Arkadi et Boris Strougatski. L'Escargot sur la pente
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roman
Traduit du russe
par Michel Pêtris
(c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
Edition Champ Libre, Paris, 1972
OCR: Oleg Volkov, 1999
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Au tournant, dans la profondeur
de la trouêe de la forët,
Le futur qui m'attend
me sert de serment.
On ne l'entraïnera pas dans une discussion
Et on ne l'amadouera pas par la caresse
Il est grand ouvert, comme la forët
distendu, á la rencontre.
Boris Pasternak.
Grimpe, grimpe doucement,
Escargot, la pente du Fuji,
Plus haut, jusqu'au sommet!
Issa, fils de paysan.
De cette hauteur, la forët êtait comme une luxuriante êcume mouchetêe.
Comme une immense êponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiére. Comme un masque informe posê sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le
prêcipice. Il lui sembla que ses talons êtaient tout d'un coup devenus
humides, comme s'il les avait rêellement plongês dans le tiéde brouillard
lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux
qu'il avait ramassês, les disposa soigneusement á cætê de lui, puis choisit
le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et
silencieux, endormi et indiffêrent qui avalait pour toujours. L'êtincelle
blanche s'êteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce que racontait la cuisiniére uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide á la
population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le
chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la Pênêtration du gênie ; si
l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les espêrances
pouvaient se rêaliser au moins une fois dans la vie, alors, á la septiéme
pierre, les buissons s'êcarteraient avec fracas derriére lui et dans la
clairiére, sur l'herbe foulêe, blanchie par la rosêe, paraïtrait le
Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise á passepoil mauve,
respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne
regarderait rien, ni la forët au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il
se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler á chaque fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air chargê d'acide carbonique
et de nicotine s'êchapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande
ouverte.
Derriére, les buissons s'êcartérent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'êtait pas le Directeur, mais la personne familiére de
Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha
lentement et s'arrëta á deux enjambêes de Perets, abaissant vers lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupúonnait quelque chose, quelque
chose de trés important, et ce savoir ou ce soupúon immobilisait les traits
de son visage allongê, visage pêtrifiê d'un homme qui apportait ici, sur
l'á-pic, une êtrange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne
encore au monde ne la connaissait, mais il êtait manifeste que tout êtait
radicalement changê, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait
maintenant plus de sens et que chacun devrait dêsormais donner tout ce dont
il êtait capable.
- A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard
circulaire autour de lui.
- Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
- Tiens donc. Des sandales? Tré-és bien. Mais á qui sont ces sandales?
Il s'approcha de l'á-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitæt.
- Quelqu'un est assis au bord de l'á-pic, commenta-t-il, avec des
sandales posêes á cætê de lui. La question qui se pose inêvitablement est
alors : á qui sont les sandales et oý se trouve leur propriêtaire?
- Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
- Les vætres? Donc, vous ëtes pieds nus. Pourquoi?
- Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai dêcidê á l'avenir de rester
pieds nus.
Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux êcartês :
- Elle est lá-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
- De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
Mais úa ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins
elle est rêellement lá-bas, et úa c'est une autre question que nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas espêrer l'atteindre avec une pierre, mëme si vous aviez l'adresse
nêcessaire et si vous vouliez rêellement cela et cela seul : je parle du
coup au but... Mais nous allons êclaircir tout úa.
Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et
poursuivit :
- Donc, vous êtiez lá hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit la deuxiéme fois que vous veniez au bord de l'á-pic, alors que
les autres employês de l'Administration, pour ne rien dire des spêcialistes
surnumêraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas du dêfi ni de la mêchancetê, il ne faut pas y attacher
d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher
d'importance á l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance dêféque sur la
forët. L'ignorance dêféque toujours sur quelque chose.
- Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forët. Vous l'aimez? Rêpondez!
- Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son
bloc-notes :
- Ne vous oubliez pas! Vous savez trés bien qui je suis. J'appartiens
au groupe de l'Eradication, et votre rêponse, ou plus exactement votre
contre-question, est donc absolument dêpourvue de sens. Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forët est dêterminêe par la fonction
que je remplis, mais qu'est-ce qui dêtermine la vætre? cela je ne le
comprends pas trés bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas idêe d'ëtre aussi
êtranger : rester assis au bord de l'á-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je
remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-ëtre, il y a des circonstances
attênuantes, et en fin de compte vous n'avez rien á craindre, n'est-ce pas
Perets?
- Non, dit Perets. C'est-á-dire êvidement, oui.
- Vous voyez. Le naturel disparaït d'un seul coup, et il n'existe plus.
A qui est cette main, demandons-nous? Oý lance-t-elle une pierre? Ou
peut-ëtre á qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous
rester assis au bord de l'á-pic? Est-ce innê chez vous ou bien vous
ëtes-vous spêcialement entraïnê? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au
bord de l'á-pic. Et je n'ose mëme pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraïner. La tëte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'á-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forët. Montrez-moi s'il vous plaït votre laissez-passer, Perets.
- Je n'en ai pas.
- Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
- Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
- C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On
m'en a donnê, on lui en a donnê, on leur en a donnê, on en a donnê á
beaucoup d'autres encore, et á vous on ne veut pas vous en donner.
Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez dêcharnê de Domarochinier
s'êchappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
- Sans doute parce que je suis êtranger, suggêra Perets. C'est
certainement la raison.
- Et je ne suis pas le seul á m'intêresser á vous, poursuivit
Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a
aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-ëtre vous
lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien
qu'á vous voir.
Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
- Mais êloignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse
Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me
tuer avec vos excentricitês!
- C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y
va?
- Allons-y. Mais je constate que vous n'avez rêpondu á aucune de mes
questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous ëtes vraiment... (Il
jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les êpaules et le glissa sous
son bras.) C'est êtrange. Pas la moindre impression, sans mëme parler
d'information.
- Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a á rêpondre? dit Perets. Je devais
simplement ëtre ici pour parler au Directeur.
Domarochinier se figea littêralement sur place, comme engluê dans les
buissons, et profêra d'une voix altêrêe :
- C'est donc pour úa que vous ëtes...
- Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
- Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous
aviez raison.
- Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
- Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez ëtre tout á
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je
n'êtais pas lá et je ne vous ai pas vu.
Ils passérent devant un banc, grimpérent quelques marches usêes,
prirent l'allêe couverte d'un fin sable rouge et pênêtrérent sur le
territoire de l'Administration.
- La pleine clartê ne peut exister qu'á un certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir á quoi il peut prêtendre. J'ai prêtendu
á la clartê á mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai êpuisê. Et lá oý se
terminent les droits commencent les devoirs...
Ils dêpassérent des cottages de dix appartements aux fenëtres garnies
de rideaux de tulle, longérent le garage, traversérent le terrain de sport,
passérent encore devant les entrepæts, puis devant l'hætel sur le seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une p÷leur maladive, les yeux exorbitês et
fixes, une serviette á la main. Ils suivirent une longue palissade derriére
laquelle ronflaient des moteurs, pressérent le pas, car ils n'avaient plus
beaucoup de temps, puis se mirent á courir. Il êtait cependant tard quand
ils arrivérent á la cantine, et toutes les places êtaient prises, á
l'exception de la petite table de service dans un coin au fond oý restaient
deux places, la troisiéme êtant occupêe par le chauffeur Touzik qui, les
voyant en train de piêtiner, indêcis, sur le pas de la porte, leur fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
Tout le monde buvait du kêfir et Perets en prit aussi. La nappe rëche
de la table êtait maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets
êtendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siége, il y
eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
- Faites attention avec vos pieds, dit-il.
- Je ne l'ai pas fait exprés, dit Perets. Je ne savais pas.
- Et moi, je le savais? rêpliqua Touzik. Il y en a quatre lá-dessous,
t÷che de pas faire l'idiot.
- Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
- On sait úa, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-lá, nous
non plus.
- Mais j'ai le foie malade, commenúa á s'inquiêter Domarochinier. Voilá
un certificat.
Il fit apparaïtre une feuille de cahier froissêe marquêe d'un sceau
triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'êtait effectivement un
certificat, couvert d'une êcriture illisible de mêdecin. Perets ne put
dêchiffrer qu'un mot : "antabus".
- Et il y a aussi ceux de l'annêe derniére, et ceux de
l'avant-derniére, mais ils sont dans le coffre.
Le chauffeur Touzik dêdaigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de kêfir, porta son index repliê á son nez, renifla, et, les
yeux pleins de larmes, profêra d'une voix raffermie :
- Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forët? Des arbres. (Il s'essuya
les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils
sautent. Tu comprends?
- Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
- Eh bien! voilá. Il y en a un lá, immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence á se tordre, á se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un
craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix métres. Il m'a
bousillê la cabine. Puis il redevient immobile.
- Pourquoi? demanda Perets.
- Parce que úa s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se
versant un verre de kêfir.
- Hier on a reúu un lot de nouvelles scies êlectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lévres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mëme que ce ne sont pas des scies, mais de vêritables machines á
scier. Nos machines á scier de l'Eradication.
Alentour, tout le monde buvait du kêfir. Dans des verres á facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses á cafê, dans des cornets de
papier, ou simplement á la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenês
sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats
mêdicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, á l'estomac ou au duodênum.
Pour cette annêe et pour les annêes prêcêdentes.
- Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est
dêglinguêe, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore á
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux êchecs avec
lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imbêciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais á mourir! Vous lui parlerez pour moi,
hein?
- B-Bon, fit Perets d'une voix hêsitante. J'essaierai.
- Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il êtait avec moi
á l'armêe ; j'êtais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en
portant la main á la hauteur du couvre-chef.
- Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de kêfir á la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est lá qu'elles sont, tu comprends? Nues.
- C'est votre kêfir, Touz, qui vous donne des visions, plaúa
Domarochinier.
- Je les ai vues de mes propres yeux, rêpliqua Touzik en portant le
verre á ses lévres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
- Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
- Mystique toi-mëme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la
manche.
- Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont lá,
êtendues... Et puis aprés? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester
lá, et puis c'est tout.
Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent á la
surface comme nous sortons d'une piéce enfumêe pour nous mettre au balcon
par une nuit de lune, et exposer lá, les yeux clos, notre visage á la
fraïcheur. C'est peut-ëtre ce qu'elles font. Elles viennent á la surface, et
elles restent lá. A se reposer. A êchanger des sourires et des paroles
indolentes...
- Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement
Domarochinier. Tu es dêjá allê dans la forët? Tu n'y as jamais mis les
pieds, et tu en parles.
- Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forët? J'ai un
laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaït, Touz.
- Je n'ai pas vu moi-mëme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant á
Perets. Mais j'y crois tout á fait. Parce que les autres en parlent. Mëme
Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forët. Il la connaissait
comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort lá-bas, dans
sa forët.
- S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
- Quoi, "si"? Un homme part en hêlicoptére, et de trois ans on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de dêcés dans les journaux, le repas de
funêrailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cassê sa pipe, c'est
êvident.
- Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniére absolument catêgorique.
Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de kêfir au
comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui
murmurer á l'oreille, le regard fuyant :
- Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont êtê
donnês... Je me considére en droit de vous en informer parce que vous ëtes
êtranger...
- Quels ordres?
- Le considêrer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de
s'êcarter.
Puis il reprit á voix haute :
- Le kêfir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le rêfectoire s'emplit
de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se levérent avec des bruits de
chaises et gagnérent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait á tous ceux qui passaient á proximitê :
"Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu êtrange, mais nous
sommes en train de parler..."
Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
- Est-ce que le manager parlait sêrieusement en disant qu'il ne me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
- Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun intêrët á vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, úa l'avancerait á quoi? Oý
vous voyez de la plaisanterie lá-dedans?
Perets se mordit la lévre.
- Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien á faire ici. Mon
visa touche á sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilá tout.
- En gênêral, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois
rêprimandes. On vous donne un autobus spêcial, on rêveille un chauffeur au
milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires...
Comment úa se passe avec les gars d'ici? Premiére rêprimande : le type est
rêtrogradê. Deuxiéme rêprimande : on l'envoie dans la forët expier ses
pêchês. Et á la troisiéme : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
á celui-lá. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitæt les
gratifications, et on me met á la charrette á merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule,
vu? Lá, je quitte la charrette á merde et je pars á la station biologique
pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont lá-bas. Mais si je ne veux pas
aller á la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape pour la troisiéme fois sur la gueule. Lá, c'est terminê. Je suis
licenciê pour actes de voyoutisme et expulsê dans les vingt-quatre heures.
Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaúant :
- Vous faites de la dêsinformation, Touz, de la dêsinformation.
D'abord, il doit s'êcouler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi,
toutes les fautes sont considêrêes comme un seul et mëme dêlit, et le
perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration
elle-mëme donne suite á l'affaire. Deuxiémement, á la deuxiéme faute, le
coupable est sans retard envoyê dans la forët sous la surveillance d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilitê de s'aviser de commettre une
troisiéme infraction. Ne l'êcoutez pas, Perets, il ne comprend rien á ces
problémes.
Touzik avala une gorgêe de kêfir, fit une grimace et cacarda :
- C'est vrai. Lá, peut-ëtre qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
- Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute faúon je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme úa, sans raison.
- Mais vous ëtes pas obligê de lui taper sur la... sur la gueule, dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement dêchirer
son costume.
- Non, je ne peux pas, dit Perets.
- Mauvais, úa, dit Touzik. Úa ira mal pour vous, alors, PAN Perets.
Alors, voilá ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emménerai.
- Vraiment? demanda Perets, joyeux.
- Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renversê ma soupe!"
Domarochinier prit la parole :
- L'homme doit ëtre simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous
voulez.
- C'est toujours comme úa chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout á
l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement ëtre
simple et clair?
Touzik renifla son index repliê et profêra :
- L'homme doit ëtre sobre. Tu crois pas?
- Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trés simple,
et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas lá que
vous pourrez m'attraper, Touz.
- Ce qui m'êtonne dans la forët, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brùlants, tu comprends? Je peux pas supporter úa. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, úa fume, úa sent le
chou. J'ai mëme essayê de goùter, mais úa n'a pas de goùt, úa manque de
sel... Non, la forët, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrëte pas d'amener du matêriel, et il disparaït,
comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il disparaït
encore...
Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours êtrangére. Familiére, ressemblante,
mais fondamentalement êtrangére. Le plus difficile est de se faire á cette
idêe, qu'elle est á la fois êtrangére et, familiére. Qu'elle est l'êmanation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est dêtachêe de nous
et ne veut pas nous connaïtre. C'est sans doute ainsi que le pithêcanthrope
aurait pu penser á nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
- Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lá-bas, mais avec
quelque chose de sêrieux, et en deux mois nous aurons fait de tout úa une
surface bêtonnêe, séche et lisse.
- C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface bêtonnêe avec ton propre pére. Pour la clartê.
Le mugissement profond d'une siréne se fit entendre. Les carreaux des
fenëtres tremblérent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiéres se mirent á clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir
surgit une inscription en lettres ênormes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva á la h÷te, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
- Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
Touzik acquiesúa :
- C'est l'heure. L'heure juste.
Il æta sa veste fourrêe, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tëte posêe sur la veste.
- Donc, demain sept heures? dit Perets.
- Quoi? rêpondit Touzik d'une voix ensommeillêe.
- Je viendrai demain á sept heures.
- Oý úa? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez
un divan...
- Au garage, dit Perets. A votre voiture.
- Ah!... Venez, venez, on verra lá-bas. C'est pas facile comme affaire.
Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit á ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait
deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets
gagna la sortie.
Il franchit sur une planchette une ênorme flaque qui s'êtalait dans
l'arriére-cour, contourna un tumulus de boïtes de conserves vides, se glissa
á travers une fente de la palissade de planches et pênêtra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entrêe de service. Les couloirs êtaient sombres et
froids, sentaient la poussiére, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y
avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait á travers les portes
revëtues de moleskine. Perets gagna le premier êtage par un êtroit escalier
dêpourvu de rampe et arriva á une porte surmontêe d'une inscription oý
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte
se dêtachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
êbranlê en dêcouvrant qu'il êtait arrivê dans son bureau. C'est-á-dire,
êvidemment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table êtait maintenant á cætê de la porte,
prés du mur dêcorê de carreaux de faðence, comme toujours á moitiê
recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que prés de la fenëtre
aux vitres fraïchement lavêes se trouvait la table de Kim, lequel Kim êtait
dêjá au travail : assis, un peu voùtê, il considêrait une régle á calcul.
- Je voulais me laver les mains..., dit Perets, dêconcertê.
- Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tëte. Tu as un lavabo lá.
Úa va ëtre trés bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava á
l'eau chaude et á l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une
p÷te á dêgraisser spêciale, les frotta avec de la filasse et avec des
brosses de diverses duretês. Puis il mit en marche le sêchoir êlectrique et
tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du
courant d'air chaud.
- A quatre heures du matin, on a fait savoir á tout le monde que nous
serions transfêrês au premier êtage, dit Kim. Oý êtais-tu? Chez Alevtina?
- Non, j'êtais au bord de l'á-pic, dit Perets en prenant place á sa
table.
La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer
la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets æta la housse de la
"mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla á la fenëtre et
l'ouvrit.
On ne voyait pas la forët, mais elle êtait prêsente. Elle êtait
toujours prêsente, mëme si on ne pouvait la voir que du bord de l'á-pic.
Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle êtait cachêe par les b÷timents créme des ateliers de
mêcanique et par les trois êtages du garage rêservê aux vêhicules personnels
des employês. Elle êtait cachêe par les êtables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la sêcheuse êtait
perpêtuellement cassêe. Elle êtait cachêe par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et ses pavillons, son manége et ses baigneuses de pl÷tre couvertes
d'inscriptions au crayon. Elle êtait cachêe par les cottages et leurs
vêrandas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de têlêvision.
Et de lá, de la fenëtre du premier êtage, on ne voyait pas la forët á cause
du haut mur de briques non achevê mais dêjá trés haut que l'on êtait en
train d'êdifier autour du b÷timent bas du groupe de la Pênêtration du gênie.
La forët n'êtait visible que du bord de l'á-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forët, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pensê á elle, qui ne la craignait pas et n'en rëvait pas, mëme cet homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais á la forët, que j'en parlais, que
j'en rëvais, mais je ne soupúonnais mëme pas qu'elle pùt exister en rêalitê.
Et ce n'est pas en allant pour la premiére fois au bord de l'á-pic que j'ai
acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte á
l'entrêe l'inscription : "Administration des affaires de la forët". J'êtais
devant cette pancarte, ma valise á la main, couvert de poussiére, dessêchê
par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux
trembler, car je savais maintenant que la forët existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'êtait que le jeu d'une imagination dêbile, un p÷le
mensonge souffreteux. La forët est, et cette immense b÷tisse maussade a la
charge de sa destinêe...
- Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forët?
Je m'en vais demain.
- Tu veux rêellement y aller? demanda Kim distraitement.
Les marais verts et brùlants, les arbres craintifs et nerveux, les
ondines á la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activitê
mystêrieuse des profondeurs, les aborigénes ênigmatiques et circonspects,
les villages dêsertês...
- Je ne sais pas, dit Perets.
- Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pensê á la forët. Qui s'en sont toujours moquês êperdument. Mais elle
est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forët est dangereuse parce
qu'elle te trahira.
- Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
- Qu'as-tu besoin de vêritês améres? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu
dans la forët? Pleurer sur un rëve qui s'est transformê en destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce
qui est en ce qui devrait ëtre?
- Et pourquoi suis-je venu ici?
- Pour ëtre sùr. Tu ne comprends pas á quel point c'est important :
ëtre sùr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la
forët des métres cubes de bois. Ou pour trouver la bactêrie de la vie. Ou
pour êcrire une thése. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forët, mais á toutes fins utiles : úa servira un jour ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'idêe suprëme, c'est de faire de la forët un parc
luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour
ensuite tondre ce parc. Annêe aprés annêe. Ne pas le laisser redevenir
forët.
- Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien á faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
- Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit á sa table,
trouva une prise h÷tivement installêe et brancha la "mercedes".
- Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent
soixante-six zêro onze...
La "mercedes" se mit á cogner et á tressauter. Perets attendit qu'elle
soit calmêe, et lut en bêgayant la rêponse.
- Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les
touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
- Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
- Un zêro zêro sept, dicta mêcaniquement Perets.
Puis il se reprit et dit :
- Mais elle ment. Úa devrait faire cent vingt.
- Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zêro zêro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carrêe de dix zêro sept...
- Tout de suite, dit Perets.
Le verrou claqua á nouveau derriére la coulisse et le Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une
voix agrêable un AVE MARIA, puis profêra :
- C'est tout de mëme un vêritable prodige, cette forët, messieurs! Et
dire que nous parlons d'elle ou êcrivons sur elle d'une maniére aussi
criminellement insuffisante! Et pourtant elle mêrite qu'on êcrive sur elle.
Elle ennoblit, elle êveille les sentiments les plus êlevês. Elle contribue
au progrés. Elle est elle-mëme comme le symbole du progrés. Et nous ne
parvenons pas á empëcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifiêes. En fait, il n'y a pas de propagande de la forët. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forët!
- Sept cent quatre-vingts multipliê par quatre cent trente-deux, dit
Kim.
Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci êtait forte et bien posêe : on
n'entendit plus la "mercedes".
- "Les arbres cachent la forët"... "Etre perdu dans la forët"... "Les
brigands de la forët"... Voilá ce que nous devons combattre! Voilá ce que
nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne
luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un exposê circonstanciê et
judicieux sur la forët, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
- C'est que je n'ai jamais êtê lá-bas, dit Perets.
- Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais allê, mais j'ai fait une
confêrence et á en juger par les êchos que j'ai reúus, c'êtait une
confêrence trés utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non êtê
dans la forët, la question est de dêpouiller les faits de leur gangue de
mysticisme et de superstition, de mettre á nu la substance en arrachant les
oripeaux dont elle a êtê affublêe par les esprits mesquins et
militaristes...
- Deux fois huit divisê par quarante-neuf moins sept fois sept, dit
Kim.
La "mercedes" se mit á l'oeuvre. Le Proconsul haussa á nouveau la voix.
- Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le
faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les théses et vous les
dêvelopperez á la lumiére des derniéres acquisitions de la linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thése?
- C'est "Les particularitês du style et de la rythmique de la prose
fêminine de la basse êpoque Heian, sur la base du " Makura-no sæshi "." Je
crains que...
- Sen-sa-tion-nel! C'est prêcisêment ce qu'il nous faut. Vous
soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondriéres, mais de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une
science hautement êvoluêe. Pas d'indigénes, pas de sauvages, mais une
antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux idêaux êlevês, des hommes
modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel,
MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est trés bien que vous connaissiez la
forët, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma
confêrence êtant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse.
Comme matêriau de base, j'ai utilisê les protocoles des rêunions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forët...
- Je ne suis pas explorateur de la forët, tenta de plaider Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forët.
Le Proconsul hocha distraitement la tëte et nota rapidement quelque
chose sur sa manchette.
- Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amére vêritê. Malheureusement,
cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche
euristique de la personnalitê... Vous pouvez aussi parler de cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
rêgler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content,
Perets, que vous preniez enfin part á notre travail. Il y a longtemps que je
vous suis de trés prés... Voilá, je vous ai inscrit pour la semaine
prochaine.
Perets arrëta la "mercedes".
- Je ne serai pas lá la semaine prochaine. Mon visa vient á expiration,
et je pars. Demain.
- Nous arrangerons úa d'une maniére ou d'une autre. J'irai voir le
Directeur, il est lui-mëme membre du club, il comprendra. Considêrez que
vous avez une semaine de plus.
- Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda
droit dans les yeux :
- Il faut! Vous le savez trés bien, Perets, il faut! Au revoir. Il
porta deux doigts á la hauteur de sa tempe et s'êloigna en agitant sa
serviette.
- Une vêritable toile d'araignêe, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-lá...
- Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
- Mais je ne peux plus rester ici!
- Sept cent quatre-vingt-dix-sept multipliê par quatre cent
trente-deux...
"De toute faúon je partirai, se disait Perets en appuyant sur les
touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au
ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux êchecs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du thê et de la confiture avec vous, je ne veux plus
chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous,
dêbrouiller vos discussions et maintenant faire des confêrences que de toute
faúon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mëmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute faúon, vous ne
comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une
nêcessitê..."
Au-dehors, derriére le mur en construction, on entendait les cognements
sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des
briques qui se dêversaient. Sur le mur êtaient assis cæte á cæte quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenëtre
mëme le vrombissement et la pêtarade d'un moteur de moto.
- Quelqu'un qui vient de la forët, commenta Kim. Dêpëche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la piéce.
Il portait une combinaison dont le capuchon dêboutonnê ballottait sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'êmetteur. Des bottes jusqu'á la ceinture,
la combinaison êtait couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose p÷le
et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une
longueur dêmesurêe qui traïnait par terre. La liane continuait á se
tortiller, et Perets eut l'impression d'ëtre en prêsence d'un tentacule
projetê par la forët elle-mëme, qui, bientæt se tendrait et qui entraïnerait
l'homme sur le chemin inverse, á travers les couloirs de l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le rêfectoire, les ateliers,
l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussiêreuse, á travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le dêbut de la corniche, vers les portes,
mais il passerait á cætê des portes et serait entraïnê plus bas, vers
l'á-pic...
L'homme portait des lunettes de moto, son visage êtait couvert d'une
êpaisse couche de poussiére, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui
Stoðan Stoðanov, de la station biologique. Il tenait á la main un gros sac
en papier. Il fit quelques pas sur le sol revëtu d'une mosaðque qui
reprêsentait une femme sous la douche et s'arrëta devant Kim, tenant le sac
en papier cachê derriére son dos et faisant d'êtranges mouvements avec sa
tëte, comme s'il avait eu des dêmangeaisons dans le cou.
- Kim, dit-il, c'est moi.
Kim ne rêpondit pas. On entendait sa plume qui grattait et dêchirait le
papier.
- Kimouchka, reprit Stoðan d'une voix implorante, je t'en supplie.
- Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
- C'est la derniére fois, dit Stoðan. La derniére des derniéres.
Il eut un nouveau mouvement de tëte et Perets aperúut sur son cou
maigre á la peau rasêe, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
ros÷tre, fine, aiguì, qui s'enroulait en spirale, comme tremblant d'une
sorte d'aviditê.
- Tu n'as qu'á dire que c'est á cause de Stoðan, un point c'est tout.
Si on t'invite au cinêma, dis que tu as un travail urgent á terminer ce
soir. Si c'est pour le thê, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si
on t'invite á boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniére des
derniéres des derniéres!
- Qu'est-ce que tu as á rentrer la tëte dans les êpaules comme úa?
demanda mêchamment Kim. Allons, tourne-toi.
- Úa te reprend? demanda Stoðan en se tournant. Ce n'est pas grave. Tu
n'as qu'á transmettre, tout le reste est sans importance.
Penchê par-dessus la table, Kim s'affairait sur le cou de Stoðan,
pressait et massait, les coudes êcartês, en grinúant des dents d'un air
dêgoùtê et marmonnant des jurons. La téte baissêe, le cou offert, Stoðan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
- Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce que tu fais ici? J'ai encore apportê quelque chose que tu
pourras... Pour la derniére fois...
Il dêplia le papier et montra á Perets un petit bouquet de fleurs
sauvages d'un vert vênêneux.
- Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
- Mais arrëte de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille! Maniaque,
chiffe!
- Maniaque, chiffe, soit! approuva avec enthousiasme Stoðan. Pour la
derniére fois, la derniére des derniéres.
Les pousses rosês sur sa combinaison commenúaient á se faner, se
ridaient et tombaient á terre, sur le visage de brique de la femme sous la
douche.
- C'est fini, dit Kim. Dêcampe!
Il se dêtacha de Stoðan et jeta dans le seau á ordures une chose
sanglante, á demi vivante, qui continuait á se tordre.
- Je léve le camp, dit Stoðan. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore
fait des siennes, et j'ai un peu peur de quitter la station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
- Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien á faire lá-bas.
- Comment, rien? s'êcria Stoðan. Quentin fond á vue d'oeil. Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit elle est revenue trempêe, blanche, glacêe. Un garde a voulu s'y
frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traïne comme un perdu. Et tout le lotissement expêrimental est envahi
par l'herbe.
- Et alors? demanda Kim.
- Quentin a pleurê toute la matinêe...
- Tout úa je le sais, l'interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce
que Perets a á faire lá-dedans.
- Comment úa, ce qu'il a á faire? Qu'est-ce que tu racontes? Qui y
a-t-il á part Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus... Et on ne va pas
faire appel á Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mëme!
Kim frappa la table de sa main :
- Úa suffit! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas á bout.
- C'est fini, se h÷ta de dire Stoðan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
Kim prit un balai et poussa les dêbris dans un coin.
- Un imbêcile sans cervelle, commenta-t-il. Et cette Rita... Recompte
tout encore une fois. Úa les dêmolira, cet amour...
Sous la fenëtre, l'irritante pêtarade de la moto s'êleva á nouveau,
puis tout redevint silencieux á l'exception des coups sourds du mouton
derriére le mur.
- Que faisais-tu ce matin au bord de l'á-pic, Perets? demanda Kim.
- Je voulais voir le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique lá-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forët, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim, je crois que tout le monde ment ici. J'ai
parfois mëme l'impression que toi aussi tu mens.
- Le Directeur, ênonúa pensivement Kim. C'est peut-ëtre une idêe. Tu es
quelqu'un de courageux...
- De toute faúon je n'en vais demain. Touzik m'emménera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus lá.
- Je ne m'attendais pas á úa, poursuivit Kim sans êcouter. Trés
courageux... On pourrait peut-ëtre t'envoyer lá-bas, que tu te rendes
compte?
Perets s'êveilla au contact de doigts froids sur son êpaule nue. Il
ouvrit les yeux et aperúut au-dessus de lui un homme en sous-vëtements. Il
n'y avait pas de lumiére dans la piéce, mais l'homme êtait êclairê par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbitês.
- Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
- Il faut êvacuer, rêpondit l'homme, á voix basse lui aussi.
"Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
- Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
- L'hætel est complet. Vous devez êvacuer les lieux.
Perets fit le tour de la piéce d'un regard dêsemparê. Tout êtait comme
avant, comme avant les trois autres lits êtaient vides.
- Inutile d'inspecter, fit le commandant. Nous savons ce qu'il y a á
voir. De toute faúon, il faut changer votre literie pour la donner á
nettoyer. Vous ne le ferez pas de vous-mëme, vous n'avez pas reúu
l'êducation adêquate...
Perets comprit : le commandant avait peur, et il le prenait de haut
pour se donner de l'assurance. Il êtait dans un êtat tel qu'un simple
contact eùt suffi pour qu'il se mette á hurler, á glapir, á entrer en
transes, á briser la fenëtre pour appeler au secours.
- Allons, allons, la literie, on vous dit, fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la tëte
de Perets.
- Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
- C'est l'heure.
- Seigneur! vous n'avez pas toute votre tëte á vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit á passer
de toute faúon.
Il se leva et, pieds nus sur le sol froid, entreprit de retirer la
housse de l'oreiller. Le commandant, comme figê sur place, suivait ses
mouvements de ses yeux exorbitês. Ses lévres tremblaient.
- Rêparations, l÷cha-t-il enfin. Il est temps de faire des rêparations.
La tapisserie est toute dêchirêe, le plafond fissurê, le planchêiage á
refaire...
Sa voix s'affermit :
- Donc, vous devez de toute faúon êvacuer. Les rêparations vont
commencer incessamment.
- Les rêparations?
- Les rêparations. Vous avez vu l'êtat de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
- Maintenant? Tout de suite?
- Maintenant. Tout de suite. Il est impensable d'attendre plus
longtemps. Le plafond est complétement fissurê. Il n'y a qu'á voir.
Perets se sentit soudain glacê. Il abandonna la housse et saisit son
pantalon.
- Quelle heure est-il? demanda-t-il.
- Minuit passê, rêpondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
- Et oý vais-je aller? dit Perets, enfilant une jambe de son pantalon,
en êquilibre sur un pied. Vous n'avez qu'á me mettre ailleurs, dans une
autre chambre...
- Tout est complet. Et lá oý ce n'est pas complet, c'est en
rêparations.
- Chez le veilleur, alors...
- C'est complet.
Perets fixa tristement la lune.
- Dans le dêbarras, alors. Dans le dêbarras, dans la lingerie, dans le
poste d'êlectricitê. Il ne me reste plus que six heures á dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver á me loger chez vous, d'une maniére ou d'une
autre...
Le commandant s'agita soudain á travers la piéce. Il courait d'un lit á
l'autre, nu-pieds, blëme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrëta
et profêra d'une voix geignarde :
- Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisê, j'ai fait deux instituts,
je ne suis pas un quelconque indigéne... Je comprends tout! Mais c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura á l'oreille :) Votre visa est arrivê á expiration. Il y a dêjá
vingtsept minutes qu'il est expirê, et vous ëtes toujours lá! Vous ne devez
pas ëtre lá. Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous le lit les chaussettes et les chaussures de
Perets.) Je me suis rêveillê en nage á minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est tout. Ma fin est venue. Je suis parti comme j'ai êtê. Je ne me
souviens de rien. Des nuages dans les rues, des clous aux pieds... Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
Perets s'habilla á la h÷te. Il comprenait mal. Le commandant n'arrëtait
pas de courir entre les lits, piêtinait les carrês de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait á la fenëtre et murmurait :
"Mon Dieu, enfin..."
- Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
Le commandant eut un claquement de m÷choires.
- En aucun cas! Vous voulez me perdre... Il faut ëtre sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
Perets ramassa ses livres, ferma non sans peine sa valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
- Et maintenant oý vais-je aller?
Le commandant ne rêpondit pas. Il attendait, trêpignant d'impatience
Perets prit sa valise et gagna la rue par l'escalier sombre et silencieux.
Il s'arrëta sur le perron et, tentant de calmer son tremblement, êcouta un
moment la voix du commandant qui expliquait au veilleur ensommeillê : "...
Il va vouloir rentrer. Il ne faut pas le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus) Compris? Tu rêponds..." Perets s'assit sur sa valise et
êtendit son manteau sur ses genoux.
- Non, je vous en prie, fit la voix du comman dant derriére lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'êvacuer complétement le
territoire de l'hætel.
Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la chaussêe. Le commandant
piêtina encore un peu en grommelant : < Je vous en prie instamment... ma
femme... sans excés d'aucune sorte... les consêquences... impossible..."
Puis il partit en frælant le mur, silhouette blanche dans ses
sous-vëtements. Perets vit les fenëtres noires des cottages, les fenëtres
noires de l'Administration, les fenëtres noires de l'hætel. Nulle part il
n'y avait de lumiére, les ampoules des rues elles-mëmes êtaient êteintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et mêchante.
Et soudain il dêcouvrit qu'il êtait seul. Personne auprés de lui.
Autour, les gens dorment, et ils m'aiment tous, je le sais, je m'en suis
souvent aperúu. Et pourtant je suis seul, comme s'ils êtaient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme affligê de la maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
collê á moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jouê du piano á quatre
mains et avons parlê, et j'êtais le seul avec qui il osait parler, avec qui
il se sentait un homme á part entiére, et pas le pére de sept enfants. Et
Kim. Il est revenu de la chancellerie avec une ênorme liasse de
dênonciations. Quatre-vingt-douze dênonciations me concernant, toutes
êcrites de la mëme main et signêes de noms diffêrents. Comme quoi je volais
á la poste la cire á cacheter de l'Etat, j'avais amenê dans ma valise une
maïtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore... Et Kim avait lu ces dênonciations, en avait jetê
certaines au panier et avait mis les autres de cætê en marmonnant : "Úa,
c'est á creuser." Et c'êtait inattendu et effrayant, insensê et
repoussant... Les regards furtifs qu'il me jetait, et ses yeux qu'il
dêtournait aussitæt...
Perets se leva, prit sa valise et partit á l'aventure, lá oý le
ménerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle part.
Il tituba, êternua de poussiére et sans doute tomba á plusieurs reprises. La
valise êtait incroyablement lourde, comme impossible á diriger. Elle se
frottait á la jambe comme un fardeau, puis s'envolait pesamment et
resurgissait des tênébres pour venir battre le genou. Dans une sombre allêe
du parc oý ne brillait aucune lumiére et oý seules les statues aussi
incertaines que le commandant apportaient une vague blancheur, la valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de ses boucles qui s'êtait dêtachêe
et Perets, en dêsespoir de cause, l'abandonna. L'heure du dêsespoir êtait
venue. Aveuglê par les larmes, Perets se fraya un chemin á travers les haies
séches et bardêes de piquants poussiêreux, franchit quelques marches, tomba
lourdement sur le dos et, á bout de forces, tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber á genoux au bord de l'á-pic.
Mais la forët demeurait indiffêrente. Si indiffêrente qu'elle ne se
laissait mëme pas voir. Sous l'á-pic, tout êtait sombre et ce n'êtait qu'á
l'horizon que l'on voyait apparaïtre quelque chose de gris et d'informe,
vaste et stratifiê qui luisait mollement sous la lune.
- Rêveille-toi, implora Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls, n'aie pas peur, ils sont tous endormis. Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-ëtre tu ne comprends pas ce que úa veut
dire, besoin? C'est quand on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps á... C'est quand toute la vie se tend vers... Je ne sais pas
qui tu es. Et mëme ceux qui sont absolument persuadês de le savoir ne le
savent pas. Tu es ce que tu es, mais je peux espêrer que tu es telle que
toute ma vie j'ai voulu te voir : bonne et intelligente, indulgente et
comprêhensive, attentive et peut-ëtre mëme reconnaissante. Nous avons perdu
tout cela, nous n'avons plus assez de force ni de temps, nous ne faisons
qu'êriger des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous souvenir, nous souvenir nous ne pouvons plus. Mais
toi, tu es diffêrente, et c'est pourquoi je suis venu á toi de loin, sans
mëme croire á ton existence. Et se pourrait-il que tu n'aies pas besoin de
moi? Non, je vais te dire la vêritê. J'ai peur de ne pas avoir non plus
besoin de toi. Nous nous sommes aperúus, mais nous ne sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en ëtre ainsi. Peut-ëtre parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je suis l'un d'eux et tu
ne peux êvidemment pas me distinguer dans la foule, et je ne vaux peut-ëtre
pas la peine d'ëtre distinguê. J'ai peut-ëtre moi-mëme imaginê les qualitês
humaines qui devaient te plaire, mais te plaire á toi telle que je t'ai
imaginêe et non á toi telle que tu es...
Des flocons de lumiére blancs et brillants se levérent á l'horizon,
s'êtendirent et tout d'un coup, á droite sous la falaise, sons le rocher en
surplomb, des faisceaux de projecteurs se dêchaïnérent pour fouiller le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
á l'horizon s'êtirérent, se gonflérent, devinrent des nuages blanch÷tres et
s'êteignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s'êteignirent
aussi.
- Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs, je
les connais aussi trés mal. Je sais seulement qu'ils sont capables de tous
les excés, du plus extrëme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
fêrocitê comme dans la pitiê, dans le dêchaïnement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la comprêhension. Ils ont toujours remplacê la
comprêhension par des succêdanês - foi, athêisme, indiffêrence, mêpris. Ce
qui est toujours apparu ëtre le plus simple. Plus simple de croire que de
comprendre. Plus simple d'ëtre dêsabusê que de comprendre. Entre autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne
peux pas t'aider, tout est trop rêsistant, trop en place. Ici je suis trop
visiblement dêplacê, êtranger. Mais je trouverai le point d'application des
forces, ne t'inquiéte pas. C'est vrai, ils peuvent te souiller
irrêversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus êconomique, et sur tout le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
Perets se leva et s'avanúa tout droit á travers les buissons, dans le
parc, dans l'allêe. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
Il revint alors dans la grand-rue, vide et êclairêe par la seule lune. Il
êtait plus d'une heure du matin quand il s'arrëta devant la porte
obligeamment ouverte de la bibliothéque de l'Administration. Les fenëtres
êtaient tendues de stores lourds, mais l'intêrieur êtait brillamment
êclaire, comme une salle de bal. Le parquet se craquelait et grinúait
dêsespêrêment, et autour êtaient les livres. Les rayonnages ployaient sous
les livres, les livres êtaient entassês sur les tables et dans les coins, et
á part Perets et les livres il n'y avait pas dans la bibliothéque ÷me qui
vive.
Perets se laissa tomber dans un grand vieux fauteuil, êtendit les
jambes, se renversa en arriére et posa tranquillement ses bras sur les
accoudoirs.
Alors, qu'est-ce que vous faites lá? dit-il aux livres. Fainêants!
C'est pour úa qu'on vous a êcrits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles.
Combien a-t-on semê? Combien de sage, de bon, d'êternel? Et quelles sont les
prêvisions pour la rêcolte? Et surtout, quelles pousses léveront? Vous vous
taisez... Toi, lá, comment dêjá... Oui, oui, toi en deux tomes. Combien
d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancëtre, tu
es un bon et honnëte camarade. Tu n'as jamais criê, tu ne t'es jamais vantê,
jamais frappê la poitrine. Bon et honnëte. Et ceux qui te lisent deviennent
aussi bons et honnëtes. Ne serait-ce que pour un temps. Mëme malgrê eux.
Mais tu sais, il y en a qui pensent que pour avancer, la bontê et
l'honnëtetê ne sont pas tellement nêcessaires. Que pour úa il faut des
jambes. Et des souliers. Mëme des pieds sales et des souliers non cirês. Le
progrés peut ëtre complétement indiffêrent aux notions de bontê et de
droiture, comme il l'a fait jusqu'á maintenant. L'Administration, par
exemple, n'a pas besoin, pour fonctionner correctement, de bontê ou
d'honnëtetê. C'est agrêable, souhaitable, mais absolument pas nêcessaire.
Comme le latin pour un nageur. Les biceps pour un comptable. Comme le
respect de la femme pour Domarochinier... Mais tout dêpend de ce que l'on
appelle progrés. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus
: alcoolique, soit, oui mais quel spêcialiste! Dêbauchê, oui mais quel
propagandiste! Voleur, disons profiteur, oui mais quel administrateur!
Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle abnêgation... Mais on peut
aussi concevoir le progrés comme transformation de tous dans le sens de la
bontê et de l'honnëtetê. Et alors nous verrons peut-ëtre un temps oý l'on
dira : c'est un spêcialiste, bien sùr, il s'y connaït, mais c'est un sale
type, il faut le chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous ëtes plus
nombreux que les humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez
peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous
de bons et honnëtes, des sages, des savants, mais aussi des cervelles
d'oiseau, des sceptiques, des schizophrénes, des meurtriers, des suborneurs,
des enfants, des prêdicateurs moroses, des imbêciles contents d'eux-mëmes,
et des braillards enrouês aux yeux injectês. Et vous ne sauriez pas pourquoi
vous ëtes lá. Au fait, á quoi servez-vous? Vous ëtes nombreux á offrir la
connaissance, mais á quoi sert la connaissance dans la forët? La
connaissance n'a rien á voir avec la forët. C'est comme si on prenait soin
d'inculquer á un futur b÷tisseur de citês radieuses l'art des fortifications
: quels que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une
maison de repos, il n'arriverait jamais á construire qu'une redoute maussade
bardêe de fléches, d'escarpes et de contrescarpes. Ce que vous avez donnê
aux gens qui sont allês dans la forët, ce n'est pas la connaissance, mais
des prêjugês... Il y en a d'autres parmi vous qui inspirent le scepticisme
et le dêcouragement. Et ceci non pas en raison de leur noirceur ou de leur
cruautê, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute espêrance, mais parce
qu'ils mentent. Il y a des mensonges radieux, pleins de sifflotements
allégres et de chansons entraïnantes, des mensonges geignards qui tentent en
gêmissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement,
ce n'est jamais ces livres que l'on brùle, que l'on retire des
bibliothéques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanitê le mensonge
n'a êtê jetê au feu. Ou alors par accident, parce qu'on n'avait pas compris
ou qu'on avait cru. Dans la forët aussi ils sont inutiles. Ils ne sont
utiles nulle part. C'est sans doute prêcisêment pour cela qu'il y en a
tant... enfin pas pour cela mais parce qu'on les aime... Les tênébres des
vêritês améres sont plus chéres á notre coeur... Quoi? Qui est-ce qui parle
ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?
- Silence, il n'a qu'á dormir...
- Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...
- Mais arrëte ton chahut... Ah, mais c'est Perets.
- Et aprés? Occupe-toi plutæt de toi...
- Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...
- Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.
Et il se rêveilla.
En face de lui, un escabeau de bibliothéque êtait placê devant les
rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute
marche. Touzik, le chauffeur, maintenait l'êchelle de ses bras tatouês et
regardait vers le haut.
- Il est toujours comme úa un peu perdu, disait Alevtina en considêrant
Perets. Et il n'a pas dïnê, êvidemment. Il faudrait le rêveiller, qu'il
boive au moins un peu de vodka... Je me demande ce que des gens comme lui
peuvent rëver?
- Moi, ce que je vois, je le rëve pas, fit Touzik, les yeux levês.
- Tu vois quelque chose de nouveau? Que tu n'avais jamais vu avant?
demanda Alevtina.
- Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuliérement neuf,
mais c'est comme au cinêma : on peut le voir vingt fois, et c'est toujours
avec plaisir.
Sur la troisiéme marche de l'escabeau se trouvait un ênorme CHTROUTSEL
coupê en tranches, sur la quatriéme des concombres et des oranges pelêes, et
sur la cinquiéme une bouteille á moitiê vide flanquêe d'un pot á crayons en
matiére plastique.
- Regarde tant que tu veux, mais tiens bien l'êchelle, fit Alevtina,
qui se mit en devoir d'extraire des rayons supêrieurs d'êpaisses revues et
des dossiers aux couvertures dêfraïchies. Elle souffla pour enlever la
poussiére, fit une grimace, tourna quelques pages, mit á part quelques
chemises et remit les autres á leur place. Le chauffeur Touzik renifla
bruyamment.
- Il te faut aussi ceux de l'avant-derniére annêe? demanda Alevtina.
- Il me faut une chose, fit Touzik, ênigmatique. Je vais rêveiller
Perets, maintenant.
- Ne t'en va pas de l'êchelle, dit Alevtina.
- Je ne dors pas, intervint Perets. Il y a longtemps que je vous
regarde.
- De lá-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il
y a tout : des femmes, du vin et des fruits...
Perets se leva en boitillant sur sa jambe ankylosêe, s'approcha de
l'escabeau et se versa á boire.
- Qu'est-ce que vous avez rëvê, Pertchik? demanda Alevtina du haut de
l'êchelle.
Perets leva machinalement la tëte, et baissa aussitæt les yeux.
- Ce que j'ai rëvê? Des bëtises... Je parlais avec les livres.
Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.
- Tenez úa une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.
- Alors tu veux ceux de l'avant-derniére annêe? demanda Alevtina.
- Evidemment! (Touzik versa le liquide dans le gobelet et choisit un
concombre.) L'avant-derniére, et l'avant-avant-derniére. J'en ai toujours
besoin. Úa a toujours êtê comme úa, et je ne peux pas vivre sans úa. Et
personne ne peut vivre sans úa. Il y en a qui ont besoin de plus, d'autres
de moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la leúon, je
suis comme úa. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le
concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai
encore un peu, puis je prendrai la voiture et j'irai me chercher une ondine
dans la forët...
Perets tenait l'êchelle et s'efforúait de penser au lendemain, mais
Touzik, assis sur la premiére marche de l'escabeau, avait entrepris de
raconter comment, dans sa jeunesse, lui et des amis avaient surpris un
couple en banlieue, avaient rossê et chassê le galant, et avaient ensuite
essayê de se servir de la femme. Il faisait froid, humide, et á cause de
leur extrëme jeunesse á tous, personne n'êtait arrivê á rien. La femme
pleurait, avait peur, et l'un aprés l'autre les amis de Touzik avaient
abandonnê, et seul lui, Touzik, avait continuê á s'accrocher á la femme dans
l'arriére-cour bourbeuse, l'empoignant, jurant, croyant toujours que úa
allait y ëtre, mais sans rêsultat, jusqu'au moment oý il l'avait emmenêe
chez elle, dans sa propre maison, l'avait serrêe contre la rampe de fer de
l'escalier sombre et avait enfin eu ce qu'il voulait. Racontêe par Touzik,
l'histoire êtait follement passionnante et dræle.
- C'est pour úa que les petites ondines ne risquent pas de m'êchapper,
dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est pas lá que je vais commencer.
Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.
Il avait un beau visage h÷lê, d'êpais sourcils, le regard vif et une
dentition remarquable. Il ressemblait ênormêment á un Italien. Mais il
sentait des pieds.
- Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait
Alevtina. Tous les dossiers sont mêlangês. Tiens, prends toujours ceux-lá en
attendant.
Elle se pencha et fit passer á Touzik une pile de dossiers et de
revues. Celui-ci prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les
lévres, compta les dossiers et dit :
- Il m'en faut encore deux.
Perets tenait toujours l'êchelle, le regard fixê sur ses poings serrês.
Demain á cette heure je ne serai plus lá, se disait-il. Je serai assis dans
la cabine á cætê de Touzik, il fera chaud, le mêtal commencera á peine á
refroidir. Touzik allumera les phares, s'installera confortablement, le
coude gauche appuyê contre la portiére et commencera á parler de la
politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra
s'arrëter á chaque buvette, prendre en route qui il voudra, il pourra mëme
faire un dêtour pour ramener á quelqu'un une batteuse de l'atelier de
rêparations. Mais je ne le laisserai parler que de politique mondiale. Ou
bien je l'interrogerai sur les diffêrents types d'automobiles. Sur les taux
de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs
vêreux. Il raconte bien, et on ne sait jamais s'il ment ou s'il dit la
vêritê...
Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lévres, jeta un
regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit de poursuivre son rêcit en le
ponctuant de trêpignements, de gestes expressifs et d'êclats de rire joyeux.
S'attachant scrupuleusement á la chronologie, il raconta l'histoire de sa
vie sexuelle d'annêe en annêe, mois aprés mois. La cuisiniére du camp de
concentration oý il avait êtê enfermê pour avoir volê du papier au temps de
la pênurie (la cuisiniére rêpêtait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me
joue pas de tour!..."), la fille d'un dêtenu politique dans ce mëme camp
(elle ne se souciait pas de savoir avec qui elle allait, elle êtait
persuadêe que de toute faúon elle finirait au crêmatoire), la femme d'un
marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons
incessantes de son taureau de mari. Il y avait aussi une riche veuve que
Touzik avait fini par fuir une nuit, en caleúon, parce qu'elle voulait
mettre le grappin sur le pauvre Touzik et lui faire faire le trafic de
narcotiques et de prêparations mêdicales douteuses. Et les femmes qu'il
transportait quand il êtait chauffeur de taxi : elles le payaient avec
l'argent du client, puis, á la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui
dis : mais enfin, et á moi, qui va y penser? Toi tu en as dêjá eu quatre, et
moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'annêes, qu'il
avait êpousêe par autorisation spêciale des autoritês : elle lui avait donnê
des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayê de la prëter
á des amis en êchange de leurs maïtresses. Des femmes... des filles... des
harpies... des salopes... des traïnêes...
- C'est pour úa que je suis pas du tout un dêpravê, conclut-il. Je suis
simplement un homme qui a du tempêrament, et pas une espéce de dêbile
impuissant.
Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre congê
en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement voùtê, soudain
semblable á une araignêe ou á un homme des cavernes. Perets, accablê, le
suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :
- Donnez-moi la main, Pertchik.
Elle s'assit sur la derniére marche, posa les mains sur ses êpaules et
se laissa tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous les aisselles et la
posa á terre, et ils demeurérent un instant tout proches l'un de l'autre,
visage contre visage. Elle avait gardê les mains posêes sur ses êpaules, et
il la tenait toujours sous les aisselles.
- On m'a chassê de l'hætel, dit-il.
- Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?
Elle êtait bonne et tiéde, et elle affrontait tranquillement son
regard, mais sans aucune assurance particuliére. En la regardant, on pouvait
se reprêsenter bien des images de bontê, de chaleur, de douceur, et Perets
passa avidement en revue toutes ces images les unes aprés les autres, essaya
de se voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il ne pouvait
pas : á sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes
sùrs, et qui sentait des pieds.
- Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme úa.
Elle se dêtourna immêdiatement et entreprit de rassembler dans un
papier journal les restes de nourriture.
- Et pourquoi "comme úa"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous
dormirez jusqu'au matin, puis on vous trouvera une chambre. Vous ne pouvez
pas passer toutes les nuits dans la bibliothéque..
- Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec êtonnement.
- Vous partez? Dans la forët?
- Non, chez moi.
- Chez vous... (Elle enveloppa lentement les restes dans le journal.)
Mais vous vouliez toujours aller dans la forët, je vous l'ai moi-mëme
entendu dire.
- C'est que, voyez-vous, je voulais... Mais on ne veut pas que j'y
aille. Je ne sais mëme pas pourquoi. Et je n'ai rien á faire á
l'Administration. Donc je me suis mis d'accord avec Touzik... Il m'emméne
demain. Il est dêjá trois heures maintenant. Je vais aller dans le garage
m'installer dans la voiture de Touzik, et lá j'attendrai le matin. Donc ce
n'est pas la peine de vous inquiêter...
- Je vais donc vous dire adieu... á moins que vous ne vouliez quand
mëme venir?
- Merci, je prêfére attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me
rêveiller. Touzik n'attendra pas.
Ils sortirent et gagnérent le garage main dans la main.
- Alors, vous n'avez pas aimê ce que Touzik a racontê? demanda-t-elle.
- Non. Je n'ai pas du tout aimê. Je n'aime pas qu'on parle de úa. A
quoi bon? J'en ai plutæt honte... honte pour lui, pour vous, pour moi...
Pour tout le monde. Úa n'a pas de sens. On dirait qu'il y a un grand
ennui...
- C'est la plupart du temps á cause de cet ennui, dit Alevtina. Mais
vous n'avez pas á avoir honte pour moi, j'y suis indiffêrente. Úa m'est
parfaitement êgal... Voilá, vous ëtes arrivê. Embrassez-moi avant de me
quitter.
Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.
- Merci, dit-elle.
Puis elle fit demi-tour et s'êloigna rapidement. Sans savoir pourquoi,
Perets agita la main dans sa direction.
Il pênêtra dans le garage êclairê par de petites ampoules bleues,
enjamba le gardien qui ronflait sur un siége empruntê á une voiture, trouva
le camion de Touzik et grimpa dans la cabine. Úa sentait le caoutchouc,
l'essence, la poussiére. Sur le pare-brise dansait un Mickey Mouse aux bras
et jambes êcartês. On est bien, úa va, se dit Perets. J'aurais dù venir ici
tout de suite. Tout autour êtaient garêes les voitures muettes, sombres et
vides. Le gardien ronflait bruyamment. Les voitures dormaient, le gardien
dormait, tout dormait dans l'Administration. Alevtina se dêshabillait dans
sa chambre devant sa glace, á cætê de son lit prêparê, un grand lit á deux
places doux et chaud... Non, il ne faut pas penser á úa. Parce que le jour
on est gënê par les bavardages, le bruit de la "mercedes", tout ce
remue-mênage stupide. Mais maintenant, plus d'êradication, de pênêtration,
de protection, ni aucune autre sinistre absurditê, uniquement un monde
endormi au-dessus de l'á-pic, un monde fantomatique comme tous les mondes
endormis, invisible et inaudible, pas plus rêel que la forët. La forët est
mëme maintenant plus rêelle : la forët ne dort jamais. Ou peut-ëtre elle
dort, et rëve de nous tous. Nous sommes le songe de la forët. Le rëve
atavique. Les fantæmes grossiers de sa sexualitê refroidie...
Perets s'êtendit, recroquevillê, et fourra sous sa tëte son manteau
roulê en boule. Mickey Mouse se balanúait doucement au bout de son fil. A la
vue de ce jouet, les jeunes filles ne manquaient pas de s'êcrier : "Oh!
qu'il est mignon", et le chauffeur Touzik leur rêpondait : "Le dedans vaut
le dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui ne
savait pas comment l'enlever de lá. Ni mëme si on pouvait l'enlever. Si on
le dêplaúait, la voiture risquait peut-ëtre de partir. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite, droit sur le gardien endormi, et Perets serait
dans la cabine, en train d'appuyer sur tout ce qui lui tomberait sous la
main ou sous le pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ;
on voit dêjá sa bouche ouverte d'oý s'êchappent des ronflements, puis la
voiture tressaute, tourne brutalement, s'êcrase contre le mur du garage, et
dans la bréche apparaït le ciel bleu...
Perets s'êveilla et s'aperúut que c'êtait dêjá le matin. A la porte
grande ouverte du garage, des mêcaniciens fumaient, et l'on voyait derriére
une surface que le soleil colorait en jaune. Il êtait sept heures. Perets se
mit sur son sêant, s'essuya le visage et regarda dans le rêtroviseur. Il
pensa qu'il lui faudrait se raser, mais resta dans la voiture. Touzik
n'êtait pas encore arrivê, il fallait l'attendre lá, sur place, car tous les
chauffeurs êtaient distraits et partaient toujours sans lui. Il y a deux
régles á observer dans les relations avec les chauffeurs : premiérement, ne
jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxiémement,
ne jamais discuter avec le chauffeur qui vous conduit. A la limite, faire
semblant de dormir...
Les mêcaniciens á l'entrêe jetérent leurs mêgots qu'ils êcrasérent
soigneusement á la pointe de leurs chaussures et entrérent dans le garage.
Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'êtait pas du
tout un mêcanicien, mais bien le manager. Quand ils passérent prés de lui,
le manager s'arrëta á cætê de la cabine et, posant une main sur l'aile du
camion, examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner :
"Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."
- Oý est-il? demanda le mêcanicien inconnu.
- ...! rêpondit tranquillement le manager. Regarde sous le siége.
- Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mêcanicien d'une voix
irritêe. Je vous avais bien prêvenu que j'êtais serveur...
Il y eut un temps de silence, puis la portiére du cætê du conducteur
s'ouvrit sur le visage maussade et ennuyê du mêcanicien-serveur. Il jeta un
coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'intêrieur de la cabine, tira un
peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siége et se mit á remuer
les objets qui s'y trouvaient.
- C'est úa, un cric? demanda-t-il á mi-voix.
- N-non, fit Perets. Je crois que c'est plutæt une clef á molette.
Le mêcanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pinúant
les lévres, la posa sur le marchepied et recommenúa á fourrager sous le
siége.
- Úa? demanda-t-il.
- Non, dit encore Perets. Úa, je peux vous dire exactement ce que
c'est. C'est un arithmométre. Les crics ne sont pas comme úa.
Le front plissê, le mêcanicien-serveur considêrait l'arithmométre.
- Ils sont comment, alors? demanda-t-il.
- Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs
modéles. Il y a une espéce de manivelle mobile...
- Il y en a une, lá. Comme sur une caisse enregistreuse.
- Non, ce n'est pas du tout le mëme genre de manivelle.
- Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?
Perets ne sut plus que rêpondre. Le mêcanicien attendit un peu, posa
avec un soupir l'arithmométre sur le marchepied et se remit á l'oeuvre sous
le siége.
- C'est peut-ëtre úa? interrogea-t-il.
- C'est possible. Úa y ressemble beaucoup. Mais lá il devrait y avoir
une espéce de tige de fer. Une grosse tige.
Le mêcanicien trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de
sa main, dit : "Trés bien, je vais lui apporter úa pour commencer" et partit
en laissant la portiére ouverte. Perets alluma une cigarette. On entendait
derriére des cliquetis mêtalliques et des jurons. Puis le camion se mit á
grincer et á tressauter.
Touzik n'êtait toujours pas lá, mais Perets ne s'inquiêtait pas. Il
s'imaginait en train de rouler dans la rue principale de l'Administration,
et personne ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale
en soulevant aprés eux un nuage de poussiére jaune, tandis que le soleil
serait de plus en plus haut, sur leur droite, et qu'il commencerait bientæt
á chauffer ; ils quitteraient alors la transversale pour s'engager sur la
grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et á l'horizon
ruisselleraient des mirages pareils á de grandes mares scintillantes...
Le mêcanicien passa á nouveau devant la cabine en faisant rouler devant
lui une lourde roue arriére. La roue prenait de la vitesse sur le sol
bêtonnê et l'on voyait que le mêcanicien voulait l'arrëter pour la placer
contre le mur, mais la roue n'inflêchit qu'á peine sa trajectoire et gagna
pesamment la cour tandis que le mêcanicien courait maladroitement á sa
poursuite en prenant de plus en plus de retard. Puis ils disparurent, et on
entendit le mêcanicien qui poussait des cris sonores et dêsespêrês dans la
cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le sol et des gens
passérent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends á droite!"
Perets remarqua que le camion ne se tenait plus aussi droit sur ses
roues qu'auparavant et jeta un coup d'oeil par la portiére Le manager
s'affairait prés du train arriére.
- Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...
- Ah! Perets, cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans cesser
son travail. Restez assis, restez assis, ne vous dêrangez pas! Vous ne nous
gënez pas. Elle est bloquêe, cette saloperie. La premiére a êtê facile á
enlever, mais la deuxiéme est prise.
- Comment úa, prise? Il y a quelque chose de dêtêriorê?
Le manager se redressa et s'essuya le front du dos de la main avec
laquelle il tenait la clef :
- Je ne crois pas. Elle doit ëtre simplement rouillêe. Je ne vais pas
tarder... Puis nous pourrons faire une partie d'êchecs. Qu'est-ce que vous
en pensez?
- D'êchecs? fit Perets. Mais oý est Touzik?
- Touzik? C'est-á-dire Touz? Il est maintenant assistant-chef de
laboratoire. On l'a envoyê dans la forët. Touz ne travaille plus chez nous.
Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?
- Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...
Il ouvrit la portiére et sauta sur le ciment.
- Vous vous dêrangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester
assis, vous ne gënez pas.
- Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?
- Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut
enlever les roues... Elle avait bien besoin de se bloquer, celle-lá! Va te
faire... Bon, les mêcaniciens l'enléveront. Allons plutæt faire cette
partie.
Il prit Perets par le bras et l'entraïna dans son bureau. Ils prirent
place derriére la table, le manager poussa de cætê une pile de papiers,
disposa le jeu, dêbrancha le têlêphone et demanda :
- On joue á l'horloge?
- Je ne sais pas trop, dit Perets.
Le bureau êtait sombre et frais, une fumêe de tabac bleu÷tre flottait
entre les armoires comme une algue gêlatineuse, et le manager, verruqueux,
boursouflê, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, êtendit
deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'êchecs et se mit
en devoir d'en extraire les viscéres de bois. Ses yeux ronds jetaient un
êclat vitreux et l'oeil droit, artificiel, êtait continuellement tournê vers
le plafond tandis que le gauche, mobile comme du vif-argent, roulait
librement dans son orbite, fixant tantæt Perets, tantæt la porte, tantæt
l'êchiquier.
- A l'horloge, dêcida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche,
la rêgla, pressa un bouton et joua le premier coup.
Le soleil se levait. Dehors, on entendait crier "Prends á droite!" A
huit heures, le manager qui se trouvait en difficultê rêflêchit longuement
et soudain rêclama un petit dêjeuner pour les deux partenaires. Le manager
perdit une partie et en proposa une autre. Le petit dêjeuner fut copieux :
ils burent deux bouteilles de kêfir et mangérent un chtroutsel rassis. Le
manager perdit la deuxiéme partie, fixa avec dêfêrence et admiration son
oeil vivant sur Perets et en proposa une troisiéme. Il tentait
perpêtuellement le mëme gambit de la reine, sans s'êcarter une seule fois de
la variante qu'il avait choisi et qui êtait irrêmêdiablement perdante. On
aurait dit qu'il travaillait á sa propre dêfaite, et Perets dêplaúait
mêcaniquement les piéces, se faisant á lui-mëme l'effet d'une machine
d'entraïnement : il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est
l'êchiquier, le bouton sur la montre et un protocole d'actions
rigoureusement dêterminê.
A neuf heures moins cinq le haut-parleur du circuit de diffusion
intêrieure grêsilla et annonúa d'une voix asexuêe : "Tous les travailleurs
de l'Administration au têlêphone. Le Directeur va adresser une communication
aux employês."
Le manager prit soudain un air trés sêrieux, brancha le têlêphone, se
saisit du combinê et le porta á son oreille. Ses deux yeux êtaient
maintenant tournês vers le plafond. "Puis-je partir?" demanda Perets. Le
manager fronúa sêvérement les sourcils, mit un doigt sur ses lévres puis fit
un signe de la main á l'adresse de Perets. Un coassement nasillard
s'êchappait de l'êcouteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.
Il y avait beaucoup de monde au garage. Tous les visages êtaient
sêvéres, importants, solennels mëme. Personne ne travaillait, tous avaient
l'oreille collêe aux combinês têlêphoniques. Seul restait dans la cour
violemment êclairêe le serveur-mêcanicien qui continuait á poursuivre la
roue, la respiration sifflante, l'air êgarê, rouge, en sueur. Quelque chose
de trés important êtait en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa
Perets, pas possible, je suis toujours á cætê, je ne sais jamais rien. C'est
peut-ëtre lá le malheur, peut-ëtre que tout est normal mais je ne sais
jamais le pourquoi du comment, et c'est pour úa que je me trouve en trop.
Il se prêcipita vers la plus proche cabine têlêphonique, tendit
avidement l'oreille, mais il n'y avait que des bourdonnements dans
l'êcouteur. Il ressentit alors un soudain effroi, une sourde crainte á
l'idêe qu'il êtait encore en train de manquer quelque chose quelque part,
que quelque part quelque chose êtait encore distribuê á tout le monde,
quelque chose dont il serait comme toujours privê. Bondissant par-dessus les
trous et les fossês, il traversa le chantier, fit un êcart pour êviter le
garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combinê dans
l'autre et escalada une êchelle posêe contre le mur inachevê. Il put voir á
toutes les fenëtres des gens munis de têlêphones, figês sur place d'un air
pênêtrê puis il entendit au-dessus de sa tëte un miaulement strident et
presque aussitæt aprés le bruit d'un coup de feu derriére son dos. Il sauta
á terre, tomba dans un tas d'ordures et se prêcipita vers l'entrêe de
service. La porte êtait fermêe. Il secoua á plusieurs reprises la poignêe,
qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce qu'il pourrait
faire ensuite. A cætê de la porte se trouvait une êtroite fenëtre ouverte.
Il s'y glissa, se couvrant de poussiére et s'arrachant les ongles des mains.
Il se retrouva dans une piéce munie de deux tables. Derriére l'une
d'elles se trouvait Domarochinier, un têlêphone á la main. Son visage êtait
de pierre, ses yeux clos. Il pressait de l'êpaule le combinê contre son
oreille et notait rapidement quelque chose au crayon dans un gros
bloc-notes. La deuxiéme table êtait inoccupêe et portait un têlêphone.
Perets prit le combinê et se mit á l'êcoute.
Bruissements. Crêpitements. Une voix aiguì et inconnue :
"L'Administration ne peut rêellement utiliser qu'un fragment insignifiant de
territoire dans l'ocêan de la forët qui baigne le Continent. Il n'y a pas de
sens de la vie et pas de sens des actes. Nous pouvons un nombre
extraordinaire de choses, mais nous n'avons pas jusqu'á maintenant compris
ce qui nous est nêcessaire parmi tout ce que nous pouvons. Il ne rêsiste
pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apportê une
satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il êtait dêpourvu de sens..."
De nouveau des bruissements et des crêpitements.
"... Rêsistons avec des millions de chevaux-vapeur, des dizaines de
tout-terrain, de dirigeables et d'hêlicoptéres, la science mêdicale et la
meilleure thêorie de l'approvisionnement du monde. On dêcouvre á
l'Administration au moins deux gros dêfauts. Actuellement des actions de ce
genre peuvent atteindre de trés gros chiffrages au nom de Herostrate pour
qu'il reste notre ami privilêgiê. Elle est absolument incapable de crêer,
sans ruiner l'autoritê et l'ingratitude..."
Bourdonnement, sifflement, bruits semblables á une quinte de toux.
"Elle aime beaucoup ce que l'on appelle les solutions simples, les
bibliothéques, les relations profondes, les cartes gêographiques et autres.
Les chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la
vie pour tout le monde mais les gens n'aiment pas cela. Les employês sont
assis, les jambes ballantes dans le vide ; ils parlent, chacun á sa place,
ils plaisantent, jettent des cailloux et chacun essaie de lancer toujours
plus lourd, alors que la consommation de kêfir ne permet ni de cultiver, ni
de supprimer, ni de faire entrer la forët dans une clandestinitê convenable.
J'ai peur que nous n'ayons mëme pas compris ce que nous voulons exactement
et il faut finalement aussi exercer les nerfs, comme on exerce la capacitê
de perception, et la raison ne rougit pas et ne se perd pas en remords,
parce qu'un probléme scientifique, correctement posê, est devenu moral. Il
est faux, glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et
ne pas raconter de lêgendes, mais se prêparer soigneusement á une issue
type. Demain je vous recevrai encore et examinerai comment vous vous ëtes
prêparês. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre ;
dix-huit heures : rêunion chez moi du personnel non en service ;
vingt-quatre heures : êvacuation gênêrale..."
II y eut dans l'êcouteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se
tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard sêvére
et accusateur.
- Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.
- Ce n'est pas êtonnant, fit Domarochinier d'une voix glaciale. Vous
avez pris un appareil qui n'est pas le vætre. (Il baissa les yeux, inscrivit
quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses
une violation des régles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce
têlêphone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.
- Bon, dit Perets, je m'en vais. Mais oý est mon appareil? Celui-ci
n'est pas le mien. Soit. Mais alors oý est le mien?
Domarochinier ne rêpondit pas. Ses yeux se fermérent á nouveau et il
colla le rêcepteur á son oreille. Perets entendit un coassement.
- Je vous demande oý est mon appareil, cria Perets.
Maintenant, il n'entendait plus rien. Il y eut un bruissement, des
craquements, puis retentirent les signaux de fin de communication. Perets
rejeta alors le combinê et courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des
bureaux, et partout vit des employês connus ou inconnus. Certains êtaient
assis ou debout, figês dans l'immobilitê la plus compléte, pareils á des
figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin á un autre,
enjambant le fil du têlêphone qu'ils traïnaient aprés eux ; d'autres encore
êcrivaient fiêvreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier, dans
les marges des journaux. Et chacun collait êtroitement le combinê á son
oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il n'y avait pas de
têlêphone libre. Perets tenta de prendre celui d'un employê figê dans sa
transe, un jeune gars en combinaison de travail, mais celui-ci revint
aussitæt á la vie, se mit á glapir et á ruer, tandis que les autres
poussaient des "Chut!", agitaient les bras, et quelqu'un cria d'une voix
hystêrique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"
- Oý est mon appareil? criait Perets. Je suis un homme comme vous et
j'ai le droit de savoir! Laissez-moi êcouter! Donnez-moi mon appareil!
On le poussa dehors et la porte fut refermêe á clef derriére lui. Il
gagna le dernier êtage et lá, á l'entrêe du grenier, prés de la machinerie
de l'ascenseur qui ne marchait jamais, se trouvaient, assis á une petite
table, deux mêcaniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets
s'adossa au mur. Les mêcaniciens le regardérent, lui adressérent un vague
sourire et se penchérent derechef sur leur feuille de papier.
- Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.
- Si, rêpondit l'un d'eux. Pourquoi est-ce qu'on n'en aurait pas? On
n'en est pas encore arrivê lá.
- Et vous n'êcoutez pas?
- On n'entend rien, donc il n'y a pas á êcouter.
- Et pourquoi on n'entend rien?
- On a coupê le fil.
Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froissê, attendit
que l'un des deux mêcaniciens ait gagnê et redescendit. Les couloirs êtaient
devenus bruyants. Les portes s'ouvraient, les employês sortaient pour
griller une cigarette. On entendait un bourdonnement de voix animêes,
excitêes, bouleversêes.
"Je vous le garantis, c'est les Esquimaux qui ont inventê l'eskimo.
Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas
la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"
"Je l'ai vu dans le catalogue Yvert : cent cinquante mille francs. Et
c'êtait en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"
"Dræles de cigarettes. Il paraït que maintenant ils ne mettent plus du
tout de tabac dans les cigarettes, mais qu'ils prennent un papier spêcial,
qu'ils le hachent et qu'ils l'imprégnent de nicotine..."
"Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les oeufs,
les gants de soie..."
"Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de la mit.
C'est ce mouton qui n'arrëte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est
comme úa toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il paraït que vous êtiez parti...
C'est bien d'ëtre restê..."
"On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses
qui disparaissaient? Eh bien! c'êtait le discobole du parc, vous savez, la
statue prés de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."
"Pertchik, sois un frére, prëte-moi cinq sacs jusqu'á la paye,
c'est-á-dire jusqu'á demain..."
"Et il ne lui faisait pas la cour. C'est elle qui s'est jetê sur lui.
En prêsence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de mes propres
yeux...
Perets regagna son bureau, dit bonjour á Kim et se lava. Kim ne
travaillait pas. II êtait assis, les mains tranquillement posêes á plat sur
la table, et il regardait le carrelage de faðence du mur. Perets enleva la
housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
- Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se
proméne pour tout rêparer. Je reste assis et je ne sais pas quoi faire
maintenant.
Perets aperúut alors une note sur son bureau :
"Perets. Nous portons á votre connaissance que votre têlêphone se
trouve dans la piéce 771." Signature illisible. Perets soupira.
- Tu n'as pas á pousser de soupir, dit Kim. Il fallait arriver au
travail á l'heure.
- Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.
- Excuse, fit séchement Kim.
- De toute faúon, j'ai pu un peu êcouter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien
compris. Pourquoi?
- Un peu êcoutê! Tu es un imbêcile. Un idiot. Tu as laissê passer une
telle occasion que je n'ai mëme plus envie de parler avec toi. Il va falloir
maintenant te prêsenter au Directeur. Par pure bontê.
- Prêsente-moi, dit Perets. Tu sais, parfois j'avais l'impression de
saisir quelque chose, des fragments de pensêe, trés intêressants, je crois,
mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...
- Et á qui êtait le têlêphone?
- Je ne sais pas. C'êtait dans la piéce oý se trouve Domarochinier.
- Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train d'accoucher... Il n'a pas de
chance, Domarochinier. Il prend une nouvelle collaboratrice, il travaille
six mois avec elle - et elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tombê sur un
têlêphone de femme. De sorte que je ne vois vraiment pas comment t'aider...
En régle gênêrale, personne n'êcoute tout d'affilêe, et les femmes font
certainement pareil. C'est que le Directeur s'adresse á tout le monde á la
fois, mais en mëme temps á chacun en particulier. Tu comprends?
- Je crains de...
- Moi, par exemple, je recommande ce mode d'êcoute : tu dêroules le
discours du Directeur sur une seule ligne, sans t'occuper des signes de
ponctuation, et tu pioches les mots au hasard, comme si c'êtaient des
dominos. Alors, si les moitiês de domino correspondent, tu as un mot que tu
notes sur une feuille sêparêe. Si úa ne correspond pas, le mot est
momentanêment rejetê, mais reste sur la ligne. Il y a encore quelques
subtilitês liêes á la frêquence des voyelles et des consonnes, mais c'est un
effet d'ordre secondaire. Tu comprends?
- Non, dit Perets. C'est-á-dire oui. Dommage, je ne connaissais pas
cette mêthode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?
- Ce n'est pas la seule mêthode. Il y a par exemple celle de la spirale
á pas variable. C'est une mêthode assez grossiére, mais s'il ne s'agit que
de problémes d'êconomie, elle est trés pratique, parce que simple. Il y a la
mêthode de Stevenson-Zaday, mais elle nêcessite des appareillages
êlectroniques... De sorte que la meilleure est peut-ëtre celle des dominos,
et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et spêcialisê, celle de
la spirale.
- Merci, dit Perets. Mais de quoi a parlê aujourd'hui le Directeur?
- Que veut dire "de quoi"?
- Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?
- A qui?
- A qui? Mais á toi, par exemple.
- Malheureusement, je ne peux pas te le raconter. C'est un matêriel
secret, et aprés tout, Perets, tu es un employê surnumêraire Ne te f÷che
donc pas.
- Je ne me f÷che pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque
chose sur la forët, sur la libertê de la volontê... Il y a longtemps que je
jette des cailloux dans le ravin, mais comme úa, sans but, et il a dit
quelque chose lá-dessus aussi.
- Ne me parle pas de úa, fit nerveusement Kim. Úa ne me concerne pas.
Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'êtait pas ton têlêphone.
- Attends un peu, est-ce qu'il a dit quelque chose á propos de la
forët?
Kim haussa les êpaules.
- Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plutæt
ton dêpart.
Perets s'exêcuta.
- Úa te sert á rien de le battre tout le temps, dit Kim d'un air
pensif.
- Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux êchecs, et ce n'est
qu'un amateur... Et puis il joue d'une maniére plutæt bizarre...
- Ce n'est pas grave. A ta place j'y rêflêchirais comme il faut. D'une
maniére gênêrale tu m'inquiétes un peu depuis quelque temps. On êcrit des
dênonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te mênagerai une entrevue
avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te
laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu
es arrivê ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention, que tu
avais trés envie d'aller dans la forët, mais que tu as maintenant changê
d'avis parce que tu te considéres comme incompêtent.
- Bon.
Ils se turent un instant Perets s'imagina face á face avec le Directeur
et fut saisi de panique. La mêthode des dominos, pensa-t-il.
Stevenson-Zaday.
- Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime úa.
Perets se leva d'un bond et se mit á marcher avec excitation á travers
la piéce.
- Seigneur, fit-il. Savoir seulement á quoi il ressemble. Comment il
est.
- Comment? Pas bien grand, plutæt roux...
- Domarochinier a dit que c'êtait un vêritable gêant...
- Domarochinier est un imbêcile. Un vantard et un menteur. Le Directeur
est un homme plutæt roux, replet, avec une petite cicatrice sur la joue
droite. Il marche avec les pieds un peu en dedans, comme un marin.
D'ailleurs, c'est un ancien marin.
- Mais Touzik disait que c'êtait un grand sec avec des cheveux longs
parce qu'il lui manque une oreille.
- Qui c'est encore ce Touzik?
- C'est un chauffeur, je t'en ai parlê.
- Comment le chauffeur Touzik peut-il savoir tout cela? Ecoute,
Pertchik, il ne faut pas ëtre aussi confiant.
- Touzik dit qu'il a êtê son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.
- Et alors? Il ment probablement. J'ai êtê son secrêtaire particulier,
et je ne l'ai pas vu une seule fois.
- Qui?
- Le Directeur. J'ai êtê longtemps son secrêtaire avant de soutenir ma
thése.
- Et tu ne l'as pas vu une seule fois?
- Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que úa?
- Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?
Kim secoua la tëte.
- Pertchik, commenúa-t-il d'une voix caressante. Mon petit. Personne
n'a jamais vu un atome d'hydrogéne, mais tout le monde sait qu'il a une
enveloppe d'êlectrons aux caractêristiques dêterminêes et un noyau qui se
compose dans le cas le plus simple d'un proton.
- C'est vrai, dit mollement Perets.
Il se sentait fatiguê.
- Donc, je le verrai demain?
- Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je
t'organiserai une rencontre, úa je te le garantis. Mais ce que tu verras
lá-bas et qui, úa je ne le sais pas. Et ce que tu entendras, je ne le sais
pas non plus. Tu ne me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non,
et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?
- Mais ce sont tout de mëme des choses diffêrentes, dit Perets.
- C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.
- J'ai l'air êvidemment bien abruti, dit tristement Perets.
- Un peu.
- C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.
- Non, tu manques simplement de sens pratique. Et au fait, pourquoi
est-ce que tu as mal dormi?
Perets raconta. Et prit peur. Le visage bienveillant de Kim s'êtait
soudain empli de sang, ses cheveux hêrissês. Il poussa un rugissement,
dêcrocha le combinê, composa furieusement un numêro et vocifêra :
- Commandant? Qu'est-ce que cela signifie, commandant? Comment
avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je ne vous demande pas ce
qui êtait venu á expiration. Je vous demande comment vous avez osê expulser
Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je vous
êcraserai! Vous et votre Claude-Octave! Avec moi vous irez nettoyer les
chiottes! Vous partirez dans la forët. En vingt-quatre heures, en soixante
minutes. Quoi? Oui... Oui... Quoi? Oui... C'est úa. Dans ce cas c'est
diffêrent. Et le meilleur linge... Úa, c'est votre affaire. Dans la rue au
besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie. Excusez pour le
dêrangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.
Il reposa le combinê.
- Tout est rentrê dans l'ordre. Malgrê tout, c'est un homme admirable.
Va te reposer. Tu habiteras dans son appartement et il s'installera avec sa
famille dans ton ancienne chambre ; autrement, il ne peut malheureusement
pas... Et ne discute pas, je t'en prie. Ce n'est pas une affaire entre toi
et moi, c'est lui-mëme qui a dêcidê. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai
pour le Directeur.
En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile á
cligner des yeux sous le soleil, puis il prit la direction du parc pour
aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise
êtait solidement maintenue par la main de pl÷tre musculeuse du
voleur-discobole á gauche de la fontaine, dont la hanche s'ornait d'une
inscription indêcente. A proprement parler, l'inscription n'êtait pas
particuliérement indêcente. On avait êcrit au crayon á encre :
"Fillettes, prenez garde á la syphilis."
Perets pênêtra dans la salle d'attente du Directeur á dix heures
prêcises. Il y avait dêjá une vingtaine de personnes qui faisaient la queue.
On fit passer Perets en quatriéme position. Il prit place dans un fauteuil
entre Bêatrice Vakh, employêe au groupe d'Aide á la population locale, et un
sombre collaborateur du groupe de la Pênêtration du gênie. A en juger par la
plaque qu'il portait sur la poitrine et l'inscription sur son masque de
carton blanc, ce dernier devait ëtre appelê Brandskougel. La salle d'attente
êtait peinte en rose p÷le. Sur un mur êtait placêe une pancarte "Dêfense de
fumer, de jeter des ordures, de faire du bruit", sur un autre, un grand
tableau qui reprêsentait l'exploit du traverseur de la forët Selivan : sous
les yeux de ses camarades stupêfiês, Selivan, les bras levês, se
transformait en arbre sauteur. Les rideaux roses des fenëtres êtaient
soigneusement tirês et au plafond brillait un lustre gigantesque. Outre la
porte d'entrêe sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la piéce possêdait une
autre porte, immense, revëtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans
issue". Exêcutêe á la peinture phosphorescente, l'inscription se dêtachait
comme un sinistre avertissement. En dessous se trouvait le bureau de la
secrêtaire, garni de quatre têlêphones de couleur diffêrente et d'une ma
Aine á êcrire êlectrique. La secrêtaire, une femme repléte d'un certain ÷ge
portant lorgnon, êtudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique".
Les visiteurs parlaient á voix basse. Beaucoup ne pouvaient cacher leur
nervositê et feuilletaient fêbrilement de vieux illustrês. Tout ceci
êvoquait furieusement la file d'attente chez un dentiste, et Perets fut á
nouveau agitê d'un frisson dêsagrêable, d'un tremblement de m÷choires, et
saisi du dêsir de partir n'importe oý sans plus attendre.
- Ils ne sont mëme pas paresseux, disait Bêatrice Vakh, son charmant
visage tournê dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter
un travail systêmatique. Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable
lêgéretê avec laquelle ils abandonnent les endroits oý ils ont vêcu?
- C'est á moi que vous parlez? demanda timidement Perets.
Il n'avait aucune idêe de la maniére d'expliquer cette incroyable
lêgéretê.
- Non. Je parlais á "Mon cher" Brandskougel.
"Mon cher" Brandskougel remit en place le pan gauche de sa moustache
qui se dêcollait et marmonna cordialement :
- Je ne sais pas.
- Et nous ne le savons pas non plus, fit amérement Bêatrice. Il suffit
que nos êquipes s'approchent du village pour qu'ils partent en abandonnant
leur maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les intêressons pas.
Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?
Mon cher Brandskougel resta quelques instants silencieux, comme s'il
rêflêchissait á la question, observant Bêatrice á travers les êtranges
meurtriéres cruciformes de son masque. Puis il rêpondit sur le mëme ton que
prêcêdemment :
- Je ne sais pas.
- C'est vraiment dommage, poursuivit Bêatrice, que notre groupe ne se
compose que de femmes. Je sais bien qu'il y a une raison profonde, mais il
manque souvent la fermetê, l'÷pretê, je dirais presque la motivation
masculine. Les femmes ont malheureusement tendance á se disperser, vous avez
dù le remarquer.
- Je ne sais pas, dit Brandskougel.
Sa moustache se dêtacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il
la ramassa, l'examina attentivement en soulevant un coin de son masque,
cracha prestement dessus et la remit en place.
Une clochette tinta mêlodieusement sur le bureau de la secrêtaire.
Celle-ci posa son manuel, consulta une liste en retenant avec affectation
son lorgnon et annonúa :
- Professeur Kakadou, c'est á vous.
Le professeur Kakadou l÷cha sa revue illustrêe, se leva d'un bond, se
rassit, regarda autour de lui en blëmissant, puis se mordit la lévre et, le
visage dêfait, s'arracha á son fauteuil et disparut derriére la porte qui
portait l'inscription "Sans issue". Un silence morbide rêgna pendant
quelques secondes dans la salle d'attente. Puis les bruits de voix et de
feuilles froissêes reprirent.
- Nous n'arrivons pas, disait Bêatrice, á trouver le moyen de les
intêresser, de les captiver. Nous leur avons construit des habitations
confortables sur pilotis. Ils les bourrent de tourbe et y mettent des
espéces d'insectes. Nous avons essayê de leur proposer de la bonne
nourriture au lieu de la saletê aigre qu'ils mangent. En pure perte. Nous
avons essayê de les vëtir de maniére humaine. Un est mort, deux autres sont
tombês malades. Mais nous continuons nos expêriences. Hier nous avons
rêpandu dans la forët un plein camion de miroirs et de boutons dorês... Le
cinêma ne les intêresse pas, pas plus que la musique. Les crêations
immortelles ne provoquent chez eux qu'une sorte de ricanement... Non, il
faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs
enfants et d'organiser des êcoles spêciales. Malheureusement, cela implique
des difficultês d'ordre technique : on ne peut pas les prendre avec des
mains humaines, il faudrait lá des machines spêciales... D'ailleurs, vous
savez tout cela aussi bien que moi.
- Je ne sais pas, dit mêlancoliquement "Mon cher" Brandskougel.
La clochette tinta á nouveau, et la secrêtaire dit:
- Bêatrice, c'est á vous. Je vous en prie. Bêatrice s'agita. Elle
esquissa le geste de se prêcipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta
autour d'elle un regard plein de dêsarroi. Elle revint sur ses pas, regarda
sous le fauteuil en murmurant :
"Oý est-il? Oý?", promena ses yeux immenses sur la salle d'attente,
saisit ses cheveux, cria d'une voix forte : "Mais oý est-il?", puis attrapa
soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter á terre.
Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit Bêatrice. Elle resta
quelques secondes les yeux fermês, le visage empli d'une joie sans bornes,
serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la
porte recouverte de cuir jaune et la referma derriére elle. Dans un silence
de mort, Perets se releva et, s'efforúant de ne regarder personne, êpousseta
son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prëtait attention : tous les
regards êtaient braquês sur la porte jaune.
"Que vais-je lui dire? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis
philologue et que je ne peux pas ëtre utile á l'Administration, laissez-moi
partir, je m'en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma
parole. Mais pourquoi ëtes-vous venu ici? Je me suis toujours beaucoup
intêressê á la forët, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forët. En
fait j'ai abouti ici tout á fait par hasard, puisque je suis philologue. Les
philologues, les littêrateurs, les philosophes n'ont rien á faire á
l'Administration. C'est pour úa qu'on a raison de ne pas me laisser partir,
je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux ëtre ni á l'Administration,
oý l'on dêféque sur la forët, ni dans la forët, oý l'on ramasse les enfants
avec des machines. Il faudrait que je m'en aille et que je m'occupe de
quelque chose de plus simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme
un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux
apprendre á personne ce que je sais... Non, je ne peux êvidemment pas dire
úa. Il faut verser une larme, mais oý vais-je la trouver, cette larme? Je
casserai tout chez lui si seulement il essaie de m'empëcher de partir. Je
casserai tout et je m'en irai á pied."
Perets se vit marchant sur la route poussiêreuse sous un soleil de feu,
kilométre aprés kilométre, tandis que la valise se fait de plus en plus
lourde et de plus en plus indêpendante de sa volontê. Et chaque pas
l'êloigne toujours plus de la forët, de son rëve, de son angoisse qui est
depuis longtemps le sens de sa vie...
"On dirait qu'il y a un bout de temps que personne n'a êtê appelê,
pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dù ëtre trés intêressê par le projet
de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du
bureau? Il doit y avoir une autre issue."
- Excusez-moi, s'il vous plaït, dit-il en se tournant vers "Mon cher"
Brandskougel, quelle heure est-il?
"Mon cher" Brandskougel consulta sa montre-bracelet, rêflêchit un
instant et dit :
- Je ne sais pas.
Perets se pencha vers son oreille et murmura :
- Je ne le dirai á personne. A per-sonne. "Mon cher" Brandskougel
hêsita. Il promena des doigts indêcis sur la plaquette de plastique qui
portait son nom, jeta un regard á la dêrobêe autour de lui, b÷illa
nerveusement, regarda á nouveau autour de lui et chuchota en maintenant
fermement son masque contre sa figure :
- Je ne sais pas.
Puis il se leva et s'empressa de rejoindre un autre coin de la salle
d'attente.
La secrêtaire dit :
- Perets, c'est votre tour.
- Mon tour? s'êtonna Perets. J'êtais quatriéme.
La secrêtaire haussa la voix.
- Employê surnumêraire Perets, c'est votre tour!
- Il raisonne..., grommela quelqu'un.
- Ces types-lá, il faut les chasser... Avec un balai brùlant! dit á
voix haute quelqu'un sur la droite.
Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les
mains á ses flancs. La secrêtaire le regardait fixement.
Des voix s'êlevérent dans la salle d'attente :
- Il fait le dêgoùtê.
- Úa a beau faire le malin...
- Et nous avons supportê úa!
- Excusez, vous l'avez supportê. Moi, c'est la premiére fois que je le
vois.
- Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtiéme.
La secrêtaire êleva la voix :
- Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous
lá-bas... Oui, oui, c'est á vous que je parle. Alors, employê Perets, vous
allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?
- Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.
La derniére personne qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut
"Mon cher" Brandskougel, barricadê dans un coin derriére son fauteuil, le
visage crispê, accroupi une main dans la poche arriére de son pantalon. Puis
il vit le Directeur.
Le Directeur êtait un bel homme êlancê d'une trentaine d'annêes, vëtu
d'un costume coùteux qui tombait admirablement. Il êtait debout prés de la
fenëtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se
pressaient sur l'appui. Le bureau êtait absolument vide : il n'y avait pas
une chaise, pas mëme de table. Seule une copie en rêduction de "L'exploit du
traverseur de la forët Selivan" êtait accrochêe au mur opposê á la fenëtre.
- Employê surnumêraire de l'Administration Perets? prononúa d'une voix
claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d'un
sportif.
- Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.
- Enchantê, enchantê Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour.
Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
Perets s'inclina, intimidê, et serra la main qu'on lui tendait. La main
êtait séche et ferme.
- Comme vous voyez, je donne á manger aux pigeons. Curieux oiseau. On
sent qu'il renferme des possibilitês immenses. Qu'en pensez-vous, monsieur
Perets?
Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le
visage du Directeur exprimait une telle cordialitê, un tel intêrët, une
telle attente anxieuse d'une rêponse que Perets se reprit et mentit :
- J'aime beaucoup, monsieur Ah.
- Vous les aimez rætis? Ou á l'êtouffêe? Moi par exemple je les aime en
croùte. Un pigeon en croùte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il
y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?
Et le visage de M. Ah reflêta á nouveau un trés vif intêrët et
l'attente anxieuse de la rêponse.
- Etonnant, dit Perets. Il avait rêsolu de se rêsigner á tout et d'ëtre
d'accord sur tout.
- Et la "Colombe" de Picasso, reprit M. Ah. Je me le remêmore á
l'instant... "Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants
passent sans qu'on puisse les rattraper..." Comme cela exprime bien cette
idêe de notre incapacitê á saisir et matêrialiser la beautê!
- De trés beaux vers, acquiesúa passivement Perets.
- La premiére fois que j'ai vu la "Colombe", j'ai pensê, comme
probablement beaucoup d'autres, que le dessin êtait faux, ou en tout cas peu
naturel. Mais ensuite, j'ai êtê amenê par mes fonctions á m'intêresser aux
pigeons et je me suis soudain aperúu que Picasso, ce faiseur de miracles,
avait saisi l'instant prêcis oý le pigeon replie ses ailes avant de se
poser. Ses pattes touchent dêjá la terre, mais lui est encore dans l'air, en
vol. L'instant oý le mouvement devient immobilitê, le vol repos.
- Il y a chez Picasso des tableaux êtranges, que je ne comprends pas,
dit Perets, montrant lá son indêpendance d'esprit.
- Oh, c'est simplement que vous ne les avez pas regardês assez
longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d'aller deux
ou trois fois dans l'annêe au musêe. Il faut regarder les tableaux durant
des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de
reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur
votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise
copie. Mais si vous aviez l'occasion de faire connaissance avec l'original,
vous comprendriez l'idêe de l'artiste.
- Et en quoi consiste-t-elle?
- Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le
Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau? Formellement, c'est quelque chose
moitiê-homme moitiê-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne
saisit pas le passage d'une substance á une autre. Il manque au tableau le
principal - la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilitê
d'êtudier l'original, vous comprendriez que l'artiste est parvenu á faire
entrer dans la reprêsentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit
non pas un homme-arbre, ni mëme la transformation de l'homme en arbre, mais
prêcisêment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a
utilisê l'idêe contenue dans une vieille lêgende pour reprêsenter la
naissance d'une nouvelle individualitê. Le nouveau qui sort de l'ancien. La
vie de la mort. La raison de la matiére stagnante. La copie est absolument
statique et tout ce qui y est reprêsentê existe en dehors du cours du temps.
Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La fléche du temps,
comme dirait Eddington!
- Et oý donc est l'original? demanda poliment Perets.
Le Directeur eut un sourire.
- L'original, naturellement, a êtê dêtruit en tant qu'objet d'art ne
permettant pas une double interprêtation. La premiére et la deuxiéme copie
ont êgalement êtê dêtruites par mesure de prêcaution.
M. Ah revint á la fenëtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait
sur l'appui.
- Bien. Nous avons parlê des pigeons, prononúa-t-il d'une voix
nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?
- Quoi?
- Nom. Votre nom.
- Pe... Perets.
- Annêe de naissance?
- Trente...
- Prêcisêment!
- Mille neuf cent trente. Cinq mars.
- Que faites-vous ici?
- Employê surnumêraire. Rattachê au groupe de la Protection
scientifique.
- Je vous demande : que faites-vous ici? dit le Directeur en tournant
vers Perets un regard aveugle.
- Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.
- Votre opinion sur la forët. Briévement.
- La forët, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.
- Votre opinion sur l'Administration?
- Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...
- Úa suffit.
Le Directeur s'approcha de Perets, le prit par les êpaules et, le
regardant droit dans les yeux, dit :
- Ecoute, ami, laisse! Partie á trois? On appelle la secrêtaire, tu as
vu le morceau? C'est pas une femme, c'est les soixante-neuf positions
rêunies! "Ouvrons, enfants, le Jeroboam de rêserve!...", chanta-t-il d'une
voix lourde. Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu
en dis?
Il sentait soudain l'alcool et le saucisson á l'ail, ses yeux
louchaient vers la racine du nez.
- On appelle l'ingênieur, Brandskougel, "Mon cher" á moi, continua-t-il
en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaït de ces histoires... pas
besoin de hors-d'oeuvre... On y va?
- Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...
- Que tu quoi?
- Monsieur Ah, je...
- Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?
- Kamarade Ah, je suis venu vous demander...
- Dem-m-an-an-de! Je ne te refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens,
en voilá. Il y a quelqu'un qui ne te plaït pas? Dis-le, on verra úa! Alors?
- N-non, je veux simplement m'en aller. Je n'arrive pas á partir, je
suis arrivê ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne
veut m'aider, et je vous le demande á vous, en tant que Directeur...
Ah libêra Perets, arrangea sa cravate et sourit séchement.
- Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le
dêlêguê du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai
quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaït. Le Directeur va vous recevoir.
Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son
bureau nu et fit un geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa
un signe de tëte rêservê et se baissa pour pênêtrer dans la piéce suivante.
Ce faisant, il eut l'impression de recevoir une lêgére tape sur
l'arriére-train. Au reste, il êtait probable que ce, n'êtait qu'une
impression - á moins que M. Ab ne se soit un peu trop pressê de claquer la
porte.
La piéce dans laquelle il se retrouva êtait une copie conforme de la
salle d'attente, la secrêtaire elle-mëme êtait l'exacte copie de la premiére
secrêtaire, mais elle lisait un livre intitulê "Sublimation du gênie". Les
fauteuils êtaient êgalement occupês par des visiteurs p÷les munis de
journaux et de revues. Lá aussi il y avait le professeur Kakadou qui
souffrait cruellement de dêmangeaisons nerveuses et Bêatrice Vakh, son
carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, êtaient
des inconnus et sous une copie de "L'exploit du traverseur de la forët
Selivan" s'allumait et s'êteignait rêguliérement une brutale injonction :
"SILENCE!" Et en effet personne ne parlait. Perets s'assit
prêcautionneusement tout au bord d'un fauteuil. Bêatrice Vakh lui adressa un
sourire un peu crispê mais dans l'ensemble amical.
Au bout d'une minute de silence tendu, une clochette tinta. La
secrêtaire posa son livre et dit :
- Rêvêrend Lucas, on vous demande.
Le Rêvêrend Lucas faisait peur á voir, et Perets se dêtourna. Ce n'est
rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette
pluvieuse soirêe d'automne oý on avait apportê dans l'appartement Esther -
Esther qu'un voyou ivre venait d'êgorger dans l'entrêe de la maison, les
voisins qui s'accrochaient á lui et les êclats de verre dans sa bouche - il
avait brisê le verre avec ses dents quand on lui avait apportê de l'eau...
Oui, pensat-il, le plus dur est passê...
Son attention fut rêveillê par des bruits de grattements rêpêtês. Il
ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou
se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
- A votre avis, faut-i1 sêparer les filles et les garúons? murmura
d'une voix tremblante Bêatrice.
- Je n'en sais rien, dit mêchamment Perets. Bêatrice Vakh continuait á
marmonner :
- Une êducation complexe a êvidemment ses avantages, mais c'est lá un
cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va
pas me chasser? Oý pourrais-je aller? On m'a dêjá chassêe de partout ; il ne
me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont filê et
cette espéce de poudre qui ne tient pas.
La secrêtaire posa la "Sublimation du gênie" et observa sêvérement :
- Ne vous êgarez pas.
Bêatrice Vakh se figea, terrifiêe. La petite porte basse s'ouvrit et un
homme complétement rasê se glissa dans la salle d'attente.
- Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.
- Je suis lá, dit Perets en se levant d'un bond.
- Dehors avec vos affaires! La voiture part dans dix minutes, allez,
hop!
- La voiture pour oý? Pourquoi?
- Vous ëtes Perets?
- Oui...
- Vous voulez partir, oui ou non?
- Je voulais, mais...
- Comme vous voudrez, rugit sur un ton excêdê l'homme rasê, j'ai fait
mon travail, je vous l'ai dit.
Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.
- Arriére! lui cria la secrêtaire, tandis que plusieurs mains
agrippaient ses vëtements. Perets se dêbattit dêsespêrêment et la veste se
dêchira.
- La voiture, dehors! gêmit-il.
- Vous ëtes fou! dit la secrêtaire, furieuse. Oý voulez-vous aller
comme úa? Vous avez une porte lá, oý il y a êcrit "Sortie".
Des mains fermes guidérent Perets vers l'inscription "Sortie". Derriére
la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle
s'ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes
aprés les autres.
Un soleil êclatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse
blanche. Un dos nu, badigeonnê de teinture d'iode. Une odeur de pharmacie.
Ce n'êtait pas úa.
L'obscuritê, le ronronnement d'un projecteur cinêmatographique. Sur
l'êcran quelqu'un qu'on tire en tous sens par les oreilles. Les visages
blancs de spectateurs qui se tournent, mêcontents. Une voix : "La porte!
Fermez la porte!" Encore pas úa...
Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.
Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la
queue. Derriére la barriére de verre, des bouteilles de kêfir êtincelantes,
des tartes et des g÷teaux resplendissants.
- Messieurs, cria Perets, oý est la sortie?
- La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiffê d'une toque
de cuisinier.
- D'ici...
- A la porte oý vous ëtes.
- Ne l'êcoutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est
juste un petit futê qui s'amuse á retarder la queue. Travaillez, ne faites
pas attention á lui.
- Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...
- Non, ce n'est pas lui, dit le vieillard êquitable. L'autre, il
demande toujours oý sont les toilettes. Oý donc est votre voiture,
disiez-vous, monsieur?
- Dans la rue...
- Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
- Úa m'est êgal dans laquelle, je veux simplement sortir, á
l'extêrieur!
- Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement changê
son rêpertoire. Ne faites pas attention á lui...
Perets regarda dêsespêrêment autour de lui, revint dans la salle et
poussa la porte á cætê. Elle êtait fermêe. Une voix mêcontente demanda :
- Qui est lá?
- Je dois sortir! cria Perets. Oý est la sortie?
- Attendez un instant.
Il y eut un certain remue-mênage derriére la porte, un clapotis d'eau,
des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :
- Que voulez-vous?
- Sortir! Je dois sortir!
- Un instant.
Une clef grinúa et la porte s'ouvrit. La piéce êtait plongêe dans
l'obscuritê.
- Entrez, dit la voix.
Cela sentait le rêvêlateur. Les bras êtendus devant lui, Perets fit
quelques pas mal assurês.
- Je n'y vois rien, dit-il.
- Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme
úa.
Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.
- Signez ici, dit la voix.
Un crayon fut glissê entre les doigts de Perets. Il distinguait
maintenant dans la pênombre la vague blancheur d'une feuille de papier.
- Vous avez signê?
- Non. Il faut signer quoi?
- N'ayez pas peur, ce n'est pas une condamnation á mort. Signez que
vous n'avez rien vu.
Perets signa á tout hasard. Il fut á nouveau fermement pris par la
manche, guidê á travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix
demanda :
- Vous ëtes nombreux?
- Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriére la porte.
- La file d'attente est formêe? Je vais ouvrir la porte et faire sortir
quelqu'un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de
plaisanteries. C'est clair?
- Compris. Ce n'est pas la premiére fois.
- Personne n'a oubliê de vëtements?
- Non, non. Faites sortir.
La clef grinúa á nouveau. Perets fut presque aveuglê par la lumiére
êclatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours fermês, il
descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans
la cour intêrieure de l'Administration. Des voix mêcontentes criérent :
- Alors, Perets, dêpëche-toi! Il va falloir attendre longtemps?
Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d'employês du groupe
de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de
la main. Perets courut jusqu'au camion et embarqua : il fut tirê, hissê et
jetê au fond de la caisse. Aussitæt le moteur rugit, le camion dêmarra
brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'êcroula sur
lui de tout son poids, tout le monde se mit á s'êpoumoner et á rire aux
êclats, et ils partirent.
Perets alluma une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de
sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s'enveloppa avec un
sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que
la journêe fùt chaude, le vent de la course transperúait les vëtements.
Perets fumait, la cigarette abritêe dans le creux de sa main, et regardait
autour de lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la derniére
fois que je te vois, mur. La derniére fois que je vous vois, cottages.
Adieu, dêcharge, j'ai laissê mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu,
mare, adieu, êchecs, adieu, kêfir. Comme on se sent lêger, vainqueur! Jamais
plus je ne boirai de kêfir. Jamais plus je ne m'installerai derriére un
êchiquier..."
Les employês qui s'entassaient derriére la cabine, se tenant les uns
aux autres et se protêgeant mutuellement du vent, parlaient de choses
abstraites.
- C'est mathêmatique, j'ai fait le calcul moi-mëme. Si úa continue
comme úa, dans cent ans il y aura dix employês pour chaque métre carrê de
territoire et la masse globale sera telle que le rocher s'effondrera. Les
besoins en moyens de transport pour l'acheminement du ravitaillement et de
l'eau seront tels qu'il faudra installer un pont automobile entre
l'Administration et le Continent. Les camions rouleront á quarante
kilométres á l'heure et á un métre d'intervalle, et ils seront dêchargês en
marche... Non, je suis absolument certain que la direction pense dés
maintenant á rêglementer l'afflux des nouveaux employês. Rendez-vous compte,
c'est impossible, le commandant de l'hætel en a dêjá sept, et bientæt un
huitiéme. Et tous en bonne santê. Domarochinier pense qu'il faut faire
quelque chose á ce sujet. Non, pas obligatoirement la stêrilisation, comme
il le propose...
- Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
- C'est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la
stêrilisation...
- Il paraït que les congês annuels seront portês á six mois.
Ils passérent devant le parc, et Perets se rendit compte tout á coup
que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bientæt franchir
les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
- Dites-moi, oý allons-nous? demanda-t-il,
- Comment, oý? Toucher la paye.
- On ne va pas sur le Continent?
- Sur le Continent, pour quoi faire? Le caissier est á la station
biologique.
- Alors vous allez á la station? Dans la forët?
- Oui. Ceux de la Protection scientifique sont payês á la station
biologique.
- Mais moi, alors? demanda Perets, dêcontenancê.
- Tu seras payê aussi. Tu as droit á une prime... Au fait, tous les
questionnaires sont remplis?
Les employês se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles
de papier imprimê de diverses couleurs et dimensions.
- Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?
- Quel questionnaire?
- Comment, quel questionnaire? Le formulaire numêro
quatre-vingt-quatre.
- Je n'ai rien rempli, dit Perets.
- Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!
- Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...
- Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma
valise et le manteau, lá... Je ne comptais pas aller dans la forët, je
voulais partir.
- Et la visite mêdicale? Les vaccinations?
Perets secoua la tëte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et
Perets, le regard lointain, considêrait la forët, ses strates poreuses á
l'horizon, son bouillonnement d'orage figê, la toile d'araignêe de brume
poisseuse á l'ombre de la falaise.
- S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.
- Mais enfin, tout de mëme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...
- Et Domarochinier?
- Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?
- Úa, tu n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. L'annêe derniére
Candide est parti en hêlico sans papiers ; c'êtait un type qui n'avait pas
froid aux yeux. Et maintenant, oý est-il?
- Primo, ce n'êtait pas l'annêe derniére, mais bien avant. Secundo, il
est mort, et c'est tout. A son poste.
- Oui? et tu as vu la note de service?
- C'est vrai. Il n'y en a pas eu.
- Alors il n'y a mëme pas á discuter. On l'a mis dans le bunker du
poste de contræle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...
- Comment úa se fait, Pertchik, que tu n'aies pas rempli le
questionnaire? Tu as peut-ëtre quelque chose de pas tout á fait clair...
- Un instant, messieurs! La question est sêrieuse. Je propose que nous
examinions le cas de l'employê Perets dans les régles, pour ainsi dire,
dêmocratiques. Qui sera le secrêtaire?
- Domarochinier secrêtaire!
- Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secrêtaire
d'honneur notre vênêrê Domarochinier. Je vois sur les visages que
l'unanimitê est faite. Et qui sera le secrêtaire adjoint?
- Vanderbild secrêtaire adjoint!
- Vanderbild? Mon dieu... On propose d'êlire Vanderbild comme
secrêtaire adjoint. Y a-t-il d'autres propositions? Qui est pour? Contre?
Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?
- Moi?
- Oui, oui. Vous, prêcisêment.
- Je ne vois pas l'intêrët. Pourquoi chercher á sortir les tripes á
quelqu'un? Úa va dêjá assez mal pour lui comme úa.
- D'accord. Et vous?
- C'est pas tes oignons.
- Comme vous voudrez... Secrêtaire adjoint, êcrivez : deux abstentions.
Commenúons. Qui veut prendre la parole le premier? Pas de candidats? Je
commence donc. Employê Perets, rêpondez á la question suivante. "Quelles
distances avons-nous parcouru dans l'intervalle compris entre les annêes
vingt-cinq et trente : a) á pied, b) par voie de transport terrestre, c) par
voie de transport aêrien?" Ne vous pressez pas, rêflêchissez. Vous avez un
crayon et du papier.
Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha á se souvenir.
Le camion êtait agitê par les cahots. Au dêbut, tout le monde le regardait,
puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :
- Je n'ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le matêriel
qu'il y a? Dans le terrain vague derriére les ateliers, vous avez vu? Et
vous savez ce que c'est, comme matêriel? En rêalitê, il est dans des caisses
clouêes, et personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce
que j'ai vu avant-hier soir? Je m'êtais arrëtê pour fumer une cigarette, et
tout á coup j'entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi
d'une caisse, une ênorme, comme une maison, qui céde et qui s'ouvre comme un
portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la dêcrire, vous
comprenez pourquoi. Mais ce spectacle... Elle est restêe lá quelques
secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc
tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentrêe dans la
caisse et le couvercle s'est refermê. Je ne me sentais pas á l'aise et je
n'en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : "Je vais tout de
mëme aller voir au " D "." J'y suis allê, et je me suis senti tout glacê :
la caisse êtait tout á fait normale, pas trace de fente, mais la paroi êtait
clouêe DE L'INTERIEUR! Avec des clous brillants qui dêpassaient á
l'extêrieur d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi est-ce qu'elle est
sortie? Et est-ce qu'elle est la seule? Peut-ëtre que la nuit elles vont
toutes comme úa... inspecter. Et pendant qu'on se prêoccupe de
surpeuplement, en attendant elles nous prêparent pour un de ces jours une
nuit de la Saint-Barthêlêmy, et elles jetteront nos os du haut de la
falaise. Et peut-ëtre mëme pas des os, mais de la bouillie d'ossements..."
Quoi? Non merci, mon cher, dis-le toi-mëme á ceux du Gênie, si tu veux.
Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou
non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...
- Alors, Perets, vous ëtes prët?
- Non, dit Perets, je n'arrive pas á me souvenir. C'êtait il y a
longtemps.
- Etrange. Moi, par exemple, je me souviens trés bien. Six mille sept
cent un kilométres par voie ferrêe, soixante-dix mille cent cinquante-trois
kilométres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de
nêcessitê personnelle), quinze mille sept kilométres á pied. Et je suis plus
vieux que vous. Etrange, êtrange, Perets... Bon... Passons au point suivant.
Quels sont les jouets que vous prêfêriez quand vous êtiez d'÷ge prêscolaire?
- Les tanks mêcaniques, dit Perets en s'êpongeant le front. Et les
automitrailleuses.
- Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'êtait avant d'aller á l'êcole, en
des temps, disons, beaucoup plus reculês. Bien que moins responsables,
n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses... Point
suivant. A quel ÷ge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre
parenthéses - pour un homme? L'expression entre parenthéses concerne, en
régle gênêrale, les femmes. Vous pouvez rêpondre.
- Il y a longtemps, dit Perets. Úa se passait il y a trés longtemps.
- Prêcisêment!
- Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.
Le prêsident haussa les êpaules.
- Je n'ai rien á cacher. Cela m'est arrivê pour la premiére fois á
l'÷ge de neuf ans, un jour oý on me baignait avec ma cousine... A vous
maintenant.
- Je ne peux pas, dit Perets. Je ne dêsire pas rêpondre á de telles
questions.
- Idiot, lui chuchota une voix á l'oreille. Invente quelque chose qui
fasse sêrieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiétes? Qui va aller vêrifier?
- D'accord, dit Perets, soumis. C'êtait á l'÷ge de dix ans, le jour oý
on m'a baignê avec mon chien Mourka.
- Trés bien! s'exclama le prêsident. Et maintenant, ênumêrez les
maladies des membres infêrieurs dont vous avez souffert.
- Rhumatismes.
- Et puis?
- Claudication intermittente.
- Trés bien. Et encore?
- Rhume, dit Perets.
- Ce n'est pas une maladie des membres infêrieurs.
- Je ne sais pas. Chez vous, peut-ëtre que non, mais chez moi c'est une
maladie des membres infêrieurs. J'avais les pieds trempês, et je me suis
enrhumê.
- Admettons... Et ensuite?
- Úa ne suffit pas?
- Comme vous voudrez. Mais je vous prêviens : plus il y en a, mieux úa
vaut.
- Gangréne spontanêe, dit Perets. Suivie d'amputation. Úa a êtê la
derniére maladie des membres infêrieurs dont j'ai eu á souffrir.
- Úa suffira, maintenant. Question suivante. Votre position
philosophique, rapidement.
- Matêrialisme, dit Perets.
- Quel genre de matêrialisme, prêcisêment?
- Emotionnel.
- Je n'ai plus de questions á poser. Et vous, messieurs?
Il n'y avait plus de questions. Les employês somnolaient ou parlaient
entre eux, le dos tournê au prêsident. Le camion roulait maintenant plus
lentement. Il commenúait á faire trés chaud et de la forët venait une odeur
humide, une odeur puissante et dêsagrêable qui en temps normal ne parvenait
pas jusqu'á l'Administration. Le camion roulait moteur coupê et l'on
entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.
- Je suis êtonnê quand je vous considére, disait le secrêtaire adjoint
qui avait lui aussi tournê le dos au prêsident. Il y a lá une sorte de
pessimisme morbide. L'homme est par nature optimiste, d'une part. D'autre
part et surtout, vous ne croyez tout de mëme pas que le Directeur pense
moins que vous á toutes ces choses-lá? Ce serait ridicule. Dans son dernier
discours, le Directeur, s'adressant á moi, a êvoquê des perspectives
grandioses. J'ai êtê tout bonnement transportê d'enthousiasme, je n'ai pas
honte de le reconnaïtre. J'ai toujours êtê optimiste, mais le tableau qu'il
a fait... Si vous voulez le savoir, tout va ëtre dêmoli, tous ces entrepæts,
ces cottages... Il y aura des b÷timents d'une splendeur aveuglante, en
matêriaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des
jardins suspendus, des buvettes en cristal! Des escaliers qui monteront á
l'assaut du ciel! De belles femmes á la taille flexible, á la peau êlastique
et bronzêe! Des bibliothéques! Des muscles! Des laboratoires! Pleins de
soleil et de lumiére! Des horaires libres! Des automobiles, des
hydroglisseurs, des dirigeables! Des rêunions contradictoires, l'instruction
pendant le sommeil, le cinêma en relief... Aprés leurs heures de travail,
les collaborateurs pourront aller dans les bibliothéques, mêditer, composer
des mêlodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois,
se lire leurs vers!...
- Et toi, qu'est-ce que tu feras?
- De la sculpture sur bois.
- Et quoi encore?
- Ecrire des vers. On m'apprendra á êcrire des vers, j'ai une bonne
êcriture.
- Et moi, qu'est-ce que je ferai?
- Tout ce que tu voudras, dit gênêreusement le secrêtaire adjoint.
Sculpter le bois, êcrire des versCe que tu voudras.
- Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathêmaticien.
- Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des mathêmatiques jusqu'á
plus soif!
- Je fais dêjá des mathêmatiques jusqu'á plus soif.
- Maintenant tu reúois un salaire pour úa. Idiot. Tu pourras sauter de
la tour á parachute.
- Pourquoi?
- Comment, pourquoi? C'est intêressant...
- M'intêresse pas.
- Alors qu'est-ce que tu veux faire? Il n'y a rien d'autre que les
mathêmatiques qui t'intêresse?
- Oui, rien d'autre peut-ëtre... Tu travailles toute la journêe, et le
soir tu es si abruti que tu ne t'intêresses plus á rien d'autre.
- C'est simplement que tu as un esprit bornê. Úa fait rien, on te le
dêveloppera. On te trouvera des talents, tu te mettras á composer de la
musique, ou á sculpter quelque chose...
- Composer de la musique, ce n'est pas le probléme. Mais pour trouver
des auditeurs...
- Moi, je t'êcouterai avec plaisir... Perets, voilá...
- C'est seulement ce que tu crois. Tu ne m'êcouteras pas. Et tu ne
composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de
bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaïs. Et
je connais tout le monde ici. Vous vous traïnerez de la buvette en cristal
au buffet en diamant. Surtout si l'horaire est libre. Je n'ose mëme pas
penser á ce qui se passerait si on vous donnai; la libertê d'horaire.
- Tout homme est un gênie en quelque chose, rêpliqua le secrêtaire
adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a de gênial en lui. Nous n'en
avons mëme pas l'idêe, mais je suis peut-ëtre un gênie de la cuisine et toi,
mettons, un gênie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et
nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'á l'avenir il
y aura des spêcialistes qui s'occuperont de úa, qu'ils chercheront á
dêcouvrir nos virtualitês cachêes.
- Tu sais, les virtualitês, ce n'est pas quelque chose de trés clair.
Je ne dis pas le contraire, peut-ëtre qu'il y a rêellement du gênie en
chacun de nous. Mais que faire si ce gênie ne peut trouver á s'appliquer que
dans un passê reculê ou un futur lointain, alors que, dans le prêsent, il
n'est mëme pas considêrê comme du gênie, que tu l'aies manifestê ou non?
C'est bien, êvidemment, si tu te rêvéles un gênie de la cuisine. Mais
comment reconnaïtrat-on que tu es un cocher de gênie, Perets un tailleur de
pointes de silex de gênie, et moi le gênial dêcouvreur d'un champ X dont
personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans... C'est alors,
comme disait le poéte, que se tournera vers nous la face noire du loisir...
- Eh, les gars, dit quelqu'un, on a rien pris á bouffer avec nous. Le
temps d'arriver, de toucher l'argent...
- Stoðan s'en occupera.
- Et comment, que Stoðan s'en occupera! Ils en sont aux rations, chez
eux.
- Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...
- Tant pis, on verra bien, on est dêjá á la barriére.
Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forët,
et la route s'y enfonúait comme un fil dans un tapis persan. Le camion
dêpassa une pancarte de contre-plaquê oý l'on Usait :
"ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!"
On voyait dêjá la barriére baissêe, l'abri-champignon á cætê, et plus á
droite, les barbelês, les protubêrances blanches des isolateurs et les
treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s'arrëta. Tout le
monde se mit á regarder le garde qui, debout, les jambes croisêes, un fusil
sous le bras, êtait en train de somnoler sous l'abri-champignon. Une
cigarette êteinte pendait á sa lévre et tout autour de lui le terrain êtait
jonchê de mêgots. A cætê de la barriére se dressait un poteau couvert de
pancartes :
"ATTENTION, FORET"
"PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"
"DEFENSE DE CONTAMINER!"
Le chauffeur klaxonna discrétement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un
regard embrumê autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de
la voiture.
- Vous avez l'air d'ëtre beaucoup, lá-dedans, dit-il d'une voix
sifflante. Vous venez pour les sous?
- C'est cela, dit obsêquieusement l'ex-prêsident.
- Bien, c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion,
grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur
un ton de reproche :
- Oh lá lá, ce que vous ëtes nombreux. Et vos mains, elles sont
propres?
- Propres! rêpondirent en choeur les employês. Quelques-uns exhibérent
mëme leurs mains.
- Tout le monde les a propres?
- Tout le monde!
- Úa va, dit le garde.
Il passa la moitiê du corps dans la cabine et on l'entendit dire :
- Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en a combien? Ah-ah... Tu
mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, êcoutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut
Voldemar! Tu continues á rouler?... Moi, je monte toujours la garde. Montre
ta carte... Allons quoi, t'excite pas, montre un peu que je voie... En
régle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce que tu as á êcrire des numêros de
têlêphone sur ta carte? Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je
vois. Donne, je vais la noter aussi... Bon, merci. Allez-y, vous pouvez
passer.
Il sauta du marchepied, faisant voler la poussiére avec ses bottes,
alla á la barriére et pesa sur le contrepoids. La barriére se leva
lentement, les caleúons qui la garnissaient tombérent dans la poussiére. Le
camion s'êbranla.
Dans la caisse, tout le monde s'êtait remis á faire du vacarme, mais
Perets n'entendait pas. Il entrait dans la forët. La forët se rapprochait,
s'avanúait, se faisait de plus en plus haute, pareille á une vague de
l'ocêan, et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel,
d'espace ni de temps, la forët avait pris leur place. Il n'y avait plus
qu'un dêfilê de teintes sombres, un air êpais et humide, des senteurs
êtranges, comme une odeur de graillon, et un arriére-goùt acre dans la
bouche. Seule l'ouðe n'êtait pas touchêe : les bruits de la forët êtaient
êtouffês par le hurlement du moteur et le bavardage des employês. Ainsi
voici la forët, se rêpêtait Perets, me voici dans la forët, se rêpêtait-il
stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais á l'intêrieur, participant.
Je suis dans la forët. Quelque chose de frais et humide toucha son visage,
le chatouilla, se dêtacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda :
c'êtait un filament long et fin provenant d'un vêgêtal, ou peut-ëtre d'un
animal, á moins que ce ne fùt simplement un attouchement de la forët, geste
d'accueil amical ou palpation soupúonneuse ; il ne fit pas un geste vers le
filament.
Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le
brun se retiraient, soumis, loin en arriére, tandis que sur les bas-cætês se
traïnaient en dêsordre les colonnes de l'armêe d'invasion, vêtêrans oubliês,
noirs bulldozers cabrês aux boucliers rouilles furieusement levês, tracteurs
á demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimêes, sur le sol,
camions sans roues et sans vitres - tous morts, abandonnês á jamais, mais
continuant á diriger hardiment vers l'avant, vers les profondeurs de la
forët leurs radiateurs dêfoncês et leurs phares êclatês. Et tout autour la
forët remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et
enflamnêe, trompait la vue en avanúant et reculant, embrouillait, se moquait
et riait, la forët êtait tout entiére insolite, indescriptible et
êcoeurante.
Perets ouvrit la portiére du tout-terrain et regarda vers les
broussailles. Il ne savait pas ce qu'il devait voir. Quelque chose qui
ressemblerait á du kissel nausêabond. Quelque chose d'extraordinaire,
d'impossible á dêcrire. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, de
plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c'êtaient les
gens, et c'est pourquoi Perets ne vit qu'eux. Ils s'approchaient du
tout-terrain, minces et souples, êlêgants et assurês, ils marchaient
lêgérement, sans faire de faux pas, choisissant immêdiatement et sùrement
l'endroit oý poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la
forët, d'y ëtre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait
dêjá, et il est mëme probable qu'ils ne faisaient pas semblant mais qu'ils
le croyaient vraiment, alors que la forët êtait suspendue au-dessus de leurs
tëtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs,
feignant habilement d'ëtre une amie familiére, soumise et simple - d'ëtre
leur. En attendant. Pour un temps...
- Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme - Rita, disait
l'ex-chauffeur Touzik.
Il êtait á cætê du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement
êcartêes, retenant entre ses cuisses une moto r÷lante et tremblante.
- Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin... Il la
suit de prés.
Quentin et Rita s'approchérent et Stoðan quitta le volant pour aller á
leur rencontre.
- Alors, comment va-t-elle? demanda Stoðan.
- Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur.
Quoi, les sous sont arrivês?
- C'est Perets, dit Stoðan. Je vous ai racontê.
Rita et Quentin sourirent á Perets. Il n'avait pas eu le temps de les
examiner, et Perets pensa fugitivement qu'il n'avait jamais vu de femme
aussi êtrange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.
- Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant á sourire tristement. Vous
ëtes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?
- Je ne vois toujours pas, dit Perets.
Il ne faisait pas de doute que cette êtrangetê et ce malheur êtaient
attachês l'un á l'autre par des liens indêfinissables mais extrëmement
solides.
Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
- Mais ne regardez pas lá, dit Quentin. Regardez tout droit, tout
droit! Vous ne voyez pas?
Alors, Perets vit et oublia aussitæt les gens. C'êtait apparu comme
l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette
enfantine du type "Oý est cachê le chasseur?", et une fois qu'on l'avait
trouvêe, on ne pouvait plus la perdre de vue. C'êtait tout prés, úa
commenúait á une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier.
Perets avala convulsivement sa salive.
Une colonne vivante s'êlevait vers les couronnes des arbres, un
faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se
tendaient, un faisceau qui perúait le feuillage dense et s'êlanúait encore
plus haut, vers les nuages. Et il êtait nê du cloaque gras, du cloaque
bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonflê des bulles d'une
chair primitive qui se formait fêbrilement et se dêcomposait aussitæt,
dêversant les produits de sa dêcomposition sur les rives plates, crachant
une bave gluante... Et tout d'un coup, comme si d'invisibles filtres
acoustiques avaient êtê mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre
au milieu du r÷le de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots,
gargouillis, longs gêmissements marêcageux ; et en mëme temps s'avanúait un
vêritable mur d'odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de
bile fraïche, de sêrum, de colle chaude - et ce fut seulement alors que
Perets vit les masques á oxygéne suspendus sur la poitrine de Rita et
Quentin, et aperúut Stoðan qui, avec une grimace de dêgoùt, portait á son
visage l'embouchure du masque. Mais lui-mëme ne tenta pas de mettre le
masque, comme s'il espêrait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses
yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racontê...
- Úa pue chez vous, dit Touzik. Comme á la morgue...
Et Quentin dit á Stoðan :
- Tu devrais dire á Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un
poste de travail insalubre. On a droit á du lait, du chocolat...
Rita fumait pensivement rejetant la fumêe par ses fines narines
mobiles.
Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords,
tremblants ; toutes leurs branches êtaient tournêes du mëme cætê et
flêchissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d'êpaisses lianes
moussues que le cloaque accueillait en lui, dêpouillait de leur substance et
s'assimilait, de la mëme maniére qu'il pouvait dissoudre et transformer en
sa propre chair tout ce qui l'entourait...
- Pertchik, dit Stoðan, n'êcarquille pas les yeux comme úa, tu vas les
perdre.
Perets sourit, mais il savait á quel point son sourire paraissait
contraint.
- Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.
- Pour le cas oý on resterait embourbê. Ils suivent le chemin, moi
j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si
on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
- Vous vous embourberez forcêment, dit Quentin.
- Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une idêe bëte, je
vous l'ai dit tout de suite.
- Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Stoðan. Tu es pas pour
grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant á Quentin :
- Úa commence bientæt? Quentin consulta sa montre.
- Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes.
Donc il reste... il reste... il reste rien du tout. Regarde, il a dêjá
commencê.
Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes
et convulsives, il avait commencê á expulser l'un aprés l'autre sur ses
rives plates des morceaux d'une p÷te blanch÷tre, agitêe de brefs frissons,
qui roulaient sur la terre, aveugles et sans dêfense, puis se figeaient sur
place, s'aplatissaient, êtiraient des simulacres de pattes prudents et
commenúaient á se mouvoir d'une maniére raisonnêe, encore inquiets et
dêsordonnês dans leurs mouvements, mais tous suivant une mëme direction, une
direction bien dêterminêe : tantæt ils se heurtaient, tantæt ils
s'êcartaient l'un de l'autre, mais tous ils suivaient la mëme direction, la
mëme ligne qui partait de la matrice pour s'enfoncer loin dans la
broussaille, unique flot blanch÷tre de fourmis gêantes, maladroites et
glaireuses...
- Par ici, c'est tout du marêcage, disait Touzik. Tu vas ëtre si bien
collê qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les c÷bles
casseront.
- Et si tu venais avec nous? dit Stoðan á Quentin.
- Rita est fatiguêe.
- Eh bien! Rita n'a qu'á rentrer chez elle, et nous on y va... Quentin
hêsitait.
- Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.
- Oui, je rentre á la maison, dit Rita.
- C'est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite.
On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoðan?
Rita jeta son mêgot et, sans dire au revoir, prit le chemin de la
station. Quentin piêtina quelques instants, indêcis, puis dit doucement á
Perets :
- Permettez... que je passe...
Il se glissa sur la banquette arriére et á ce moment la moto rugit
effroyablement, êchappa au contræle de Touzik, fit un grand bond en hauteur
et fila droit vers le cloaque.
- Arrëte! cria Touzik, accroupi. Oý vas-tu? Tout le monde êtait fige
sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra
et tomba dans le cloaque. Tous s'avancérent. Il sembla á Perets que le
protoplasme s'êtait incurvê sous la moto, comme pour amortir la chute,
l'avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s'êtait refermê sur
elle. La moto s'êtait tue.
- Abruti par l'alcool! dit Touzik á Stoðan. Qu'est-ce que tu as encore
fait?
Le cloaque êtait maintenant une gueule qui suúait, qui dêgustait, qui
se dêlectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une
personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de la langue d'une joue á
l'autre. La moto tourbillonnait dans la masse êcumante, disparaissait,
reparaissait, agitant dêsespêrêment les cornes de son guidon, et paraissait
plus petite á chacune de ses apparitions : sa structure de mêtal s'êtiolait,
devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu'on
voyait maintenant vaguement apparaïtre á travers elle les entrailles du
moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une
derniére fois et on ne la revit plus.
- Elle a êtê bouffêe, dit Touzik avec une joie idiote.
- Abruti par l'alcool, rêpêta Stoðan, tu me le paieras. Tu en as pour
toute ta vie á payer.
- Bon, úa va, dit Touzik. Mais qu'est-ce que j'ai fait? J'ai tournê la
poignêe des gaz dans le mauvais sens (il s'adressait maintenant á Perets),
et elle m'a êchappê. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu rêduire
les gaz, pour que úa fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai pas tournê
du bon cætê. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs
c'êtait une vieille moto... Donc je m'en vais. (Il s'adressait á nouveau á
Stoðan.) J'ai plus rien á faire ici? Je rentre chez moi.
- Qu'est-ce que tu regardes comme úa? dit soudain Quentin avec une
telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
- Qu'est-ce que úa peut te faire? dit Touzik. Je regarde oý je veux.
Il regardait en direction du sentier, vers l'endroit oý, sous la voùte
êpaisse d'un vert jaun÷tre, dansait encore, s'êloignant peu á peu, la cape
orange de Rita.
- Non, laissez-moi, dit Quentin á Perets. Je vais m'expliquer avec lui.
- Oý vas-tu, mais oý tu vas? bredouilla Stoðan. Calme-toi, Quentin...
- Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu oý il veut en
venir!
- Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrëte, calme-toi!
- L÷che-moi, l÷che-moi, je te dis!
Ils s'agitaient bruyamment á cætê de Perets, le bousculant des deux
cætês. Stoðan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la
veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux,
essayait d'une main de se libêrer de l'êtreinte de Stoðan et de l'autre
pesait de toutes ses forces sur Perets pou- pouvoir l'enjamber. Il tirait
par saccades et á chaque fois se dêgageait un peu plus de sa veste. Perets
saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait á suivre du
regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.
- Qu'est-ce qu'elle a á porter un pantalon, dit-il á Perets. Elles ont
trouvê úa maintenant, le pantalon...
- Ne le dêfends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un
neurasthênique sexuel, mais un vulgaire salaud! Enléve-toi, ou tu vas
prendre aussi!
- Avant il y avait ces jupes, dit rëveusement Touzik. Un morceau
d'êtoffe qu'elles s'enroulaient autour avec une êpingle pour le tenir. Alors
moi, je prenais l'êpingle et...
Si cela s'êtait passê dans le parc... Si cela s'êtait passê á l'hætel,
á la bibliothéque ou dans la salle des actes... Et cela s'êtait passê - dans
le parc, á la bibliothéque et mëme dans la salle des actes au cours de
l'exposê de Kim : "Ce que tout travailleur de l'Administration doit savoir
sur les mêthodes de la statistique mathêmatique." Et maintenant la forët
voyait et entendait tout cela - les cochonneries salaces qui faisaient
briller les yeux de Touzik, la face empourprêe de Quentin á la portiére de
la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoðan á
propos du travail, de la responsabilitê, de la bëtise le claquement des
boutons arrachês sur les glaces de la cabine... Et on ne savait pas ce
qu'elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela
la dêgoùtait...
- ..., disait avec dêlectation Touzik.
Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut
un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main á sa pommette et
regarda Perets, l'air abasourdi.
- Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
- Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les êpaules. Ce qu'il y a,
c'est que je n'ai plus rien á faire ici, il y a plus de moto, vous voyez
bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?
Quentin s'enquit á voix haute :
- Il t'a mis sur la gueule?
- Oui, dit Touzik, dêpitê. Sur la pommette, en plein sur l'os...
Heureusement qu'il m'a pas eu á l'oeil.
- Tu l'as vraiment eu sur la gueule?
- Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.
- Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siége.
- Touz, dit Stoðan, grimpe dans la voiture. Si on s'embourbe, tu nous
aideras á tirer.
- J'ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai
plutæt le volant.
On ne lui rêpondit pas ; il grimpa sur le siége arriére et s'assit á
cætê de Quentin. Perets prit place á cætê de Stoðan et ils partirent.
Les chiots avaient dêjá parcouru pas mal de chemin, mais Stoðan, qui
guidait avec beaucoup d'adresse les roues droites sur le sentier et les
gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commenúa á les suivre en
faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit
Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commenúa á lui expliquer qu'il n'y
avait aucun mal dans son esprit, que de toute faúon il n'avait plus de moto,
úa lui êtait êgal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal
chez lui, il reste un homme, forët ou pas forët, c'êtait êgal... "On t'avait
dêjá tapê sur la gueule?" demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans
mentir, úa t'est dêjá arrivê ou non?", demandait-il á intervalles rêguliers,
en interrompant Touzik. "Non, rêpondait celui-ci, non, attends, finis
d'abord de m'êcouter..."
Perets frottait doucement son doigt enflê et regardait les chiots. Les
enfants de la forët. Ou peut-ëtre les serviteurs de la forët. Ou encore les
excrêments de la forët... Ils cheminaient lentement, infatigablement, en
colonne, les uns á la suite des autres, comme s'ils coulaient á la surface
de la terre, entre les troncs d'arbres pourris, les fondriéres, les mares
d'eau dormante, dans l'herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le
sentier disparaissait, s'enfonúait dans une boue odorante, se cachait sous
les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous
les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours
restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussiére ne se collait
á eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les
tachait pas. Ils coulaient avec une dêtermination obtuse et inhumaine, comme
s'ils suivaient une route familiére de tous temps connue. Ils êtaient
quarante-trois.
"Je brùlais d'ëtre ici et maintenant j'y suis, je vois enfin la forët
de l'intêrieur, et je ne vois rien. J'aurais pu imaginer tout úa en restant
á l'hætel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir,
quand on n'arrive pas á s'endormir, quand tout est calme et que soudain au
milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme
en enfonúant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici, dans la forët,
j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se
transforment soudain en Selivan le traverseur de la forët - tout ce qu'il y
a de plus absurde, de plus sacrê. Et tout ce qu'il y a dans
l'Administration, je peux l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu rester
chez moi et imaginer tout cela couchê sur le divan avec la radio á cætê de
moi, en êcoutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues
inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c'est la mëme
chose qu'imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un
monde que quelqu'un a imaginê, sans prendre la peine de me l'expliquer. Et
peut-ëtre aussi de se l'expliquer á lui-mëme. La maladie de la
comprêhension, pensa soudain Perets. Voilá de quoi je souffre. La maladie de
la comprêhension."
II se pencha á la portiére et appliqua son doigt endolori sur la paroi
froide. Les chiots ne prëtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne
soupúonnaient probablement mëme pas son existence. Il êmanait d'eux une
odeur forte et dêsagrêable, leur enveloppe paraissait maintenant
transparente et sous elle on voyait comme des ombres se dêplacer par vagues.
- Si on en attrapait un? proposa Quentin. C'est trés simple, on
l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.
- Úa en vaut pas la peine, dit Stoðan.
Quentin :
- Pourquoi? De toute faúon, il faudra bien un un jour en attraper un.
Stoðan :
- Úa me fait un peu peur. D'abord, s'il créve, il faudra faire un
rapport êcrit á Domarochinier...
Touzik :
- Nous, on les faisait cuire. Úa me plaisait pas, mais les autres
disaient que c'êtait bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je
supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mëme genre de saletê. Úa
me dêgoùte...
Quentin :
- J'ai remarquê une chose, leur nombre est toujours un nombre premier :
treize, quarantetrois, quarante-sept...
Stoðan :
- Tu dis des bëtises. J'en ai rencontrê dans la forët des groupes de
six, de douze...
Quentin :
- Dans la forët, je dis pas ; aprés, ils forment des groupes qui vont
chacun de leur cætê. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre
premier, tu peux vêrifier dans la revue, j'ai enregistrê toutes les
portêes...
Touzik :
- Et une autre fois, avec les autres, on avait attrapê une fille du
pays, úa avait êtê un sacrê rire...
Stoðan :
- Eh bien! êcris un article.
Quentin :
- C'est dêjá fait. Úa va me faire le quinziéme...
Stoðan :
- Moi j'en suis á dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui,
comme co-auteur?
Quentin :
- Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit
qu'actuellement le transport c'est primordial, mais Rita me conseille le
commandant.
Stoðan :
- Surtout pas le commandant.
Quentin :
- Pourquoi?
Stoðan :
- Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
Touzik :
- Le commandant coupait le kêfir avec du liquide de frein. C'êtait
quand il êtait responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on
avait jetê une poignêe de punaises dans son appartement.
Stoðan :
- On dit qu'il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront
moins de quinze articles suivront un traitement.
Quentin :
- Ah! oui, leurs traitements spêciaux, je les connais. Sale coup. Les
cheveux s'arrëtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...
" Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus
vite. Je n'ai plus rien á faire ici." Puis, il s'aperúut que la composition
de la colonne des chiots s'êtait modifiêe. Il compta : trente-deux chiots
avaient continuê tout droit, tandis que onze, rangês eux aussi en colonne,
avaient tournê á gauche pour descendre vers l'êtendue d'eau sombre et
immobile qui êtait apparue entre les arbres, á trés peu de distance du
tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement
êbauchês du rocher de l'Administration á l'horizon. Les onze chiots se
dirigeaient avec dêtermination vers l'eau. Stoðan fit taire le moteur et ils
descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche
tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement
les uns aprés les autres dans le lac.
- Ils coulent, dit avec êtonnement Quentin. Ils se noient.
Stoðan prit une carte et l'êtala sur le capot.
-C'est bien úa, dit-il. Le lac n'est pas indiquê. Ici il y a un village
qui est marquê, mais pas de lac... Voilá, il y a êcrit : < Vill. Aborig.
Soixantedix fraction onze."
- C'est toujours comme úa, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans
la forët? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici
elles servent á rien. Lá il y a par exemple aujourd'hui une route, demain
une riviére, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbelês et un
mirador. Ou bien on tombera sur un entrepæt.
- Úa me dit pas grand-chose de continuer, dit Stoðan en s'êtirant. Úa
suffit peut-ëtre pour aujourd'hui?
- Evidemment, úa suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye á
toucher. On retourne á la voiture.
- Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac,
une main en visiére audessus de ses yeux. Il me semble qu'il y a une bonne
femme qui se baigne lá-bas.
Quentin s'arrëta.
- Oý?
- Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
Quentin blëmit soudain et se prêcipita á toutes jambes vers la voiture.
-Oý tu la vois? demanda Stoðan.
- Lá-bas, sur l'autre rive...
- Il n'y a rien du tout lá-bas, siffla Quentin.
Il êtait debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la
rive opposêe. Ses mains tremblaient.
- Sale baratineur... tu veux encore prendre sur la gueule... Rien du
tout lá-bas! rêpêta-t-il en tendant les jumelles á Stoðan.
- Comment úa, rien! dit Touzik. Je suis tout de mëme pas bigleux, chez
moi on m'appelle Œilde-lynx...
- Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Stoðan.
Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...
- Rien du tout lá-bas, marmonna Quentin. Tout úa c'est de la blague...
Il raconte n'importe quoi...
- Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je vous le
dis.
Perets tressaillit.
- Donnez-moi les jumelles, dit-il trés vite.
- On voit rien, dit Stoðan en lui tendant les jumelles.
- Vous ëtes bien tombê, si vous le croyez, marmonna Quentin qui
commenúait á se rassêrêner.
- Parole, elle êtait lá, dit Touzik. Elle a dù plonger. Tout á l'heure,
elle ressortira.
Perets colla les jumelles á ses yeux. Il ne s'attendait pas á voir
quelque chose : c'eùt êtê trop simple. Et il ne vit rien. Il n'y avait que
l'êtendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forët, et la
silhouette du rocher de l'Administration audessus de la crëte dentelêe des
arbres.
- Comment êtait-elle? demanda-t-il.
Touzik commenúa á dêcrire en dêtail, en s'aidant de ses mains, comment
elle êtait. Ce qu'il dêcrivait êtait trés allêchant, et racontê avec
beaucoup de passion, mais ce n'êtait pas ce que voulait Perets.
- Oui, bien sùr, dit-il. Oui... Oui...
"Peut-ëtre est-elle allêe á la rencontre des chiots", pensait-il,
secouê sur le siége arriére au cætê d'un Quentin rembruni, tout en regardant
les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure - Touzik êtait en train de
m÷chonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forët, blanche,
froide, assurêe, et elle est entrêe dans l'eau, dans l'eau familiére, entrêe
dans le lac comme j'entre dans la bibliothéque ; elle s'est plongêe dans le
crêpuscule vert et mouvant et elle a nagê á la rencontre des chiots, et
maintenant elle les a dêjá rencontrês au milieu du lac, au fond, et elle les
a emmenês quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but. Et de nouveaux
êvênements se prêpareront dans la forët, et peut-ëtre, á de nombreux milles
d'ici, se produira ou commencera á se produire quelque chose d'autre : au
milieu des arbres commenceront á bouillonner des bouffêes de brouillard
lilas qui ne sera pas du tout du brouillard - á moins qu'un autre cloaque
n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiére, ou que les aborigénes
bigarrês qui, tout rêcemment encore, restaient paisiblement assis á regarder
des films instructifs et á êcouter patiemment les explications dispensêes
par le zéle de Bêatrice Vakh ne se lévent soudain et partent dans la forët
pour ne plus jamais revenir... Et tout sera rempli d'un sens profond, de
mëme qu'est plein de sens chaque mouvement d'un mêcanisme complexe, et tout
sera pour nous êtrange et donc insensê, pour nous ou en tout cas pour ceux
d'entre nous qui ne peuvent encore s'habituer á l'absence de sens et la
prendre pour la norme."
Et il ressentit l'importance de chacun des êvênements, de chacun des
phênoménes qui l'entouraient : du fait qu'il ne pouvait y avoir
quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la portêe, du fait que le tronc
de cet arbre êtait prêcisêment couvert d'une mousse rouge, du fait qu'on ne
voyait pas le ciel au-dessus du sentier á cause des branches hautes des
arbres.
Le tout-terrain êtait secouê, Stoðan roulait trés lentement et Perets
aperúut de loin á travers le pare-brise un poteau penchê muni d'une pancarte
qui portait une inscription. L'inscription êtait dêlavêe et rongêe par les
pluies, c'êtait une trés vieille inscription tracêe sur une trés vieille
planche d'un gris sale, clouêe au poteau par deux ênormes clous rouilles :
"Ici, il y a deux ans, s'est tragiquement noyê le traverseur de la
forët Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacrê."
"Que faisais-tu lá, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te
noyer ici? Tu êtais certainement un bon garúon, tu avais une tëte rasêe, une
m÷choire carrêe et velue, une dent en or, des tatouages, tu en êtais couvert
de la tëte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et á ta
main droite il manquait un doigt qu'on t'avait arrachê d'un coup de dent
dans une bagarre d'ivrognes. Tu n'avais êvidemment pas le coeur á ëtre un
traverseur de la forët, mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi
: tu devais purger ta peine sur le rocher oý se trouve maintenant
l'Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la
forët. Et lá tu n'as pas êcrit d'articles, tu n'y pensais mëme pas, tu
pensais á d'autres articles, qui avaient êtê êcrits avant toi et contre toi.
Et tu as construit lá une route stratêgique, tu as posê des dalles de bêton,
tu as profondêment entaillê les flancs de la forët pour que des bombardiers
octimoteurs puissent, en cas de nêcessitê, se poser sur cette route. Mais la
forët pouvait-elle supporter cela? Tu vois, elle l'a noyê dans un endroit
sec. Mais dans dix ans, on t'êlévera un monument, et peut-ëtre donnera-t-on
ton nom á un cafê quelconque. Le cafê s'appellera " Chez Gustav ", et le
chauffeur Touzik ira y boire du kêfir et caresser les gamines êbouriffêes de
la chorale locale..."
"Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour
les raisons qui auraient dù les lui valoir. La premiére fois, il avait êtê
envoyê en colonie pênitentiaire pour vol de papierposte, la deuxiéme pour
infraction á la rêglementation sur les passeports.
"Stoðan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de kêfir, rien. Il aime d'un
amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n'a jamais aimê d'un amour
tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiéme article, il offrira á
Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussê malgrê ses articles, malgrê
ses larges êpaules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas
ceux qui ont le nez trop propre, les soupúonnant - non sans raison - d'ëtre
des pervers d'un raffinement inconcevable. Stoðan vit dans la forët, qu'á la
diffêrence de Gustav il a rejointe de son plein grê, et ne se plaint jamais
de rien, bien que la forët ne soit pour lui qu'un immense dêpotoir de
matêriaux vierges destinês á l'êcriture d'articles qui lui êpargneront le
traitement...
"On peut s'êtonner á l'infini qu'il y ait des gens capables de
s'habituer á le forët, et pourtant ces gens sont l'êcrasante majoritê. La
forët les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif,
ou comme endroit oý beaucoup de choses sont permises, ou encore comme
endroit oý l'on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils
dêcouvrent soudain que " c'est le mëme g÷chis ici que partout ailleurs ", ce
qui les rêconcilie avec l'êtrangetê de la forët, mais aucun d'entre eux n'a
l'intention d'y terminer ses jours... Quentin par exemple, á ce qu'on dit,
ne vit ici que parce qu'il a peur de laisser sa Rita sans surveillance.
Rita, elle, refuse absolument d'aller ailleurs et ne parle jamais á
personne. Pourquoi...
"Et puisque j'en suis á Rita... Rita peut partir dans la forët et n'en
pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forët. Rita
enfreint tous les réglements, et personne n'ose lui faire d'observations.
Rita n'êcrit pas d'articles. Rita, d'une maniére gênêrale, n'êcrit rien, pas
mëme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir
chez la buffetiére, si elle n'est pas occupêe avec quelqu'un d'autre... A la
station, tout se sait... Le soir ils allument la lumiére dans le club, ils
branchent le phono, ils boivent follement du kêfir et la nuit, sous la lune,
jettent les bouteilles dans les lacs - á qui lancera le plus loin. Ils
dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, êchangent leurs femmes.
Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forët d'êprouvette en
êprouvette, examinent la forët au microscope, la comptent sur leurs
arithmométres, tandis que la forët autour d'eux, suspendue au-dessus d'eux,
pousse ses vêgêtations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous
leurs fenëtres, dans les heures êtouffantes qui prêcédent l'orage, des
foules d'arbres errants, sans peut-ëtre comprendre elle non plus ce qu'ils
sont, pourquoi ils sont lá et pourquoi ils sont, d'une maniére gênêrale...
"Heureusement, je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n'ai
rien compris, rien trouvê de ce que je voulais trouver, mais je sais
maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais
rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre moi et la
forët, la forët ne m'est pas plus proche que l'Administration. Mais en tout
cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai
que vienne le temps..."
La cour de la station êtait vide. Il n'y avait pas un camion, pas de
queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que la valise de Perets au beau
milieu du perron et son manteau gris accrochê au garde-corps de la vêranda.
Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui.
Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient dêjá vers le
rêfectoire d'oý venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon.
Stoðan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage.
Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono
dêchaïnê, les bavardages stupides, le kêfir, "encore un petit verre
peut-ëtre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...
Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit
d'un air courroucê :
- Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.
Perets s'avanúa d'un pas rapide vers le guichet.
- Lá, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas lá, lá.
Qu'est-ce que vous avez á trembler des mains comme úa? Tenez...
Il se mit á compter des billets.
- Oý sont les autres? demanda Perets.
- Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.
- Non, je pensais á...
- Cela n'intêresse personne, ce á quoi vous pensiez. Je ne peux pas
changer pour vous la procêdure en usage. Voilá votre salaire. Vous l'avez
perúu?
- Je voulais savoir...
- Je vous demande si vous avez perúu votre salaire. Oui ou non?
- Oui.
- Enfin. Maintenant voilá votre prime. Vous l'avez perúue?
- Oui.
- C'est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis pressê. Je
dois ëtre á l'Administration avant sept heures.
- Je voulais simplement demander, plaúa á la h÷te Perets, oý êtaient
les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener...
sur le Continent...
- Le Continent, je ne peux pas. Je dois ëtre á l'Administration.
Permettez, je ferme le guichet.
- Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
- Ce n'est pas la question. Vous ëtes adulte, vous devez comprendre. Je
suis caissier. J'ai des feuilles de paye. Et s'il leur arrivait quelque
chose? Enlevez votre coude.
Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre
obscurcie par la saletê, il regardait le caissier ramasser les feuilles de
paye, les froisser n'importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand
soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrérent,
liérent les mains du caissier, lui passérent une boucle autour du cou et
l'un d'eux l'emmena au bout de la corde tandis que l'autre prenait la
sacoche et parcourait la piéce du regard - et aperúut Perets. Ils
s'entre-regardérent quelques instants á travers la vitre sale, puis, avec
une lenteur et une prêcaution infinie, comme s'il craignait d'effrayer
quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la mëme lenteur
et la mëme prêcaution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le
fusil qui êtait appuyê contre le mur. Perets attendait, glacê et sans y
croire. Le garde prit le fusil et sortit á reculons en refermant la porte
derriére lui. La lumiére s'êteignit.
Perets se dêtacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds
jusqu'á sa valise, s'en empara et se prêcipita au-dehors, le plus loin
possible de cet endroit. Il se dissimula derriére le garage et vit le garde
apparaïtre sur le perron en tenant le fusil baðonnette croisêe, regarder á
gauche, á droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de
Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, aprés un dernier regard
circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.
Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les
fenëtres êclairêes, barbouillêes de craie jusqu'á leur moitiê. Derriére
elles, des ombres passaient, sur le toit l'aube grillagêe du radar tournait
silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forët les
cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s'alluma quelque part et
promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-dêverseur au
coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte
en tressautant au passage d'une fondriére, suivi par le faisceau du
projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait
d'allumer une cigarette en s'abritant du vent et on voyait, enroulêe autour
de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la
fenëtre entrouverte de la cabine.
Le camion s'êloigna, le projecteur s'êteignit. Dans la cour passa,
ombre sinistre traïnant d'ênormes bottes, un deuxiéme garde armê d'un fusil
qu'il tenait sous son bras. De tempe en temps il s'arrëtait pour se pencher
et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en
sueur et, figê d'angoisse, le suivit des yeux.
La forët rêsonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient
quelque part. Une lumiére jaillit au premier êtage et quelqu'un dit d'une
voix forte : "On êtouffe, chez toi." Dans l'herbe tomba quelque chose de
rond et brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit á
nouveau dêfaillir mais comprit ensuite que ce n'êtait qu'une bouteille de
kêfir vide. "A pied, pensa-t-il, il faut que j'y aille á pied. Vingt
kilométres á travers la forët. Malheureusement, á travers la forët. Elle ne
verra maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue,
ployant sous le poids d'une valise qu'on ne sait trop pourquoi il ne se
dêcide pas á abandonner. Je me traïnerai et la forët hurlera et rugira des
deux cætês..."
Le garde reparut dans la cour. Il n'êtait plus seul mais accompagnê de
quelqu'un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu'un d'ênorme, á
quatre pattes. Ils s'arrëtérent au milieu de la cour et Perets entendit le
garde qui marmonnait : "Tiens, lá, tiens... Mais ne bouffe pas, imbêcile,
flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau, faut le flairer. Hein?
Cherche, on te dit." Celui qui êtait á quatre pattes geignait et glapissait.
"Eh! dit soudain le garde d'une voix excêdêe, il y a que les puces que tu
sais chercher... Pheuh!" Ils se sêparérent dans l'obscuritê. Des talons
sonnérent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et
d'humide vint s'appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit
tomber C'êtait un ênorme chien loup qui glapit de maniére á peine audible,
exhala un profond soupir et posa une tëte lourde sur les genoux de Perets.
Perets le caressa derriére l'oreille. Le chien loup b÷illa et êtait sur le
point de s'installer, apprivoisê, quand êclata au premier êtage la musique
d'un phono. Le chien loup se jeta de cætê en silence et s'enfuit en courant.
Le phono se dêchaïnait, il n'y avait plus rien d'autre que lui á des
kilométres á la ronde. Alors, exactement comme dans un film d'aventures,
silencieusement la lumiére bleue s'êclaira, les portes s'ouvrirent et dans
la cour pênêtra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque,
entiérement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s'arrëta
et coupa ses phares dont les lumiéres s'êteignirent lentement, comme un
monstre de la forët qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar
passa la tëte á la portiére et se mit á crier quelque chose á pleine bouche.
Il s'êgosilla longtemps ainsi, visiblement en proie á une fureur croissante,
puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse á la portiére pour y
êcrire á la craie, la tëte en bas :
"PERETS!!"
Perets comprit alors que le camion êtait venu pour lui. Il saisit sa
valise et se mit á courir á travers la cour sans oser regarder derriére lui,
craignant d'entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa pêniblement
par deux êchelles jusqu'á la cabine aussi vaste qu'une chambre et pendant
qu'il casait sa valise, qu'il s'installait et cherchait une cigarette,
Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s'empourprant,
s'êpoumonant, gesticulant et frappant sur l'êpaule de Perets. Mais c'est
seulement lorsque le phono s'interrompit subitement que Perets put enfin
entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait
de jurer copieusement.
Le camion n'avait pas encore franchi les portes que Perets êtait dêjá
endormi, comme si on lui avait appliquê sur le visage un masque d'êther.
Perets fut rêveillê par une sensation de malaise, d'angoisse, par un
poids, insupportable á ce qu'il lui parut au dêbut, sur son ëtre et tous les
organes de ses sens. Un malaise qui confinait á la douleur, et il gêmit
involontairement en revenant lentement á lui.
Ce poids sur son ëtre se transforma en dêpit et en dêsespoir, parce que
la voiture n'allait pas sur le Continent, encore une fois elle n'allait pas
sur le Continent, elle n'allait mëme nulle part : elle êtait arrëtêe, moteur
coupê, morte et glacêe, les portiéres grandes ouvertes. Le pare-brise êtait
couvert de gouttes frissonnantes qui se rêunissaient et s'êcoulaient en
ruisselets froids. La nuit derriére la vitre êtait illuminêe par les êclats
aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces
êclats incessants qui crevaient l'oeil. Et on n'entendait rien non plus :
Perets pensa mëme au dêbut qu'il êtait devenu sourd, avant de prendre
conscience de la pression rêguliére qu'exerúait sur ses tympans le
mugissement dense de sirénes aux voix multiples. Il se mit á aller et venir
dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, á la
maudite valise, tenta d'essuyer la vitre, passa la tëte á une portiére, á
l'autre : il ne pouvait absolument pas comprendre oý il se trouvait, quel
genre d'endroit c'êtait et ce que tout cela signifiait. La guerre,
pensa-t-il, mon Dieu! c'est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux
yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espéce de
grand b÷timent inconnu dont toutes les fenëtres de tous les êtages
s'êclairaient et s'êteignaient en mëme temps á intervalles rêguliers. Il
voyait encore une quantitê ênorme de grandes taches lilas.
Soudain une voix monstrueuse prononúa tranquillement, comme dans le
silence le plus complet :
"Attention, attention. Tous les employês doivent se trouver aux places
dêterminêes par la situation numêro six cent soixante-quinze fraction Pêgase
omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal
du padischach sans suite spêciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je
rêpéte. Attention, attention. Tous les employês..."
Les projecteurs cessérent leur balayage et Perets distingua enfin
l'arche familiére surmontêe de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale
de l'Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en
vëtements de nuit avec des lampes á pêtrole á cætê des cottages, puis il
aperúut pas trés loin une chaïne de gens, en manteaux noirs flottant au
vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la
rue et traïnaient quelque chose d'êtrange et de clair que Perets identifia
au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an
mëme instant une voix emportêe glapit au-dessus de son oreille : "C'est
pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as á rester lá?" En reculant, il vit
á cætê de lui un ingênieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur
le front, l'inscription au crayon a encre "Libidovitch". L'ingênieur lui
passa carrêment dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans
la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siége du
conducteur, fouilla un peu á la recherche de la clef de contact, ne la
trouva pas, poussa un glapissement hystêrique et dêboula de la cabine par
l'autre cætê. Dans la rue tous les rêverbéres s'allumérent et il se mit á
faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restérent
avec leurs lampes á pêtrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient
tous un filet á papillon á la main, et ils le balanúaient en mesure, comme
pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte.
Dans la rue passérent l'une aprés l'autre quatre voitures noires lugubres,
sortes d'autobus sans fenëtre aux toits surmontês d'aubes grillagêes qui
tournaient, puis une antique automitrailleuse dêboucha d'une rue
transversale et s'engagea á leur suite. Sa tourelle rouillêe tournait avec
un grincement perúant et le mince canon de la mitrailleuse montait et
descendait. Le blindê se fraya pêniblement un chemin le long du camion,
l'êcoutille de la tourelle s'ouvrit et livra passage á un homme en chemise
de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria á Perets d'une voix
mêcontente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes lá!"
Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
Je ne partirai jamais d'ici, pensa-t-il, hêbêtê. Je ne sers á personne
ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici,
mëme si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une
inondation...
- Vos papiers, s'il vous plaït, dit une voix traïnante de vieillard,
tandis qu'une main tapotait l'êpaule de Perets.
- Quoi?
- Les documents. Vous les avez prêparês?
C'êtait un vieillard en impermêable de toile cirêe, la poitrine barrêe
par un fusil Berdan suspendu á une chaïnette mêtallique vêtustê.
- Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
- Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n'avez pas entendu ce
qu'on a dit sur la situation? Vous devriez dêjá avoir tous vos papiers á la
main, dêpliês bien á plat, comme au musêe...
Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuyês sur
son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le
visage de Perets et dit :
- Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous
n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.
Il lui rendit le certificat.
- Que se passe-t-il? demanda Perets.
- Il se passe ce qui est prêvu de se passer, dit le vieillard soudain
sêvére. Il se passe que c'est la situation numêro six cent soixante-quinze
fraction Pêgase. C'est-á-dire l'êvasion.
- Quelle êvasion? D'oý?
- Celle qui est prêvue par la situation, dit le vieillard en commenúant
á redescendre l'êchelle. Úa peut partir d'un moment á l'autre, alors faites
attention á vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
- Bon, dit Perets. Merci.
D'en bas s'êleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :
- Qu'est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t'en montrer
des papiers! Tu l'as vu, celui-lá? et maintenant dêcampe, si tu as vu...
Une bêtonniére qu'on tirait á la main passa á proximitê, accompagnêe de
cris et de piêtinements. Tous ses poils hêrissês, le chauffeur Voldemar se
hissa á bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua
bruyamment la portiére. Le camion dêmarra séchement et prit la grand-rue,
passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets á
papillons. "On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute faúon... Mais je
ne toucherai pas á la valise. J'en ai assez de la traïner, qu'elle aille au
diable." II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta
soudain la rue principale, vira brutalement, enfonúa une barricade faite de
tonneaux vides et de têlégues et poursuivit sa route. Un avant-train arrachê
á un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se dêtacha
et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une
êtroite ruelle latêrale. L'air renfrognê, une cigarette êteinte au coin de
la bouche, Voldemar tournait l'ênorme volant, courbant et redressant son
corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux
ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues êtaient sombres
et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras
êcartês furent fugitivement rêvêlês par la lumiére des phares, puis
disparurent et ce fut tout.
- Qu'est-ce que j'ai eu comme idêe, dit Voldemar. Je voulais aller
directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis,
autant passer au garage, faire une petite partie d'êchecs... Lá je rencontre
Achille l'ajusteur, on va chercher du kêfir, on le boit, on sort
l'êchiquier... Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se
passe bien... Je suis en E4, lui en C6... Je lui dis : "Tu peux faire des
priéres." Et lá úa a commencê... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?
Perets lui donna une cigarette.
- Et cette êvasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. Oý allons-nous?
- Une êvasion tout á fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa
cigarette. Il y en a chaque annêe comme úa. Une machine s'est êvadêe chez
les ingênieurs. Et maintenant, tout le monde a reúu l'ordre de l'attraper.
Voilá, on la cherche.
C'êtait la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain
vague êclairê par la lune. Ils avaient l'air de jouer á colin-maillard : ils
marchaient les jambes á demi flêchies, les bras largement êcartês. Ils
avaient tous les yeux bandês. L'un d'eux heurta un poteau de plein fouet et
poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s'arrëtérent tous en
mëme temps et se mirent á remuer prudemment la tëte.
- C'est chaque annêe le mëme guignol, disait Voldemar. Ils ont des
cellules photo-êlectriques, des engins acoustiques, cybernêtiques, ils ont
mis des fainêants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque annêe úa
rate pas, il y en a une qui s'êchappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va
et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire
connaissance avec, je te le demande? Suffit que tu l'aperúoives du coin de
l'oeil, et terminê : ou bien on te met ingênieur, ou bien on t'envoie, dans
une base êloignêe, planter des choux quelque part dans la forët, pour que tu
puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse á qui
mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d'autres
qui... Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met á courir en
hurlant á s'en faire pêter les cordes vocales. Il demande les papiers á un,
il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour
pousser des cris. Úa va bien dans le dêcor, et il y a aucun risque...
- Et nous, on va aussi se mettre á chercher? demanda Perets.
- Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le
monde. Pendant six heures d'horloge. C'est l'ordre : si au bout de six
heures la machine n'a pas êtê retrouvêe, on la dêtruit á distance. Comme úa,
ni vu ni connu. Autrement, úa pourrait tomber entre des mains êtrangéres.
Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est encore un
silence de paradis, vous allez voir, á cætê de ce qui va se passer dans six
heures. C'est que personne ne sait oý cette machine a bien pu se fourrer.
Elle est peut-ëtre dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour
que úa risque pas de foirer... L'annêe derniére, la machine se trouvait aux
bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui êtaient allês lá, se
mettre á l'abri. Les bains, on se dit, c'est un endroit humide, qui se
remarque pas... Et moi j'y êtais aussi. Les bains, je m'êtais dit...
L'explosion m'a projetê á travers la fenëtre, úa a pas fait un pli, comme si
j'avais êtê emportê par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me
suis retrouvê assis sur un tas de neige, avec des poutres enflammêes qui
passaient au-dessus de ma tëte...
C'êtait maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumiére
vague de la lune, une route blanche dêfoncêe. A gauche, lá oý se trouvait
l'Administration, des lumiéres recommenúaient á s'agiter en tous sens.
- Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. Oý est-ce qu'on
va la chercher? On ne sait mëme pas ce que c'est... Si elle est grande ou
petite, claire ou sombre...
- Úa, vous allez le voir bientæt, promit Voldemar. Je vais vous le
montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents? Sapristi, oý
il est cet endroit?... Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, êvidemment.
Ah-ah, á gauche... Lá-bas le dêpæt de matêriel, donc il faut prendre plus á
droite...
Le camion quitta la route et se mit á tressauter sur des mottes de
terre. A gauche, le dêpæt de matêriel - des rangêes de containers clairs -
ressemblait á une ville morte dans la plaine.
... Evidemment elle n'avait pas pu y tenir. Ils l'avaient êbranlêe sur
le banc vibrateur, ils l'avaient torturêe pensivement, ils avaient fouillê
ses entrailles, brùlê les nerfs dêlicats avec des fers á souder, l'avaient
suffoquêe avec des odeurs de colophane l'avaient obligêe á faire des
stupiditês, l'avaient crêêe pour qu'elle fasse des stupiditês, l'avaient
perfectionnêe pour qu'elle fasse des stupiditês encore plus stupides, et le
soir venu ils l'abandonnaient, êpuisêe, sans force, dans un rêduit sec et
chaud. Et finalement elle avait dêcidê de partir, bien que sachant tout
d'avance - que sa fuite êtait insensêe et qu'elle êtait condamnêe. Et elle
êtait partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est
quelque part dans l'ombre, dêplaúant doucement ses jambes articulêes, elle
regarde, elle êcoute et elle attend... Et maintenant elle a parfaitement
compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soupúonner : qu'il n'y a pas de
libertê, que les portes soient ouvertes ou fermêes devant soi, qu'il n'y a
que la stupiditê et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...
- Ah! dit avec satisfaction Voldemar, la voilá, la trés chére, la
bien-aimêe...
Perets ouvrit les yeux mais ne parvint á apercevoir devant lui qu'une
grande mare noire, un marêcage mëme ; il entendit le moteur qui s'emballait,
puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur
rugit á nouveau sauvagement, puis se tut.
- Voilá comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent.
Comme le savon dans la cuvette. Vu?
Il fourra son mêgot dans le cendrier et entrouvrit sa portiére.
- Il y a quelqu'un d'autre ici... Hê l'ami, úa va?
- Úa va! dit une voix qui venait de l'extêrieur.
- Tu l'as attrapêe?
- J'ai attrapê un rhume, dit la voix de l'extêrieur. UND cinq tëtards.
Voldemar ferma vigoureusement la portiére, alluma la lumiére
intêrieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher
une mandoline sous son siége et, inclinant la tëte et l'êpaule droite, se
mit á pincer les cordes.
- Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du
temps jusqu'au matin, jusqu'á ce que le tracteur arrive.
- Merci, dit humblement Perets.
- Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.
- Non-non, dit Perets, je vous en prie.
Voldemar rejeta la tëte en arriére, ferma les yeux et entonna d'une
voix mêlancolique :
II n'est pas de limite á mon chagrin, Je divague, erre et m'êpuise en
vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
La boue s'êcoulait lentement le long du pare-brise et Perets commenúa á
distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette êtrange
d'une voiture qui êmergeait au milieu du marais. Il mit en marche les
essuie-glaces et dêcouvrit avec stupêfaction, embourbêe jusqu'á la tourelle
dans la fondriére, l'automitrailleuse de tantæt.
Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien á faire de ma vie.
Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et
toussa vigoureusement.
- Eh, l'ami! fit la voix de 1 extêrieur. Tu n'as pas quelques
amuse-gueule?
- Et alors? cria Voldemar.
- J'ai du kêfir.
- Je suis pas seul!
- Venez tous! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions!
On savait oý on allait!
Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
- Alors? dit-il avec enthousiasme. On y va? On boira du kêfir,
peut-ëtre on jouera au tennis... Hein?
- Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
Voldemar cria :
- On arrive! Le temps de gonfler le canot!
Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un
singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en
sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements
de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s'êleva, provenant de quelque
part vers le bas : "C'est prët, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais
prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se
trouvait un canot pneumatique et á son bord, tel un gondolier, Voldemar
solidement campê sur ses jambes, une grande pelle de sapeur á la main, un
sourire joyeux aux lévres, qui levait les yeux vers Perets.
... Dans la vieille automitrailleuse rouillêe qui datait de Verdun il
faisait chaud á donner la nausêe, cela empestait l'huile chaude et les
vapeurs d'essence, une petite lampe p÷lote êclairait la tablette de fer
couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l'armoire en
fer-blanc toute cabossêe qui contenait les rations de combat êtait
maintenant bourrêe de bouteilles de kêfir, tout le monde êtait en tenue de
nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue,
tout le monde êtait ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur
en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la
place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait
lui-mëme sur le dos en disant á chaque fois : "Pardon, je me suis trompê..."
et on l'aidait á remonter avec de gros rires...
- Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J'ai besoin de faire
un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.
- Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-lá c'est diffêrent.
Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de
suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.
Il s'êloigna avec sa mandoline et Perets resta assis á le regarder
faire : il commenúa d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait
pour seul rêsultat de faire tourner le canot sur place, puis il se mit á se
repousser avec la pelle, comme avec une perche, et tout alla bien. La lune
l'inondait d'une lumiére morte et il êtait comme le dernier homme aprés le
dernier Dêluge qui navigue entre les sommets des plus hautes maisons, trés
seul, cherchant á êchapper á la solitude et encore plein d'espêrance. Il
arriva á l'automitrailleuse, fit sonner son poing sur le blindage,
l'êcoutille s'ouvrit et des gens parurent qui poussérent des hennissements
joyeux et le tirérent la tëte en bas á l'intêrieur. Et Perets resta seul.
Il êtait seul, seul, comme peut l'ëtre l'unique passager d'un train de
nuit qui tire en hoquetant trois petits wagons êlimês sur un embranchement
promis á la disparition ; dans le wagon tout grince et chancelle, le vent
souffle á travers les vitres brisêes des fenëtres dêjetêes et apporte avec
lui les poussiéres et l'odeur du charbon brùlê ; sur le plancher tressautent
des mêgots et des bouts de papier froissês, un chapeau de paille laissê lá
par quelqu'un se balance á un crochet et quand le train arrivera enfin au
terminus, l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu et il n'y aura
personne pour l'attendre, il le sait, et il rentrera chez lui et lá fera
cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un bout de saucisson
vieux de trois jours qui commence á moisir...
Soudain l'automitrailleuse trembla, se mit á cogner et fut illuminêe
par les brusques lueurs d'explosions spasmodiques. Des centaines de fils
brillants et multicolores se mirent á courir au-dessus de la plaine et la
lueur des explosions jointe au faible êclat de la lune permit de distinguer
sur le miroir lisse du marais des cercles qui s'êlargissaient á partir de
l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut á la tourelle et dêclama sur un
ton hystêrique :
"Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le plus parfait respect,
Votre Splendeur, j'ai l'honneur de rester, trés vênêrable princesse
Dikobella, votre trés humble serviteur, technicien-prêposê, signature
illisible... '
L'automitrailleuse trembla á nouveau, il y eut les êclairs des
dêtonations, puis á nouveau le silence.
"Je l÷cherai sur vous des lianes dont on ne se dêfait pas, et votre
famille sera balayêe par la jungle, les toits s'effondreront, les poutres
crouleront, et l'ortie, l'ortie amére envahira vos maisons" - pensa Perets.
La forët avanúait, grimpait le long de la corniche, escaladait le
rocher abrupt, prêcêdêe par des vagues de brouillard lilas d'oý êmergeaient
des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que
dans les rues s'ouvraient les cloaques, que les maisons s'engloutissaient
dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les
pistes d'envol bêtonnêes devant les avions bourrês á craquer de gens empilês
pële-mële avec les bouteilles de kêfir, les cartons griffês, les
coffres-forts lourds -- et la terre s'êcartait sous le rocher, et
l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait êtonnê,
tout le monde serait seulement effrayê et accepterait l'anêantissement comme
le ch÷timent que chacun attendait dêjá depuis longtemps dans l'effroi. Et le
chauffeur Touzik courrait comme une araignêe au milieu des cottages
chancelants et chercherait Rita pour avoir á la fin son dù, mais ne l'aurait
pas...
Trois fusêes s'êlancérent de l'automitrailleuse et une voix militaire
rugit : "Les tanks, á droite, le couvert, á gauche! Equipage, sous le
couvert!" Et quelqu'un qui avait un dêfaut de langue reprit : "Les femmes, á
gauche, les lits, á droite! Eq-quipage, aux lits!" II y eut des
hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme
si un troupeau d'êtalons de race êtait en train de se battre dans cette
boïte de fer á la recherche d'une issue vers l'espace, vers les juments.
Perets ouvrit la portiére et regarda á l'extêrieur. Sous ses pieds se
trouvait la fange, une êpaisse couche de fange puisque les roues
monstrueuses du camion s'enfonúaient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il
est vrai que la rive êtait proche.
Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre
l'arriére de cette immense cuve d'acier qui grondait sous ses pas, puis il
escalada la ridelle et descendit jusqu'á l'eau par l'une des innombrables
êchelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glacê á rassembler
tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit á tirer il plissa les
paupiéres et sauta. La masse visqueuse cêda sous lui, longtemps, pendant une
infinitê de temps, et quand enfin il sentit un sol rêsistant sous ses pieds,
lu boue lui arrivait á la poitrine. Il s'allongea de tout son long sur la
boue et commenúa á pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains.
Au dêbut il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut trés êtonnê
de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
"J'aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des
gens, pour commencer : propres, bien rasês, attentifs, accueillants. Pas
besoin de grandes envolêes de pensêes, pas besoin de talents êtincelants.
Pas besoin de buts grandioses ni de dêgoùt de soi. Je voudrais seulement
qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une
baignoire, que quelqu'un coure chercher du linge propre et prêparer la
thêiére, et que personne ne me demande de papiers ni ne me rêclame une
autobiographie en trois exemplaires complêtêe par vingt empreintes digitales
doublêes. Et surtout que personne ne se prêcipite au têlêphone pour dire
confidentiellement á qui de droit qu'un inconnu est arrivê, plein de boue,
qu'il se nomme Perets, mais qu'il est peu probable que ce soit vraiment
Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service á
ce propos est dêjá prëte, et qu'elle sera affichêe demain... Pas besoin non
plus qu'ils soient des farouches partisans ou des adversaires rêsolus de
quoi que ce soit. Pas besoin qu'ils soient des adversaires rêsolus de
l'ivrognerie, du moment qu'ils ne sont pas eux-mëmes des ivrognes. Pas
besoin qu'ils soient des farouches partisans de la mére-vêritê, pourvu
qu'ils ne mentent pas et ne disent pas d'horreurs, par-devant ou
par-derriére. Et qu'ils ne demandent pas á un homme de correspondre
pleinement á tel ou tel idêal, mais qu'ils le prennent tel qu'il est... Mon
Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"
II s'avanúa sur la route et chemina longtemps vers les lumiéres de
l'Administration. Lá-bas, des projecteurs ne cessaient de s'allumer, des
ombres couraient, des fumêes multicolores s'êlevaient. L'eau grognait et
clapotait dans ses souliers, ses vëtements qui avaient commencê á sêcher
l'enserraient comme dans une boïte et bruissaient comme du carton, de temps
en temps des plaques de boue se dêtachaient de son pantalon et s'êcrasaient
sur la route, et á chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec
ses papiers - il mettait alors la main á sa poche, pris de panique. Et en
arrivant au dêpæt de matêriel, une idêe angoissante lui traversa l'esprit :
ses papiers êtaient mouillês, et tous les tampons et signatures s'êtaient
rêpandus et êtaient devenus illisibles, irrêmêdiablement suspects. Il
s'arrëta, ouvrit avec ses mains glacêes son portefeuille, en sortit tous les
certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les
permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de
terrifiant ne s'êtait produit et l'eau n'avait endommagê qu'un certificat
sur papier armoriê qui attestait á grand renfort de termes que le porteur de
la prêsente avait subi la sêrie des vaccinations et avait êtê autorisê á
travailler sur les machines á calculer. Il remit alors tous les documents
dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et
s'apprëtait á repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue
principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes collêes
de travers qui l'attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui
donnent quelque chose á flairer, qui lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et
qui lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur, employê Perets?", et qui
l'excitent : "Ksss, ksss, imbêcile, cherche!" A cette idêe, sans s'arrëter,
il quitta la route et se mit á courir, pliê en deux, vers le dêpæt de
matêriel, plongea dans l'ombre des ênormes caisses de bois clair, s'empëtra
les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de
chiffons et d'êtoupe.
L'endroit êtait chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses êtaient
brùlantes, ce qui le rêjouit d'abord, puis l'êtonna plutæt. Aucun bruit ne
parvenait de l'intêrieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui
sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une
vie á elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment
de sêcuritê. Il s'assit confortablement, æta ses chaussures humides, retira
ses chaussettes trempêes et s'essuya les pieds avec un morceau d'êtoupe. Il
faisait si chaud, on êtait si bien qu'il pensa : "C'est vraiment êtrange que
je sois seul ici. Personne n'a donc pensê qu'il êtait beaucoup mieux de
rester ici plutæt que d'aller se traïner dans les terrains vagues avec un
bandeau sur les yeux ou d'aller se planter dans un marêcage putride?" II
s'adossa á une feuille de contre-plaquê brùlante, appuya ses pieds nus sur
la face opposêe et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tëte
se trouvait une fente êtroite qui laissait apparaïtre une bande de ciel
blanchie par la lune, parsemêe de quelques êtoiles hêsitantes. On entendait,
venant d'on ne sait oý, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de
moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
"Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne
peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les
machines! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines
avariêes ou mal rêglêes."
... Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l'homme ne pourra
jamais s'entendre avec les machines. Et nous n'allons pas, citoyens, la
discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave
Domarochinier pense de mëme. Qu'est-ce donc qu'une machine? Un mêcanisme
inanimê, privê de toute la plênitude des sens et ne pouvant pas ëtre plus
intelligent que l'homme. Encore une fois c'est une structure non
albumineuse, encore une fois la vie ne peut se rêduire á des processus
physiques et chimiques, et donc la raison... A cet instant un
intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa á la
tribune, tira impitoyablement sur son plastron empesê et profêra avec des
sanglots dans la voix : "Je ne peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose
qui joue avec son hochet... les saules pleureurs qui se penchent vers
l'êtang... les petites filles en tablier blanc... Elles lisent des vers,
elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poéte... Je ne veux
pas que le fer êlectronique êteigne ces yeux... ces lévres... ces jeunes
seins timides... Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que
l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous ne le voulons pas! Et cela
ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se prêcipita sur lui avec des verres
d'eau, tandis qu'á quatre cents kilométres au-dessus de ses boucles
neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur
rempli d'explosif nuclêaire.
"Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas ëtre
aussi stupidement imbêcile. Bien sùr, on peut lancer une campagne pour la
prêvention de l'hiver, faire le sorcier aprés s'ëtre goinfrê de fausse
oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut
tout de mëme mieux avoir des pelisses et s'acheter des bottes fourrêes...
D'ailleurs, ce protecteur á cheveux blancs des jeunes poitrines timides
raconte tout ce qu'il veut á sa tribune, puis il va prendre chez sa
maïtresse la burette de la machine á coudre, va rejoindre en douêe une
grosse bëte êlectronique et commence á lui graisser les pignons en
surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires
respectueux quand il reúoit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides
imbêciles á cheveux blancs. Et n'oublie pas. Seigneur, de nous sauver des
imbêciles intelligents avec des masques de carton...
- Je crois que tu fais des rëves, prononúa une voix de basse quelque
part au-dessus de sa tëte. Je sais par expêrience que les rëves laissent
parfois un arriére-goùt trés dêsagrêable. Parfois mëme, on est comme frappê
de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis úa passe.
Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas? Et tous les arriére-goùts se
transformera Lent en plaisir.
- Ah! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et
capricieuse. Tout m'ennuie. C'est toujours la mëme chose : le fer, la
matiére plastique, le bêton, les gens. J'en suis saturê. Pour moi, il n'y a
jamais aucun plaisir lá-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je
reste á la mëme place á mourir d'ennui.
- Tu devrais te dêcider á changer de place, grinúa au loin un vieillard
acari÷tre.
- Facile á dire, changer de place! En ce moment je ne suis pas á ma
place habituelle, et je m'ennuie quand mëme. Et úa a êtê difficile de
partir!
- Bon, dit la voix de basse sur un ton posê. Mais qu'est-ce que tu veux
alors? C'est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n'as
pas envie de travailler?
- Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux
voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c'est
toujours la mëme chose...
- Revenez! rugit une voix d'êtain. Balivernes! La mëme chose, c'est
trés bien. Hausse fixe! Compris? Rêpêtez!
- Ah! vous et vos commandements...
C'êtaient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les
voyait pas et n'avait aucun moyen de se les reprêsenter, mais il imagina
soudain qu'il êtait cachê sous le comptoir d'un magasin de jouets et qu'il
êcoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus
gigantesques, et par lá effrayants. Cette voix fluette et hystêrique
appartenait êvidemment á Jeanne, la poupêe de cinq métres de haut. Elle
portait une robe de tulle bariolêe, et elle avait un visage joufflu, rose et
immobile avec des yeux qui roulaient, des bras êpais, absurde ment êcartês
et des pieds aux doigts collês ensemble. La basse, c'êtait l'ours
gigantesque Vinni Puch. qui tenait á peine dans le container, dêbonnaire,
êbouriffê, bourrê de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres
êtaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
- Je pense qu'il faudrait quand mëme que tu travailles, grommela Vinni
Puch. Considére qu'il y a ici des crêatures qui ont eu moins de chance que
toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il
reste ici á penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore
dêterminê. Et jamais personne ne l'a entendu se plaindre. Un travail
monotone, c'est aussi un travail. Un plaisir monotone, c'est encore un
plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
- Ah! vous ne comprenez pas, dit la poupêe Jeanne. Chez vous tantæt les
rëves sont cause de tout, tantæt je ne sais pas. Mais j'ai des
pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu'il va y avoir une
terrible explosion, et á la moindre êtincelle je vole en êclats et je me
transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.
- Revenez! tonna la voix d'êtain. C'est assez! Que savez-vous sur les
explosions? Vous pouvez courir vers l'horizon á n'importe quelle vitesse et
sous n'importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de
n'importe quelle distance, et ce sera une vêritable explosion, pas une
petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c'est moi?
Personne ne le dira, et mëme s'il le voulait, il n'y parviendrait pas. Je
sais ce que je dis. Compris? Rêpêtez.
Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout úa. C'êtait une fois
pour toutes un ênorme tank mêcanique. C'est avec la mëme assurance stupide
qu'il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en
travers de sa route.
- Je ne sais pas á quoi vous pensez, dit la poupêe Jeanne. Mais si je
suis venue ici, vers vous, vers les seules crêatures proches de moi, cela ne
signifie pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous
certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d'une maniére
gênêrale, je vous prie de prendre en considêration que ce n'est pas avec
vous que je parle... Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade,
je suis un ëtre normal, et des plaisirs me sont nêcessaires, comme á vous
tous. Mais ce n'est pas le vêritable travail, une espéce de faux plaisir.
J'attends toujours le mien, le vêritable, mais le sien non, non et non. Et
je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence á penser, je n'arrive qu'á
des absurditês.
- Eh bien!... fit la voix de basse de Puch. Dans l'ensemble, oui...
Evidemment... Seulement... Humm...
- Tout cela est vrai! commenta une voix nouvelle, extrëmement jeune et
sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail vêritable...
-- Travail vêritable, travail vêritable! grinúa venimeusement le
vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail vêritable. L'Eldorado!
Les mines du roi Salomon! Ils viennent tous me voir avec leurs intêrieurs
malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs appêtissants
adênoðdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin!
Soyons francs : ils gënent, ils empëchent de travailler. Je ne sais pas
pourquoi - ils dêgagent peut-ëtre une odeur particuliére, ou bien ils
êmettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent á cætê
de moi je deviens schizophréne. Je me dêdouble. Une moitiê de moi-mëme a
soif de voluptê, essaye de saisir et de faire ce qui est nêcessaire, doux,
dêsirê, l'autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mëmes
êternelles questions : est-ce que úa en vaut la peine, et pourquoi, est-ce
que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites
quoi, vous travaillez?
- Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais comment... De votre part
c'est tout de mëme êtrange, je ne m'attendais pas... Je termine le travail
sur un projet d'hêlicoptére, et puis aprés... J'ai dêjá dit que j'avais fait
un tracteur merveilleux, c'êtait un tel plaisir... Je crois que vous n'avez
aucune raison de douter de mon travail.
- Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinúa le vieillard. Dites-moi
seulement oý est ce tracteur?
- Allons... Je ne comprends mëme pas... Comment pourrais-je le savoir?
Et qu'est-ce que j'en ai á faire? En ce moment, ce qui m'intêresse, c'est
l'hêlicoptére.
- C'est justement de cela qu'il s'agit! dit l'astrologue. Vous n'en
avez rien á faire. Vous ëtes content de tout. Personne ne vous ennuie. On
vous aide mëme! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le
bonheur, et les gens vous l'ont aussitæt enlevê, pour que vous ne vous
perdiez pas en vêtilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et
maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.
- Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et
dêcide de se dêrouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu,
de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale, ou, disons
verticale, c'est un tollê gênêral, des cris et des clameurs êcoeurantes et
n'importe qui sombre dans le dêsarroi. Mais ai-je dit que ce n'importe qui
c'êtait moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? Rêpêtez!
- Et moi, et moi aussi! se mit á jacasser la poupêe Jeanne. Combien de
fois me suis-je demandê pourquoi ils existent! Car tout dans le monde a un
sens, n'est-ce pas? Et eux, je crois qu'ils n'en ont pas. Il est êvident
qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les
analyser, de prendre un êchantillon de la partie infêrieure, de la partie
supêrieure et du milieu, á chaque fois on se heurte á un mur ou on passe á
cætê, ou alors on s'endort...
- Ils existent indubitablement, stupide hystêrique que vous ëtes!
grinúa l'Astrologue. Ils ont une partie supêrieure, une infêrieure et une
intermêdiaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne
connais rien de plus ravissant, aucune autre crêature ne porte en elle
autant d'objets de dêlectation que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de
leur existence?
- Mais arrëtez de tout compliquer! dit la voix jeune et sonore. Ils
sont simplement beaux. C'est un vêritable plaisir de les regarder. Pas
toujours, bien sùr, mais imaginez un jardin. Il pourra ëtre aussi beau que
vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas
achevê. Il doit y avoir au moins une espéce d'homme pour animer le jardin.
Ce peut ëtre les petits hommes aux extrêmitês nues, qui ne marchent jamais
mais courent toujours et jettent des pierres... ou les hommes moyens, qui
arrachent les fleurs... peu importe. Mëme les hommes au poil êbouriffê qui
courent sur leurs quatre extrêmitês. Un jardin sans eux, ce n'est pas un
jardin.
- On ne peut qu'ëtre affligê en entendant de pareilles inepties,
dêclara le Tank. Stupide! Les jardins nuisent á la visibilitê, et pour ce
qui est des hommes, ils gënent perpêtuellement tout un chacun, et il est
tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il
en soit, il suffit á n'importe qui de tirer une bonne salve sur une
construction oý, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes
pour que disparaisse tout dêsir de travailler, pour qu'on se sente somnolent
et que celui qui a fait úa, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne
dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des
objections á prêsenter?
- On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit
Vinni Puch. Quel que soit le point de dêpart de la conversation, vous en
venez toujours aux hommes.
- Et pourquoi pas, au fait? attaqua immêdiatement l'Astrologue.
Qu'est-ce que úa peut vous faire? Vous ëtes un opportuniste! Et si nous
voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
- Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant,
nous parlions principalement des crêatures vivantes, du plaisir, des
projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent á occuper une
place de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-á-dire dans nos
pensêes.
Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de
position - il se coucha sur le cætê et ramena un genou vers son ventre.
Vinni Puch a tort. Qu'ils parlent des hommes, qu'ils parlent le plus
possible des hommes. Manifestement, ils connaissent trés mal les hommes ; et
c'est pour cela que ce qu'ils disent est intêressant. La vêritê sort de la
bouche des enfants. Quand les hommes parlent d'eux-mëmes, c'est soit pour
fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...
- Vous ëtes tous assez bëtes dans vos jugements, dit l'Astrologue.
Prenez par exemple le Jardinier. J'espére, vous comprenez que je suis assez
objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez
planter des jardins et tracer des parcs. J'admets parfaitement. Mais
dites-moi de gr÷ce ce que font lá les hommes? A quoi servent les hommes qui
lévent la patte prés des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre faúon? Je
sens chez vous une sorte de nature malade. C'est comme si en opêrant des
glandes, j'exigeais pour la plênitude de mon plaisir que l'opêrê soit
enveloppê dans des chiffons de couleur...
- C'est simplement que vous ëtes plutæt sec de nature, remarqua le
Jardinier, mais l'Astrologue ne l'êcoutait pas.
- Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpêtuellement
vos bombes et vos fusêes, vous calculez des corrections-but et vous faites
la fëte avec vos systémes de visêe. Est-ce que cela ne vous est pas êgal
qu'il y ait ou non des hommes dans les constructions? Il semblerait qu'au
contraire vous pourriez penser á vos camarades, á moi par exemple. Suturer
des plaies! prononúat-il rëveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce
que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien dêchiquetêe...
- Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton affligê.
Cela fait la septiéme soirêe que nous ne parlons que des hommes. C'est
êtrange á dire, mais apparemment il s'est crêê entre les hommes et vous un
certain lien, encore indêterminê mais assez solide. La nature de ce lien est
pour moi tout á fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur,
puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une
maniére gênêrale, tout ceci me paraït ridicule et je crois que le temps est
venu de...
- Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.
- Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloquê.
- Le temps n'est pas encore venu, je dis, rêpêta le Tank. Certains sont
êvidemment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d'autres - je
ne les nommerai pas - ne savent mëme pas que ce temps doit venir, mais tout
le monde sait trés bien qu'il y aura inêvitablement un jour oý il sera non
seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent á l'intêrieur des
constructions mais encore nêcessaire! Et celui qui ne tire pas est un
ennemi! Un criminel! Le dêtruire! Compris? Rêpêtez!
- Je devine ce que cela peut ëtre, laissa tomber l'Astrologue sur un
ton d'une douceur inattendue. Des plaies par dêchirure... Gangréne
gazeuse... Brùlures radioactives du troisiéme degrê...
- Toujours les mëmes phantasmes, soupira la poupêe Jeanne. Quel ennui!
Quelle tristesse!
- Puisque vous ne pouvez pas vous arrëter de parler des hommes, dit
Vinni Puch, essayons si vous voulez d'êlucider la nature de ce lien.
Essayons de raisonner logiquement...
- De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesurêe et ennuyeuse. Si
le lien en question existe, la suprêmatie est exercêe soit par eux, soit par
nous.
- Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.
- Qu'est-ce que c'est que la "suprêmatie"? demanda la poupêe Jeanne
d'une voix malheureuse.
- La suprêmatie signifie dans le contexte en question "le fait
d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant á ce qui
est de la formulation du probléme elle-mëme, on ne peut la dêclarer absurde,
mais uniquement correcte, si l'on dêcide de, raisonner logiquement. Il y eut
un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch
n'y tint plus et demanda : "Alors?"
- Je n'ai pas encore êclairci le fait de savoir si vous avez dêcidê de
raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
- Oui, oui, c'est dêcidê, assurérent en choeur les machines.
- Dans ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils
sont pour vous, soit vous ëtes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous
empëchent d'agir conformêment aux lois de votre nature, ils doivent ëtre
êcartês, comme on êcarte n'importe quel obstacle. Si vous ëtes pour eux,
mais que cet êtat de choses ne vous satisfait pas, ils doivent êgalement
ëtre êcartês, comme on êcarte toutes les causes d'un êtat de choses
insatisfaisant. C'est tout ce que je peux dire en substance de notre
conversation.
Aprés cela, plus personne ne prononúa un mot, il y eut dans les
containers un certain remue-mênage, des grincements, des claquements comme
si les ênormes jouets se prêparaient á aller se coucher, êpuisês par la
conversation, et l'on sentait encore suspendu dans l'air un sentiment de
gëne gênêral, comme dans une assemblêe de personnes qui ont largement
cancanê sans êpargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni pére ni
mére et qui sentent soudain qu'elles sont allêes trop loin.
- Il y a l'humiditê qui se léve, grinúa á mivoix l'Astrologue.
- Je l'avais dêjá remarquê, chuchota la poupêe Jeanne. C'est si
agrêable : de nouveaux chiffres...
- Qu'est-ce qu'elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch.
Jardinier, vous n'auriez pas en rêserve une batterie de vingt-deux volts?
- Je n'ai rien, rêpondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme
le bruit d'une feuille de contre-plaquê arrachêe, un sifflement mêcanique,
et Perets vit soudain par l'êtroite fente au-dessus de lui quelque chose de
brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu'un le regardait dans
l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur
la pointe des pieds dans la lumiére lunaire et, se lanúant á dêcouvert,
courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait á
tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et le voyaient si
petit, si pitoyable, si dêsarmê dans la plaine ouverte á tous les vents et
riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur
lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.
Il dêpassa un petit pont jetê par-dessus un ravin assêchê et voyait
dêjá les lumiéres des premiéres maisons de l'Administration quand il sentit
qu'il s'essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur
insupportable. Il voulut s'arrëter, mais il perúut, á travers le bruit de sa
propre respiration, le martélement d'une multitude de pieds derriére lui et,
perdant á nouveau la tëte, il rassembla ses derniéres forces et se remit á
courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps,
crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en mëme temps que
lui et il pensa : "Úa y est, c'est la fin." Le martélement le rejoignit et
une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emballê, apparut á ses
cætês, masquant la lune, puis se dêtacha en avant et commenúa á s'êloigner
lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et
Perets s'aperúut que c'êtait un homme qui portait un maillot de footballeur
frappê du numêro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre,
et il fut encore plus effrayê. Le martélement multiple derriére son dos ne
cessait pas, on entendait des gêmissements et des cris douloureux. "Ils
courent, pensa-t-il hystêriquement. Ils courent tous! C'est commencê! Et ils
courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."
II voyait confusêment sur les cætês les cottages de la rue principale,
des visages angoissês, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les
longues jambes du numêro 14, parce qu'il ne savait pas oý il fallait courir
et oý êtait le salut : "Les armes se dêchaïnent dêjá quelque part et je ne
sais pas oý, et je me retrouve encore une fois de cætê, mais je ne veux pas.
je ne peux pas ëtre de cætê maintenant, parce qu'ils sont lá-bas, dans les
caisses, ils ont peut-ëtre raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi
mes ennemis..."
II vola dans la foule, qui s'êcarta devant lui, il vit passer devant
ses yeux un petit drapeau á damiers, des clameurs enthousiastes retentirent
et quelqu'un de connaissance courut quelques instants á ses cætês, rêpêtant
comme une condamnation : "Ne vous arrëtez pas, ne vous arrëtez pas..." II
s'arrëta alors et aussitæt on l'entoura, on jeta sur ses êpaules une robe de
chambre de satin. Une voix radiophonique dêmesurêment enflêe annonúa :
"Deuxiéme, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de
sept minutes douze secondes trois dixiémes... Attention, voici le troisiéme
qui arrive!"
La personne de connaissance, qui êtait le Proconsul, disait : "Vous
ëtes formidable, Perets, je ne m'y attendais pas du tout Quand on vous a
annoncê au dêpart, je riais, mais maintenant je vois qu'il faut absolument
vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain
vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous
ferai entrer par les ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai
avec Kim." Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes
connues et d'inconnus en masques de carton. A peu de distance de lá, on
faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui êtait arrivê premier.
Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une
grande coupe mêtallique. Une banderole qui portait l'inscription "Arrivêe"
êtait tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux rivês au
chronométre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vëtu d'un strict manteau
noir dont l'une des manches s'ornait d'un brassard oý l'on lisait : "Juge
principal". "... Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le
Proconsul, on aurait pu vous compter officiellement ce temps." Perets le
repoussa du coude et s'enfonúa dans la foule, les jambes flageolantes.
- ... Plutæt que de rester chez soi á suer de peur, disait quelqu'un
dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
- Je disais la mëme chose á Domarochinier tout á l'heure. Mais ce n'est
pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l'ordre
dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme
úa, autant que ce soit pour quelque chose...
- Et qui a eu cette idêe? Domarochinier! Il ne perd pas le nord. Il
sait y faire!
- Úa ne sert á rien pourtant de les faire courir en caleúon. Faire son
devoir en caleúon - c'est une chose, c'est honorable. Mais faire des
compêtitions en caleúon, c'est pour moi une erreur organisationnelle
typique. Je vais êcrire á ce sujet á...
Perets se dêgagea de la foule et remonta en chancelant la rue
encombrêe. Il avait des nausêes, la poitrine lui faisait mal et il imaginait
les autres, dans leurs caisses, êtirant leurs cous de mêtal pour regarder la
foule de gens en caleúons avec leurs yeux bandês et s'efforúant vainement de
comprendre quel est le lien qui les unit á cette foule et ne pouvant pas le
comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le
point de se tarir...
Il n'y avait pas de lumiére dans le cottage de Kim ; á l'intêrieur, un
nourrisson pleurait.
On avait clouê des planches sur la porte de l'hætel et derriére les
fenëtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperúut
aux fenëtres du premier êtage des visages blëmes prêcautionneusement tournês
vers l'extêrieur.
Les portes de la bibliothéque s'ouvraient sur un canon au tube d'une
longueur dêmesurêe terminê par un large frein de bouche tandis que de
l'autre cætê de la rue un hangar finissait de brùler, et l'on voyait,
êclairês par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton
qui promenaient des dêtecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.
Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme
s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraïna. Perets ne rêsista pas,
tout lui êtait êgal. Elle êtait toute vëtue de noir, sa main êtait tiéde et
douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscuritê.
"Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une
impudence non dissimulêe. Et alors? Elle attendait. Je ne comprends pas
pourquoi, je ne comprends pas en êchange de quoi je me suis rendu á elle,
mais c'est moi qu'elle attendait..."
Ils entrérent dans la maison, Alevtina alluma la lumiére et dit :
- Il y a longtemps que je t'attendais ici.
- Je sais, dit-il.
- Et pourquoi passais-tu sans t'arrëter? "Oui, pourquoi au fait?
pensa-t-il. Sans doute parce que úa m'êtait êgal."
- Úa m'êtait êgal, dit-il.
- Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.
Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains á plat sur ses genoux et
la regarda enlever son ch÷le noir et le pendre á un clou - blanche, pleine,
tiéde. Elle s'enfonúa dans la maison ; un chauffebains á gaz se mit á
ronfler et il y eut un bruit d'eau qui coule. Ses pieds lui faisaient trés
mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets
êtaient couverts d'un mêlange de sang et de poussiére qui en sêchant avait
formê des croùtes noir÷tres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans
l'eau brùlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaïtrait
pour faire place á l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire,
pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."
- Viens ici, appela Alevina.
Il se leva pêniblement, avec l'impression que tous ses os craquaient
douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu'á la porte du couloir,
puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu'au renfoncement oý
s'ouvrait la porte de la salle de bains avec ses faðences êtincelantes, le
ronflement affairê de la flamme bleu du chauffe-bains á gaz et Alevina qui,
penchêe au-dessus de la baignoire, rêpandait dans l'eau une poudre fine.
Pendant qu'il se dêshabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle
agita l'eau et un manteau de mousse monta á la surface, dêborda de la
baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de
plaisir et de douleur, tandis qu'Alevtina assise sur le rebord de la
baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des lévres, si bonne,
si accueillante - et il n'avait pas êtê une seule fois question de
papiers...
Elle lui lavait la tëte et lui, crachotant et s'êbrouant, se disait que
ses mains êtaient aussi fortes et habiles que celles de sa mére - et elle
devait êvidemment savoir faire aussi bien la cuisine... Puis elle lui
demanda : "Je te frotte le dos?" Il se tapota l'oreille de la main pour
chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sùr, naturellement!" Elle lui passa
sur le dos un gant de filasse rëche et ouvrit le robinet de la douche.
- Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme úa. Je vais vider
l'eau, en mettre de la propre et je resterai allongê, avec toi assise á
cætê. S'il te plaït.
Elle arrëta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
- On est bien! dit-il. Tu sais, jamais encore je n'avais êtê aussi
bien.
- Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
- Comment pouvais-je savoir?
- Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d'avance? Tu
aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mariê?
- Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
- C'est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l'aimais beaucoup?
Comment êtait-elle?
- Comment êtait-elle... Elle n'avait peur de rien. Elle êtait bonne.
Nous rëvions souvent de la forët.
- De quelle forët?
- Comment, de quelle forët? Il n'y a qu'une forët.
- La nætre, tu veux dire?
- Elle n'est pas á vous. Elle existe pour ellemëme. D'ailleurs en
rêalitê elle est peut-ëtre á nous. Mais c'est difficile de se le
reprêsenter.
- Je n'ai jamais êtê dans la forët, dit Alevtina. On dit que c'est
effrayant.
- Ce qu'on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait
commencer par apprendre á ne pas avoir peur de ce qu'on ne comprend pas.
Alors tout serait simple.
- Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si
on se racontait un peu moins d'histoires, il n'y aurait rien
d'incomprêhensible. Et toi, Pertchik, tu n'arrëtes pas de te raconter des
histoires.
- Et la forët?
- Quoi, la forët? Je n'y suis pas allêe, mais si j'y allais je ne crois
pas que je serais particuliérement perdue. Lá oý il y a la forët, il y a des
sentiers, lá oý il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours
s'entendre avec les gens.
- Et s'il n'y a personne?
- S'il n'y a personne, il n'y a rien á y faire. Il faut s'en tenir aux
gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.
- Non, dit Perets. Ce n'est pas si simple. Avec les gens, moi je suis
perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
- Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?
- Je ne comprends rien. C'est pour úa, entre autres, que j'ai commencê
á rëver á la forët. Mais maintenant je vois que ce n'est pas plus facile
dans la forët.
Elle secoua la tëte.
- Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas
comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour, la nourriture et
l'orgueil. Evidemment tout est embrouillê comme une pelote, mais quel que
soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou á l'amour, ou au pouvoir,
ou á la nourriture...
- Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
- Mon pauvre chêri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu
veux ou si tu ne veux pas... A moins que je ne te le demande : Qu'es-tu,
Pertchik, á t'agiter ainsi, que te faut-il?
- Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets.
Seulement dêcamper d'ici et me faire archiviste... ou restaurateur. Voilá
tous mes dêsirs.
Elle secoua á nouveau la tëte
- Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliquê. Il te faut trouver
quelque chose de plus simple.
Il ne rêpliqua pas et elle se leva.
- Voilá une serviette. Je t'ai mis du linge lá. Sors et on prendra du
thê. Du thê et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
Perets avait dêjá vidê l'eau et, debout dans la baignoire, se sêchait
avec une grande serviette êponge quand il entendit un tintement de vitres et
l'êcho lointain d'un coup sourd. Il se souvint alors du dêpæt de matêriel,
de Jeanne, la poupêe stupide hystêrique et cria :
- Qu'est-ce que c'est? Oý?
- C'est la machine qui a explosê, rêpondit Alevtina. Ne crains rien.
- Oý? Oý a-t-elle explosê? Au dêpæt? Alevtina resta quelques instants
silencieuse, apparemment elle regardait par la fenëtre.
- Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dêpæt? Dans le parc... Il y a de la
fumêe... Et ils courent tous, ils courent...
On ne voyait pas la forët. A sa place, sous la falaise, des nuages
s'êtendaient en une couche dense jusqu'á l'horizon. On aurait dit un champ
de glace enneigê : des banquises, des dunes de neige, des trouêes et de
crevasses cachant un abïme sans fond : celui qui sauterait du haut de la
falaise ne serait pas arrëtê par la terre, par le marêcage tiéde ou les
branches tendues des arbres, mais par la glace dure, êtincelante sous le
soleil matinal, couverte d'une pellicule de neige séche et poudreuse, et il
resterait êtendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On
aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyêe, qui
aurait êtê jetêe par-dessus la cime des arbres.
Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d'une
paume á l'autre et se dit que le bord de l'á-pic êtait vraiment un coin de
rëve : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des
cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brùlêe par le
soleil, et mëme un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait
seulement êviter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines á
quatre fenëtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment
au soleil leur peinture toute fraïche. Il est vrai qu'elles êtaient assez
loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer á imaginer que c'êtait un
kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mëme mieux
valu qu'elles ne soient pas lá.
C'est peut-ëtre á cause de ces latrines toutes neuves, êdifiêes au
cours de la nuit agitêe qui avait prêcêdê, que la forët se dissimulait
derriére les nuages. Mais c'êtait peu probable. La forët ne se serait pas
emmitouflêe jusqu'á l'horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne
pouvaient pas lui faire un tel effet.
"En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai
tout ce qu'on me dira de faire, je ferai des calculs sur la " mercedes "
abïmêe, je franchirai la zone d'assaut, je jouerai aux êchecs avec le
manager et j'essaierai mëme d'aimer le kêfir : ce ne doit pas ëtre tellement
difficile, puisque la plupart des gens ont rêussi á le faire. Et le soir (et
la nuit aussi) j'irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de
framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C'est mëme une
idêe, pensa-t-il : s'essuyer avec la serviette du Directeur, s'envelopper
dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les
chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j'irai á la station
biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forët mais á la
station, prêcisêment, et mëme pas á la station mais á la caisse, pas pour un
rendez-vous avec la forët ni pour faire la guerre á la forët, mais pour la
paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour
regarder de loin la forët et pour lui jeter des cailloux."
Derriére lui les buissons s'êcartérent bruyamment. Perets se retourna
avec circonspection : ce n'êtait pas le Directeur, mais encore et toujours
Domarochinier. Il tenait á la main une êpaisse chemise et il s'arrëta á
quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait
manifestement quelque chose, quelque chose d'important et il avait apportê
ici, au bord de l'á-pic, cette êtrange et angoissante nouvelle que personne
au monde d'autre que lui ne connaissait, et il êtait manifeste que tout ce
qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun
devrait donner tout ce dont il êtait capable.
- Bonjour, dit-il en s'inclinant et en tendant la chemise á Perets.
Vous avez bien dormi?
- Bonjour, dit Perets. Merci.
- L'humiditê est aujourd'hui de soixante-seize pour cent, dit
Domarochinier. Tempêrature : dixsept degrês. Vent nul. Nêbulositê : zêro.
(Il s'avanúa sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son
corps vers Perets et annonúa.) Le double-vê est ce matin êgal á seize...
- Quel double-vê? demanda Perets en se levant.
- Le nombre de taches, dit trés vite Domarochinier, le regard fuyant.
Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.
- Et pourquoi me dites-vous úa? demanda Perets d'un ton hostile.
- Je vous demande pardon, dit h÷tivement Domarochinier. Cela ne se
reproduira plus. Donc il n'y a que l'humiditê, la nêbulositê, le vent...
hmm... et... Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur
les opposants?
- Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?
Domarochinier fit deux pas en arriére et inclina la tëte.
- Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie
ennuyê, mais il y a quelques papiers qui nêcessitent... sans retard, pour
ainsi dire... que vous personnellement... (Il tendit á Perets la chemise,
comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?
- Vous savez... dit Perets sur un ton menaúant.
- Oui-oui? dit Domarochinier.
Sans l÷cher la chemise, il se mit á fouiller fêbrilement ses poches,
comme s'il cherchait un calepin. Son visage êtait devenu bleu
d'empressement.
"L'imbêcile, le fichu imbêcile, pensa Perets en essayant de se dominer.
Qu'est-ce qui lui prend?"
- C'est stupide, dit-il aussi calmement qu'il le pouvait. Vous
comprenez? C'est stupide et úa n'a rien d'amusant.
- Oui-oui, dit Domarochinier. (Courbê, serrant la chemise entre son
coude et sa hanche, il griffonnait dêsespêrêment des mots sur son
bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?
- Qu'est-ce que vous êcrivez? demanda Perets.
Domarochinier lui jeta an regard apeurê et lut :
"Quinze juin... heure : sept quarante-cinq... lieu : au-dessus de
l'á-pic..."
- Ecoutez, Domarochinier, dit Perets avec colére. Qu'est-ce que vous
voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous avez á me coller au train
tout le temps comme úa? Úa suffit, il y en a assez! (Domarochinier
êcrivait.) Votre plaisanterie est plutæt stupide, vous n'avez pas á
m'espionner. Vous devriez avoir honte, á votre ÷ge. Mais arrëtez d'êcrire,
crêtin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre gymnastique;
ou de vous laver, regardez un peu á quoi vous ressemblez! Peuh!...
Les doigts tremblant de rage, 1 entreprit de boucler les laniéres de
ses sandales
- C'est vrai, ce qu'on dit de vous, que vous ëtes toujours fourrê
partout á noter toutes les conversations. Je croyais que úa faisait partie
de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte
pas ce genre de choses en gênêral, mais vous, vous dêpassez vraiment la
mesure...
Il se releva et vit Domarochinier figê au garde á vous. Des larmes
coulaient sur ses joues.
- Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarmê.
- Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.
- Vous ne pouvez pas quoi?
- La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...
- Seigneur Jêsus, dit Perets. Si vous ne pouvez pas, ne le faites pas,
je disais úa simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin á me suivre?
Comprenez-moi, je n'ai rien contre vous, mais c'est extrëmement
dêsagrêable...
- Úa ne se reproduira pas! s'êcria avec transport Domarochinier. Jamais
plus.
Les larmes sur ses joues s'êtaient sêchêes en un instant.
- Bon, úa suffit, dit Perets, fatiguê, en s'enfonúant á travers les
buissons.
Domarochinier s'accrochait á ses pas.
"Vieux paillasse, pensa Perets. Tarê..."
- Trés urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument
indispensable... Votre attention personnelle...
Perets se retourna.
- Qu'est-ce que vous fourez, enfin? s'êcria-t-il. Si c'est pour ma
valise, rendez-la-moi, oý l'avezvous trouvêe?
Domarochinier posa la valise par terre et commenúa á ouvrir la bouche,
au bord de l'asphyxie, mais Perets ne le laissa pas parler et saisit la
poignêe de la valise. Alors Domarochinier, qui n'avait rien pu dire, se
coucha á plat ventre sur la valise.
- Rendez-moi ma valise! dit Perets, glacê de fureur.
- Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses
genoux.
La chemise le gënait, il la prit entre ses dents et êtreignit la valise
entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poignêe.
- Cessez ce scandale! dit-il. Immêdiatement!
Domarochinier secoua la tëte et murmura quelque chose. Perets
dêboutonna son col et jeta un regard dêsemparê autour de lui. A l'ombre d'un
chëne pas trés loin de lá se trouvaient, pour une raison indêterminêe, deux
ingênieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressérent
et claquérent les talons. Alors Perets, jetant tout autour de lui des
regards de bëte traquêe, enfila prêcipitamment l'allêe qui menait vers la
sortie du parc. Il croyait avoir dêjá tout vu, mais cette fois... Ils ont dù
se donner le mot, pensait-il fiêvreusement... Il faut courir, courir. Mais
courir oý? Il sortit du parc et allait prendre la direction de la cantine
quand il trouva á nouveau sur son chemin Domarochinier, un Domarochinier
sale et effrayant. Il êtait lá, la valise sur l'êpaule, son visage bleu
inondê de larmes, á moins que ce ne fùt d'eau ou de sueur. Ses yeux, voilês
par une pellicule blanche, erraient, et il serrait contre sa poitrine la
chemise oý ses dents avaient laissê leur empreinte.
- Pas ici, je vous en supplie, r÷la-t-il. Dans le bureau... C'est
insupportablement urgent... Et par ailleurs les intêrëts de la
subordination...
Perets fit un êcart pour l'êviter et remonta en courant la rue
principale. Les gens sur les trottoirs restaient figês, inclinaient la tëte
en roulant des yeux êcarquillês. Un camion qui venait d'en face, se
dirigeant vers lui, freina avec un hurlement sauvage, percuta un kiosque á
journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencérent á
se mettre en rangs par deux. Un garde passa au pas de parade en prêsentant
les armes...
Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva á
chaque fois Domarochinier sur son chemin. Domarochinier ne pouvait plus
parler, il ne faisait que pousser des grognements et des meuglements
inarticulês en roulant des yeux suppliants. Perets courut alors vers
l'immeuble de l'Administration.
"Kim, pensait-il fiêvreusement. Kim ne per mettra pas... A moins que
lui aussi?... Je m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient... Je
frapperai á coups de pied... maintenant úa m'est êgal..."
II fit irruption dans le hall d'entrêe et au mëme moment un orchestre
au grand complet entama avec des êclats de cuivres une marche triomphale. Il
vit des visages tendus, des yeux êcarquillês, des torses bombês.
Domarochinier le rejoignit et se lanúa á sa poursuite dans l'escalier
d'honneur, sur les tapis framboise que personne ne se permettait jamais de
fouler, á travers des salles inconnues á deux rangêes de fenëtres, devant
des gardes en uniforme de parade avec dêcorations pendantes, sur un parquet
cirê et glissant, le poursuivit dans l'escalier, vers le troisiéme êtage,
dans une galerie de portraits, et á nouveau dans l'escalier, vers le
quatriéme êtage, devant une haie de jeunes filles fardêes et figêes comme
des mannequins et, enfin l'accula dans une sorte de somptueuse impasse
êclairêe par des lampes lumiére du jour. Au bout, se trouvait une
gigantesque porte revëtue de cuir qui portait la plaquette "Directeur". Il
êtait impossible d'aller plus loin.
Domarochinier le rattrapa, se faufila sous son coude, poussa un r÷le
effrayant, un r÷le d'êpileptique, et ouvrit devant lui la porte de cuir.
Perets entra, enfonúa ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfonúa
tout son ëtre dans la pênombre sêvére et autoritaire de portes endeuillêes,
dans l'aræme noble du tabac de prix, dans un silence ouatê, dans la sêrênitê
grave et mesurêe d'une existence êtrangére.
- Bonjour, lanúa-t-il dans le vide,
Mais il n'y avait personne derriére l'immense bureau. Personne dans les
vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du
martyr Selivan sur un tableau gêant qui occupait tout le mur de cætê.
Derriére lui, Domarochinier laissa lourdement tomber la valise. Perets
tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui prêsentait
la chemise comme un plateau vide. Ses yeux êtaient morts, vitreux. Il ne va
pas tarder á mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.
- Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, á bout de souffle. Sans le
visa du Directeur, impossible... personnel... jamais je ne me serais
permis...
- Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible soupúon commenúait á se
faire jour dans son esprit.
- Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...
Perets s'appuya sur la table et, se retenant á la surface polie, la
contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut ëtre le plus proche. Il se
laissa tomber entre les bras de cuir frais et dêcouvrit á sa gauche une
batterie de têlêphones multicolores, á sa droite des volumes reliês gravês á
l'or, devant lui un encrier monumental reprêsentant Tannhaùser et Vênus et
au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la
chemise tendue. Il êtreignit les accoudoirs et pensa :
"Ah! c'est comme úa? Bande de fripouilles, de salauds, d'esclaves...
c'est comme úa, hein? Racaille, larbins, faces de carton... trés bien,
puisque c'est comme úa..."
- Cessez d'agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il
sêvérement. Donnez-la ici.
Le bureau s'anima, des ombres passérent, un petit tourbillon se forma
et Domarochinier se trouva á ses cætês, un peu en retrait derriére son
êpaule gauche. La chemise posêe sur la table parut s'ouvrir toute seule,
dêcouvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprimê en
capitales, le mot : "PROJET".
- Je vous remercie, dit-il sêvérement. Vous pouvez aller.
Il y eut á nouveau un tourbillon, une lêgére odeur de sueur s'êleva et
disparut, et Domarochinier se trouva á la porte, en train de sortir á
reculons, le corps inclinê en avant pour saluer, les mains sur la couture du
pantalon - effrayant, pitoyable et prët á tout.
- Un instant, dit Perets.
Domarochinier se figea.
- Vous pouvez tuer un homme?
Domarochinier n'hêsita pas. Il prit un calepin et prononúa :
- Je vous êcoute!
- Et vous suicider? demanda Perets.
- Quoi? demanda Domarochinier.
- Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
Domarochinier disparut. Perets s'êclaircit la gorge et se passa les
mains sur le visage.
- Supposons, dit-il á voix haute. Et ensuite?
Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui êtait notê
pour la journêe en cours. L'êcriture de l'ancien Directeur le dêúut. Le
Directeur êcrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de
calligraphie.
"Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer
kêfir-zêfir. Machinisation. Bobine : qui l'a volêe? Quatre bulldozers!!!"
"Au diable les bulldozers, pensa Perets, c'est terminê : plus de
bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines á scier de l'Eradication...
Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c'est pas possible.
Dommage... Et il y a aussi ce dêpæt de machines. Je le ferai sauter,
dêcida-t-il. Il imagina l'Administration, vue d'en haut, et comprit qu'il y
avait beaucoup de choses á faire sauter. Beaucoup trop... N'importe quel
imbêcile peut faire sauter des choses", se dit-il.
Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons
usês, deux odontométres de philatêliste et par-dessus le tout une patte
d'êpaule de gênêral dorêe. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant
les feuilles de papier, se piqua le doigt á une punaise et trouva le
trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin
êloignê, c'êtait un coffre trés êtrange, dêguisê en desserte. Perets se leva
et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de
nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarquêes au premier abord.
Sous une fenëtre se trouvait une crosse de hockey, flanquêe d'une
bêquille et d'une jambe artificielle chaussêe d'un bottillon et munie d'un
patin á glace rouillê. Tout au fond du bureau s'ouvrait une autre porte
barrêe par une corde sur laquelle êtaient pendus des slips noirs et quelques
chaussettes, dont certaines êtaient trouêes. Sur la porte elle-mëme, une
plaquette de mêtal noirci qui portait l'inscription gravêe "BETAIL". Sur
l'appui de la fenëtre, á demi cachê par un rideau, un petit aquarium rempli
d'une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu
desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ouðes
branchues. Et derriére le tableau qui reprêsentait l'exploit de Selivan
êmergeait un somptueux b÷ton de chef d'orchestre, avec des queues de
cheval...
Perets s'affaira auprés du coffre, mit un certain temps á trouver les
bonnes clefs et parvint finalement á ouvrir la lourde porte blindêe. La
contre-porte êtait tapissêe de photos lêgéres dêcoupêes dans des revues pour
hommes, mais le coffre êtait presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont
le verre gauche êtait cassê, une casquette chiffonnêe ornêe d'une cocarde
êtrange, et la photographie d'une famille inconnue (le pére - arborant un
rictus qui dêcouvrait toutes ses dents, la mére - la bouche en cul de poule,
et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien
astiquê, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une
autre patte d'êpaule de gênêral et une croix de fer avec des feuilles de
chëne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, á
l'exception de la derniére, tout en bas de la pile, oý se trouvait le
brouillon d'une note de service qui envisageait les sanctions á prendre
contre le chauffeur Touzik pour nonfrêquentation systêmatique du musêe
historique de l'Administration. "Bien fait pour lui, la crapule, marmonna
Perets. Il ne va mëme pas au musêe... Il va falloir donner suite á cette
affaire..."
"Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce que c'est que cette histoire? Il
n'est tout de mëme pas le nombril du monde, non? Enfin, en un sens...
Kêfiromane, coureur rêpugnant, glandouilleur systêmatique... d'ailleurs tous
les chauffeurs sont des glandouilleurs... non, il faut que úa cesse : le
kêfir, la partie d'êchecs pendant les heures de travail. Et Kim, qu'est-ce
qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui dêraille? - A moins que ce
ne soit justement ce qu'il faut, des espéces de processus stochastiques...
Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde
travaille. Il n'y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit,
ils sont tous occupês, personne n'a de temps. Les notes de service sont
observêes, je le sais, j'en ai fait l'expêrience. Apparemment, tout va bien
: les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ingênieurs
construisent, les chercheurs êcrivent des articles, les caissiers
distribuent de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-ëtre qu'aprés
tout ce manége n'existe que pour que tout le monde travaille? Un bon
mêcanicien rêpare une voiture en deux heures. Et aprés? Les vingt-deux
heures restantes? Et si en plus les voitures sont conduites par des
travailleurs expêrimentês qui ne les abïment pas? La solution s'impose
d'elle-mëme : mettre le bon mêcanicien aux cuisines, et les cuisiniers á la
mêcanique. Il ne s'agit pas seulement de remplir vingt-deux heures -
vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique lá-dedans. Tout le monde
travaille, tout le monde fait son devoir d'homme... pas comme de vulgaires
singes... Et ils acquiérent des spêcialitês nouvelles... Finalement il n'y a
aucune logique lá-dedans, c'est le g÷chis complet, pas de la logique...
Seigneur, je suis lá á rester plantê comme un piquet et ils salissent la
forët, ils la dêtruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque
chose au plus vite, maintenant je rêponds de chaque hectare, de chaque
chiot, de chaque ondine, maintenant je rêponds de tout..."
II commenúa á s'agiter, referma tant bien que mal le coffre, se
prêcipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir
une feuille de papier vierge.
"II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions
êtablies, des modes de relations fixês, ils vont rire de moi... Il se
souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-mëme dans
l'antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils
iront se plaindre á ce... á ce M. Ah... Ils vont s'êgorger les uns les
autres... Mais pas rire. C'est úa le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne
savent pas rire, ils ne savent pas ce que c'est et á quoi úa sert. Des
hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la
dêmocratie, la libertê d'opinion, la libertê de protestation et d'invective.
Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez! Protestez et riez...
Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec
passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualitê
du kêfir, contre la mauvaise nourriture á la cantine, ils invectiveront avec
une passion particuliére le balayeur pour les rues qui n'ont pas êtê
balayêes depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus
systêmatique de frêquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux
latrines sur l'á-pic... Non, je commence á m'embrouiller, pensa-t-il. Il
faut procêder par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"
II se mit á couvrir une feuille d'une êcriture rapide et illisible :
"" Groupe de l'Eradication de la forët, groupe d'Etude de la forët,
groupe de la Protection armêe de la forët, groupe d'Aide á la population
locale de la forët... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. " Groupe de la
Pênêtration du gênie ds. for. " Et puis... '' Groupe de la Protection
scientifique for. " Voilá, úa a l'air d'ëtre tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils
font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demandê ce qu'ils faisaient. Il ne
m'est mëme jamais venu á l'esprit de me demander ce que faisait
l'Administration en gênêral. Comment on pouvait concilier l'Eradication et
la Protection de la forët, et en plus aider la population locale... Bon,
voilá ce que je vais faire, pensa-t-il. D'abord, plus d'Eradication.
Eradiquer l'Eradication. La Pênêtration du gênie aussi, êvidemment. Ou alors
qu'ils travaillent en haut, de toute faúon ils n'ont rien á faire en bas.
Ils peuvent dêmonter leurs machines, construire une route correcte ou
combler ce marais putride... Qu'est-ce qu'il reste alors? Il y a la
Protection armêe. Avec leurs chiens loups. Tout de mëme, dans l'ensemble...
Il faut tout de mëme protêger la forët. Seulement voilá... (Il êvoqua les
tëtes des gardes qu'il connaissait et se mordilla les lévres d'un air
dubitatif.) M-oui... Bon, admettons. Et l'Administration, elle sert á quoi
alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"
II se sentit tout d'un coup á la fois joyeux et angoissê.
- Mais oui, c'est úa, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre tout. Qui
est mon juge? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service -
et terminê!"
II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout prés. Les
verres du lustre tintérent, les chaussettes qui sêchaient sur la corde se
balancérent. Il se leva et s'approcha sur la pointe des pieds de la petite
porte qui se trouvait au fond de la piéce. Derriére, quelqu'un marchait d'un
pas inêgal, comme titubant, mais on n'entendait rien d'autre, et il n'y
avait mëme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets
pesa doucement sur la poignêe, mais la porte ne cêda pas. Il approcha les
lévres de la fente et demanda á haute voix : "Qui est lá?" Personne ne
rêpondit, mais les pas ne cessérent pas, comme s'il y avait eu un ivrogne
dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poignêe,
haussa les êpaules et revint á sa place.
"Dans l'ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais
êvidemment pas dissoudre l'Administration, ce serait idiot, pourquoi
dissoudre une organisation toute prëte, bien huilêe? Il faut simplement la
remettre dans le droit chemin, l'appliquer á quelque chose de sêrieux.
Cesser d'envahir la forët, renforcer au contraire son êtude prudente,
essayer de se mettre en rapport avec elle, d'apprendre á son contact... Ils
ne comprennent mëme pas ce que c'est que la forët. La forët! Pour eux c'est
du bois d'abattage... Leur apprendre á aimer la forët, á la respecter, á
vivre la vie qu'elle vit... Non, il y a beaucoup de travail. Du travail
vêritable, du travail sêrieux. Et il se trouvera des gens - Kim, Stoðan,
Rita.. Et pourquoi pas le manager?... Alevtina... Et finalement ce Ah,
aussi, c'est un personnage, il est pas bëte, mais il a rien de sêrieux á
faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en
voir! Bon, et maintenant, oý en sont les affaires courantes?
Il attira le dossier á lui. La premiére page êtait ainsi rêdigêe :
PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE
1. Au cours de l'annêe êcoulêe, l'Administration de la forët a
substantiellement amêliorê son travail et a atteint des indices êlevês dans
tous les domaines de son activitê. Des centaines d'hectares de territoire
forestier ont êtê conquis, êtudiês, amênagês et placês sous la sauvegarde de
la Protection scientifique et armêe. La maïtrise des spêcialistes et des
travailleurs du rang croït de jour en jour. L'organisation s'amêliore, les
dêpenses improductives diminuent. Les barriéres bureaucratiques et autres
obstacles extraproductifs sont levês les uns aprés les autres.
2. Cependant, á cætê des rêalisations effectuêes, l'action nêfaste de
la deuxiéme loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres
continue á s'exercer, abaissant quelque peu le niveau êlevê des indices.
Notre t÷che la plus urgente rêside maintenant dans la suppression des faits
de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent
une baisse des cadences.
3. Compte tenu de ce qui prêcéde, il est proposê de considêrer á
l'avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et
contredisant l'idêal d'organisation, et l'implication dans des faits de
hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l'implication dans des
faits de hasard (probabilisme) n'entraïne pas de consêquences graves, comme
une trés sêrieuse violation de la discipline du travail et de la production.
4. La culpabilitê des personnes impliquêes dans des faits de hasard
(activitês probabilistiques) est dêfinie et mesurêe par les articles du Code
criminel N 62, 64, 65 (á l'exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou
§§ du Code administratif 12, 15 et 97.
NOTA : L'issue mortelle d'une implication dans un fait de hasard
(probabilisme) n'a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante
ou attênuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononcêe á
titre posthume.
5. La prêsente directive prend effet á partir du... mois... jour...
annêe. Elle n'a pas d'effet rêtroactif.
Signê : Le Directeur de l'Administration. (...)
Perets passa sa langue sur ses lévres séches et tourna la page. Sur la
suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de
l'employê Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conformêment á
la directive sur < l'instauration de l'ordre" "pour indulgence prêmêditêe
pour la loi des grands nombres s'êtant traduite par une glissade sur la
glace avec lêsion concomitante de l'articulation tibia-tarsienne, laquelle
implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11
mars de l'annêe en cours", il est proposê que l'employê Kh soit dêsormais
dêsignê sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...
Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C'êtait aussi
une note de service concernant l'application d'une peine d'amende
administrative correspondant á quatre mois de salaire au maïtre de chiens G.
de Montmorency du groupe de la Protection armêe "pour s'ëtre imprudemment
permis d'ëtre frappê par une dêcharge atmosphêrique (foudre)". Suivaient des
prescriptions concernant les congês, des demandes d'allocation
exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note
explicative d'un certain J. Lumbago á propos de la disparition d'une
bobine...
- Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets á haute voix.
Il êtait en nage. Le projet êtait tapê sur du papier couchê á tranche
dorêe. "II faudrait que j'en parle á quelqu'un, ou je vais m'y perdre",
pensa-t-il.
Lá-dessus la porte s'ouvrit et Alevtina pênêtra dans le bureau,
poussant devant elle une table á roulettes. Elle êtait habillêe avec une
êlêgance recherchêe et une expression sêrieuse et austére êtait peinte sur
son visage soigneusement maquillê.
- Votre petit dêjeuner, dit-elle d'une voix apprëtêe.
- Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte,
repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avanúa vers Perets.
- Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
- Regarde, dit Perets. Encore des bëtises! Lis un peu.
Elle s'assit sur l'accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras
gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
- Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu'y a-t-il? Tu veux
peut-ëtre que je t'apporte le Code criminel? Le Directeur prêcêdent lui
aussi n'avait pas compris un seul article.
- Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu'est-ce
que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
- Je l'ai lu, et je l'ai mëme tapê. Et j'ai corrigê le style.
Domarochinier ne sait pas êcrire, et c'est seulement ici qu'il a appris á
lire... A propos, poussin, Domarochinier attend dans l'antichambre, tu
devrais le recevoir pendant le dêjeuner, il aime úa. Il te fera des
tartines...
- Mais je me fous de Domarochinier! dit Perets. Explique-moi plutæt ce
que je...
- Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, rêpliqua Alevtina. Tu ne
comprends encore rien, poussin, tu ne comprends rien... (Elle appuya sur le
nez de Perets, comme sur un bouton de sonnette.) Domarochinier a deux
blocs-notes. Dans l'un il inscrit qui a dit quoi - pour le Directeur - et
dans l'autre ce qu'a dit le Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie
pas.
- Attends, dit Perets, il faut que je te demande conseil. Cette
directive... ce dêlire... je ne vais pas le signer.
- Comment úa, tu ne vas pas?
- Comme úa. Je ne léverai pas la main pour signer cette chose.
Le visage d'Alevtina se fit sêvére.
- Poussin, dit-elle. Ne te bute pas. Signe. C'est trés urgent. Aprés,
je t'expliquerai tout, mais maintenant...
- Mais qu'est-ce qu'il y a á expliquer lá-dedans? dit Perets.
- Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, aprés, je
t'expliquerai.
- Non, explique-moi maintenant, dit Perets. Si tu peux. Ce dont je
doute.
Alevtina l'embrassa sur la tempe et regarda sa montre d'un air
prêoccupê.
- Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.
Elle s'assit sur la table, les mains á plat sous ses cuisses, et
commenúa, les yeux fixês dans le vague au-dessus de la tëte de Perets :
- Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne
date pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un vecteur dont l'origine se perd
dans la nuit des temps. Actuellement, il est matêrialisê par les ordres et
directives existant. Mais il s'enfonce aussi trés loin dans le futur, oý il
attend encore d'ëtre matêrialisê. C'est comme une route qui se construit sur
un terrain dêterminê. Lá oý se termine l'asphalte, tournant le- dos á la
portion dêjá faite, se trouve un niveleur qui regarde dans son thêodolite.
Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui passe par l'axe optique du
thêodolite, c'est le vecteur administratif non encore matêrialisê que tu es
le seul á voir et qu'il t'appartient de matêrialiser. Tu comprends "
- Non, dit fermement Perets.
- Úa ne fait rien, êcoute encore... De mëme que la route ne peut pas
tourner arbitrairement á droite ou á gauche, mais doit suivre l'axe optique
du thêodolite, de mëme chaque directive administrative doit ëtre le
prolongement logique de toutes celles qui ont prêcêdê... Poussin, ne cherche
pas á approfondir, je ne le comprends pas moi-mëme, mais c'est un bien, car
l'approfondissement engendre le doute, le doute engendre le piêtinement sur
place - c'est la mort de tout activitê administrative, et par consêquent la
tienne, la mienne... C'est êlêmentaire. Qu'il ne se passe pas un jour sans
directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur l'instauration de
l'ordre, elle n'est pas suspendue en l'air, elle est liêe á la directive
prêcêdente sur la non-dêcroissance, laquelle est liêe á la note de service
sur la non-grossesse, et cette note de service dêcoule logiquement de la
prescription sur l'excitabilitê excessive, et cette prescription...
- Arrëte ces stupiditês! dit Perets. Montre-moi ces prescriptions et
ces notes de service... Non, montre-moi plutæt la premiére note de service,
celle qui remonte á la nuit des temps...
- Mais pour quoi faire?
- Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles se suivent logiquement. Je
ne te crois pas.
- Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout úa. Je te montrerai tout úa.
Tu pourras lire tout úa avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y
a pas eu de directive avant-hier, il n'y a pas eu de directive hier. On ne
peut pas prendre en compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait
attraper, et en plus c'êtait une prescription orale... Combien de temps
crois-tu que l'Administration puisse rester sans directives? Depuis ce
matin, c'est dêjá le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les
lampes grillêes, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais
il faut signer la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu rêunis
les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui les rêchauffe, et aprés
je t'apporterai tout ce que tu voudras. Tu pourras lire, êtudier,
approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, êvidemment, que tu n'approfondisses
pas.
Perets se prit le visage entre les mains et hocha la tëte. Alevtina
sauta vivement á bas de la table, trempa la plume dans la boïte cr÷nienne de
Vênus et tendit le porte-plume á Perets.
- Allons, chêri, êcris vite...
Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :
- Mais je pourrai l'annuler, aprés?
- Bien sùr, poussin, bien sùr, dit Alevtina.
Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.
- Non, dit-il. Non et non. Je ne signerai pas. Pourquoi est-ce que
j'irai signer ce dêlire, alors qu'il y a manifestement des dizaines de
directives, d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sensêes, qui
seraient nêcessaires, rêellement nêcessaires dans cette pêtaudiére...
- Par exemple? releva vivement Alevtina.
- Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...
Alevtina s'empara d'un bloc-notes.
- Eh bien!... (Le ton de Perets prit soudain un mordant peu habituel.)
Par exemple une note de service ordonnant aux employês du groupe de
l'Eradication de s'êradiquer eux-mëmes dans les plus brefs dêlais.
Exêcution! Ils auraient qu'á se jeter du haut de la falaise... ou á se tirer
une balle dans la tëte... Aujourd'hui mëme! Responsable, Domarochinier...
Úa, ce serait beaucoup plus utile que...
- Un instant, dit Alevtina... Donc, se suicider par arme á feu
aujourd'hui avant vingt-quatre heures zêro zêro. Responsable,
Domarochinier...
Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pensêes. Perets
la regardait, êtonnê.
- Mais oui! reprit-elle. C'est juste! C'est mëme plus progressiste
que... Comprends, chêri : si une directive ne te plaït pas, il ne faut pas
te forcer. Mais donnes-en une autre. Voilá, c'est fait, je n'ai plus á te
faire de reproches...
Elle sauta á terre et commenúa á disposer les assiettes devant Perets.
- Voilá les crëpes, tu as la confiture lá... Le cafê est dans le
thermos, il est bouillant, fais attention, ne te brùle pas... Mange, je
prêpare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.
- Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...
- Tu me plais bien, dit tendrement Alevtina. Tu es intelligent, tu as
du courage... Mais il faudra ëtre un peu plus gentil avec Domarochinier.
- Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...
Alevtina se prêcipita vers la porte, Perets se jeta á sa poursuite,
criant "Mais ne sois pas folle!", mais ne put la rattraper. Alevtina
disparut et á sa place, tel un spectre, Domarochinier parut jaillir du
nêant. Peignê, astiquê, il avait retrouvê sa couleur normale et semblait
prët á tout, comme auparavant.
- C'est un coup de gênie, dit-il en pressant Perets contre la table.
C'est tout simplement... êpoustouflant. Cela entrera pour toujours dans
l'Histoire...
Perets recula, comme devant une scolopendre gêante, heurta la table et
fit se culbuter l'un sur l'autre Tannhaùser et Vênus.
Last-modified: Mon, 17 May 1999 16:02:36 GMT