais ce n'jtait mkme plus des lueurs. A
peine des changements de densitj, dans l'jpaisseur des ombres, ou une
fatigue des yeux.
Il djplia un papier du radio:
"Oshch sommes-nous?"
Fabien eyt donnj cher pour le savoir. Il rjpondit: "Je ne sais pas.
Nous traversons, a la boussole, un orage."
II se pencha encore. Il jtait gknj par la flamme de l'jchappement,
accrochje au moteur comme un bouquet de feu, si pvle que le clair de lune
l'eyt jteinte, mais qui, dans ce njant, absorbait le monde visible. Il la
regarda. Elle jtait tressje drue par le vent comme la flamme d'une torche.
Chaque trente secondes, pour vjrifier le gyroscope et le compas, Fabien
plongeait sa tkte dans la carlingue. Il n'osait plus allumer les faibles
lampes rouges, qui l'jblouissaient pour longtemps, mais tous les instruments
aux chiffres de radium versaient une clartj pvle d'astres. La, au milieu
d'aiguilles et de chiffres, le pilote jprouvait une sjcuritj trompeuse:
celle de la cabine du navire sur laquelle passe le flot. La nuit, et tout ce
qu'elle portait de rocs, d'jpaves, de collines, coulait aussi contre l'avion
avec la mkme jtonnante fatalitj.
"Oshch sommes-nous?" lui rjpjtait l'opjrateur. Fabien jmergeait de
nouveau, et reprenait, appuyj a gauche, sa veille terrible. Il ne savait
plus combien de temps, combien d'efforts le djlivreraient de ses liens
sombres. Il doutait presque d'en ktre jamais djlivrj, car il jouait sa vie
sur ce petit papier, sale et chiffonnj, qu'il avait djplij et lu mille fois,
pour bien nourrir son espjrance: "Trelew: ciel trois quarts couvert, vent
Ouest faible." Si Trelew jtait trois quarts couvert, on apercevrait ses
lumiires dans la djchirure des nuages. A moins que...
La pvle clartj promise plus loin l'engageait a poursuivre; pourtant,
comme il doutait, il griffonna pour le radio: "J'ignore si je pourrai
passer. Sachez-moi s'il fait toujours beau en arriire."
La rjponse le consterna:
"Commodore signale: Retour ici impossible. Tempkte." II commenzait a
deviner l'offensive insolite qui, de la Cordillire des Andes, se rabattait
vers la mer. Avant qu'il eyt pu les atteindre, le cyclone raflerait les
villes.
"Demandez le temps de San Antonio.
-- San Antonio a rjpondu: "Vent Ouest se live et tempkte a l'Ouest.
Ciel quatre quarts couvert." San Antonio entend tris mal a cause des
parasites. J'entends mal aussi. Je crois ktre obligj de remonter bientft
l'antenne a cause des djcharges. Ferez-vous demi-tour? Quels sont vos
projets?
-- Foutez-moi la paix. Demandez le temps de Bahia Blanca."
"Bahia Blanca a rjpondu: "prjvoyons avant vingt minutes violent orage
Ouest sur Bahia Blanca."
-- Demandez le temps de Trelew.
-- Trelew a rjpondu: "Ouragan trente mitres seconde Ouest et rafales de
pluie."
-- Communiquez a Buenos Aires: "Sommes bouchjs de tous les cftjs,
tempkte se djveloppe sur mille kilomitres, ne voyons plus rien. Que
devons-nous faire?"
Pour le pilote, cette nuit jtait sans rivage puisqu'elle ne conduisait
ni vers un port (ils semblaient tous inaccessibles), ni vers l'aube:
l'essence manquerait dans une heure quarante. Puisque l'on serait obligj,
tft ou tard, de couler en aveugle, dans cette jpaisseur.
S'il avait pu gagner le jour...
Fabien pensait a l'aube comme a une plage de sable dorj oshch l'on se
serait jchouj apris cette nuit dure. Sous l'avion menacj serait nj le rivage
des plaines. La terre tranquille aurait portj ses fermes endormies et ses
troupeaux et ses collines. Toutes les jpaves qui roulaient dans l'ombre
seraient devenues innoffensives. S'il pouvait, comme il nagerait vers le
jour!
Il pensa qu'il jtait cernj. Tout se rjsoudrait, bien ou mal, dans cette
jpaisseur.
C'est vrai. Il a cru quelquefois, quand montait le jour, entrer en
convalescence.
Mais a quoi bon fixer les yeux sur l'Est, oshch vivait le soleil: il y
avait entre eux une telle profondeur de nuit qu'on ne la remonterait pas.
-- Le courrier d'Asuncion marche bien. Nous l'aurons vers deux heures.
Nous prjvoyons par contre un retard important du courrier de Patagonie qui
paraot en difficultj.
-- Bien, Monsieur Riviire.
-- Il est possible que nous ne l'attendions pas pour faire djcoller
l'avion d'Europe: dis l'arrivje d'Asuncion, vous nous demanderez des
instructions. Tenez-vous prkt.
Riviire relisait maintenant les tjljgrammes de protection des escales
Nord. Ils ouvraient au courrier d'Europe une route de lune: "Ciel pur,
pleine lune, vent nul." Les montagnes du Brjsil, bien djcoupjes sur le
rayonnement du ciel, plongeaient droit, dans les remous d'argent de la mer,
leur chevelure serrje de forkts noires. Ces forkts sur lesquelles pleuvent,
inlassablement, sans les colorer, les rayons de lune. Et noires aussi comme
des jpaves, en mer, les oles. Et cette lune, sur toute la route,
injpuisable: une fontaine de lumiire.
Si Riviire ordonnait le djpart, l'jquipage du courrier d'Europe
entrerait dans un monde stable qui, pour toute la nuit, luisait doucement.
Un monde oshch rien ne menazait l'jquilibre des masses d'ombres et de lumiire.
Oshch ne s'infiltrait mkme pas la caresse de ces vents purs, qui, s'ils
fraochissent, peuvent gvter en quelques heures un ciel entier.
Mais Riviire hjsitait, en face de ce rayonnement, comme un prospecteur
en face de champs d'or interdits. Les jvjnements, dans le Sud, donnaient
tort a Riviire, seul djfenseur des vols de nuit. Ses adversaires tireraient
d'un djsastre en Patagonie une position morale si forte, que peut-ktre la
foi de Riviire resterait djsormais impuissante; car la foi de Riviire
n'jtait pas jbranlje: une fissure dans son œuvre avait permis le drame, mais
le drame montrait la fissure, il ne prouvait rien d'autre. "Peut-ktre des
postes d'observation sont-ils njcessaires a l'Ouest... On verra za." II
pensait encore: "J'ai les mkmes raisons solides d'insister, et une cause de
moins d'accident possible: celle qui s'est montrje." Les jchecs fortifient
les forts. Malheureusement, contre les hommes on joue un jeu, oshch compte si
peu le -vrai sens des choses. L'on gagne ou l'on perd sur des apparences, on
marque des points misjrables. Et l'on se trouve ligotj par une apparence de
djfaite.
Riviire sonna.
-- Bahia Blanca ne nous communique toujours rien par T.S.F.?
-- Non.
--Appelez-moi l'escale au tjljphone.
Cinq minutes plus tard, il s'informait:
-- Pourquoi ne nous passez-vous rien?
-- Nous n'entendons pas le courrier.
-- Il se tait?
-- Nous ne savons pas. Trop d'orages. Mkme s'il manipulait nous
n'entendrions pas.
-- Trelew entend-il?
-- Nous n'entendons pas Trelew.
-- Tjljphonez.
-- Nous avons essayj: la ligne est coupje.
-- Quel temps chez vous?
-- Menazant. Des jclairs a l'Ouest et au Sud. Tris lourd.
-- Du vent?
-- Faible encore, mais pour dix minutes. Les jclairs se rapprochent
vite.
Un silence.
-- Bahia Blanca? Vous jcoutez? Bon. Rappelez-nous dans dix minutes.
Et Riviire feuilleta les tjljgrammes des escales Sud. Toutes
signalaient le mkme silence de l'avion. Quelques-unes ne rjpondaient plus a
Buenos Aires, et, sur la carte, s'agrandissait la tache des provinces
muettes, oshch les petites villes subissaient djja le cyclone, toutes portes
closes, et chaque maison de leurs rues sans lumiire aussi retranchje du
monde et perdue dans la nuit qu'un navire. L'aube seule les djlivrerait.
Pourtant Riviire, inclinj sur la carte, conservait encore l'espoir de
djcouvrir un refuge de ciel pur, car il avait demandj, par tjljgrammes,
l'jtat du ciel a la police de plus de trente villes de province, et les
rjponses commenzaient a lui parvenir. Sur deux mille kilomitres les postes
radio avaient ordre, si l'un d'eux accrochait un appel de l'avion, d'avertir
dans les trente secondes Buenos Aires, qui lui communiquerait, pour la faire
transmettre a Fabien, la position du refuge.
Les secrjtaires, convoqujs pour une heure du matin, avaient regagnj
leurs bureaux. Ils apprenaient la, mystjrieusement, que, peut-ktre, on
suspendrait les vols de nuit, et que le courrier d'Europe lui-mkme ne
djcollerait plus qu'au jour. Ils parlaient a voix basse de Fabien, du
cyclone, de Riviire surtout. Ils le devinaient la, tout proche, jcrasj peu a
peu par ce djmenti naturel.
Mais toutes les voix s'jteignirent: Riviire, a sa porte, venait
d'apparaotre, serrj dans son manteau, le chapeau toujours sur les yeux,
jternel voyageur. Il fit un pas tranquille vers le chef de bureau:
-- Il est une heure dix, les papiers du courrier d'Europe sont-ils en
rigle?
-- Je... j'ai cru...
-- Vous n'avez pas a croire, mais a exjcuter.
II fit demi-tour, lentement, vers une fenktre ouverte, les mains
croisjes derriire le dos.
Un secrjtaire le rejoignit:
-- Monsieur le Directeur, nous obtiendrons peu de rjponses. On nous
signale que, dans l'intjrieur, beaucoup de lignes tjljgraphiques sont djja
djtruites...
-- Bien.
Riviire, immobile, regardait la nuit.
Ainsi, chaque message menazait le courrier. Chaque ville, quand elle
pouvait rjpondre, avant la destruction des lignes, signalait la marche du
cyclone, comme celle d'une invasion. "Za vient de l'intjrieur, de la
Cordillire. Za balaie toute la route, vers la mer..."
Riviire jugeait les jtoiles trop luisantes, l'air trop humide. Quelle
nuit jtrange! Elle se gvtait brusquement par plaques, comme la chair d'un
fruit lumineux. Les jtoiles au grand complet dominaient encore Buenos Aires,
mais ce n'jtait la qu'une oasis, et d'un instant. Un port, d'ailleurs, hors
du rayon d'action de l'jquipage. Nuit menazante qu'un vent mauvais touchait
et pourrissait. Nuit difficile a vaincre.
Un avion, quelque part, jtait en pjril dans ses profondeurs: on
s'agitait, impuissant, sur le bord.
La femme de Fabien tjljphona.
La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de
Patagonie: "II djcolle de Trelew..." Puis se rendormait. Un peu plus tard:
"II doit approcher de San Antonio, il doit voir ses lumiires..." Alors elle
se levait, jcartait les rideaux, et jugeait le ciel: "Tous ces nuages le
gknent..." Parfois la lune se promenait comme un berger. Alors la jeune
femme se recouchait, rassurje par cette lune et ces jtoiles, ces milliers de
prjsences autour de son mari. Vers une heure, elle le sentait proche: "II ne
doit plus ktre bien loin, il doit voir Buenos Aires..." Alors elle se levait
encore, et lui prjparait un repas, un cafj bien chaud: "II fait si froid,
la-haut..." Elle le recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de
neige: "Tu n'as pas froid? -- Mais non! -- Rjchauffe-toi quand mkme..." Vers
une heure et quart tout jtait prkt. Alors elle tjljphonait.
Cette nuit, comme les autres, elle s'informa:
-- Fabien a-t-il atterri?
Le secrjtaire qui l'jcoutait se troubla un peu:
-- Qui parle?
-- Simone Fabien.
-- Ah! une minute...
Le secrjtaire, n'osant rien dire, passa l'jcouteur au chef de bureau.
-- Qui est la?
-- Simone Fabien.
-- Ah!... que djsirez-vous, Madame?
-- Mon mari a-t-il atterri?
Il y eut un silence qui dut paraotre inexplicable, puis on rjpondit
simplement:
-- Non.
-- Il a du retard?
-- Oui...
Il y eut un nouveau silence.
-- Oui... du retard.
-- Ah!...
C'jtait un "Ah!" de chair blessje. Un retard ce n'est rien... ce n'est
rien... mais quand il se prolonge...
-- Ah!... Et a quelle heure sera-t-il ici?
-- A quelle heure il sera ici? Nous... Nous ne savons pas.
Elle se heurtait maintenant a un mur. Elle n'obtenait que l'jcho mkme
de ses questions.
-- Je vous en prie, rjpondez-moi! Oshch se trouve-t-il?...
-- Oshch il se trouve? Attendez...
Cette inertie lui faisait mal. Il se passait quelque chose, la,
derriire ce mur.
On se djcida:
-- Il a djcollj de Commodoro a dix-neuf heures trente.
-- Et depuis?
-- Depuis?... Tris retardj... Tris retardj par le mauvais temps...
-- Ah! Le mauvais temps...
Quelle injustice, quelle fourberie dans cette lune jtalje la, oisive,
sur Buenos Aires! La jeune femme se rappela soudain qu'il fallait deux
heures a peine pour se rendre de Commodoro a Trelew.
-- Et il vole depuis six heures vers Trelew! Mais il vous envoie des
messages! Mais que dit-il?...
-- Ce qu'il nous dit? Naturellement par un temps pareil... vous
comprenez bien... ses messages ne s'entendent pas.
-- Un temps pareil!
-- Alors, c'est convenu, Madame, nous vous tjljphonons dis que nous
savons quelque chose.
-- Ah! vous ne savez rien...
-- Au revoir, Madame...
-- Non! non! Je veux parler au Directeur!
-- Monsieur le Directeur est tris occupj, Madame, il est en
confjrence...
-- Ah! za m'est jgal! Za m'est bien jgal! Je veux lui parler!
Le chef de bureau s'jpongea:
-- Une minute...
Il poussa la porte de Riviire:
-- C'est Madame Fabien qui veut vous parler. "Voila, pensa Riviire,
voila ce que je craignais." Les jljments affectifs du drame commenzaient a
se montrer. Il pensa d'abord les rjcuser: les mires et les femmes n'entrent
pas dans les salles d'opjration. On fait taire l'jmotion aussi sur les
navires en danger. Elle n'aide pas a sauver les hommes. Il accepta pourtant:
-- Branchez sur mon bureau.
Il jcouta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il
sut qu'il ne pourrait pas lui rjpondre. Ce serait stjrile, infiniment, pour
tous les deux, de s'affronter.
-- Madame, je vous en prie, calmez-vous! Il est si frjquent, dans notre
mjtier, d'attendre longtemps des nouvelles.
Il jtait parvenu a cette frontiire oshch se pose, non le problime d'une
petite djtresse particuliire, mais celui-la mkme de l'action. En face de
Riviire se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie.
Riviire ne pouvait qu'jcouter, que plaindre cette petite voix, ce chant
tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel
n'admettent le partage: ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi
au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d'une
clartj de lampe sur la table du soir, d'une chair qui rjclamait sa chair,
d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien
et elle avait raison. Et lui aussi, Riviire, avait raison, mais il ne
pouvait rien opposer a la vjritj de cette femme. Il djcouvrait sa propre
vjritj, a la lumiire d'une humble lampe domestique, inexprimable et
inhumaine.
-- Madame...
Elle n'jcoutait plus. Elle jtait retombje, presque a ses pieds, lui
semblait-il, ayant usj ses faibles poings contre le mur.
Un ingjnieur avait dit un jour a Riviire, comme ils se penchaient sur
un blessj, aupris d'un pont en construction:
"Ce pont vaut-il le prix d'un visage jcrasj?" Pas un des paysans, a qui
cette route jtait ouverte, n'eyt acceptj, pour s'jpargner un djtour par le
pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on bvtit des
ponts. L'ingjnieur avait ajoutj: "L'intjrkt gjnjral est formj des intjrkts
particuliers: il ne justifie rien de plus." -- "Et pourtant, lui avait
rjpondu plus tard Riviire, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons
toujours comme si quelque chose djpassait, en valeur, la vie humaine... Mais
quoi?"
Et Riviire, songeant a l'jquipage, eut le cœur serrj. L'action, mkme
celle de construire un pont, brise des bonheurs; Riviire ne pouvait plus ne
pas se demander "au nom de quoi?"
"Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-ktre disparaotre, auraient pu
vivre heureux." II voyait des visages penchjs dans le sanctuaire d'or des
lampes du soir. "Au nom de quoi les en ai-je tirjs?" Au nom de quoi les
a-t-il arrachjs au bonheur individuel? La premiire loi n'est-elle pas de
protjger ces bonheurs-la? Mais lui-mkme les brise. Et pourtant un jour,
fatalement, s'jvanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La
vieillesse et la mort les djtruisent, plus impitoyables que lui-mkme. Il
existe peut-ktre quelque chose d'autre a sauver et de plus durable;
peut-ktre est-ce a sauver cette part-la de l'homme que Riviire travaille?
Sinon l'action ne se justifie pas.
"Aimer, aimer seulement, quelle impasse!" Riviire eut l'obscur
sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait
aussi d'une tendresse, mais si diffjrente des autres. Une phrase lui revint:
"II s'agit de les rendre jternels..." Oshch avait-il lu cela? "Ce que vous
poursuivez en vous-mkme meurt." II revit un temple au dieu du soleil des
anciens Incas du Pjrou. Ces pierres droites sur la montagne. Que
resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids
de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? "Au nom de
quelle duretj, ou de quel jtrange amour, le conducteur de peuples
d'autrefois, contraignant ses foules a tirer ce temple sur la montagne, leur
imposa-t-il donc de dresser leur jternitj?" Riviire revit encore en songe
les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque a
musique. "Cette sorte de bonheur, ce harnais...", pensa-t-il. Le conducteur
de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-ktre pas pitij de la souffrance de
l'homme, eut pitij, immensjment, de sa mort. Non de sa mort individuelle,
mais pitij de l'espice qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple
dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le djsert.
Ce papier plij en quatre le sauverait peut-ktre: Fabien le djpliait,
les dents serrjes.
"Impossible de s'entendre avec Buenos Aires. Je ne puis mkme plus
manipuler, je rezois des jtincelles dans les doigts."
Fabien, irritj, voulut rjpondre, mais quand ses mains lvchirent les
commandes pour jcrire, une sorte de houle puissante pjnjtra son corps: les
remous le soulevaient, dans ses cinq tonnes de mjtal, et le basculaient. Il
y renonza.
Ses mains, de nouveau, se fermirent sur la houle, et la rjduisirent.
Fabien respira fortement. Si le radio remontait l'antenne par peur de
l'orage, Fabien lui casserait la figure a l'arrivje. Il fallait, a tout
prix, entrer en contact avec Buenos Aires, comme si, a plus de quinze cents
kilomitres, on pouvait leur lancer une corde dans cet abome. A djfaut d'une
tremblante lumiire, d'une lampe d'auberge presque inutile, mais qui eyt
prouvj la terre comme un phare, il lui fallait au moins une voix, une seule,
venue d'un monde qui djja n'existait plus. Le pilote jleva et balanza le
poing dans sa lumiire rouge, pour faire comprendre a l'autre, en arriire,
cette tragique vjritj, mais l'autre, penchj sur l'espace djvastj, aux villes
ensevelies, aux lumiires mortes, ne la connut pas.
Fabien aurait suivi tous les conseils, pourvu qu'ils lui fussent crijs.
Il pensait: "Et si l'on me dit de tourner en rond, je tourne en rond, et si
l'on me dit de marcher plein Sud..." Elles existaient quelque part ces
terres en paix, douces sous leurs grandes ombres de lune. Ces camarades,
la-bas, les connaissaient, instruits comme des savants, penchjs sur des
cartes, tout-puissants, a l'abri de lampes belles comme des fleurs. Que
savait-il, lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui, a la
vitesse d'un jboulement, son torrent noir? On ne pouvait abandonner deux
hommes parmi ces trombes et ces flammes dans les nuages. On ne pouvait pas.
On ordonnerait a Fabien: "Cap au deux cent quarante..." II mettrait le cap
au deux cent quarante. Mais il jtait seul.
Il lui parut que la matiire aussi se rjvoltait. Le moteur, a chaque
plongje, vibrait si fort que toute la masse de l'avion jtait prise d'un
tremblement comme de colire. Fabien usait ses forces a dominer l'avion, la
tkte enfoncje dans la carlingue, face a l'horizon gyroscopique, car, au
dehors, il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu
dans une ombre oshch tout se mklait, une ombre d'origine des mondes. Mais les
aiguilles des indicateurs de position oscillaient de plus en plus vite,
devenaient difficiles a suivre. Djja le pilote, qu'elles trompaient, se
djbattait mal, perdait son altitude, s'enlisait peu a peu dans cette ombre.
Il lut sa hauteur: "Cinq cents mitres". C'jtait le niveau des collines. Il
Les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses. Il comprenait aussi
que toutes les masses du sol, dont la moindre l'eyt jcrasj, jtaient comme
arrachjes de leur support, djboulonnjes, et commenzaient a tourner, ivres,
autour de lui. Et commenzaient, autour de lui, une sorte de danse profonde
et qui le serrait de plus en plus.
Il en prit son parti. Au risque d'emboutir, il atterrirait n'importe
oshch. Et, pour jviter au moins les collines, il lvcha son unique fusje
jclairante. La fusje s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y
jteignit: c'jtait la mer.
Il pensa tris vite: "Perdu. Quarante degrjs de correction, j'ai djrivj
quand mkme. C'est un cyclone. Oshch est la terre?" Il virait plein Ouest. Il
pensa: "Sans fusje maintenant, je me tue." Cela devait arriver un jour. Et
son camarade, la, derriire... "II a remontj l'antenne, syrement." Mais le
pilote ne lui en voulait plus. Si lui-mkme ouvrait simplement les mains,
leur vie s'en jcoulerait aussitft, comme une poussiire vaine. Il tenait dans
ses mains le cœur battant de son camarade et le sien. Et soudain ses mains
l'effrayirent.
Dans ces remous en coups de bjlier, pour amortir les secousses du
volant, sinon elles eussent scij les cvbles de commandes, il s'jtait
cramponnj a lui, de toutes ses forces. Il s'y cramponnait toujours. Et voici
qu'il ne sentait plus ses mains endormies par l'effort. Il voulut remuer les
doigts pour en recevoir un message: il ne sut pas s'il jtait obji. Quelque
chose d'jtranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles et mobiles.
Il pensa: "II faut m'imaginer fortement que je serre..." II ne sut pas si la
pensje atteignait ses mains. Et comme il percevait les secousses du volant
aux seules douleurs des jpaules: "II m'jchappera. Mes mains s'ouvriront..."
Mais s'effraya de s'ktre permis de tels mots, car il crut sentir ses mains,
cette fois, objir a l'obscure puissance de l'image, s'ouvrir lentement, dans
l'ombre, pour le livrer.
Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalitj
extjrieure. Mais il y a une fatalitj intjrieure: vient une minute oshch l'on se
djcouvre vulnjrable; alors les fautes vous attirent comme un vertige.
Et c'est a cette minute que luirent sur sa tkte, dans une djchirure de
la tempkte, comme un appvt mortel au fond d'une nasse, quelques jtoiles.
Il jugea bien que c'jtait un piige: on voit trois jtoiles dans un trou,
on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste la a mordre
les jtoiles...
Mais sa faim de lumiire jtait telle qu'il monta.
II monta, en corrigeant mieux les remous, grvce aux repires
qu'offraient les jtoiles. Leur aimant pvle l'attirait. Il avait peinj si
longtemps, a la poursuite d'une lumiire, qu'il n'aurait plus lvchj la plus
confuse. Riche d'une lueur d'auberge, il aurait tournj jusqu'a la mort,
autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu'il montait vers des
champs de lumiire.
Il s'jlevait peu a peu, en spirale, dans le puits qui s'jtait ouvert,
et se refermait au-dessous de lui. Et les nuages perdaient, a mesure qu'il
montait, leur boue d'ombre, ils passaient contre lui, comme des vagues de
plus en plus pures et blanches. Fabien jmergea.
Sa surprise fut extrkme: la clartj jtait telle qu'elle l'jblouissait.
Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n'aurait jamais cru que les
nuages, la nuit, pussent jblouir. Mais la pleine lune et toutes les
constellations les changeaient en vagues rayonnantes.
L'avion avait gagnj d'un seul coup, a la seconde mkme oshch il jmergeait,
un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l'inclinait. Comme
une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux rjservjes. Il jtait
pris dans une part de ciel inconnue et cachje comme la baie des oles
bienheureuses. La tempkte, au-dessous de lui, formait un autre monde de
trois mille mitres d'jpaisseur, parcouru de rafales, de trombes d'eau,
d'jclairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de
neige.
Fabien pensait avoir gagnj des limbes jtranges, car tout devenait
lumineux, ses mains, ses vktements, ses ailes. Car la lumiire ne descendait
pas des astres, mais elle se djgageait, au-dessous de lui, autour de lui, de
ces provisions blanches.
Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu'ils
recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts comme des
tours. Il circulait un lait de lumiire, dans lequel baignait l'jquipage.
Fabien, se retournant, vit que le radio souriait.
-- Za va mieux! criait-il.
Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les
sourires. "Je suis tout a fait fou, pensait Fabien, de sourire: nous sommes
perdus."
Pourtant, mille bras obscurs l'avaient lvchj. On avait djnouj ses
liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul, un temps, parmi
les fleurs.
"Trop beau", pensait Fabien. Il errait parmi des jtoiles accumuljes
avec la densitj d'un trjsor, dans un monde oshch rien d'autre, absolument rien
d'autre que lui, Fabien, et son camarade, n'jtait vivant. Pareils a ces
voleurs des villes fabuleuses, murjs dans la chambre aux trjsors dont ils ne
sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacjes, ils errent, infiniment
riches, mais condamnjs.
Un des radiotjljgraphistes de Commodoro Rivadavia, escale de Patagonie,
fit un geste brusque, et tous ceux qui veillaient, impuissants, dans le
poste, se ramassirent autour de cet homme, et se penchirent.
Ils se penchaient sur un papier vierge et durement jclairj. La main de
l'opjrateur hjsitait encore, et le crayon se balanzait. La main de
l'opjrateur tenait encore les lettres prisonniires, mais djja les doigts
tremblaient.
-- Orages?
Le radio fit "oui" de la tkte. Leur grjsillement l'empkchait de
comprendre.
Puis il nota quelques signes indjchiffrables. Puis des mots. Puis on
put rjtablir le texte:
"Bloqujs a trois mille huit au-dessus de la tempkte. Naviguons plein
Ouest vers l'intjrieur, car jtions djrivjs en mer. Au-dessous de nous tout
est bouchj. Nous ignorons si survolons toujours la mer. Communiquez si
tempkte s'jtend a l'intjrieur."
On dut, a cause des orages, pour transmettre ce tjljgramme a Buenos
Aires, faire la chaone de poste en poste. Le message avanzait dans la nuit,
comme un feu qu'on allume de tour en tour.
Buenos Aires fit rjpondre:
-- Tempkte gjnjrale a l'intjrieur. Combien vous reste-t-il d'essence?
-- Une demi-heure.
Et cette phrase, de veilleur en veilleur, remonta jusqu'a Buenos Aires.
L'jquipage jtait condamnj a s'enfoncer, avant trente minutes, dans un
cyclone qui le dresserait jusqu'au sol.
Et Riviire mjdite. Il ne conserve plus d'espoir: cet jquipage sombrera
quelque part dans la nuit.
Riviire se souvient d'une vision qui avait frappj son enfance: on
vidait un jtang pour trouver un corps. On ne trouvera rien non plus, avant
que cette masse d'ombre se soit jcoulje de sur la terre, avant que remontent
au jour ces sables, ces plaines, ces bljs. De simples paysans djcouvriront
peut-ktre deux enfants au coude plij sur le visage, et paraissant dormir,
jchoujs sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noyjs.
Riviire pense aux trjsors ensevelis dans les profondeurs de la nuit
comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour
avec toutes leurs fleurs, des fleurs qui ne servent pas encore. La nuit est
riche, pleine de parfums, d'agneaux endormis et de fleurs qui n'ont pas
encore de couleurs.
Peu a peu monteront vers le jour les sillons gras, les bois mouilljs,
les "luzernes fraoches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et
les prairies, et les agneaux, dans la sagesse du monde, deux enfants
sembleront dormir. Et quelque chose aura coulj du monde visible dans
l'autre.
Riviire connaot la femme de Fabien inquiite et tendre: cet amour a
peine lui fut prktj, comme un jouet a un enfant pauvre.
Riviire pense a la main de Fabien, qui tient pour quelques minutes
encore sa destinje dans les commandes. Cette main qui a caressj. Cette main
qui s'est posje sur une poitrine et y a levj le tumulte, comme une main
divine. Cette main qui s'est posje sur un visage et qui a changj ce visage.
Cette main qui jtait miraculeuse.
Fabien erre sur la splendeur d'une mer de nuages, la nuit, mais, plus
bas, c'est l'jternitj. Il est perdu parmi des constellations qu'il habite
seul. Il tient encore le monde dans les mains et contre sa poitrine le
balance. Il serre dans son volant le poids de la richesse humaine, et
promine, desespjrj, d'une jtoile a l'autre, l'inutile trjsor, qu'il faudra
bien rendre...
Riviire pense qu'un poste radio l'jcoute encore. Seule relie encore
Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure. Pas une plainte.
Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais formj le djsespoir.
Robineau le tira de sa solitude:
-- Monsieur le Directeur, j'ai pensj... on pourrait peut-ktre
essayer...
Il n'avait rien a proposer, mais tjmoignait de sa bonne volontj. Il
aurait tant aimj trouver une solution, et la cherchait un peu comme celle
d'un rjbus. Il trouvait toujours des solutions que Riviire n'jcoutait
jamais: "Voyez-vous, Robineau, dans la vie, il n'y a pas de solutions- II y
a des forces en marche: il faut les crjer et les solutions suivent." Aussi
Robineau bornait-il son rfle a crjer une force en marche dans la corporation
des mjcaniciens. Une humble force en marche, qui prjservait de la rouille
les moyeux d'hjlice.
Mais les jvjnements de cette nuit-ci trouvaient Robineau djsarmj. Son
titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les orages, ni sur un jquipage
fantfme, qui vraiment ne se djbattait plus pour une prime d'exactitude, mais
pour jchapper a une seule sanction, qui annulait celles de Robineau, la
mort.
Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi.
La femme de Fabien se fit annoncer. Poussje par l'inquijtude, elle
attendait, dans le bureau des secrjtaires, que Riviire la rezyt. Les
secrjtaires, a la djrobje, levaient les yeux vers son visage. Elle en
jprouvait une sorte de honte et regardait avec crainte autour d'elle: tout
ici la refusait. Ces hommes qui continuaient leur travail, comme s'ils
marchaient sur un corps, ces dossiers oshch la vie humaine, la souffrance
humaine ne laissaient qu'un rjsidu de chiffres durs. Elle cherchait des
signes qui lui eussent parlj de Fabien. Chez elle tout montrait cette
absence: le lit entrouvert, le cafj servi, un bouquet de fleurs... Elle ne
djcouvrait aucun signe. Tout s'opposait a la pitij, a l'amitij, au souvenir.
La seule phrase qu'elle entendit, car personne n'jlevait la voix devant
elle, fut le juron d'un employj, qui rjclamait un bordereau. "...Le
bordereau des dynamos, bon Dieu! que nous expjdions a Santos." Elle leva les
yeux sur cet homme, avec une expression d'jtonnement infini. Puis sur le mur
oshch s'jtalait une carte. Ses livres tremblaient un peu, a peine.
Elle devinait, avec gkne, qu'elle exprimait ici une vjritj ennemie,
regrettait presque d'ktre venue, eyt voulu se cacher, et se retenait, de
peur qu'on la remarquvt trop, de tousser, de pleurer. Elle se djcouvrait
insolite, inconvenante, comme nue. Mais sa vjritj jtait si forte que les
regards fugitifs remontaient, a la djrobje, inlassablement, la lire dans son
visage. Cette femme jtait tris belle. Elle rjvjlait aux hommes le monde
sacrj du bonheur. Elle rjvjlait a quelle matiire auguste on touche, sans le
savoir, en agissant. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Elle rjvjlait
quelle paix, sans le savoir, on peut djtruire.
Riviire la rezut.
Elle venait plaider timidement pour ses fleurs, son cafj servi, sa
chair jeune. De nouveau, dans ce bureau plus froid encore, son faible
tremblement de livres la reprit. Elle aussi djcouvrait sa propre vjritj,
dans cet autre monde, inexprimable. Tout ce qui se dressait en elle d'amour
presque sauvage, tant il jtait fervent, de djvouement, lui semblait prendre
ici un visage importun, jgopste. Elle eyt voulu fuir:
-- Je vous djrange...
-- Madame, lui dit Riviire, vous ne me djrangez pas. Malheureusement,
Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre.
Elle eut un faible haussement d'jpaules, dont Riviire comprit le sens:
"A quoi bon cette lampe, ce doner servi, ces fleurs que je vais
retrouver..." Une jeune mire avait confessj un jour a Riviire: "La mort de
mon enfant, je ne l'ai pas encore comprise. Ce sont les petites choses qui
sont dures, ses vktements que je retrouve, et, si je me rjveille la nuit,
cette tendresse qui me monte quand mkme au cœur, djsormais inutile, comme
mon lait..." Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain a
peine, dans chaque acte djsormais vain, dans chaque objet. Fabien quitterait
lentement sa maison. Riviire taisait une pitij profonde.
-- Madame...
La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa
propre puissance.
Riviire s'assit, un peu lourd.
"Mais elle m'aide a djcouvrir ce que je cherchais..." II tapotait
distraitement les tjljgrammes de protection des escales Nord. Il songeait:
"Nous ne demandons pas a ktre jternels, mais a ne pas voir les actes et
les choses tout a coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre
alors..."
Ses regards tombirent sur les tjljgrammes:
"Et voila par oshch, chez nous, s'introduit la mort: ces messages qui
n'ont plus de sens..."
II regarda Robineau. Ce garzon mjdiocre, maintenant inutile, n'avait
plus de sens. Riviire lui dit presque durement:
-- Faut-il vous donner, moi-mkme, du travail?
Puis Riviire poussa la porte qui donnait sur la salle des secrjtaires,
et la disparition de Fabien le frappa, jvidente, a des signes que Madame
Fabien n'avait pas su voir. La fiche du R.B.903, l'avion de Fabien, figurait
djja, au tableau mural, dans la colonne du matjriel indisponible. Les
secrjtaires qui prjparaient les papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il
serait retardj, travaillaient mal. Du terrain on demandait par tjljphone des
instructions pour les jquipes qui, maintenant, veillaient sans but. Les
fonctions de vie jtaient ralenties. "La mort, la voila!" pensa Riviire. Son
œuvre jtait semblable a un voilier en panne, sans vent, sur la mer. Il
entendit la voix de Robineau:
-- Monsieur le Directeur... ils jtaient marijs depuis six semaines...
-- Allez travailler.
Riviire regardait toujours les secrjtaires et, au-dela des secrjtaires,
les manœuvres, les mjcaniciens, les pilotes, tous ceux qui l'avaient aidj
dans son œuvre, avec une foi de bvtisseurs. Il pensa aux petites villes
d'autrefois qui entendaient parler des "Iles" et se construisaient un
navire. Pour le charger de leur espjrance. Pour que les hommes pussent voir
leur espjrance ouvrir ses voiles sur la mer. Tous grandis, tous tirjs hors
d'eux-mkmes, tous djlivrjs par un navire. "Le but peut-ktre ne justifie
rien, mais l'action djlivre de la mort. Ces hommes duraient par leur
navire."
Et Riviire luttera aussi contre la mort, lorsqu'il rendra aux
tjljgrammes leur plein sens, leur inquijtude aux jquipes de veille et aux
pilotes leur but dramatique. Lorsque la vie ranimera cette œuvre, comme le
vent ranime un voilier, en mer.
Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais a mille kilomitres de la,
vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message:
"Descendons. Entrons dans les nuages..."
Puis ces deux mots d'un texte obscur apparurent dans le poste de
Trelew:
"...rien voir..."
Les ondes courtes sont ainsi. On les capte la, mais ici on demeure
sourd. Puis, sans raison, tout change. Cet jquipage, dont la position est
inconnue, se manifeste djja aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et
sur les feuilles blanches des postes radio ce sont djja des fantfmes qui
jcrivent.
L'essence est-elle jpuisje, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa
derniire carte: retrouver le sol sans l'emboutir?
La voix de Buenos Aires ordonne a Treiew: "Demandez-le-lui."
Le poste d'jcoute T.S.F, ressemble a un laboratoire: nickels, cuivre et
manomitres, rjseau de conducteurs. Les opjrateurs de veille, en blouse
blanche, silencieux, semblent courbjs sur une simple expjrience.
De leurs doigts djlicats ils touchent les instruments, ils explorent le
ciel magnjtique, sourciers qui cherchent la veine d'or.
-- On ne rjpond pas?
-- On ne rjpond pas.
Ils vont peut-ktre accrocher cette note qui serait un signe de vie. Si
l'avion et ses feux de bord remontent parmi les jtoiles, ils vont peut-ktre
entendre chanter cette jtoile...
Les secondes s'jcoulent. Elles s'jcoulent vraiment comme du sang. Le
vol dure-t-il encore? Chaque seconde emporte une chance. Et voila que le
temps qui s'jcoule semble djtruire. Comme, en vingt siicles, il touche un
temple, fait son chemin dans le granit et rjpand le temple en poussiire,
voila que des siicles d'usure se ramassent dans chaque seconde et menacent
un jquipage.
Chaque seconde emporte quelque chose. Cette voix de Fabien, ce rire de
Fabien, ce sourire. Le silence gagne du terrain. Un silence de plus en plus
lourd, qui s'jtablit sur cet jquipage comme le poids d'une mer.
Alors quelqu'un remarque:
-- Une heure quarante. Derniire limite de l'essence: il est impossible
qu'ils volent encore.
Et la paix se fait.
Quelque chose d'amer et de fade remonte aux livres comme aux fins de
voyage. Quelque chose s'est accompli dont on ne sait rien, quelque chose
d'un peu jcœurant. Et parmi tous ces nickels et ces artires de cuivre, on
ressent la tristesse mkme qui rigne sur les usines ruinjes. Tout ce matjriel
semble pesant, inutile, djsaffectj: un poids de branches mortes.
Il n'y a plus qu'a attendre le jour.
Dans quelques heures jmergera au jour l'Argentine entiire, et ces
hommes demeurent la, comme sur une grive, en face du filet que l'on tire,
que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir.
Riviire, dans son bureau, jprouve cette djtente que seuls permettent
les grands djsastres, quand la fatalitj djlivre l'homme. Il a fait alerter
la police de toute une province. Il ne peut plus rien, il faut attendre.
Mais l'ordre doit rjgner mkme dans la maison des morts. Riviire fait
signe a Robineau:
-- Tjljgramme pour les escales Nord: "Prjvoyons retard important du
courrier de Patagonie. Pour ne pas retarder trop courrier d'Europe,
bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant."
II se plie un peu en avant. Mais il fait un effort et se souvient de
quelque chose, c'jtait grave. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier:
-- Robineau.
-- Monsieur Riviire?
-- Vous rjdigerez une note. Interdiction aux pilotes de djpasser
dix-neuf cents tours: on me massacre les moteurs.
-- Bien, monsieur Riviire.
Riviire se plie un peu plus. Il a besoin, avant tout, de solitude:
-- Allez, Robineau. Allez, mon vieux...
Et Robineau s'effraie de cette jgalitj devant des ombres.
Robineau errait maintenant, avec mjlancolie, dans les bureaux. La vie
de la Compagnie s'jtait arrktje, puisque ce courrier, prjvu pour deux
heures, serait djcommandj, et ne partirait plus qu'au jour. Les employjs aux
visages fermes veillaient encore, mais cette veille jtait inutile. On
recevait encore, avec un rythme rjgulier, les messages de protection des
escales Nord, mais leurs "ciels purs" et leurs "pleine lune" et leurs "vent
nul" jveillaient l'image d'un royaume stjrile. Un djsert de lune et de
pierres. Comme Robineau feuilletait, sans savoir d'ailleurs pourquoi, un
dossier auquel travaillait le chef de bureau, il aperzut celui-ci, debout en
face de lui, et qui attendait, avec un respect insolent, qu'il le lui
rendot, l'air de dire: "Quand vous voudrez bien, n'est-ce pas? c'est a
moi..." Cette attitude d'un infjrieur choqua l'inspecteur, mais aucune
rjplique ne lui vint, et, irritj, il tendit le dossier. Le chef de bureau
retourna s'asseoir avec une grande noblesse. "J'aurais dy l'envoyer
promener", pensa Robineau. Alors, par contenance, il fit quelques pas en
songeant au drame. Ce drame entraonerait la disgrvce d'une politique, et
Robineau pleurait un double deuil.
Puis lui vint l'image d'un Riviire enfermj, la, dans son bureau, et qui
lui avait dit: "Mon vieux..." Jamais homme n'avait, a ce point, manquj
d'appui. Robineau jprouva pour lui une grande pitij. Il remuait dans sa tkte
quelques phrases obscurjment destinjes a plaindre, a soulager. Un sentiment
qu'il jugeait tris beau l'animait. Alors il frappa doucement. On ne rjpondit
pas. Il n'osa frapper plus fort, dans ce silence, et poussa la porte.
Riviire jtait la. Robineau entrait chez Riviire, pour la premiire fois
presque de plain-pied, un peu en ami, un peu dans son idje comme le sergent
qui rejoint, sous les balles, le gjnjral blessj, et l'accompagne dans la
djroute, et devient son frire dans l'exil. "Je suis avec vous, quoi qu'il
arrive", semblait vouloir dire Robineau.
Riviire se taisait et, la tkte penchje, regardait ses mains. Et
Robineau, debout devant lui, n'osait plus parler. Le lion, mkme abattu,
l'intimidait. Robineau prjparait des mots de plus en plus ivres de
djvouement, mais, chaque fois qu'il levait les yeux, il rencontrait cette
tkte inclinje de trois quarts, ces cheveux gris, ces livres serrjes sur
quelle amertume! Enfin il se djcida:
-- Monsieur le Directeur...
Riviire leva la tkte et le regarda. Riviire sortait d'un songe si
profond, si lointain, que peut-ktre il n'avait pas remarquj encore la
prjsence de Robineau. Et nul ne sut jamais quel songe il fit, ni ce qu'il
jprouva, ni quel deuil s'jtait fait dans son cœur. Riviire regarda Robineau,
longtemps, comme le tjmoin vivant de quelque chose. Robineau fut gknj. Plus
Riviire regardait Robineau, plus se dessinait sur les livres de celui-la une
incomprjhensible ironie. Plus Riviire regardait Robineau et plus Robineau
rougissait. Et plus Robineau semblait, a Riviire, ktre venu pour tjmoigner
ici, avec une bonne volontj touchante, et malheureusement spontanje, de la
sottise des hommes.
Le djsarroi envahit Robineau. Ni le sergent, ni le gjnjral, ni les
balles n'avaient plus cours. Il se passait quelque chose d'inexplicable.
Riviire le regardait toujours. Alors, Robineau, malgrj soi, rectifia un peu
son attitude, sortit la main de sa poche gauche. Riviire le regardait
toujours. Alors, enfin, Robineau, avec une gkne infinie, sans savoir
pourquoi, prononza:
-- Je suis venu prendre vos ordres.
Riviire tira sa montre, et simplement:
-- Il est deux heures. Le courrier d'Asuncion atterrira a deux heures
dix. Faites djcoller le courrier d'Europe a deux heures et quart.
Et Robineau propagea l'jtonnante nouvelle: on ne suspendait pas les
vols de nuit. Et Robineau s'adressa au chef de bureau:
-- Vous m'apporterez ce dossier pour que je le contrfle. Et, quand le
chef de bureau fut devant lui:
-- Attendez.
Et le chef de bureau attendit.
Le courrier d'Asuncion signala qu'il allait atterrir. Riviire, mkme aux
pires heures, avait suivi, de tjljgramme en tjljgramme, sa marche heureuse.
C'jtait pour lui, au milieu de ce djsarroi, la revanche de sa foi, la
preuve. Ce vol heureux annonzait, par ses tjljgrammes, mille autres vols
aussi heureux. "On n'a pas de cyclones toutes les nuits." Riviire pensait
aussi: "Une fois la route tracje, on ne peut pas ne plus poursuivre."
Descendant, d'escale en escale, du Paraguay, comme d'un adorable jardin
riche de fleurs, de maisons basses et d'eaux lentes, l'avion glissait en
marge d'un cyclone qui ne lui brouillait pas une jtoile. Neuf passagers
rouljs dans leurs couvertures de voyage s'appuyaient du front a leur
fenktre, comme a une vitrine pleine de bijoux, car les petites villes
d'Argentine jgrenaient djja, dans la nuit, tout leur or, sous l'or plus pvle
des villes d'jtoiles. Le pilote, a l'avant, soutenait de ses mains sa
prjcieuse charge de vies humaines, les yeux grands ouverts et pleins de
lune, comme un chevrier. Buenos Aires, djja, emplissait l'horizon de son feu
rosj, et bientft luirait de toutes ses pierres, ainsi qu'un trjsor fabuleux.
Le radio, de ses doigts, lvchait les derniers tjljgrammes, comme les notes
finales d'une sonate qu'il eyt tapotje, joyeux, dans le ciel, et dont
Riviire comprenait le chant, puis il remonta l'antenne, puis il s'jtira un
peu, bvilla et sourit: on arrivait.
Le pilote, ayant atterri, retrouva le pilote du courrier d'Europe,
adossj contre son avion, les mains dans les poches.
-- C'est toi qui continues?
-- Oui.
-- La Patagonie est la?
-- On ne l'attend pas: disparue. Il fait beau?
-- Il fait tris beau. Fabien a disparu?
Ils en parlirent peu. Une grande fraternitj les dispensait des phrases.
On transbordait dans l'avion d'Europe les sacs de transit d'Asuncion,
et le pilote, toujours immobile, la tkte renversje, la nuque contre la
carlingue, regardait les jtoiles. Il sentait naotre en lui un pouvoir
immense, et un plaisir puissant lui vint.
-- Chargj? fit une voix. Alors, contact.
Le pilote ne bougea pas. On mettait son moteur en marche. Le pilote
allait sentir dans ses jpaules, appuyjes a l'avion, cet avion vivre. Le
pilote se rassurait, enfin, apris tant de fausses nouvelles: partira...
partira pas... partira!
Sa bouche s'entrouvrit, et ses dents brillirent sous la lune comme
celles d'un jeune fauve.
-- Attention, la nuit, hein!
Il n'entendit pas le conseil de son camarade. Les mains dans les
poches, la tkte renversje, face a des nuages, des montagnes, des fleuves et
des mers, voici qu'il commenzait un rire silencieux. Un faible rire, mais
qui passait en lui, comme une brise dans un arbre, et le faisait tout entier
tressaillir... Un faible rire, mais bien plus fort que ces nuages, ces
montagnes, ces fleuves et ces mers.
-- Qu'est-ce qui te prend?
-- Cet imbjcile de Riviire qui m'a... qui s'imagine que j'ai peur!
Dans une minute, il franchira Buenos Aires, et Riviire, qui reprend sa
lutte, veut l'entendre. L'entendre naotre, gronder et s'jvanouir, comme le
pas formidable d'une armje en marche dans les jtoiles.
Riviire, les bras croisjs, passe parmi les secrjtaires. Devant une
fenktre, il s'arrkte, jcoute et songe.
S'il avait suspendu un seul djpart, la cause des vols de nuit jtait
perdue. Mais, devanzant les faibles, qui demain le djsavoueront, Riviire,
dans la nuit, a lvchj cet autre jquipage.
Victoire... djfaite... ces mots n'ont point de sens. La vie est
au-dessous de ces images, et djja prjpare de nouvelles images. Une victoire
affaiblit un peuple, une djfaite en rjveille un autre. La djfaite qu'a subie
Riviire est peut-ktre un engagement qui rapproche la vraie victoire.
L'jvjnement en marche compte seul.
Dans cinq minutes les postes de T.S.F, auront alertj les escales. Sur
quinze mille kilomitres le frjmissement de la vie aura rjsolu tous les
problimes.
Djja un chant d'orgue monte: l'avion.
Et Riviire, a pas lents, retourne a son travail, parmi les secrjtaires
que courbe son regard dur. Riviire-le-Grand, Riviire-le-Victorieux, qui
porte sa lourde victoire.
Last-modified: Fri, 12 Nov 1999 13:28:00 GMT