Antuan de Saint-Exupery. Vol de nuit
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A. de Saint-ExupÊry, Oeuvres,
M., ProgrÉs, 1972, pp. 31-86
ïÒÉÇÉÎÁÌ ÜÔÏÇÏ ÄÏËÕÍÅÎÔÁ ÒÁÓÐÏÌÏÖÅÎ ÎÁ ÓÁÊÔÅ "ïÂÝÉÊ ôÅËÓÔ" (TextShare)
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A Monsieur Didier Daurat
Les collines, sous l'avion, creusaient dÊjÁ leur sillage d'ombre dans
l'or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d'une inusable lumiÉre:
dans ce pays elles n'en finissent pas de rendre leur or, de mËme qu'aprÉs
l'hiver elles n'en finissent pas de rendre leur neige.
Et le pilote Fabien, qui ramenait de l'extrËme Sud, vers Buenos Aires,
le courrier de Patagonie, reconnaissait l'approche du soir aux mËmes signes
que les eaux d'un port: Á ce calme, Á ces rides lÊgÉres qu'Á peine
dessinaient de tranquilles nuages. Il entrait dans une rade immense et
bienheureuse.
Il eut pu croire aussi, dans ce calme, faire une lente promenade,
presque comme un berger. Les bergers de Patagonie vont, sans se presser,
d'un troupeau Á l'autre: il allait d'une ville Á l'autre, il Êtait le berger
des petites villes. Toutes les deux heures il en rencontrait qui venaient
boire au bord des fleuves ou qui broutaient leur plaine.
Quelquefois, aprÉs cent kilomÉtres de steppes plus inhabitÊes que la
mer, il croisait une ferme perdue, et qui semblait emporter en arriÉre, dans
une houle de prairies, sa charge de vies humaines; alors il saluait des
ailes ce navire.
"San Julian est en vue; nous atterrirons dans dix minutes."
Le radio navigant passait la nouvelle Á tous les postes de la ligne.
Sur deux mille cinq cents kilomÉtres, du dÊtroit de Magellan Á Buenos
Aires, des escales semblables s'Êchelonnaient; mais celle-ci s'ouvrait sur
les frontiÉres de la nuit comme, en Afrique, sur le mystÉre, la derniÉre
bourgade soumise.
Le radio passa un papier au pilote:
"II y a tant d'orages que les dÊcharges remplissent mes Êcouteurs.
Coucherez-vous Á San Julian?"
Fabien sourit: le ciel Êtait calme comme un aquarium et toutes les
escales, devant eux, leur signalaient: "Ciel pur, vent nul." II rÊpondit:
"Continuerons."
Mais le radio pensait que des orages s'Êtaient installÊs quelque part,
comme des vers s'installent dans un fruit; la nuit serait belle et pourtant
g×tÊe: il lui rÊpugnait d'entrer dans cette ombre prËte Á pourrir.
En descendant moteur au ralenti sur San Julian, Fabien se sentit las.
Tout ce qui fait douce la vie des hommes grandissait vers lui: leurs
maisons, leurs petits cafÊs, les arbres de leur promenade. Il Êtait
semblable Á un conquÊrant, au soir de ses conquËtes, qui se penche sur les
terres de l'empire, et dÊcouvre l'humble bonheur des hommes. Fabien avait
besoin de dÊposer les armes, de ressentir sa lourdeur et ses courbatures, on
est riche aussi de ses misÉres, et d'Ëtre ici un homme simple, qui regarde
par la fenËtre une vision dÊsormais immuable. Ce village minuscule, il l'eÙt
acceptÊ: aprÉs avoir choisi on se contente du hasard de son existence et on
peut l'aimer. Il vous borne comme l'amour. Fabien eÙt dÊsirÊ vivre ici
longtemps, prendre sa part ici d'ÊternitÊ, car les petites villes, oÝ il
vivait une heure, et les jardins clos de vieux murs, qu'il traversait, lui
semblaient Êternels de durer en dehors de lui. Et le village montait vers
l'Êquipage et vers lui s'ouvrait. Et Fabien pensait aux amitiÊs, aux filles
tendres, Á l'intimitÊ des nappes blanches, Á tout ce qui, lentement,
s'apprivoise pour l'ÊternitÊ. Et le village coulait dÊjÁ au ras des ailes,
Êtalant le mystÉre de ses jardins fermÊs que leurs murs ne protÊgeaient
plus. Mais Fabien, ayant atterri, sut qu'il n'avait rien vu, sinon le
mouvement lent de quelques hommes parmi leurs pierres. Ce village dÊfendait,
par sa seule immobilitÊ, le secret de ses passions, ce village refusait sa
douceur: il eÙt fallu renoncer Á l'action pour la conquÊrir.
Quand les dix minutes d'escale furent ÊcoulÊes, Fabien dut repartir.
Il se retourna vers San Julian: ce n'Êtait plus qu'une poignÊe de
lumiÉres, puis d'Êtoiles, puis se dissipa la poussiÉre qui, pour la derniÉre
fois, le tenta.
"Je ne vois plus les cadrans: j'allume."
II toucha les contacts, mais les lampes rouges de la carlingue
versÉrent vers les aiguilles une lumiÉre encore si diluÊe dans cette lumiÉre
bleue qu'elle ne les colorait pas. Il passa les doigts devant une ampoule:
ses doigts se teintÉrent Á peine.
"Trop tÆt."
Pourtant la nuit montait, pareille Á une fumÊe sombre, et dÊjÁ comblait
les vallÊes. On ne distinguait plus celles-ci des plaines. DÊjÁ pourtant
s'Êclairaient les villages, et leurs constellations se rÊpondaient. Et lui
aussi, du doigt, faisait cligner ses feux de position, rÊpondait aux
villages. La terre Êtait tendue d'appels lumineux, chaque maison allumant
son Êtoile, face Á l'immense nuit, ainsi qu'on tourne un phare vers la mer.
Tout ce qui couvrait une vie humaine dÊjÁ scintillait. Fabien admirait que
l'entrÊe dans la nuit se fit cette fois, comme une entrÊe en rade, lente et
belle.
Il enfouit sa tËte dans la carlingue. Le radium des aiguilles
commenÚait Á luire. L'un aprÉs l'autre le pilote vÊrifia des chiffres et fut
content. Il se dÊcouvrait solidement assis dans ce ciel. Il effleura du
doigt un longeron d'acier, et sentit dans le mÊtal ruisseler la vie: le
mÊtal ne vibrait pas, mais vivait. Les cinq cents chevaux du moteur
faisaient naÏtre dans la matiÉre un courant trÉs doux, qui changeait sa
glace en chair de velours. Une fois de plus, le pilote n'Êprouvait, en vol,
ni vertige, ni ivresse, mais le travail mystÊrieux d'une chair vivante.
Maintenant il s'Êtait recomposÊ un monde, il y jouait des coudes pour
s'y installer bien Á l'aise.
Il tapota le tableau de distribution Êlectrique, toucha les contacts un
Á un, remua un peu, s'adossa mieux, et chercha la position la meilleure pour
bien sentir les balancements des cinq tonnes de mÊtal qu'une nuit mouvante
Êpaulait. Puis il t×tonna, poussa en place sa lampe de secours, l'abandonna,
la retrouva, s'assura qu'elle ne glissait pas, la quitta de nouveau pour
tapoter chaque manette, les joindre Á coup sÙr, instruire ses doigts pour un
monde aveugle. Puis, quand ses doigts le connurent bien, il se permit
d'allumer une lampe, d'orner sa carlingue d'instruments prÊcis, et surveilla
sur les cadrans seuls son entrÊe dans la nuit, comme une plongÊe. Puis,
comme rien ne vacillait, ni ne vibrait, ni ne tremblait, et que demeurait
fixes son gyroscope, son altimÉtre et le rÊgime du moteur, il s'Êtira un
peu, appuya sa nuque au cuir du siÉge, et commenÚa cette profonde mÊditation
du vol, oÝ l'on savoure une espÊrance inexplicable.
Et maintenant, au cœur de la nuit comme un veilleur, il dÊcouvre que la
nuit montre l'homme: ces appels, ces lumiÉres, cette inquiÊtude. Cette
simple Êtoile dans l'ombre: l'isolement d'une maison. L'une s'Êteint: c'est
une maison qui se ferme sur son amour.
Ou sur son ennui. C'est une maison qui cesse de faire son signal au
reste du monde. Ils ne savent pas ce qu'ils espÉrent ces paysans accoudÊs Á
la table devant leur lampe: ils ne savent pas que leur dÊsir porte si loin,
dans la grande nuit qui les enferme. Mais Fabien le dÊcouvre quand il vient
de mille kilomÉtres et sent des lames de fond profondes soulever et
descendre l'avion qui respire, quand il a traversÊ dix orages, comme des
pays de guerre, et, entre eux, des clairiÉres de lune, et quand il gagne ces
lumiÉres, l'une aprÉs l'autre, avec le sentiment de vaincre. Ces hommes
croient que leur lampe luit pour l'humble table, mais Á quatre-vingts
kilomÉtres d'eux, on est dÊjÁ touchÊ par l'appel de cette lumiÉre, comme
s'ils la balanÚaient dÊsespÊrÊs, d'une Ïle dÊserte, devant la mer.
Ainsi les trois avions postaux de la Patagonie, du Chili et du Paraguay
revenaient du Sud, de l'Ouest et du Nord vers Buenos Aires. On y attendait
leur chargement pour donner le dÊpart, vers minuit, Á l'avion d'Europe.
Trois pilotes, chacun Á l'arriÉre d'un capot lourd comme un chaland,
perdus dans la nuit, mÊditaient leur vol, et, vers la ville immense,
descendraient lentement de leur ciel d'orage ou de paix, comme d'Êtranges
paysans descendent de leurs montagnes.
RiviÉre, responsable du rÊseau entier, se promenait de long en large
sur le terrain d'atterrissage de Buenos Aires. Il demeurait silencieux car,
jusqu'Á l'arrivÊe des trois avions, cette journÊe, pour lui, restait
redoutable. Minute par minute, Á mesure que les tÊlÊgrammes lui parvenaient,
RiviÉre avait conscience d'arracher quelque chose au sort, de rÊduire la
part d'inconnu, et de tirer ses Êquipages, hors de la nuit, jusqu'au rivage.
Un manœuvre aborda RiviÉre pour lui communiquer un message du poste
Radio:
-- Le courrier du Chili signale qu'il aperÚoit les lumiÉres de Buenos
Aires.
-- Bien.
BientÆt RiviÉre entendrait cet avion: la nuit en livrait un dÊjÁ, ainsi
qu'une mer, pleine de flux et de reflux et de mystÉres, livre Á la plage le
trÊsor qu'elle a si longtemps ballottÊ. Et plus tard on recevrait d'elle les
deux autres.
Alors cette journÊe serait liquidÊe. Alors les Êquipes usÊes iraient
dormir, remplacÊes par les Êquipes fraÏches. Mais RiviÉre n'aurait point de
repos: le courrier d'Europe, Á son tour, le chargerait d'inquiÊtudes. Il en
serait toujours ainsi. Toujours. Pour la premiÉre fois ce vieux lutteur
s'Êtonnait de se sentir las. L'arrivÊe des avions ne serait jamais cette
victoire qui termine une guerre, et ouvre une Ére de paix bienheureuse. Il
n'y aurait jamais, pour lui, qu'un pas de fait prÊcÊdant mille pas
semblables. Il semblait Á RiviÉre qu'il soulevait un poids trÉs lourd, Á
bras tendus, depuis longtemps: un effort sans repos et sans espÊrance. "Je
vieillis..." II vieillissait si dans l'action seule il ne trouvait plus sa
nourriture. Il s'Êtonna de rÊflÊchir sur des problÉmes qu'il ne s'Êtait
jamais posÊs. Et pourtant revenait contre lui, avec un murmure mÊlancolique,
la masse des douceurs qu'il avait toujours ÊcartÊes: un ocÊan perdu. "Tout
cela est donc si proche?..." II s'aperÚut qu'il avait peu Á peu repoussÊ
vers la vieillesse, pour "quand il aurait le temps", ce qui fait douce la
vie des hommes. Comme si rÊellement on pouvait avoir le temps un jour, comme
si l'on gagnait, Á l'extrÊmitÊ de la vie, cette paix bienheureuse que l'on
imagine. Mais il n'y a pas de paix. Il n'y a peut-Ëtre pas de victoire. Il
n'y a pas d'arrivÊe dÊfinitive de tous les courriers.
RiviÉre s'arrËta devant Leroux, un vieux contremaÏtre qui travaillait.
Leroux, lui aussi, travaillait depuis quarante ans. Et le travail prenait
toutes ses forces. Quand Leroux rentrait chez lui vers dix heures du soir,
ou minuit, ce n'Êtait pas un autre monde qui s'offrait Á lui, ce n'Êtait pas
une Êvasion. RiviÉre sourit Á cet homme qui relevait son visage lourd, et
dÊsignait un axe bleui: "úa tenait trop dur, mais je l'ai eu." RiviÉre se
pencha sur l'axe. RiviÉre Êtait repris par le mÊtier. "II faudra dire aux
ateliers d'ajuster ces piÉces-lÁ plus libres." II t×ta du doigt les traces
du grippage, puis considÊra de nouveau Leroux. Une drÆle de question lui
venait aux lÉvres, devant ces rides sÊvÉres. Il en souriait:
-- Vous vous Ëtes beaucoup occupÊ d'amour, Leroux, dans votre vie?
-- Oh! l'amour, vous savez, monsieur le Directeur...
-- Vous Ëtes comme moi, vous n'avez jamais eu le temps.
-- Pas bien beaucoup...
RiviÉre Êcoutait le son de la voix, pour connaÏtre si la rÊponse Êtait
amÉre: elle n'Êtait pas amÉre. Cet homme Êprouvait, en face de sa vie
passÊe, le tranquille contentement du menuisier qui vient de polir une belle
planche: "VoilÁ. C'est fait."
"VoilÁ, pensait RiviÉre, ma vie est faite."
II repoussa toutes les pensÊes tristes qui lui venaient de sa fatigue,
et se dirigea vers le hangar, car l'avion du Chili grondait.
Le son de ce moteur lointain devenait de plus en plus dense. Il
mÙrissait. On donna les feux. Les lampes rouges du balisage dessinÉrent un
hangar, des pylÆnes de T.S.F., un terrain carrÊ. On dressait une fËte.
-- Le voilÁ!
L'avion roulait dÊjÁ dans le faisceau des phares. Si brillant qu'il en
semblait neuf. Mais, quand il eut stoppÊ enfin devant le hangar, tandis que
les mÊcaniciens et les manœuvres se pressaient pour dÊcharger la poste, le
pilote Pellerin ne bougea pas.
-- Eh bien ? qu'attendez-vous pour descendre ?
Le pilote, occupÊ Á quelque mystÊrieuse besogne, ne daigna pas
rÊpondre. Probablement il Êcoutait encore tout le bruit du vol passer en
lui. Il hochait lentement la tËte, et, penchÊ en avant, manipulait on ne
sait quoi. Enfin il se retourna vers les chefs et les camarades, et les
considÊra gravement, comme sa propriÊtÊ. Il semblait les compter et les
mesurer et les peser, et il pensait qu'il les avait bien gagnÊs, et aussi ce
hangar de fËte et ce ciment solide et, plus loin, cette ville avec son
mouvement, ses femmes et sa chaleur. Il tenait ce peuple dans ses larges
mains, comme des sujets, puisqu'il pouvait les toucher, les entendre et les
insulter. Il pensa d'abord les insulter d'Ëtre lÁ tranquilles, sÙrs de
vivre, admirant la lune, mais il fut dÊbonnaire:
-- ...Paierez Á boire!
Et il descendit.
Il voulut raconter son voyage:
-- Si vous saviez!...
Jugeant sans doute en avoir assez dit, il s'en fut retirer son cuir.
Quand la voiture l'emporta vers Buenos Aires en compagnie d'un
inspecteur morne et de RiviÉre silencieux, il devint triste: c'est beau de
se tirer d'affaire, et de l×cher avec santÊ, en reprenant pied, de bonnes
injures. Quelle joie puissante! Mais ensuite, quand on se souvient, on doute
on ne sait de quoi.
La lutte dans le cyclone, Úa, au moins, c'est rÊel, c'est franc. Mais
non le visage des choses, ce visage qu'elles prennent quand elles se croient
seules. Il pensait:
"C'est tout Á fait pareil Á une rÊvolte: des visages qui p×lissent Á
peine, mais changent tellement!"
II fit un effort pour se souvenir.
Il franchissait, paisible, la CordillÉre des Andes. Les neiges de
l'hiver pesaient sur elle de toute leur paix. Les neiges de l'hiver avaient
fait la paix dans cette masse, comme les siÉcles dans les ch×teaux morts.
Sur deux cents kilomÉtres d'Êpaisseur, plus un homme, plus un souffle de
vie, plus un effort. Mais des arËtes verticales, qu'Á six mille d'altitude
on frÆle, mais des manteaux de pierre qui tombent droit, mais une formidable
tranquillitÊ.
Ce fut aux environs du Pic Tupungato...
Il rÊflÊchit. Oui, c'est bien lÁ qu'il fut le tÊmoin d'un miracle.
Car il n'avait d'abord rien vu, mais s'Êtait simplement senti gËnÊ,
semblable Á quelqu'un qui se croyait seul, qui n'est plus seul, que l'on
regarde. Il s'Êtait senti, trop tard et sans bien comprendre comment,
entourÊ par de la colÉre. VoilÁ. D'oÝ venait cette colÉre?
A quoi devinait-il qu'elle suintait des pierres, qu'elle suintait de la
neige? Car rien ne semblait venir Á lui, aucune tempËte sombre n'Êtait en
marche. Mais un monde Á peine diffÊrent, sur place, sortait de l'autre.
Pellerin regardait, avec un serrement de cœur inexplicable, ces pics
innocents, ces arËtes, ces crËtes de neige, Á peine plus gris, et qui
pourtant commenÚaient Á vivre -- comme un peuple.
Sans avoir Á lutter, il serrait les mains sur les commandes. Quelque
chose se prÊparait qu'il ne comprenait pas. Il bandait ses muscles, telle
une bËte qui va sauter, mais il ne voyait rien qui ne fÙt calme. Oui, calme,
mais chargÊ d'un Êtrange pouvoir.
Puis tout s'Êtait aiguisÊ. Ces arËtes, ces pics, tout devenait aigu: on
les sentait pÊnÊtrer, comme des Êtraves, le vent dur. Et puis il lui sembla
qu'elles viraient et dÊrivaient autour de lui, Á la faÚon de navires gÊants
qui s'installent pour le combat. Et puis il y eut, mËlÊe Á l'air, une
poussiÉre: elle montait, flottant doucement, comme un voile, le long des
neiges. Alors, pour chercher une issue en cas de retraite nÊcessaire, il se
retourna et trembla: toute la CordillÉre, en arriÉre, semblait fermenter.
"Je suis perdu."
D'un pic, Á l'avant, jaillit la neige: un volcan de neige. Puis d'un
second pic, un peu Á droite. Et tous les pics, ainsi, l'un aprÉs l'autre
s'enflammÉrent, comme successivement touchÊs par quelque invisible coureur.
C'est alors qu'avec les premiers remous de l'air les montagnes autour du
pilote oscillÉrent.
L'action violente laisse peu de traces: il ne retrouvait plus en lui le
souvenir des grands remous qui l'avaient roulÊ. Il se rappelait seulement
s'Ëtre dÊbattu, avec rage, dans ces flammes grises.
Il rÊflÊchit.
"Le cyclone, ce n'est rien. On sauve sa peau. Mais auparavant! Mais
cette rencontre que l'on fait!"
II pensait reconnaÏtre, entre mille, un certain visage, et pourtant il
l'avait dÊjÁ oubliÊ.
RiviÉre regardait Pellerin. Quand celui-ci descendrait de voiture, dans
vingt minutes, il se mËlerait Á la foule avec un sentiment de lassitude et
de lourdeur. Il penserait peut-Ëtre: "Je suis bien fatiguÊ... sale mÊtier!"
Et Á sa femme il avouerait quelque chose comme: "on est mieux ici que sur
les Andes." Et pourtant tout ce Á quoi les hommes tiennent si fort s'Êtait
presque dÊtachÊ de lui: il venait d'en connaÏtre la misÉre. Il venait de
vivre quelques heures sur l'autre face du dÊcor, sans savoir s'il lui serait
permis de rÊtablir pour soi cette ville dans ses lumiÉres. S'il retrouverait
mËme encore, amies d'enfance ennuyeuses mais chÉres, toutes ses petites
infirmitÊs d'homme. "II y a dans toute foule, pensait RiviÉre, des hommes
que l'on ne distingue pas, et qui sont de prodigieux messagers. Et sans le
savoir eux-mËmes. A moins que..." RiviÉre craignait certains admirateurs.
Ils ne comprenaient pas le caractÉre sacrÊ de l'aventure, et leurs
exclamations en faussaient le sens, diminuaient l'homme. Mais Pellerin
gardait ici toute sa grandeur d'Ëtre simplement instruit, mieux que
personne, sur ce que vaut le monde entrevu sous un certain jour, et de
repousser les approbations vulgaires avec un lourd dÊdain. Aussi RiviÉre le
fÊlicita-t-il:
"Comment avez-vous rÊussi?" Et l'aima de parler simplement mÊtier, de
parler de son vol comme un forgeron de son enclume.
Pellerin expliqua d'abord sa retraite coupÊe. Il s'excusait presque:
"Aussi je n'ai pas eu le choix." Ensuite il n'avait plus rien vu: la neige
l'aveuglait. Mais de violents courants l'avaient sauvÊ, en le soulevant Á
sept mille. "J'ai dÙ Ëtre maintenu au ras des crËtes pendant toute la
traversÊe." II parla aussi du gyroscope dont il faudrait changer de place la
prise d'air: la neige l'obturait: "úa forme verglas, voyez-vous." Plus tard
d'autres courants avaient culbutÊ Pellerin, et, vers trois mille, il ne
comprenait plus comment il n'avait rien heurtÊ encore. C'est qu'il survolait
dÊjÁ la plaine. "Je m'en suis aperÚu tout d'un coup, en dÊbouchant dans du
ciel pur." II expliqua enfin qu'il avait eu, Á cet instant lÁ, l'impression
de sortir d'une caverne.
-- TempËte aussi Á Mendoza?
-- Non. J'ai atterri par ciel pur, sans vent. Mais la tempËte me
suivait de prÉs.
Il la dÊcrivit parce que, disait-il, "tout de mËme c'Êtait Êtrange". Le
sommet se perdait trÉs haut dans les nuages de neige, mais la base roulait
sur la plaine ainsi qu'une lave noire. Une Á une, les villes Êtaient
englouties. "Je n'ai jamais vu Úa..." Puis il se tut, saisi par quelque
souvenir.
RiviÉre se retourna vers l'inspecteur.
-- C'est un cyclone du Pacifique, on nous a prÊvenu trop tard. Ces
cyclones ne dÊpassent d'ailleurs jamais les Andes.
On ne pouvait prÊvoir que celui-lÁ poursuivrait sa marche vers l'Est.
L'inspecteur, qui n'y connaissait rien, approuva.
L'inspecteur parut hÊsiter, se retourna vers Pellerin, et sa pomme
d'Adam remua. Mais il se tut. Il reprit, aprÉs rÊflexion, en regardant droit
devant soi, sa dignitÊ mÊlancolique.
Il la promenait, ainsi qu'un bagage, cette mÊlancolie. DÊbarquÊ la
veille en Argentine, appelÊ par RiviÉre pour de vagues besognes, il Êtait
empËtrÊ de ses grandes mains et de sa dignitÊ d'inspecteur. Il n'avait le
droit d'admirer ni la fantaisie, ni la verve: il admirait par fonction la
ponctualitÊ. Il n'avait le droit de boire un verre en compagnie, de tutoyer
un camarade et de risquer un calembour que si, par un hasard
invraisemblable, il rencontrait, dans la mËme escale, un autre inspecteur.
"II est dur, pensait-il, d'Ëtre un juge."
A vrai dire, il ne jugeait pas, mais hochait la tËte. Ignorant tout, il
hochait la tËte, lentement, devant tout ce qu'il rencontrait. Cela troublait
les consciences noires et contribuait au bon entretien du matÊriel. Il
n'Êtait guÉre aimÊ, car un inspecteur n'est pas crÊÊ pour les dÊlices de
l'amour, mais pour la rÊdaction de rapports. Il avait renoncÊ Á y proposer
des mÊthodes nouvelles et des solutions techniques, depuis que RiviÉre avait
Êcrit: "L'inspecteur Robineau est priÊ de nous fournir, non des poÉmes, mais
des rapports. L'inspecteur Robineau utilisera heureusement ses compÊtences,
en stimulant le zÉle du personnel." Aussi se jetait-il dÊsormais, comme sur
son pain quotidien, sur les dÊfaillances humaines. Sur le mÊcanicien qui
buvait, le chef d'aÊroplace qui passait des nuits blanches, le pilote qui
rebondissait Á l'atterrissage.
RiviÉre disait de lui: "II n'est pas trÉs intelligent, aussi rend-il de
grands services." Un rÉglement Êtabli par RiviÉre Êtait, pour RiviÉre,
connaissance des hommes; mais pour Robineau n'existait plus qu'une
connaissance du rÉglement. "Robineau, pour tous les dÊparts retardÊs, lui
avait dit un jour RiviÉre, vous devez faire sauter les primes d'exactitude.
-- MËme pour le cas de force majeure? MËme par brume?
-- MËme par brume."
Et Robineau Êprouvait une sorte de fiertÊ d'avoir un chef si fort qu'il
ne craignait pas d'Ëtre injuste. Et Robineau lui-mËme tirerait quelque
majestÊ d'un pouvoir aussi offensant.
-- Vous avez donnÊ le dÊpart Á six heures quinze, rÊpÊtait-il plus tard
aux chefs d'aÊroports, nous ne pourrons vous payer votre prime.
-- Mais, monsieur Robineau, Á cinq heures trente, on ne voyait pas Á
dix mÉtres!
-- C'est le rÉglement.
-- Mais, monsieur Robineau, nous ne pouvons pas balayer la brume!
Et Robineau se retranchait dans son mystÉre. Il faisait partie de la
direction. Seul, parmi ces totons, il comprenait comment, en ch×tiant les
hommes, on amÊliorera le temps.
"II ne pense rien, disait de lui RiviÉre, Úa lui Êvite de penser faux."
Si un pilote cassait un appareil, ce pilote perdait sa prime de
non-casse.
"Mais quand la panne a eu lieu sur un bois? s'Êtait informÊ Robineau.
-- Sur un bois aussi."
Et Robineau se le tenait pour dit.
-- Je regrette, disait-il plus tard aux pilotes, avec une vive ivresse,
je regrette mËme infiniment, mais il fallait avoir la panne ailleurs.
-- Mais, monsieur Robineau, on ne choisit pas!
-- C'est le rÉglement.
"Le rÉglement, pensait RiviÉre, est semblable aux rites d'une religion
qui semblent absurdes mais faÚonnent les hommes." II Êtait indiffÊrent Á
RiviÉre de paraÏtre juste ou injuste. Peut-Ëtre ces mots-lÁ n'avaient-ils
mËme pas de sens pour lui. Les petits bourgeois des petites villes tournent
le soir autour de leur kiosque Á musique et RiviÉre pensait: "Juste ou
injuste envers eux, cela n'a pas de sens: ils n'existent pas." L'homme Êtait
pour lui une cire vierge qu'il fallait pÊtrir. Il fallait donner une ×me Á
cette matiÉre, lui crÊer une volontÊ. Il ne pensait pas les asservir par
cette duretÊ, mais les lancer hors d'eux-mËmes. S'il ch×tiait ainsi tout
retard, il faisait acte d'injustice mais il tendait vers le dÊpart la
volontÊ de chaque escale; il crÊait cette volontÊ. Ne permettant pas aux
hommes de se rÊjouir d'un temps bouchÊ, comme d'une invitation au repos, il
les tenait en haleine vers l'Êclaircie, et l'attente humiliait secrÉtement
jusqu'au manœuvre le plus obscur. On profitait ainsi du premier dÊfaut dans
l'armure: "DÊbouchÊ au nord, en route!" Gr×ce Á RiviÉre, sur quinze mille
kilomÉtres, le culte du courrier primait tout.
RiviÉre disait parfois:
"Ces hommes-lÁ sont heureux, parce qu'ils aiment ce qu'ils font, et ils
l'aiment parce que je suis dur."
II faisait peut-Ëtre souffrir, mais procurait aussi aux hommes de
fortes joies. "II faut les pousser, pensait-il, vers une vie forte qui
entraÏne des souffrances et des joies, mais qui seule compte."
Comme la voiture entrait en ville, RiviÉre se fit conduire au bureau de
la Compagnie. Robineau, restÊ seul avec Pellerin, le regarda, et entrouvrit
les lÉvres pour parler.
Or Robineau ce soir Êtait las. Il venait de dÊcouvrir, en face de
Pellerin vainqueur, que sa propre vie Êtait grise. Il venait surtout de
dÊcouvrir que lui, Robineau, malgrÊ son titre d'Inspecteur et son autoritÊ,
valait moins que cet homme rompu de fatigue, tassÊ dans l'angle de la
voiture, les yeux clos et les mains noires d'huile. Pour la premiÉre fois
Robineau admirait. Il avait besoin de le dire. Il avait besoin surtout de se
gagner une amitiÊ. Il Êtait las de son voyage et de ses Êchecs du jour,
peut-Ëtre se sentait-il mËme un peu ridicule. Il s'Êtait embrouillÊ, ce
soir, dans ses calculs en vÊrifiant les stocks d'essence, et l'agent mËme
qu'il dÊsirait surprendre, pris de pitiÊ, les avait achevÊs pour lui. Mais
surtout il avait critiquÊ le montage d'une pompe Á huile du type B. 6, la
confondant avec une pompe Á huile du type B. 4, et les mÊcaniciens sournois
l'avaient laissÊ flÊtrir pendant vingt minutes "une ignorance que rien
n'excuse", sa propre ignorance.
Il avait peur aussi de sa chambre d'hÆtel. De Toulouse Á Buenos Aires,
il la regagnait invariablement aprÉs le travail. Il s'y enfermait, avec la
conscience des secrets dont il Êtait lourd, tirait de sa valise une rame de
papier, Êcrivait lentement "Rapport", hasardait quelques lignes et dÊchirait
tout. Il aurait aimÊ sauver la Compagnie d'un grand pÊril. Elle ne courait
aucun pÊril. Il n'avait guÉre sauvÊ jusqu'Á prÊsent qu'un moyeu d'hÊlice
touchÊ par la rouille. Il avait promenÊ son doigt sur cette rouille, d'un
air funÉbre, lentement, devant un chef d'aÊroplace, qui lui avait d'ailleurs
rÊpondu: "Adressez-vous Á l'escale prÊcÊdente: cet avion-lÁ vient d'en
arriver." Robineau doutait de son rÆle.
Il hasarda, pour se rapprocher de Pellerin:
-- Voulez-vous dÏner avec moi? J'ai besoin d'un peu de conversation,
mon mÊtier est quelquefois dur... Puis corrigea pour ne pas descendre trop
vite:
-- J'ai tant de responsabilitÊs!
Ses subalternes n'aimaient guÉre mËler Robineau Á leur vie privÊe.
Chacun pensait: "S'il n'a encore rien trouvÊ pour son rapport, comme il a
trÉs faim, il me mangera."
Mais Robineau, ce soir, ne pensait guÉre qu'Á ses misÉres: le corps
affligÊ d'un gËnant eczÊma, son seul vrai secret, il eut aimÊ le raconter,
se faire plaindre, et ne trouvant point de consolation dans l'orgueil, en
chercher dans l'humilitÊ. Il possÊdait aussi, en France, une maÏtresse, Á
qui, la nuit de ses retours, il racontait ses inspections, pour l'Êblouir un
peu et se faire aimer, mais qui justement le prenait en grippe, et il avait
besoin de parler d'elle.
-- Alors, vous dÏnez avec moi?
Pellerin, dÊbonnaire, accepta.
Les secrÊtaires somnolaient dans les bureaux de Buenos Aires, quand
RiviÉre entra. Il avait gardÊ son manteau, son chapeau, il ressemblait
toujours Á un Êternel voyageur, et passait presque inaperÚu, tant sa petite
taille dÊplaÚait peu d'air, tant ses cheveux gris et ses vËtements anonymes
s'adaptaient Á tous les dÊcors. Et pourtant un zÉle anima les hommes. Les
secrÊtaires s'Êmurent, le chef de bureau compulsa d'urgence les derniers
papiers, les machines Á Êcrire cliquetÉrent.
Le tÊlÊphoniste plantait ses fiches dans le standard, et notait sur un
livre Êpais les tÊlÊgrammes.
RiviÉre s'assit et lut.
AprÉs l'Êpreuve du Chili, il relisait l'histoire d'un jour heureux oÝ
les choses s'ordonnent d'elles-mËmes, oÝ les messages, dont se dÊlivrent
l'un aprÉs l'autre les aÊroports franchis, sont de sobres bulletins de
victoire. Le courrier de Pa-tagonie, lui aussi, progressait vite: on Êtait
en avance sur l'horaire, car les vents poussaient du Sud vers le Nord leur
grande houle favorable.
-- Passez-moi les messages mÊtÊo.
Chaque aÊroport vantait son temps clair, son ciel transparent, sa bonne
brise. Un soir dorÊ avait habillÊ l'AmÊrique. RiviÉre se rÊjouit du zÉle des
choses. Maintenant ce courrier luttait quelque part dans l'aventure de la
nuit, mais avec les meilleures chances.
RiviÉre repoussa le cahier.
-- úa va.
Et sortit jeter un coup d'œil sur les services, veilleur de nuit qui
veillait sur la moitiÊ du monde.
Devant une fenËtre ouverte il s'arrËta et comprit la nuit. Elle
contenait Buenos Aires, mais aussi, comme une vaste nef, l'AmÊrique. Il ne
s'Êtonna pas de ce sentiment de grandeur: le ciel de Santiago du Chili, un
ciel Êtranger, mais une fois le courrier en marche vers Santiago du Chili,
on vivait, d'un bout Á l'autre de la ligne, sous la mËme voÙte profonde. Cet
autre courrier maintenant dont on guettait la voix dans les Êcouteurs de
T.S.F., les pËcheurs de Patagonie en voyaient luire les feux de bord. Cette
inquiÊtude d'un avion en vol, quand elle pesait sur RiviÉre, pesait aussi
sur les capitales et les provinces avec le grondement du moteur.
Heureux de cette nuit' bien dÊgagÊe, il se souvenait de nuits de
dÊsordre, oÝ l'avion lui semblait dangereusement enfoncÊ et si difficile Á
secourir. On suivait, du poste radio de Buenos Aires, sa plainte mËlÊe au
grÊsillement des orages. Sous cette gangue sourde, l'or de l'onde musicale
se perdait. Quelle dÊtresse dans le chant mineur d'un courrier jetÊ en
flÉche aveugle vers les obstacles de la nuit!
RiviÉre pensa que la place d'un inspecteur, une nuit de veille, est au
bureau.
-- Faites-moi chercher Robineau.
Robineau Êtait sur le point de faire d'un pilote son ami. Il avait, Á
l'hÆtel, devant lui dÊballÊ sa valise; elle livrait ces menus objets par
quoi les inspecteurs se rapprochent du reste des hommes: quelques chemises
de mauvais goÙt, un nÊcessaire de toilette, puis une photographie de femme
maigre que l'inspecteur piqua au mur. Il faisait ainsi Á Pellerin l'humble
confession de ses besoins, de ses tendresses, de ses regrets. Alignant dans
un ordre misÊrable ses trÊsors, il Êtalait devant le pilote sa misÉre. Un
eczÊma moral. Il montrait sa prison.
Mais pour Robineau, comme pour tous les hommes, existait une petite
lumiÉre. Il avait ÊprouvÊ une grande douceur en tirant du fond de sa valise,
prÊcieusement enveloppÊ, un petit sac. Il l'avait tapotÊ longtemps sans rien
dire. Puis desserrant enfin les mains:
-- J'ai ramenÊ Úa du Sahara...
L'inspecteur avait rougi d'oser une telle confidence. Il Êtait consolÊ
de ses dÊboires et de son infortune conjugale, et de toute cette grise
vÊritÊ par de petits cailloux noir×tres qui ouvraient une porte sur le
mystÉre.
Rougissant un peu plus:
-- On trouve les mËmes au BrÊsil...
Et Pellerin avait tapotÊ l'Êpaule d'un inspecteur qui se penchait sur
l'Atlantide.
Par pudeur aussi Pellerin avait demandÊ:
-- Vous aimez la gÊologie?
-- C'est ma passion.
Seules, dans la vie, avaient ÊtÊ douces pour lui, les pierres.
Robineau, quand on l'appela, fut triste, mais redevint digne.
-- Je dois vous quitter, monsieur RiviÉre a besoin de moi pour quelques
dÊcisions graves.
Quand Robineau pÊnÊtra au bureau, RiviÉre l'avait oubliÊ. Il mÊditait
devant une carte murale oÝ s'inscrivait en rouge le rÊseau de la Compagnie.
L'inspecteur attendait ses ordres. AprÉs de longues minutes, RiviÉre, sans
dÊtourner la tËte, lui demanda:
-- Que pensez-vous de cette carte, Robineau?
Il posait parfois des rÊbus en sortant d'un songe.
-- Cette carte, monsieur le Directeur...
L'inspecteur, Á vrai dire, n'en pensait rien, mais, fixant la carte
d'un air sÊvÉre, il inspectait en gros l'Europe et l'AmÊrique. RiviÉre
d'ailleurs poursuivait, sans lui en faire part, ses mÊditations: "Le visage
de ce rÊseau est beau mais dur. Il nous a coÙtÊ beaucoup d'hommes, de jeunes
hommes. Il s'impose ici, avec l'autoritÊ des choses b×ties, mais combien de
problÉmes il pose!" Cependant le but pour RiviÉre dominait tout.
Robineau, debout auprÉs de lui, fixant toujours, droit devant soi, la
carte, peu Á peu se redressait. De la part de RiviÉre, il n'espÊrait aucun
apitoiement.
Il- avait une fois tentÊ sa chance en avouant sa vie g×chÊe par sa
ridicule infirmitÊ, et RiviÉre lui avait rÊpondu par une boutade: "Si Úa
vous empËche de dormir, Úa stimulera votre activitÊ."
Ce n'Êtait qu'une demi-boutade. RiviÉre avait coutume d'affirmer: "Si
les insomnies d'un musicien lui font crÊer de belles œuvres, ce sont de
belles insomnies." Un jour il avait dÊsignÊ Leroux: "Regardez-moi Úa, comme
c'est beau, cette laideur qui repousse l'amour..." Tout ce que Leroux avait
de grand il le devait peut-Ëtre Á cette disgr×ce, qui avait rÊduit sa vie Á
celle du mÊtier.
-- Vous Ëtes trÉs liÊ avec Pellerin?
-- Eh...
-- Je ne vous le reproche pas.
RiviÉre fit demi-tour, et, la tËte penchÊe, marchant Á petits pas, il
entraÏnait avec lui Robineau. Un sourire triste lui vint aux lÉvres, que
Robineau ne comprit pas.
-- Seulement... seulement vous Ëtes le chef.
-- Oui, fit Robineau.
RiviÉre pensa qu'ainsi, chaque nuit, une action se nouait dans le ciel
comme un drame. Un flÊchissement des volontÊs pouvait entraÏner une dÊfaite,
on aurait peut-Ëtre Á lutte beaucoup d'ici le jour.
-- Vous devez rester dans votre rÆle.
RiviÉre pesait ses mots:
-- Vous commanderez peut-Ëtre Á ce pilote, la nuit prochaine, un dÊpart
dangereux: il devra obÊir.
-- Oui...
-- Vous disposez presque de la vie des hommes, et d'hommes qui valent
mieux que vous...
Il parut hÊsiter.
-- úa, c'est grave.
RiviÉre, marchant toujours Á petits pas, se tut quelques secondes.
-- Si c'est par amitiÊ qu'ils vous obÊissent, vous les dupez. Vous
n'avez droit vous-mËme Á aucun sacrifice.
-- Non... bien sÙr.
-- Et, s'ils croient que votre amitiÊ leur Êpargnera certaines corvÊes,
vous les dupez aussi: il faudra bien qu'ils obÊissent. Asseyez-vous lÁ.
RiviÉre, doucement, de la main, poussait Robineau vers son bureau.
-- Je vais vous mettre Á votre place, Robineau. Si vous Ëtes las, ce
n'est pas Á ces hommes de vous soutenir. Vous Ëtes le chef. Votre faiblesse
est ridicule. Ecrivez.
--Je...
-- Ecrivez: "L'inspecteur Robineau inflige au pilote Pellerin telle
sanction pour tel motif..." vous trouverez un motif quelconque.
-- Monsieur le Directeur!
-- Faites comme si vous compreniez, Robineau. Aimez ceux que vous
commandez. Mais sans le leur dire.
Robineau, de nouveau, avec zÉle, ferait nettoyer les moyeux d'hÊlice.
Un terrain de secours communiqua par T.S.F.: "Avion en vue. Avion
signale: Baisse de rÊgime, vais atterrir."
On perdrait sans doute une demi-heure. RiviÉre connut cette irritation,
que l'on Êprouve quand le rapide stoppe sur la voie, et que les minutes ne
dÊlivrent plus leur lot de plaines. La grande aiguille de la pendule
dÊcrivait maintenant un espace mort: tant d'ÊvÊnements auraient pu tenir
dans cette ouverture de compas. RiviÉre sortit pour tromper l'attente, et la
nuit lui apparut vide comme un thÊ×tre sans acteur. "Une telle nuit qui se
perd!" II regardait avec rancune, par la fenËtre, ce ciel dÊcouvert, enrichi
d'Êtoiles, ce balisage divin, cette lune, l'or d'une telle nuit dilapidÊ.
Mais, dÉs que l'avion dÊcolla, cette nuit pour RiviÉre fut encore
Êmouvante et belle. Elle portait la vie dans ses flancs. RiviÉre en prenait
soin:
-- Quel temps rencontrez-vous? fit-il demander Á l'Êquipage.
Dix secondes s'ÊcoulÉrent:
"TrÉs beau."
Puis vinrent quelques noms de villes franchies, et c'Êtait pour
RiviÉre, dans cette lutte, des citÊs qui tombaient.
Le radio navigant du courrier de Patagonie, une heure plus tard, se
sentit soulevÊ doucement, comme par une Êpaule. Il regarda autour de lui:
des nuages lourds Êteignaient les Êtoiles. Il se pencha vers le sol: il
cherchait les lumiÉres des villages, pareilles Á celles de vers luisants
cachÊs dans l'herbe, mais rien ne brillait dans cette herbe noire.
Il se sentit maussade, entrevoyant une nuit difficile: marches,
contre-marches, territoires gagnÊs qu'il faut rendre. Il ne comprenait pas
la tactique du pilote; il lui semblait que l'on se heurterait plus loin Á
l'Êpaisseur de la nuit comme Á un mur.
Maintenant, il apercevait, en face d'eux, un miroitement imperceptible
au ras de l'horizon: une lueur de forge. Le radio toucha l'Êpaule de Fabien,
mais celui-ci ne bougea pas.
Les premiers remous de l'orage lointain attaquaient l'avion. Doucement
soulevÊes, les masses mÊtalliques pesaient contre la chair mËme du radio,
puis semblaient s'Êvanouir, se fondre, et dans la nuit, pendant quelques
secondes, il flotta seul. Alors il se cramponna des deux mains aux longerons
d'acier.
Et comme il n'apercevait plus rien du monde que l'ampoule rouge de la
carlingue, il frissonna de se sentir descendre au cœur de la nuit, sans
secours, sous la seule protection d'une petite lampe de mineur. Il n'osa pas
dÊranger le pilote pour connaÏtre ce qu'il dÊciderait, et, les mains serrÊes
sur l'acier, inclinÊ en avant vers lui, il regardait cette nuque sombre.
Une tËte et des Êpaules immobiles Êmergeaient seules de la faible
clartÊ. Ce corps n'Êtait qu'une masse sombre, appuyÊe un peu vers la gauche,
le visage face Á l'orage, lavÊ sans doute par chaque lueur. Mais le radio ne
voyait rien de ce visage. Tout ce qui s'y pressait de sentiments pour
affronter une tempËte: cette moue, cette volontÊ, cette colÉre, tout ce qui
s'Êchangeait d'essentiel, entre ce visage p×le et, lÁ-bas, ces courtes
lueurs, restait pour lui impÊnÊtrable.
Il devinait pourtant la puissance ramassÊe dans l'immobilitÊ de cette
ombre, et il l'aimait. Elle l'emportait sans doute vers l'orage, mais aussi
elle le couvrait. Sans doute ces mains, fermÊes sur les commandes, pesaient
dÊjÁ sur la tempËte, comme sur la nuque d'une bËte, mais les Êpaules pleines
de force demeuraient immobiles, et l'on sentait lÁ une profonde rÊserve.
Le radio pensa qu'aprÉs tout le pilote Êtait responsable. Et maintenant
il savourait, entraÏnÊ en croupe dans ce galop vers l'incendie, ce que cette
forme sombre, lÁ, devant lui, exprimait de matÊriel et de pesant, ce qu'elle
exprimait de durable.
A gauche, faible comme un phare Á Êclipse, un foyer nouveau s'Êclaira.
Le radio amorÚa un geste pour toucher l'Êpaule de Fabien, le prÊvenir,
mais il le vit tourner lentement la tËte, et tenir son visage, quelques
secondes, face Á ce nouvel ennemi, puis, lentement, reprendre sa positon
primitive. Ces Êpaules toujours immobiles, cette nuque appuyÊe au cuir.
RiviÉre Êtait sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui
reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l'action, une action dramatique,
sentit bizarrement le drame se dÊplacer, devenir personnel. Il pensa
qu'autour de leur kiosque Á musique les petits bourgeois des petites villes
vivaient une vie d'apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de
drames: la maladie, l'amour, les deuils, et que peut-Ëtre... Son propre mal
lui enseignait beaucoup de choses: "Cela ouvre certaines fenËtres",
pensait-il.
Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s'achemina dans la
direction du bureau. Il divisait lentement, des Êpaules, la foule qui
stagnait devant la bouche des cinÊmas. Il leva les yeux vers les Êtoiles,
qui luisaient sur la route Êtroite, presque effacÊes par les affiches
lumineuses, et pensa: "Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis
responsable d'un ciel entier. Cette Êtoile est un signe, qui me cherche dans
cette foule, et qui me trouve: c'est pourquoi je me sens un peu Êtranger, un
peu solitaire."
Une phrase musicale lui revint: quelques notes d'une sonate qu'il
Êcoutait hier avec des amis. Ses amis n'avaient pas compris: "Cet art-lÁ
nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l'avouez pas."
"Peut-Ëtre...", avait-il rÊpondu.
Il s'Êtait, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait
dÊcouvert la richesse d'une telle solitude. Le message de cette musique
venait Á lui, Á lui seul parmi les mÊdiocres, avec la douceur d'un secret.
Ainsi le signe de l'Êtoile. On lui parlait, par-dessus tant d'Êpaules, un
langage qu'il entendait seul.
Sur le trottoir on le bousculait; il pensa encore: "Je ne me f×cherai
pas. Je suis semblable au pÉre d'un enfant malade, qui marche dans la foule
Á petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison."
II leva les yeux sur les hommes. Il cherchait Á reconnaÏtre ceux
d'entre eux qui promenaient Á petits pas leur invention ou leur amour, et il
songeait Á l'isolement des gardiens de phares.
Le silence des bureaux lui plut. Il les traversait lentement, l'un
aprÉs l'autre, et son pas sonnait seul. Les machines Á Êcrire dormaient sous
les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires Êtaient fermÊes.
Dix annÊes d'expÊrience et de travail. L'idÊe lui vint qu'il visitait les
caves d'une banque; lÁ oÝ pÉsent les richesses. Il pensait que chacun de ces
registres accumulait mieux que de l'or: une force vivante. Une force vivante
mais endormie, comme l'or des banques.
Quelque part il rencontrerait l'unique secrÊtaire de veille. Un homme
travaillait quelque part pour que la vie soit continue, pour que la volontÊ
soit continue, et ainsi, d'escale en escale, pour que jamais de Toulouse Á
Buenos Aires, ne se rompe la chaÏne.
"Cet homme-lÁ ne sait pas sa grandeur."
Les courriers quelque part luttaient. Le vol de nuit durait comme une
maladie: il fallait veiller. Il fallait assister ces hommes qui, des mains
et des genoux, poitrine contre poitrine, affrontaient l'ombre, et qui ne
connaissaient plus, ne connaissaient plus rien que des choses mouvantes,
invisibles, dont il fallait, Á la force des bras aveugles, se tirer comme
d'une mer. Quels aveux terribles quelquefois: "J'ai ÊclairÊ mes mains pour
les voir..." Velours des mains rÊvÊlÊ seul dans ce bain rouge de
photographe. Ce qu'il reste du monde, et qu'il faut sauver.
RiviÉre poussa la porte du bureau de l'exploitation. Une seule lampe
allumÊe crÊait dans un angle une plage claire. Le cliquetis d'une seule
machine Á Êcrire donnait un sens Á ce silence, sans le combler. La sonnerie
du tÊlÊphone tremblait parfois; alors le secrÊtaire de garde se levait, et
marchait vers cet appel rÊpÊtÊ, obstinÊ, triste. Le secrÊtaire de garde
dÊcrochait l'Êcouteur et l'angoisse invisible se calmait: c'Êtait une
conversation trÉs douce dans un coin d'ombre. Puis, impassible, l'homme
revenait Á son bureau, le visage fermÊ par la solitude et le sommeil, sur un
secret indÊchiffrable. Quelle menace apporte un appel, qui vient de la nuit
du dehors, lorsque deux courriers sont en vol? RiviÉre pensait aux
tÊlÊgrammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au
malheur qui, pendant des secondes presque Êternelles, reste un secret dans
le visage du pÉre. Onde d'abord sans force, si loin du cri jetÊ, si calme.
Et, chaque fois, il entendait son faible Êcho dans cette sonnerie discrÉte.
Et, chaque fois, les mouvements de l'homme, que la solitude faisait lent
comme un nageur entre deux eaux, revenant de l'ombre vers sa lampe, comme un
plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets.
-- Restez. J'y vais.
RiviÉre dÊcrocha l'Êcouteur, reÚut le bourdonnement du monde.
-- Ici, RiviÉre.
Un faible tumulte, puis une voix:
-- Je vous passe le poste radio.
Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le standard, puis une autre
voix:
-- Ici, le poste radio. Nous vous communiquons les tÊlÊgrammes.
RiviÉre les notait et hochait la tËte:
-- Bien... Bien...
Rien d'important. Des messages rÊguliers de service. Rio de Janeiro
demandait un renseignement, Montevideo parlait du temps, et Mendoza de
matÊriel. C'Êtaient les bruits familiers de la maison.
-- Et les courriers?
-- Le temps est orageux Nous n'entendons pas les avions.
-- Bien.
RiviÉre songea que la nuit ici Êtait pure, les Êtoiles luisantes, mais
les radiotÊlÊgraphistes dÊcouvraient en elle le souffle de lointains orages.
-- A tout Á l'heure.
RiviÉre se levait, le secrÊtaire l'aborda:
-- Les notes de service, pour la signature, Monsieur...
-- Bien...
RiviÉre se dÊcouvrait une grande amitiÊ pour cet homme, que chargeait
aussi le poids de la nuit. "Un camarade de combat, pensait RiviÉre. Il ne
saura sans doute jamais combien cette veille nous unit."
Comme, une liasse de papiers dans les mains, il rejoignait son bureau
personnel, RiviÉre ressentit cette vive douleur au cÆtÊ droit qui, depuis
quelques semaines, le tourmentait.
"úa ne va pas..."
II s'appuya une seconde contre le mur:
"C'est ridicule."
Puis il atteignit son fauteuil.
Il se sentit, une fois de plus, ligotÊ comme un vieux lion, et une
grande tristesse l'envahit.
"Tant de travail pour aboutir Á Úa! J'ai cinquante ans; cinquante ans
j'ai rempli ma vie, je me suis formÊ, j'ai luttÊ, j'ai changÊ le cours des
ÊvÊnements et voilÁ maintenant ce qui m'occupe et me remplit, et passe le
monde en importance... C'est ridicule."
II attendit, essuya un peu de sueur, et, quand il fut dÊlivrÊ,
travailla.
Il compulsait lentement les notes.
"Nous avons constatÊ Á Buenos Aires, au cours du dÊmontage du moteur
301... nous infligerons une sanction grave au responsable."
II signa.
"Nous dÊplacerons par mesure disciplinaire le chef d'aÊroplace Richard
qui..."
II signa.
Puis comme cette douleur au cÆtÊ, engourdie, mais prÊsente en lui et
nouvelle comme un sens nouveau de la vie, l'obligeait Á penser Á soi, il fut
presque amer.
"Suis-je juste ou injuste? Je l'ignore. Si je frappe, les pannes
diminuent. Le responsable, ce n'est pas l'homme, c'est comme une puissance
obscure que l'on ne touche jamais, si l'on ne touche pas tout le monde. Si
j'Êtais trÉs juste, un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort."
II lui vint une certaine lassitude d'avoir tracÊ si durement cette
route. Il pensa que la pitiÊ est bonne. Il feuilletait toujours les notes,
absorbÊ dans son rËve.
"...quant Á Roblet, Á partir d'aujourd'hui, il ne fait plus partie de
notre personnel."
II revit ce vieux bonhomme et la conversation du soir:
-- Un exemple, que voulez-vous, c'est un exemple.
-- Mais Monsieur... mais Monsieur... Une fois, une seule, pensez donc!
et j'ai travaillÊ toute ma vie!
-- Il faut un exemple.
-- Mais Monsieur! ... Regardez, Monsieur!
Alors ce portefeuille usÊ et cette vieille feuille de journal oÝ Roblet
jeune pose debout prÉs d'un avion.
RiviÉre voyait les vieilles mains trembler sur cette gloire naÐve.
-- úa date de 1910, Monsieur... C'est moi qui ai fait le montage, ici,
du premier avion d'Argentine! L'aviation depuis 1910... Monsieur, Úa fait
vingt ans! Alors, comment pouvez-vous dire... Et les jeunes, Monsieur, comme
ils vont rire Á l'atelier!... Ah! Ils vont bien rire!
-- úa, Úa m'est Êgal.
-- Et mes enfants, Monsieur, j'ai des enfants!
-- Je vous ai dit: je vous offre une place de manœuvre.
-- Ma dignitÊ, Monsieur, ma dignitÊ! Voyons, Monsieur. vingt ans
d'aviation, un vieil ouvrier comme moi...
-- De manœuvre.
-- Je refuse. Monsieur, je refuse!
Et les vieilles mains tremblaient, et RiviÉre dÊtournait les yeux de
cette peau frippÊe, Êpaisse et belle.
-- De manœuvre.
-- Non, Monsieur, non... je veux vous dire encore...
-- Vous pouvez vous retirer.
RiviÉre pensa: "Ce n'est pas lui que j'ai congÊdiÊ ainsi, brutalement,
c'est le mal dont il n'Êtait pas responsable, peut-Ëtre, mais qui passait
par lui."
"Parce que les ÊvÊnements, on les commande, pensait RiviÉre, et ils
obÊissent, et on crÊe. Et les hommes sont de pauvres choses, et on les crÊe
aussi. Ou bien on les Êcarte lorsque le mal passe par eux."
"Je vais vous dire encore..." Que voulait-il dire, ce pauvre vieux?
Qu'on lui arrachait ses vieilles joies? Qu'il aimait le son des outils sur
l'acier des avions, qu'on privait sa vie d'une grande poÊsie, et puis...
qu'il faut vivre?
"Je suis trÉs las", pensait RiviÉre. La fiÉvre montait en lui,
caressante. Il tapotait la feuille et pensait: "J'aimais bien le visage de
ce vieux compagnon..." Et RiviÉre revoyait ces mains. Il pensait Á ce faible
mouvement qu'elles Êbaucheraient pour se joindre. Il suffirait de dire: "úa
va. úa va, Restez." RiviÉre rËvait au ruissellement de joie qui descendrait
dans ces vieilles mains. Et cette joie que diraient, qu'allaient dire, non
ce visage, mais ces vieilles mains d'ouvrier, lui parut la chose la plus
belle du monde. "Je vais dÊchirer cette note?" Et la famille du vieux, et
cette rentrÊe le soir, et ce modeste orgueil:
"Alors, on te garde?
-- Voyons! Voyons! C'est moi qui ai fait le montage du premier avion
d'Argentine!"
Et les jeunes qui ne riraient plus, ce prestige reconquis par
l'ancien...
"Je dÊchire?"
Le tÊlÊphone sonnait, RiviÉre le dÊcrocha.
Un temps long, puis cette rÊsonance, cette profondeur qu'apportaient le
vent, l'espace aux voix humaines. Enfin on parla:
-- Ici le terrain. Qui est lÁ?
-- RiviÉre.
-- Monsieur le Directeur, le 650 est en piste.
-- Bien.
-- Enfin, tout est prËt, mais nous avons dÙ, en derniÉre heure, refaire
le circuit Êlectrique, les connexions Êtaient dÊfectueuses.
-- Bien. Qui a montÊ le circuit?
-- Nous vÊrifierons. Si vous le permettez, nous prendrons des
sanctions: une panne de lumiÉre de bord, Úa peut Ëtre grave!
-- Bien sÙr.
RiviÉre pensait: "Si l'on n'arrache pas le mal, quand on le rencontre,
oÝ qu'il soit, il y a des pannes de lumiÉre: c'est un crime de le manquer
quand par hasard il dÊcouvre ses instruments: Roblet partira."
Le secrÊtaire, qui n'a rien vu, tape toujours.
-- C'est?
-- La comptabilitÊ de quinzaine.
-- Pourquoi pas prËte?
-- Je...
-- On verra Úa.
"C'est curieux comme les ÊvÊnements prennent le dessus, comme se rÊvÉle
une grande force obscure, la mËme qui soulÉve les forËts vierges, qui croÏt,
qui force, qui sourd de partout autour des grandes œuvres." RiviÉre pensait
Á ces temples que de petites lianes font crouler.
"Une grande œuvre..."
II pensa encore pour se rassurer: "Tous ces hommes, je les aime, mais
ce n'est pas eux que je combats. C'est ce qui passe par eux..."
Son cœur battait des coups rapides, qui le faisaient souffrir.
"Je ne sais pas si ce que j'ai fait est bon. Je ne sais pas l'exacte
valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas
exactement ce que vaut la joie d'un homme. Ni une main qui tremble. Ni la
pitiÊ, ni la douceur..."
II rËva:
"La vie se contredit tant, on se dÊbrouille comme on peut avec la
vie... Mais durer, mais crÊer, Êchanger son corps pÊrissable..."
RiviÉre rÊflÊchit, puis sonna.
-- TÊlÊphonez au pilote du courrier d'Europe. Qu'il vienne me voir
avant de partir.
Il pensait:
"II ne faut pas que ce courrier fasse inutilement demi-tour. Si je ne
secoue pas mes hommes, la nuit toujours les inquiÊtera."
La femme du pilote, rÊveillÊe par le tÊlÊphone, regarda son mari et
pensa:
-- Je le laisse dormir encore un peu.
Elle admirait cette poitrine nue, bien carÊnÊe, elle pensait Á un beau
navire.
Il reposait dans ce lit calme, comme dans un port, et, pour que rien
n'agit×t son sommeil, elle effaÚait du doigt ce pli, cette ombre, cette
houle, elle apaisait ce lit, comme, d'un doigt divin, la mer.
Elle se leva, ouvrit la fenËtre, et reÚut le vent dans le visage. Cette
chambre dominait Buenos Aires. Une maison voisine, oÝ l'on dansait,
rÊpandait quelques mÊlodies, qu'apportait le vent, car c'Êtait l'heure des
plaisirs et du repos. Cette ville serrait les hommes dans ses cent mille
forteresses; tout Êtait calme et sÙr; mais il semblait Á cette femme que
l'on allait crier: "Aux armes!" et qu'un seul homme, le sien, se dresserait.
Il reposait encore, mais son repos Êtait le repos redoutable des rÊserves
qui vont donner. Cette ville endormie ne le protÊgeait pas: ses lumiÉres lui
sembleraient vaines, lorsqu'il se lÉverait, jeune dieu, de leur poussiÉre.
Elle regardait ces bras solides qui, dans une heure, porteraient le sort du
courrier d'Europe, responsables de quelque chose de grand, comme du sort
d'une ville. Et elle fut troublÊe. Cet homme, au milieu de ces millions
d'hommes, Êtait prÊparÊ seul pour cet Êtrange sacrifice. Elle en eut du
chagrin. Il Êchappait aussi Á sa douceur. Elle l'avait nourri, veillÊ et
caressÊ, non pour elle-mËme, mais pour cette nuit qui allait le prendre.
Pour des luttes, pour des angoisses, pour des victoires, dont elle ne
connaÏtrait rien. Ces mains tendres n'Êtaient qu'apprivoisÊes, et leurs
vrais travaux Êtaient obscurs. Elle connaissait les sourires de cet homme,
ses prÊcautions d'amant, mais non, dans l'orage, ses divines colÉres. Elle
le chargeait de tendres liens: de musique, d'amour, de fleurs; mais, Á
l'heure de chaque dÊpart, ces liens, sans qu'il en parÙt souffrir,
tombaient.
Il ouvrit les yeux.
-- Quelle heure est-il?
-- Minuit.
-- Quel temps fait-il?
-- Je ne sais pas...
Il se leva. Il marchait lentement vers la fenËtre en s'Êtirant.
-- Je n'aurai pas trÉs froid. Quelle est la direction du vent?
-- Comment veux-tu que je sache...
Il se pencha:
-- Sud. C'est trÉs bien. úa tient au moins jusqu'au BrÊsil.
Il remarqua la lune et se connut riche. Puis ses yeux descendirent sur
la ville.
Il ne la jugea ni douce, ni lumineuse, ni chaude. Il voyait dÊjÁ
s'Êcouler le sable vain de ses lumiÉres.
-- A quoi penses-tu?
Il pensait Á la brume possible du cÆtÊ de Porto AllÉgre.
-- J'ai ma tactique. Je sais par oÝ faire le tour. Il s'inclinait
toujours. Il respirait profondÊment, comme avant de se jeter, nu, dans la
mer.
-- Tu n'es mËme pas triste... Pour combien de jours t'en vas-tu?
Huit, dix jours. Il ne savait pas. Triste, non; pourquoi? Ces plaines,
ces villes, ces montagnes... Il partait libre, lui semblait-il, Á leur
conquËte. Il pensait aussi qu'avant une heure il possÊderait et rejetterait
Buenos Aires.
Il sourit:
-- Cette ville... j'en serai si vite loin. C'est beau de partir la
nuit. On tire sur la manette des gaz, face au Sud, et dix secondes plus tard
on renverse le paysage, face au Nord. La ville n'est plus qu'un fond de mer.
Elle pensait Á tout ce qu'il faut rejeter pour conquÊrir.
-- Tu n'aimes pas ta maison?
-- J'aime ma maison...
Mais dÊjÁ sa femme le savait en marche. Ces larges Êpaules pesaient
dÊjÁ contre le ciel.
Elle le lui montra.
-- Tu as beau temps, ta route est pavÊe d'Êtoiles. II rit:
-- Oui.
Elle posa la main sur cette Êpaule et s'Êmut de la sentir tiÉde: cette
chair Êtait donc menacÊe?...
-- Tu es trÉs fort, mais sois prudent!
-- Prudent, bien sÙr...
Il rit encore.
Il s'habillait. Pour cette fËte, il choisissait les Êtoffes les plus
rudes, les cuirs les plus lourds, il s'habillait comme un paysan. Plus il
devenait lourd, plus elle l'admirait. Elle-mËme bouclait cette ceinture,
tirait ces bottes.
-- Ces bottes me gËnent.
-- VoilÁ les autres.
-- Cherche-moi un cordon pour ma lampe de secours. Elle le regardait.
Elle rÊparait elle-mËme le dernier dÊfaut dans l'armure: tout s'ajustait
bien.
-- Tu es trÉs beau.
Elle l'aperÚut qui se peignait soigneusement.
-- C'est pour les Êtoiles?
-- C'est pour ne pas me sentir vieux.
-- Je suis jalouse...
Il rit encore, et l'embrassa, et la serra contre ses pesants vËtements.
Puis il la souleva Á bras tendus, comme on soulÉve une petite fille, et,
riant toujours, la coucha:
-- Dors!
Et fermant la porte derriÉre lui, il fit dans la rue, au milieu de
l'inconnaissable peuple nocturne, le premier pas de sa conquËte.
Elle restait lÁ. Elle regardait, triste, ces fleurs, ces livres, cette
douceur, qui n'Êtaient pour lui qu'un fond de mer.
RiviÉre le reÚoit:
-- Vous m'avez fait une blague, Á votre dernier courrier. Vous m'avez
fait demi-tour quand les mÊtÊos Êtaient bonnes: vous pouviez passer. Vous
avez eu peur?
Le pilote surpris se tait. Il frotte l'une contre l'autre, lentement,
ses mains. Puis il redresse la tËte, et regarde RiviÉre bien en face:
-- Oui.
RiviÉre a pitiÊ, au fond de lui-mËme, de ce garÚon si courageux qui a
eu peur. Le pilote tente de s'excuser.
-- Je ne voyais plus rien. Bien sÙr, plus loin... peut-Ëtre... la
T.S.F, disait... Mais ma lampe de bord a faibli, et je ne voyais plus mes
mains. J'ai voulu allumer ma lampe de position pour au moins voir l'aile: je
n'ai rien vu. Je me sentais au fond d'un grand trou dont il Êtait difficile
de remonter. Alors mon moteur s'est mis Á vibrer...
-- Non.
-- Non?
-- Non. Nous l'avons examinÊ depuis. Il est parfait. Mais on croit
toujours qu'un moteur vibre quand on a peur.
-- Qui n'aurait pas eu peur! Les montagnes me dominaient. Quand j'ai
voulu prendre de l'altitude, j'ai rencontrÊ de forts remous. Vous savez
quand on ne voit rien... les remous... Au lieu de monter, j'ai perdu cent
mÉtres. Je ne voyais mËme plus le gyroscope, mËme plus les manomÉtres. Il me
semblait que mon moteur baissait de rÊgime, qu'il chauffait, que la pression
d'huile tombait... Tout Úa dans l'ombre, comme une maladie. J'ai ÊtÊ bien
content de revoir une ville ÊclairÊe.
-- Vous avez trop d'imagination. Allez.
Et le pilote sort.
RiviÉre s'enfonce dans son fauteuil et passe la main dans ses cheveux
gris.
"C'est le plus courageux de mes hommes. Ce qu'il a rÊussi ce soir-lÁ
est trÉs beau, mais je le sauve de la peur..."
Puis, comme une tentation de faiblesse lui revenait:
"Pour se faire aimer, il suffit de plaindre. Je ne plains guÉre ou je
le cache. J'aimerais bien pourtant m'entourer de l'amitiÊ et de la douceur
humaines. Un mÊdecin, dans son mÊtier, les rencontre. Mais ce sont les
ÊvÊnements que je sers. Il faut que je forge les hommes pour qu'il servent.
Comme je la sens bien cette loi obscure, le soir, dans mon bureau, devant
les feuilles de route. Si je me laisse aller, si je laisse les ÊvÊnements
bien rÊglÊs suivre leur cours, alors, mystÊrieux, naissent les incidents.
Comme si ma volontÊ seule empËchait l'avion de se rompre en vol, ou la
tempËte de retarder le courrier en marche. Je suis surpris, parfois, de mon
pouvoir."
II rÊflÊchit encore:
"C'est peut-Ëtre clair. Ainsi la lutte perpÊtuelle du jardinier sur sa
pelouse. Le poids de sa simple main repousse dans la terre, qui la prÊpare
Êternellement, la forËt primitive."
II pense au pilote:
"Je le sauve de la peur. Ce n'est pas lui que j'attaquais, c'est, Á
travers lui, cette rÊsistance qui paralyse les hommes devant l'inconnu. Si
je l'Êcoute, si je le plains, si je prends au sÊrieux son aventure, il
croira revenir d'un pays de mystÉre, et c'est du mystÉre seul que l'on a
peur. Il faut qu'il n'y ait plus de mystÉre. Il faut que des hommes soient
descendus dans ce puits sombre, et en remontent, et disent qu'ils n'ont rien
rencontrÊ. Il faut que cet homme descende au cœur le plus intime de la nuit,
dans son Êpaisseur, et sans mËme cette petite lampe de mineur, qui n'Êclaire
que les mains ou l'aile, mais Êcarte d'une largeur d'Êpaules l'inconnu."
Pourtant, dans cette lutte, une silencieuse fraternitÊ liait, au fond
d'eux-mËmes. RiviÉre et ses pilotes. C'Êtaient des hommes du mËme bord, qui
Êprouvaient le mËme dÊsir de vaincre. Mais RiviÉre se souvient des autres
batailles qu'il a livrÊes pour la conquËte de la nuit.
On redoutait, dans les cercles officiels, comme une brousse inexplorÊe,
ce territoire sombre. Lancer un Êquipage, Á deux cents kilomÉtres Á l'heure,
vers les orages et les brumes et les obstacles matÊriels que la nuit
contient sans les montrer, leur paraissait une aventure tolÊrable pour
l'aviation militaire: on quitte un terrain par nuit claire, on bombarde, on
revient au mËme terrain. Mais les services rÊguliers Êchoueraient la nuit.
"C'est pour nous, avait rÊpliquÊ RiviÉre, une question de vie ou de mort,
puisque nous perdons, chaque nuit, l'avance gagnÊe, pendant le jour, sur les
chemins de fer et les navires."
RiviÉre avait ÊcoutÊ, avec ennui, parler de bilans, d'assurances, et
surtout d'opinion publique: "L'opinion publique, ripostait-il... on la
gouverne!" II pensait: "Que de temps perdu! Il y a quelque chose... quelque
chose qui prime tout cela. Ce qui est vivant bouscule tout pour vivre et
crÊe, pour vivre, ses propres lois. C'est irrÊsistible." RiviÉre ne savait
pas quand ni comment l'aviation commerciale aborderait les vols de nuit,
mais il fallait prÊparer cette solution inÊvitable.
Il se souvient des tapis verts, devant lesquels, le menton au poing, il
avait ÊcoutÊ, avec un Êtrange sentiment de force, tant d'objections. Elles
lui semblaient vaines, condamnÊes d'avance par la vie. Et il sentait sa
propre force ramassÊe en lui comme un poids: "Mes raisons pÉsent, je
vaincrai, pensait RiviÉre. C'est la pente naturelle des ÊvÊnements." Quand
on lui rÊclamait des solutions parfaites, qui Êcarteraient tous les risques:
"C'est l'expÊrience qui dÊgagera les lois, rÊpondait-il, la connaissance des
lois ne prÊcÉde jamais l'expÊrience."
AprÉs une longue annÊe de lutte, RiviÉre l'avait emportÊ. Les uns
disaient: "Á cause de sa foi", les autres: "Á cause de sa tÊnacitÊ, de sa
puissance d'ours en marche", mais, selon lui, plus simplement, parce qu'il
pesait dans la bonne direction.
Mais quelles prÊcautions au dÊbut! Les avions ne partaient qu'une heure
avant le jour, n'atterrissaient qu'une heure aprÉs le coucher du soleil.
Quand RiviÉre se jugea plus sÙr de son expÊrience, alors seulement il osa
pousser les courriers dans les profondeurs de la nuit. A peine suivi,
presque dÊsavouÊ, il menait maintenant une lutte solitaire.
RiviÉre sonne pour connaÏtre les derniers messages des avions en vol.
Cependant, le courrier de Patagonie abordait l'orage, et Fabien
renonÚait Á le contourner. Il l'estimait trop Êtendu, car la ligne d'Êclairs
s'enfonÚait vers l'intÊrieur du pays et rÊvÊlait des forteresses de nuages.
Il tenterait de passer par-dessous, et, si l'affaire se prÊsentait mal, se
rÊsoudrait au demi-tour.
Il lut son altitude: mille sept cents mÉtres. Il pesa des paumes sur
les commandes pour commencer Á la rÊduire. Le moteur vibra trÉs fort et
l'avion trembla. Fabien corrigea, au jugÊ, l'angle de descente, puis, sur la
carte, vÊrifia la hauteur des collines: cinq cents mÉtres. Pour se conserver
une marge, il naviguerait vers sept cents.
Il sacrifiait son altitude comme on joue une fortune.
Un remous fit plonger l'avion, qui trembla plus fort. Fabien se sentit
menacÊ par d'invisibles Êboulements. Il rËva qu'il faisait demi-tour et
retrouvait cent mille Êtoiles, mais il ne vira pas d'un degrÊ.
Fabien calculait ses chances: il s'agissait d'un orage local,
probablement, puisque Trelew, la prochaine escale, signalait un ciel trois
quarts couvert. Il s'agissait de vivre vingt minutes Á peine dans ce bÊton
noir. Et pourtant le pilote s'inquiÊtait. PenchÊ Á gauche contre la masse du
vent, il essayait d'interprÊter les lueurs confuses qui, par les nuits les
plus Êpaisses, circulent encore. Mais ce n'Êtait mËme plus des lueurs. A
peine des changements de densitÊ, dans l'Êpaisseur des ombres, ou une
fatigue des yeux.
Il dÊplia un papier du radio:
"OÝ sommes-nous?"
Fabien eÙt donnÊ cher pour le savoir. Il rÊpondit: "Je ne sais pas.
Nous traversons, Á la boussole, un orage."
II se pencha encore. Il Êtait gËnÊ par la flamme de l'Êchappement,
accrochÊe au moteur comme un bouquet de feu, si p×le que le clair de lune
l'eÙt Êteinte, mais qui, dans ce nÊant, absorbait le monde visible. Il la
regarda. Elle Êtait tressÊe drue par le vent comme la flamme d'une torche.
Chaque trente secondes, pour vÊrifier le gyroscope et le compas, Fabien
plongeait sa tËte dans la carlingue. Il n'osait plus allumer les faibles
lampes rouges, qui l'Êblouissaient pour longtemps, mais tous les instruments
aux chiffres de radium versaient une clartÊ p×le d'astres. LÁ, au milieu
d'aiguilles et de chiffres, le pilote Êprouvait une sÊcuritÊ trompeuse:
celle de la cabine du navire sur laquelle passe le flot. La nuit, et tout ce
qu'elle portait de rocs, d'Êpaves, de collines, coulait aussi contre l'avion
avec la mËme Êtonnante fatalitÊ.
"OÝ sommes-nous?" lui rÊpÊtait l'opÊrateur. Fabien Êmergeait de
nouveau, et reprenait, appuyÊ Á gauche, sa veille terrible. Il ne savait
plus combien de temps, combien d'efforts le dÊlivreraient de ses liens
sombres. Il doutait presque d'en Ëtre jamais dÊlivrÊ, car il jouait sa vie
sur ce petit papier, sale et chiffonnÊ, qu'il avait dÊpliÊ et lu mille fois,
pour bien nourrir son espÊrance: "Trelew: ciel trois quarts couvert, vent
Ouest faible." Si Trelew Êtait trois quarts couvert, on apercevrait ses
lumiÉres dans la dÊchirure des nuages. A moins que...
La p×le clartÊ promise plus loin l'engageait Á poursuivre; pourtant,
comme il doutait, il griffonna pour le radio: "J'ignore si je pourrai
passer. Sachez-moi s'il fait toujours beau en arriÉre."
La rÊponse le consterna:
"Commodore signale: Retour ici impossible. TempËte." II commenÚait Á
deviner l'offensive insolite qui, de la CordillÉre des Andes, se rabattait
vers la mer. Avant qu'il eÙt pu les atteindre, le cyclone raflerait les
villes.
"Demandez le temps de San Antonio.
-- San Antonio a rÊpondu: "Vent Ouest se lÉve et tempËte Á l'Ouest.
Ciel quatre quarts couvert." San Antonio entend trÉs mal Á cause des
parasites. J'entends mal aussi. Je crois Ëtre obligÊ de remonter bientÆt
l'antenne Á cause des dÊcharges. Ferez-vous demi-tour? Quels sont vos
projets?
-- Foutez-moi la paix. Demandez le temps de Bahia Blanca."
"Bahia Blanca a rÊpondu: "prÊvoyons avant vingt minutes violent orage
Ouest sur Bahia Blanca."
-- Demandez le temps de Trelew.
-- Trelew a rÊpondu: "Ouragan trente mÉtres seconde Ouest et rafales de
pluie."
-- Communiquez Á Buenos Aires: "Sommes bouchÊs de tous les cÆtÊs,
tempËte se dÊveloppe sur mille kilomÉtres, ne voyons plus rien. Que
devons-nous faire?"
Pour le pilote, cette nuit Êtait sans rivage puisqu'elle ne conduisait
ni vers un port (ils semblaient tous inaccessibles), ni vers l'aube:
l'essence manquerait dans une heure quarante. Puisque l'on serait obligÊ,
tÆt ou tard, de couler en aveugle, dans cette Êpaisseur.
S'il avait pu gagner le jour...
Fabien pensait Á l'aube comme Á une plage de sable dorÊ oÝ l'on se
serait ÊchouÊ aprÉs cette nuit dure. Sous l'avion menacÊ serait nÊ le rivage
des plaines. La terre tranquille aurait portÊ ses fermes endormies et ses
troupeaux et ses collines. Toutes les Êpaves qui roulaient dans l'ombre
seraient devenues innoffensives. S'il pouvait, comme il nagerait vers le
jour!
Il pensa qu'il Êtait cernÊ. Tout se rÊsoudrait, bien ou mal, dans cette
Êpaisseur.
C'est vrai. Il a cru quelquefois, quand montait le jour, entrer en
convalescence.
Mais Á quoi bon fixer les yeux sur l'Est, oÝ vivait le soleil: il y
avait entre eux une telle profondeur de nuit qu'on ne la remonterait pas.
-- Le courrier d'Asuncion marche bien. Nous l'aurons vers deux heures.
Nous prÊvoyons par contre un retard important du courrier de Patagonie qui
paraÏt en difficultÊ.
-- Bien, Monsieur RiviÉre.
-- Il est possible que nous ne l'attendions pas pour faire dÊcoller
l'avion d'Europe: dÉs l'arrivÊe d'Asuncion, vous nous demanderez des
instructions. Tenez-vous prËt.
RiviÉre relisait maintenant les tÊlÊgrammes de protection des escales
Nord. Ils ouvraient au courrier d'Europe une route de lune: "Ciel pur,
pleine lune, vent nul." Les montagnes du BrÊsil, bien dÊcoupÊes sur le
rayonnement du ciel, plongeaient droit, dans les remous d'argent de la mer,
leur chevelure serrÊe de forËts noires. Ces forËts sur lesquelles pleuvent,
inlassablement, sans les colorer, les rayons de lune. Et noires aussi comme
des Êpaves, en mer, les Ïles. Et cette lune, sur toute la route,
inÊpuisable: une fontaine de lumiÉre.
Si RiviÉre ordonnait le dÊpart, l'Êquipage du courrier d'Europe
entrerait dans un monde stable qui, pour toute la nuit, luisait doucement.
Un monde oÝ rien ne menaÚait l'Êquilibre des masses d'ombres et de lumiÉre.
OÝ ne s'infiltrait mËme pas la caresse de ces vents purs, qui, s'ils
fraÏchissent, peuvent g×ter en quelques heures un ciel entier.
Mais RiviÉre hÊsitait, en face de ce rayonnement, comme un prospecteur
en face de champs d'or interdits. Les ÊvÊnements, dans le Sud, donnaient
tort Á RiviÉre, seul dÊfenseur des vols de nuit. Ses adversaires tireraient
d'un dÊsastre en Patagonie une position morale si forte, que peut-Ëtre la
foi de RiviÉre resterait dÊsormais impuissante; car la foi de RiviÉre
n'Êtait pas ÊbranlÊe: une fissure dans son œuvre avait permis le drame, mais
le drame montrait la fissure, il ne prouvait rien d'autre. "Peut-Ëtre des
postes d'observation sont-ils nÊcessaires Á l'Ouest... On verra Úa." II
pensait encore: "J'ai les mËmes raisons solides d'insister, et une cause de
moins d'accident possible: celle qui s'est montrÊe." Les Êchecs fortifient
les forts. Malheureusement, contre les hommes on joue un jeu, oÝ compte si
peu le -vrai sens des choses. L'on gagne ou l'on perd sur des apparences, on
marque des points misÊrables. Et l'on se trouve ligotÊ par une apparence de
dÊfaite.
RiviÉre sonna.
-- Bahia Blanca ne nous communique toujours rien par T.S.F.?
-- Non.
--Appelez-moi l'escale au tÊlÊphone.
Cinq minutes plus tard, il s'informait:
-- Pourquoi ne nous passez-vous rien?
-- Nous n'entendons pas le courrier.
-- Il se tait?
-- Nous ne savons pas. Trop d'orages. MËme s'il manipulait nous
n'entendrions pas.
-- Trelew entend-il?
-- Nous n'entendons pas Trelew.
-- TÊlÊphonez.
-- Nous avons essayÊ: la ligne est coupÊe.
-- Quel temps chez vous?
-- MenaÚant. Des Êclairs Á l'Ouest et au Sud. TrÉs lourd.
-- Du vent?
-- Faible encore, mais pour dix minutes. Les Êclairs se rapprochent
vite.
Un silence.
-- Bahia Blanca? Vous Êcoutez? Bon. Rappelez-nous dans dix minutes.
Et RiviÉre feuilleta les tÊlÊgrammes des escales Sud. Toutes
signalaient le mËme silence de l'avion. Quelques-unes ne rÊpondaient plus Á
Buenos Aires, et, sur la carte, s'agrandissait la tache des provinces
muettes, oÝ les petites villes subissaient dÊjÁ le cyclone, toutes portes
closes, et chaque maison de leurs rues sans lumiÉre aussi retranchÊe du
monde et perdue dans la nuit qu'un navire. L'aube seule les dÊlivrerait.
Pourtant RiviÉre, inclinÊ sur la carte, conservait encore l'espoir de
dÊcouvrir un refuge de ciel pur, car il avait demandÊ, par tÊlÊgrammes,
l'Êtat du ciel Á la police de plus de trente villes de province, et les
rÊponses commenÚaient Á lui parvenir. Sur deux mille kilomÉtres les postes
radio avaient ordre, si l'un d'eux accrochait un appel de l'avion, d'avertir
dans les trente secondes Buenos Aires, qui lui communiquerait, pour la faire
transmettre Á Fabien, la position du refuge.
Les secrÊtaires, convoquÊs pour une heure du matin, avaient regagnÊ
leurs bureaux. Ils apprenaient lÁ, mystÊrieusement, que, peut-Ëtre, on
suspendrait les vols de nuit, et que le courrier d'Europe lui-mËme ne
dÊcollerait plus qu'au jour. Ils parlaient Á voix basse de Fabien, du
cyclone, de RiviÉre surtout. Ils le devinaient lÁ, tout proche, ÊcrasÊ peu Á
peu par ce dÊmenti naturel.
Mais toutes les voix s'Êteignirent: RiviÉre, Á sa porte, venait
d'apparaÏtre, serrÊ dans son manteau, le chapeau toujours sur les yeux,
Êternel voyageur. Il fit un pas tranquille vers le chef de bureau:
-- Il est une heure dix, les papiers du courrier d'Europe sont-ils en
rÉgle?
-- Je... j'ai cru...
-- Vous n'avez pas Á croire, mais Á exÊcuter.
II fit demi-tour, lentement, vers une fenËtre ouverte, les mains
croisÊes derriÉre le dos.
Un secrÊtaire le rejoignit:
-- Monsieur le Directeur, nous obtiendrons peu de rÊponses. On nous
signale que, dans l'intÊrieur, beaucoup de lignes tÊlÊgraphiques sont dÊjÁ
dÊtruites...
-- Bien.
RiviÉre, immobile, regardait la nuit.
Ainsi, chaque message menaÚait le courrier. Chaque ville, quand elle
pouvait rÊpondre, avant la destruction des lignes, signalait la marche du
cyclone, comme celle d'une invasion. "úa vient de l'intÊrieur, de la
CordillÉre. úa balaie toute la route, vers la mer..."
RiviÉre jugeait les Êtoiles trop luisantes, l'air trop humide. Quelle
nuit Êtrange! Elle se g×tait brusquement par plaques, comme la chair d'un
fruit lumineux. Les Êtoiles au grand complet dominaient encore Buenos Aires,
mais ce n'Êtait lÁ qu'une oasis, et d'un instant. Un port, d'ailleurs, hors
du rayon d'action de l'Êquipage. Nuit menaÚante qu'un vent mauvais touchait
et pourrissait. Nuit difficile Á vaincre.
Un avion, quelque part, Êtait en pÊril dans ses profondeurs: on
s'agitait, impuissant, sur le bord.
La femme de Fabien tÊlÊphona.
La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de
Patagonie: "II dÊcolle de Trelew..." Puis se rendormait. Un peu plus tard:
"II doit approcher de San Antonio, il doit voir ses lumiÉres..." Alors elle
se levait, Êcartait les rideaux, et jugeait le ciel: "Tous ces nuages le
gËnent..." Parfois la lune se promenait comme un berger. Alors la jeune
femme se recouchait, rassurÊe par cette lune et ces Êtoiles, ces milliers de
prÊsences autour de son mari. Vers une heure, elle le sentait proche: "II ne
doit plus Ëtre bien loin, il doit voir Buenos Aires..." Alors elle se levait
encore, et lui prÊparait un repas, un cafÊ bien chaud: "II fait si froid,
lÁ-haut..." Elle le recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de
neige: "Tu n'as pas froid? -- Mais non! -- RÊchauffe-toi quand mËme..." Vers
une heure et quart tout Êtait prËt. Alors elle tÊlÊphonait.
Cette nuit, comme les autres, elle s'informa:
-- Fabien a-t-il atterri?
Le secrÊtaire qui l'Êcoutait se troubla un peu:
-- Qui parle?
-- Simone Fabien.
-- Ah! une minute...
Le secrÊtaire, n'osant rien dire, passa l'Êcouteur au chef de bureau.
-- Qui est lÁ?
-- Simone Fabien.
-- Ah!... que dÊsirez-vous, Madame?
-- Mon mari a-t-il atterri?
Il y eut un silence qui dut paraÏtre inexplicable, puis on rÊpondit
simplement:
-- Non.
-- Il a du retard?
-- Oui...
Il y eut un nouveau silence.
-- Oui... du retard.
-- Ah!...
C'Êtait un "Ah!" de chair blessÊe. Un retard ce n'est rien... ce n'est
rien... mais quand il se prolonge...
-- Ah!... Et Á quelle heure sera-t-il ici?
-- A quelle heure il sera ici? Nous... Nous ne savons pas.
Elle se heurtait maintenant Á un mur. Elle n'obtenait que l'Êcho mËme
de ses questions.
-- Je vous en prie, rÊpondez-moi! OÝ se trouve-t-il?...
-- OÝ il se trouve? Attendez...
Cette inertie lui faisait mal. Il se passait quelque chose, lÁ,
derriÉre ce mur.
On se dÊcida:
-- Il a dÊcollÊ de Commodoro Á dix-neuf heures trente.
-- Et depuis?
-- Depuis?... TrÉs retardÊ... TrÉs retardÊ par le mauvais temps...
-- Ah! Le mauvais temps...
Quelle injustice, quelle fourberie dans cette lune ÊtalÊe lÁ, oisive,
sur Buenos Aires! La jeune femme se rappela soudain qu'il fallait deux
heures Á peine pour se rendre de Commodoro Á Trelew.
-- Et il vole depuis six heures vers Trelew! Mais il vous envoie des
messages! Mais que dit-il?...
-- Ce qu'il nous dit? Naturellement par un temps pareil... vous
comprenez bien... ses messages ne s'entendent pas.
-- Un temps pareil!
-- Alors, c'est convenu, Madame, nous vous tÊlÊphonons dÉs que nous
savons quelque chose.
-- Ah! vous ne savez rien...
-- Au revoir, Madame...
-- Non! non! Je veux parler au Directeur!
-- Monsieur le Directeur est trÉs occupÊ, Madame, il est en
confÊrence...
-- Ah! Úa m'est Êgal! úa m'est bien Êgal! Je veux lui parler!
Le chef de bureau s'Êpongea:
-- Une minute...
Il poussa la porte de RiviÉre:
-- C'est Madame Fabien qui veut vous parler. "VoilÁ, pensa RiviÉre,
voilÁ ce que je craignais." Les ÊlÊments affectifs du drame commenÚaient Á
se montrer. Il pensa d'abord les rÊcuser: les mÉres et les femmes n'entrent
pas dans les salles d'opÊration. On fait taire l'Êmotion aussi sur les
navires en danger. Elle n'aide pas Á sauver les hommes. Il accepta pourtant:
-- Branchez sur mon bureau.
Il Êcouta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il
sut qu'il ne pourrait pas lui rÊpondre. Ce serait stÊrile, infiniment, pour
tous les deux, de s'affronter.
-- Madame, je vous en prie, calmez-vous! Il est si frÊquent, dans notre
mÊtier, d'attendre longtemps des nouvelles.
Il Êtait parvenu Á cette frontiÉre oÝ se pose, non le problÉme d'une
petite dÊtresse particuliÉre, mais celui-lÁ mËme de l'action. En face de
RiviÉre se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie.
RiviÉre ne pouvait qu'Êcouter, que plaindre cette petite voix, ce chant
tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel
n'admettent le partage: ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi
au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d'une
clartÊ de lampe sur la table du soir, d'une chair qui rÊclamait sa chair,
d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien
et elle avait raison. Et lui aussi, RiviÉre, avait raison, mais il ne
pouvait rien opposer Á la vÊritÊ de cette femme. Il dÊcouvrait sa propre
vÊritÊ, Á la lumiÉre d'une humble lampe domestique, inexprimable et
inhumaine.
-- Madame...
Elle n'Êcoutait plus. Elle Êtait retombÊe, presque Á ses pieds, lui
semblait-il, ayant usÊ ses faibles poings contre le mur.
Un ingÊnieur avait dit un jour Á RiviÉre, comme ils se penchaient sur
un blessÊ, auprÉs d'un pont en construction:
"Ce pont vaut-il le prix d'un visage ÊcrasÊ?" Pas un des paysans, Á qui
cette route Êtait ouverte, n'eÙt acceptÊ, pour s'Êpargner un dÊtour par le
pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on b×tit des
ponts. L'ingÊnieur avait ajoutÊ: "L'intÊrËt gÊnÊral est formÊ des intÊrËts
particuliers: il ne justifie rien de plus." -- "Et pourtant, lui avait
rÊpondu plus tard RiviÉre, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons
toujours comme si quelque chose dÊpassait, en valeur, la vie humaine... Mais
quoi?"
Et RiviÉre, songeant Á l'Êquipage, eut le cœur serrÊ. L'action, mËme
celle de construire un pont, brise des bonheurs; RiviÉre ne pouvait plus ne
pas se demander "au nom de quoi?"
"Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-Ëtre disparaÏtre, auraient pu
vivre heureux." II voyait des visages penchÊs dans le sanctuaire d'or des
lampes du soir. "Au nom de quoi les en ai-je tirÊs?" Au nom de quoi les
a-t-il arrachÊs au bonheur individuel? La premiÉre loi n'est-elle pas de
protÊger ces bonheurs-lÁ? Mais lui-mËme les brise. Et pourtant un jour,
fatalement, s'Êvanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La
vieillesse et la mort les dÊtruisent, plus impitoyables que lui-mËme. Il
existe peut-Ëtre quelque chose d'autre Á sauver et de plus durable;
peut-Ëtre est-ce Á sauver cette part-lÁ de l'homme que RiviÉre travaille?
Sinon l'action ne se justifie pas.
"Aimer, aimer seulement, quelle impasse!" RiviÉre eut l'obscur
sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait
aussi d'une tendresse, mais si diffÊrente des autres. Une phrase lui revint:
"II s'agit de les rendre Êternels..." OÝ avait-il lu cela? "Ce que vous
poursuivez en vous-mËme meurt." II revit un temple au dieu du soleil des
anciens Incas du PÊrou. Ces pierres droites sur la montagne. Que
resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids
de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? "Au nom de
quelle duretÊ, ou de quel Êtrange amour, le conducteur de peuples
d'autrefois, contraignant ses foules Á tirer ce temple sur la montagne, leur
imposa-t-il donc de dresser leur ÊternitÊ?" RiviÉre revit encore en songe
les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque Á
musique. "Cette sorte de bonheur, ce harnais...", pensa-t-il. Le conducteur
de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-Ëtre pas pitiÊ de la souffrance de
l'homme, eut pitiÊ, immensÊment, de sa mort. Non de sa mort individuelle,
mais pitiÊ de l'espÉce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple
dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le dÊsert.
Ce papier pliÊ en quatre le sauverait peut-Ëtre: Fabien le dÊpliait,
les dents serrÊes.
"Impossible de s'entendre avec Buenos Aires. Je ne puis mËme plus
manipuler, je reÚois des Êtincelles dans les doigts."
Fabien, irritÊ, voulut rÊpondre, mais quand ses mains l×chÉrent les
commandes pour Êcrire, une sorte de houle puissante pÊnÊtra son corps: les
remous le soulevaient, dans ses cinq tonnes de mÊtal, et le basculaient. Il
y renonÚa.
Ses mains, de nouveau, se fermÉrent sur la houle, et la rÊduisirent.
Fabien respira fortement. Si le radio remontait l'antenne par peur de
l'orage, Fabien lui casserait la figure Á l'arrivÊe. Il fallait, Á tout
prix, entrer en contact avec Buenos Aires, comme si, Á plus de quinze cents
kilomÉtres, on pouvait leur lancer une corde dans cet abÏme. A dÊfaut d'une
tremblante lumiÉre, d'une lampe d'auberge presque inutile, mais qui eÙt
prouvÊ la terre comme un phare, il lui fallait au moins une voix, une seule,
venue d'un monde qui dÊjÁ n'existait plus. Le pilote Êleva et balanÚa le
poing dans sa lumiÉre rouge, pour faire comprendre Á l'autre, en arriÉre,
cette tragique vÊritÊ, mais l'autre, penchÊ sur l'espace dÊvastÊ, aux villes
ensevelies, aux lumiÉres mortes, ne la connut pas.
Fabien aurait suivi tous les conseils, pourvu qu'ils lui fussent criÊs.
Il pensait: "Et si l'on me dit de tourner en rond, je tourne en rond, et si
l'on me dit de marcher plein Sud..." Elles existaient quelque part ces
terres en paix, douces sous leurs grandes ombres de lune. Ces camarades,
lÁ-bas, les connaissaient, instruits comme des savants, penchÊs sur des
cartes, tout-puissants, Á l'abri de lampes belles comme des fleurs. Que
savait-il, lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui, Á la
vitesse d'un Êboulement, son torrent noir? On ne pouvait abandonner deux
hommes parmi ces trombes et ces flammes dans les nuages. On ne pouvait pas.
On ordonnerait Á Fabien: "Cap au deux cent quarante..." II mettrait le cap
au deux cent quarante. Mais il Êtait seul.
Il lui parut que la matiÉre aussi se rÊvoltait. Le moteur, Á chaque
plongÊe, vibrait si fort que toute la masse de l'avion Êtait prise d'un
tremblement comme de colÉre. Fabien usait ses forces Á dominer l'avion, la
tËte enfoncÊe dans la carlingue, face Á l'horizon gyroscopique, car, au
dehors, il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu
dans une ombre oÝ tout se mËlait, une ombre d'origine des mondes. Mais les
aiguilles des indicateurs de position oscillaient de plus en plus vite,
devenaient difficiles Á suivre. DÊjÁ le pilote, qu'elles trompaient, se
dÊbattait mal, perdait son altitude, s'enlisait peu Á peu dans cette ombre.
Il lut sa hauteur: "Cinq cents mÉtres". C'Êtait le niveau des collines. Il
Les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses. Il comprenait aussi
que toutes les masses du sol, dont la moindre l'eÙt ÊcrasÊ, Êtaient comme
arrachÊes de leur support, dÊboulonnÊes, et commenÚaient Á tourner, ivres,
autour de lui. Et commenÚaient, autour de lui, une sorte de danse profonde
et qui le serrait de plus en plus.
Il en prit son parti. Au risque d'emboutir, il atterrirait n'importe
oÝ. Et, pour Êviter au moins les collines, il l×cha son unique fusÊe
Êclairante. La fusÊe s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y
Êteignit: c'Êtait la mer.
Il pensa trÉs vite: "Perdu. Quarante degrÊs de correction, j'ai dÊrivÊ
quand mËme. C'est un cyclone. OÝ est la terre?" Il virait plein Ouest. Il
pensa: "Sans fusÊe maintenant, je me tue." Cela devait arriver un jour. Et
son camarade, lÁ, derriÉre... "II a remontÊ l'antenne, sÙrement." Mais le
pilote ne lui en voulait plus. Si lui-mËme ouvrait simplement les mains,
leur vie s'en Êcoulerait aussitÆt, comme une poussiÉre vaine. Il tenait dans
ses mains le cœur battant de son camarade et le sien. Et soudain ses mains
l'effrayÉrent.
Dans ces remous en coups de bÊlier, pour amortir les secousses du
volant, sinon elles eussent sciÊ les c×bles de commandes, il s'Êtait
cramponnÊ Á lui, de toutes ses forces. Il s'y cramponnait toujours. Et voici
qu'il ne sentait plus ses mains endormies par l'effort. Il voulut remuer les
doigts pour en recevoir un message: il ne sut pas s'il Êtait obÊi. Quelque
chose d'Êtranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles et mobiles.
Il pensa: "II faut m'imaginer fortement que je serre..." II ne sut pas si la
pensÊe atteignait ses mains. Et comme il percevait les secousses du volant
aux seules douleurs des Êpaules: "II m'Êchappera. Mes mains s'ouvriront..."
Mais s'effraya de s'Ëtre permis de tels mots, car il crut sentir ses mains,
cette fois, obÊir Á l'obscure puissance de l'image, s'ouvrir lentement, dans
l'ombre, pour le livrer.
Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalitÊ
extÊrieure. Mais il y a une fatalitÊ intÊrieure: vient une minute oÝ l'on se
dÊcouvre vulnÊrable; alors les fautes vous attirent comme un vertige.
Et c'est Á cette minute que luirent sur sa tËte, dans une dÊchirure de
la tempËte, comme un app×t mortel au fond d'une nasse, quelques Êtoiles.
Il jugea bien que c'Êtait un piÉge: on voit trois Êtoiles dans un trou,
on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste lÁ Á mordre
les Êtoiles...
Mais sa faim de lumiÉre Êtait telle qu'il monta.
II monta, en corrigeant mieux les remous, gr×ce aux repÉres
qu'offraient les Êtoiles. Leur aimant p×le l'attirait. Il avait peinÊ si
longtemps, Á la poursuite d'une lumiÉre, qu'il n'aurait plus l×chÊ la plus
confuse. Riche d'une lueur d'auberge, il aurait tournÊ jusqu'Á la mort,
autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu'il montait vers des
champs de lumiÉre.
Il s'Êlevait peu Á peu, en spirale, dans le puits qui s'Êtait ouvert,
et se refermait au-dessous de lui. Et les nuages perdaient, Á mesure qu'il
montait, leur boue d'ombre, ils passaient contre lui, comme des vagues de
plus en plus pures et blanches. Fabien Êmergea.
Sa surprise fut extrËme: la clartÊ Êtait telle qu'elle l'Êblouissait.
Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n'aurait jamais cru que les
nuages, la nuit, pussent Êblouir. Mais la pleine lune et toutes les
constellations les changeaient en vagues rayonnantes.
L'avion avait gagnÊ d'un seul coup, Á la seconde mËme oÝ il Êmergeait,
un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l'inclinait. Comme
une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux rÊservÊes. Il Êtait
pris dans une part de ciel inconnue et cachÊe comme la baie des Ïles
bienheureuses. La tempËte, au-dessous de lui, formait un autre monde de
trois mille mÉtres d'Êpaisseur, parcouru de rafales, de trombes d'eau,
d'Êclairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de
neige.
Fabien pensait avoir gagnÊ des limbes Êtranges, car tout devenait
lumineux, ses mains, ses vËtements, ses ailes. Car la lumiÉre ne descendait
pas des astres, mais elle se dÊgageait, au-dessous de lui, autour de lui, de
ces provisions blanches.
Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu'ils
recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts comme des
tours. Il circulait un lait de lumiÉre, dans lequel baignait l'Êquipage.
Fabien, se retournant, vit que le radio souriait.
-- úa va mieux! criait-il.
Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les
sourires. "Je suis tout Á fait fou, pensait Fabien, de sourire: nous sommes
perdus."
Pourtant, mille bras obscurs l'avaient l×chÊ. On avait dÊnouÊ ses
liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul, un temps, parmi
les fleurs.
"Trop beau", pensait Fabien. Il errait parmi des Êtoiles accumulÊes
avec la densitÊ d'un trÊsor, dans un monde oÝ rien d'autre, absolument rien
d'autre que lui, Fabien, et son camarade, n'Êtait vivant. Pareils Á ces
voleurs des villes fabuleuses, murÊs dans la chambre aux trÊsors dont ils ne
sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacÊes, ils errent, infiniment
riches, mais condamnÊs.
Un des radiotÊlÊgraphistes de Commodoro Rivadavia, escale de Patagonie,
fit un geste brusque, et tous ceux qui veillaient, impuissants, dans le
poste, se ramassÉrent autour de cet homme, et se penchÉrent.
Ils se penchaient sur un papier vierge et durement ÊclairÊ. La main de
l'opÊrateur hÊsitait encore, et le crayon se balanÚait. La main de
l'opÊrateur tenait encore les lettres prisonniÉres, mais dÊjÁ les doigts
tremblaient.
-- Orages?
Le radio fit "oui" de la tËte. Leur grÊsillement l'empËchait de
comprendre.
Puis il nota quelques signes indÊchiffrables. Puis des mots. Puis on
put rÊtablir le texte:
"BloquÊs Á trois mille huit au-dessus de la tempËte. Naviguons plein
Ouest vers l'intÊrieur, car Êtions dÊrivÊs en mer. Au-dessous de nous tout
est bouchÊ. Nous ignorons si survolons toujours la mer. Communiquez si
tempËte s'Êtend Á l'intÊrieur."
On dut, Á cause des orages, pour transmettre ce tÊlÊgramme Á Buenos
Aires, faire la chaÏne de poste en poste. Le message avanÚait dans la nuit,
comme un feu qu'on allume de tour en tour.
Buenos Aires fit rÊpondre:
-- TempËte gÊnÊrale Á l'intÊrieur. Combien vous reste-t-il d'essence?
-- Une demi-heure.
Et cette phrase, de veilleur en veilleur, remonta jusqu'Á Buenos Aires.
L'Êquipage Êtait condamnÊ Á s'enfoncer, avant trente minutes, dans un
cyclone qui le dresserait jusqu'au sol.
Et RiviÉre mÊdite. Il ne conserve plus d'espoir: cet Êquipage sombrera
quelque part dans la nuit.
RiviÉre se souvient d'une vision qui avait frappÊ son enfance: on
vidait un Êtang pour trouver un corps. On ne trouvera rien non plus, avant
que cette masse d'ombre se soit ÊcoulÊe de sur la terre, avant que remontent
au jour ces sables, ces plaines, ces blÊs. De simples paysans dÊcouvriront
peut-Ëtre deux enfants au coude pliÊ sur le visage, et paraissant dormir,
ÊchouÊs sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noyÊs.
RiviÉre pense aux trÊsors ensevelis dans les profondeurs de la nuit
comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour
avec toutes leurs fleurs, des fleurs qui ne servent pas encore. La nuit est
riche, pleine de parfums, d'agneaux endormis et de fleurs qui n'ont pas
encore de couleurs.
Peu Á peu monteront vers le jour les sillons gras, les bois mouillÊs,
les "luzernes fraÏches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et
les prairies, et les agneaux, dans la sagesse du monde, deux enfants
sembleront dormir. Et quelque chose aura coulÊ du monde visible dans
l'autre.
RiviÉre connaÏt la femme de Fabien inquiÉte et tendre: cet amour Á
peine lui fut prËtÊ, comme un jouet Á un enfant pauvre.
RiviÉre pense Á la main de Fabien, qui tient pour quelques minutes
encore sa destinÊe dans les commandes. Cette main qui a caressÊ. Cette main
qui s'est posÊe sur une poitrine et y a levÊ le tumulte, comme une main
divine. Cette main qui s'est posÊe sur un visage et qui a changÊ ce visage.
Cette main qui Êtait miraculeuse.
Fabien erre sur la splendeur d'une mer de nuages, la nuit, mais, plus
bas, c'est l'ÊternitÊ. Il est perdu parmi des constellations qu'il habite
seul. Il tient encore le monde dans les mains et contre sa poitrine le
balance. Il serre dans son volant le poids de la richesse humaine, et
promÉne, desespÊrÊ, d'une Êtoile Á l'autre, l'inutile trÊsor, qu'il faudra
bien rendre...
RiviÉre pense qu'un poste radio l'Êcoute encore. Seule relie encore
Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure. Pas une plainte.
Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais formÊ le dÊsespoir.
Robineau le tira de sa solitude:
-- Monsieur le Directeur, j'ai pensÊ... on pourrait peut-Ëtre
essayer...
Il n'avait rien Á proposer, mais tÊmoignait de sa bonne volontÊ. Il
aurait tant aimÊ trouver une solution, et la cherchait un peu comme celle
d'un rÊbus. Il trouvait toujours des solutions que RiviÉre n'Êcoutait
jamais: "Voyez-vous, Robineau, dans la vie, il n'y a pas de solutions- II y
a des forces en marche: il faut les crÊer et les solutions suivent." Aussi
Robineau bornait-il son rÆle Á crÊer une force en marche dans la corporation
des mÊcaniciens. Une humble force en marche, qui prÊservait de la rouille
les moyeux d'hÊlice.
Mais les ÊvÊnements de cette nuit-ci trouvaient Robineau dÊsarmÊ. Son
titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les orages, ni sur un Êquipage
fantÆme, qui vraiment ne se dÊbattait plus pour une prime d'exactitude, mais
pour Êchapper Á une seule sanction, qui annulait celles de Robineau, la
mort.
Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi.
La femme de Fabien se fit annoncer. PoussÊe par l'inquiÊtude, elle
attendait, dans le bureau des secrÊtaires, que RiviÉre la reÚÙt. Les
secrÊtaires, Á la dÊrobÊe, levaient les yeux vers son visage. Elle en
Êprouvait une sorte de honte et regardait avec crainte autour d'elle: tout
ici la refusait. Ces hommes qui continuaient leur travail, comme s'ils
marchaient sur un corps, ces dossiers oÝ la vie humaine, la souffrance
humaine ne laissaient qu'un rÊsidu de chiffres durs. Elle cherchait des
signes qui lui eussent parlÊ de Fabien. Chez elle tout montrait cette
absence: le lit entrouvert, le cafÊ servi, un bouquet de fleurs... Elle ne
dÊcouvrait aucun signe. Tout s'opposait Á la pitiÊ, Á l'amitiÊ, au souvenir.
La seule phrase qu'elle entendit, car personne n'Êlevait la voix devant
elle, fut le juron d'un employÊ, qui rÊclamait un bordereau. "...Le
bordereau des dynamos, bon Dieu! que nous expÊdions Á Santos." Elle leva les
yeux sur cet homme, avec une expression d'Êtonnement infini. Puis sur le mur
oÝ s'Êtalait une carte. Ses lÉvres tremblaient un peu, Á peine.
Elle devinait, avec gËne, qu'elle exprimait ici une vÊritÊ ennemie,
regrettait presque d'Ëtre venue, eÙt voulu se cacher, et se retenait, de
peur qu'on la remarqu×t trop, de tousser, de pleurer. Elle se dÊcouvrait
insolite, inconvenante, comme nue. Mais sa vÊritÊ Êtait si forte que les
regards fugitifs remontaient, Á la dÊrobÊe, inlassablement, la lire dans son
visage. Cette femme Êtait trÉs belle. Elle rÊvÊlait aux hommes le monde
sacrÊ du bonheur. Elle rÊvÊlait Á quelle matiÉre auguste on touche, sans le
savoir, en agissant. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Elle rÊvÊlait
quelle paix, sans le savoir, on peut dÊtruire.
RiviÉre la reÚut.
Elle venait plaider timidement pour ses fleurs, son cafÊ servi, sa
chair jeune. De nouveau, dans ce bureau plus froid encore, son faible
tremblement de lÉvres la reprit. Elle aussi dÊcouvrait sa propre vÊritÊ,
dans cet autre monde, inexprimable. Tout ce qui se dressait en elle d'amour
presque sauvage, tant il Êtait fervent, de dÊvouement, lui semblait prendre
ici un visage importun, ÊgoÐste. Elle eÙt voulu fuir:
-- Je vous dÊrange...
-- Madame, lui dit RiviÉre, vous ne me dÊrangez pas. Malheureusement,
Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre.
Elle eut un faible haussement d'Êpaules, dont RiviÉre comprit le sens:
"A quoi bon cette lampe, ce dÏner servi, ces fleurs que je vais
retrouver..." Une jeune mÉre avait confessÊ un jour Á RiviÉre: "La mort de
mon enfant, je ne l'ai pas encore comprise. Ce sont les petites choses qui
sont dures, ses vËtements que je retrouve, et, si je me rÊveille la nuit,
cette tendresse qui me monte quand mËme au cœur, dÊsormais inutile, comme
mon lait..." Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain Á
peine, dans chaque acte dÊsormais vain, dans chaque objet. Fabien quitterait
lentement sa maison. RiviÉre taisait une pitiÊ profonde.
-- Madame...
La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa
propre puissance.
RiviÉre s'assit, un peu lourd.
"Mais elle m'aide Á dÊcouvrir ce que je cherchais..." II tapotait
distraitement les tÊlÊgrammes de protection des escales Nord. Il songeait:
"Nous ne demandons pas Á Ëtre Êternels, mais Á ne pas voir les actes et
les choses tout Á coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre
alors..."
Ses regards tombÉrent sur les tÊlÊgrammes:
"Et voilÁ par oÝ, chez nous, s'introduit la mort: ces messages qui
n'ont plus de sens..."
II regarda Robineau. Ce garÚon mÊdiocre, maintenant inutile, n'avait
plus de sens. RiviÉre lui dit presque durement:
-- Faut-il vous donner, moi-mËme, du travail?
Puis RiviÉre poussa la porte qui donnait sur la salle des secrÊtaires,
et la disparition de Fabien le frappa, Êvidente, Á des signes que Madame
Fabien n'avait pas su voir. La fiche du R.B.903, l'avion de Fabien, figurait
dÊjÁ, au tableau mural, dans la colonne du matÊriel indisponible. Les
secrÊtaires qui prÊparaient les papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il
serait retardÊ, travaillaient mal. Du terrain on demandait par tÊlÊphone des
instructions pour les Êquipes qui, maintenant, veillaient sans but. Les
fonctions de vie Êtaient ralenties. "La mort, la voilÁ!" pensa RiviÉre. Son
œuvre Êtait semblable Á un voilier en panne, sans vent, sur la mer. Il
entendit la voix de Robineau:
-- Monsieur le Directeur... ils Êtaient mariÊs depuis six semaines...
-- Allez travailler.
RiviÉre regardait toujours les secrÊtaires et, au-delÁ des secrÊtaires,
les manœuvres, les mÊcaniciens, les pilotes, tous ceux qui l'avaient aidÊ
dans son œuvre, avec une foi de b×tisseurs. Il pensa aux petites villes
d'autrefois qui entendaient parler des "Iles" et se construisaient un
navire. Pour le charger de leur espÊrance. Pour que les hommes pussent voir
leur espÊrance ouvrir ses voiles sur la mer. Tous grandis, tous tirÊs hors
d'eux-mËmes, tous dÊlivrÊs par un navire. "Le but peut-Ëtre ne justifie
rien, mais l'action dÊlivre de la mort. Ces hommes duraient par leur
navire."
Et RiviÉre luttera aussi contre la mort, lorsqu'il rendra aux
tÊlÊgrammes leur plein sens, leur inquiÊtude aux Êquipes de veille et aux
pilotes leur but dramatique. Lorsque la vie ranimera cette œuvre, comme le
vent ranime un voilier, en mer.
Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais Á mille kilomÉtres de lÁ,
vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message:
"Descendons. Entrons dans les nuages..."
Puis ces deux mots d'un texte obscur apparurent dans le poste de
Trelew:
"...rien voir..."
Les ondes courtes sont ainsi. On les capte lÁ, mais ici on demeure
sourd. Puis, sans raison, tout change. Cet Êquipage, dont la position est
inconnue, se manifeste dÊjÁ aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et
sur les feuilles blanches des postes radio ce sont dÊjÁ des fantÆmes qui
Êcrivent.
L'essence est-elle ÊpuisÊe, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa
derniÉre carte: retrouver le sol sans l'emboutir?
La voix de Buenos Aires ordonne Á Treiew: "Demandez-le-lui."
Le poste d'Êcoute T.S.F, ressemble Á un laboratoire: nickels, cuivre et
manomÉtres, rÊseau de conducteurs. Les opÊrateurs de veille, en blouse
blanche, silencieux, semblent courbÊs sur une simple expÊrience.
De leurs doigts dÊlicats ils touchent les instruments, ils explorent le
ciel magnÊtique, sourciers qui cherchent la veine d'or.
-- On ne rÊpond pas?
-- On ne rÊpond pas.
Ils vont peut-Ëtre accrocher cette note qui serait un signe de vie. Si
l'avion et ses feux de bord remontent parmi les Êtoiles, ils vont peut-Ëtre
entendre chanter cette Êtoile...
Les secondes s'Êcoulent. Elles s'Êcoulent vraiment comme du sang. Le
vol dure-t-il encore? Chaque seconde emporte une chance. Et voilÁ que le
temps qui s'Êcoule semble dÊtruire. Comme, en vingt siÉcles, il touche un
temple, fait son chemin dans le granit et rÊpand le temple en poussiÉre,
voilÁ que des siÉcles d'usure se ramassent dans chaque seconde et menacent
un Êquipage.
Chaque seconde emporte quelque chose. Cette voix de Fabien, ce rire de
Fabien, ce sourire. Le silence gagne du terrain. Un silence de plus en plus
lourd, qui s'Êtablit sur cet Êquipage comme le poids d'une mer.
Alors quelqu'un remarque:
-- Une heure quarante. DerniÉre limite de l'essence: il est impossible
qu'ils volent encore.
Et la paix se fait.
Quelque chose d'amer et de fade remonte aux lÉvres comme aux fins de
voyage. Quelque chose s'est accompli dont on ne sait rien, quelque chose
d'un peu Êcœurant. Et parmi tous ces nickels et ces artÉres de cuivre, on
ressent la tristesse mËme qui rÉgne sur les usines ruinÊes. Tout ce matÊriel
semble pesant, inutile, dÊsaffectÊ: un poids de branches mortes.
Il n'y a plus qu'Á attendre le jour.
Dans quelques heures Êmergera au jour l'Argentine entiÉre, et ces
hommes demeurent lÁ, comme sur une grÉve, en face du filet que l'on tire,
que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir.
RiviÉre, dans son bureau, Êprouve cette dÊtente que seuls permettent
les grands dÊsastres, quand la fatalitÊ dÊlivre l'homme. Il a fait alerter
la police de toute une province. Il ne peut plus rien, il faut attendre.
Mais l'ordre doit rÊgner mËme dans la maison des morts. RiviÉre fait
signe Á Robineau:
-- TÊlÊgramme pour les escales Nord: "PrÊvoyons retard important du
courrier de Patagonie. Pour ne pas retarder trop courrier d'Europe,
bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant."
II se plie un peu en avant. Mais il fait un effort et se souvient de
quelque chose, c'Êtait grave. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier:
-- Robineau.
-- Monsieur RiviÉre?
-- Vous rÊdigerez une note. Interdiction aux pilotes de dÊpasser
dix-neuf cents tours: on me massacre les moteurs.
-- Bien, monsieur RiviÉre.
RiviÉre se plie un peu plus. Il a besoin, avant tout, de solitude:
-- Allez, Robineau. Allez, mon vieux...
Et Robineau s'effraie de cette ÊgalitÊ devant des ombres.
Robineau errait maintenant, avec mÊlancolie, dans les bureaux. La vie
de la Compagnie s'Êtait arrËtÊe, puisque ce courrier, prÊvu pour deux
heures, serait dÊcommandÊ, et ne partirait plus qu'au jour. Les employÊs aux
visages fermes veillaient encore, mais cette veille Êtait inutile. On
recevait encore, avec un rythme rÊgulier, les messages de protection des
escales Nord, mais leurs "ciels purs" et leurs "pleine lune" et leurs "vent
nul" Êveillaient l'image d'un royaume stÊrile. Un dÊsert de lune et de
pierres. Comme Robineau feuilletait, sans savoir d'ailleurs pourquoi, un
dossier auquel travaillait le chef de bureau, il aperÚut celui-ci, debout en
face de lui, et qui attendait, avec un respect insolent, qu'il le lui
rendÏt, l'air de dire: "Quand vous voudrez bien, n'est-ce pas? c'est Á
moi..." Cette attitude d'un infÊrieur choqua l'inspecteur, mais aucune
rÊplique ne lui vint, et, irritÊ, il tendit le dossier. Le chef de bureau
retourna s'asseoir avec une grande noblesse. "J'aurais dÙ l'envoyer
promener", pensa Robineau. Alors, par contenance, il fit quelques pas en
songeant au drame. Ce drame entraÏnerait la disgr×ce d'une politique, et
Robineau pleurait un double deuil.
Puis lui vint l'image d'un RiviÉre enfermÊ, lÁ, dans son bureau, et qui
lui avait dit: "Mon vieux..." Jamais homme n'avait, Á ce point, manquÊ
d'appui. Robineau Êprouva pour lui une grande pitiÊ. Il remuait dans sa tËte
quelques phrases obscurÊment destinÊes Á plaindre, Á soulager. Un sentiment
qu'il jugeait trÉs beau l'animait. Alors il frappa doucement. On ne rÊpondit
pas. Il n'osa frapper plus fort, dans ce silence, et poussa la porte.
RiviÉre Êtait lÁ. Robineau entrait chez RiviÉre, pour la premiÉre fois
presque de plain-pied, un peu en ami, un peu dans son idÊe comme le sergent
qui rejoint, sous les balles, le gÊnÊral blessÊ, et l'accompagne dans la
dÊroute, et devient son frÉre dans l'exil. "Je suis avec vous, quoi qu'il
arrive", semblait vouloir dire Robineau.
RiviÉre se taisait et, la tËte penchÊe, regardait ses mains. Et
Robineau, debout devant lui, n'osait plus parler. Le lion, mËme abattu,
l'intimidait. Robineau prÊparait des mots de plus en plus ivres de
dÊvouement, mais, chaque fois qu'il levait les yeux, il rencontrait cette
tËte inclinÊe de trois quarts, ces cheveux gris, ces lÉvres serrÊes sur
quelle amertume! Enfin il se dÊcida:
-- Monsieur le Directeur...
RiviÉre leva la tËte et le regarda. RiviÉre sortait d'un songe si
profond, si lointain, que peut-Ëtre il n'avait pas remarquÊ encore la
prÊsence de Robineau. Et nul ne sut jamais quel songe il fit, ni ce qu'il
Êprouva, ni quel deuil s'Êtait fait dans son cœur. RiviÉre regarda Robineau,
longtemps, comme le tÊmoin vivant de quelque chose. Robineau fut gËnÊ. Plus
RiviÉre regardait Robineau, plus se dessinait sur les lÉvres de celui-lÁ une
incomprÊhensible ironie. Plus RiviÉre regardait Robineau et plus Robineau
rougissait. Et plus Robineau semblait, Á RiviÉre, Ëtre venu pour tÊmoigner
ici, avec une bonne volontÊ touchante, et malheureusement spontanÊe, de la
sottise des hommes.
Le dÊsarroi envahit Robineau. Ni le sergent, ni le gÊnÊral, ni les
balles n'avaient plus cours. Il se passait quelque chose d'inexplicable.
RiviÉre le regardait toujours. Alors, Robineau, malgrÊ soi, rectifia un peu
son attitude, sortit la main de sa poche gauche. RiviÉre le regardait
toujours. Alors, enfin, Robineau, avec une gËne infinie, sans savoir
pourquoi, prononÚa:
-- Je suis venu prendre vos ordres.
RiviÉre tira sa montre, et simplement:
-- Il est deux heures. Le courrier d'Asuncion atterrira Á deux heures
dix. Faites dÊcoller le courrier d'Europe Á deux heures et quart.
Et Robineau propagea l'Êtonnante nouvelle: on ne suspendait pas les
vols de nuit. Et Robineau s'adressa au chef de bureau:
-- Vous m'apporterez ce dossier pour que je le contrÆle. Et, quand le
chef de bureau fut devant lui:
-- Attendez.
Et le chef de bureau attendit.
Le courrier d'Asuncion signala qu'il allait atterrir. RiviÉre, mËme aux
pires heures, avait suivi, de tÊlÊgramme en tÊlÊgramme, sa marche heureuse.
C'Êtait pour lui, au milieu de ce dÊsarroi, la revanche de sa foi, la
preuve. Ce vol heureux annonÚait, par ses tÊlÊgrammes, mille autres vols
aussi heureux. "On n'a pas de cyclones toutes les nuits." RiviÉre pensait
aussi: "Une fois la route tracÊe, on ne peut pas ne plus poursuivre."
Descendant, d'escale en escale, du Paraguay, comme d'un adorable jardin
riche de fleurs, de maisons basses et d'eaux lentes, l'avion glissait en
marge d'un cyclone qui ne lui brouillait pas une Êtoile. Neuf passagers
roulÊs dans leurs couvertures de voyage s'appuyaient du front Á leur
fenËtre, comme Á une vitrine pleine de bijoux, car les petites villes
d'Argentine Êgrenaient dÊjÁ, dans la nuit, tout leur or, sous l'or plus p×le
des villes d'Êtoiles. Le pilote, Á l'avant, soutenait de ses mains sa
prÊcieuse charge de vies humaines, les yeux grands ouverts et pleins de
lune, comme un chevrier. Buenos Aires, dÊjÁ, emplissait l'horizon de son feu
rosÊ, et bientÆt luirait de toutes ses pierres, ainsi qu'un trÊsor fabuleux.
Le radio, de ses doigts, l×chait les derniers tÊlÊgrammes, comme les notes
finales d'une sonate qu'il eÙt tapotÊe, joyeux, dans le ciel, et dont
RiviÉre comprenait le chant, puis il remonta l'antenne, puis il s'Êtira un
peu, b×illa et sourit: on arrivait.
Le pilote, ayant atterri, retrouva le pilote du courrier d'Europe,
adossÊ contre son avion, les mains dans les poches.
-- C'est toi qui continues?
-- Oui.
-- La Patagonie est lÁ?
-- On ne l'attend pas: disparue. Il fait beau?
-- Il fait trÉs beau. Fabien a disparu?
Ils en parlÉrent peu. Une grande fraternitÊ les dispensait des phrases.
On transbordait dans l'avion d'Europe les sacs de transit d'Asuncion,
et le pilote, toujours immobile, la tËte renversÊe, la nuque contre la
carlingue, regardait les Êtoiles. Il sentait naÏtre en lui un pouvoir
immense, et un plaisir puissant lui vint.
-- ChargÊ? fit une voix. Alors, contact.
Le pilote ne bougea pas. On mettait son moteur en marche. Le pilote
allait sentir dans ses Êpaules, appuyÊes Á l'avion, cet avion vivre. Le
pilote se rassurait, enfin, aprÉs tant de fausses nouvelles: partira...
partira pas... partira!
Sa bouche s'entrouvrit, et ses dents brillÉrent sous la lune comme
celles d'un jeune fauve.
-- Attention, la nuit, hein!
Il n'entendit pas le conseil de son camarade. Les mains dans les
poches, la tËte renversÊe, face Á des nuages, des montagnes, des fleuves et
des mers, voici qu'il commenÚait un rire silencieux. Un faible rire, mais
qui passait en lui, comme une brise dans un arbre, et le faisait tout entier
tressaillir... Un faible rire, mais bien plus fort que ces nuages, ces
montagnes, ces fleuves et ces mers.
-- Qu'est-ce qui te prend?
-- Cet imbÊcile de RiviÉre qui m'a... qui s'imagine que j'ai peur!
Dans une minute, il franchira Buenos Aires, et RiviÉre, qui reprend sa
lutte, veut l'entendre. L'entendre naÏtre, gronder et s'Êvanouir, comme le
pas formidable d'une armÊe en marche dans les Êtoiles.
RiviÉre, les bras croisÊs, passe parmi les secrÊtaires. Devant une
fenËtre, il s'arrËte, Êcoute et songe.
S'il avait suspendu un seul dÊpart, la cause des vols de nuit Êtait
perdue. Mais, devanÚant les faibles, qui demain le dÊsavoueront, RiviÉre,
dans la nuit, a l×chÊ cet autre Êquipage.
Victoire... dÊfaite... ces mots n'ont point de sens. La vie est
au-dessous de ces images, et dÊjÁ prÊpare de nouvelles images. Une victoire
affaiblit un peuple, une dÊfaite en rÊveille un autre. La dÊfaite qu'a subie
RiviÉre est peut-Ëtre un engagement qui rapproche la vraie victoire.
L'ÊvÊnement en marche compte seul.
Dans cinq minutes les postes de T.S.F, auront alertÊ les escales. Sur
quinze mille kilomÉtres le frÊmissement de la vie aura rÊsolu tous les
problÉmes.
DÊjÁ un chant d'orgue monte: l'avion.
Et RiviÉre, Á pas lents, retourne Á son travail, parmi les secrÊtaires
que courbe son regard dur. RiviÉre-le-Grand, RiviÉre-le-Victorieux, qui
porte sa lourde victoire.
Last-modified: Fri, 12 Nov 1999 13:28:00 GMT