Arkadi et Boris Strougatski. L'Escargot sur la pente
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roman
Traduit du russe
par Michel P¹tris
(c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
Edition Champ Libre, Paris, 1972
OCR: Oleg Volkov, 1999
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Au tournant, dans la profondeur
de la trou¹e de la forºt,
Le futur qui m'attend
me sert de serment.
On ne l'entra¾nera pas dans une discussion
Et on ne l'amadouera pas par la caresse
Il est grand ouvert, comme la forºt
distendu, ° la rencontre.
Boris Pasternak.
Grimpe, grimpe doucement,
Escargot, la pente du Fuji,
Plus haut, jusqu'au sommet!
Issa, fils de paysan.
De cette hauteur, la forºt ¹tait comme une luxuriante ¹cume mouchet¹e.
Comme une immense ¹ponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait un jour tapi dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossi¸re. Comme un masque informe pos¹ sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
Perets quitta ses sandales et s'assit, ses pieds nus pendant dans le
pr¹cipice. Il lui sembla que ses talons ¹taient tout d'un coup devenus
humides, comme s'il les avait r¹ellement plong¹s dans le ti¸de brouillard
lilas qui s'accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux
qu'il avait ramass¹s, les disposa soigneusement ° cÄt¹ de lui, puis choisit
le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et
silencieux, endormi et indiff¹rent qui avalait pour toujours. L'¹tincelle
blanche s'¹teignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce que racontait la cuisini¸re uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d'aide ° la
population locale ; s'il ne fallait pas croire ce que murmuraient le
chauffeur Touzak et l'Inconnu du groupe de la P¹n¹tration du g¹nie ; si
l'intuition humaine valait quelque chose et si enfin les esp¹rances
pouvaient se r¹aliser au moins une fois dans la vie, alors, ° la septi¸me
pierre, les buissons s'¹carteraient avec fracas derri¸re lui et dans la
clairi¸re, sur l'herbe foul¹e, blanchie par la ros¹e, para¾trait le
Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise ° passepoil mauve,
respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne
regarderait rien, ni la forºt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il
se baisserait, plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en faisant rouler ° chaque fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis qu'un air charg¹ d'acide carbonique
et de nicotine s'¹chapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande
ouverte.
Derri¸re, les buissons s'¹cart¸rent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'¹tait pas le Directeur, mais la personne famili¸re de
Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l'Eradication. Il s'approcha
lentement et s'arrºta ° deux enjamb¹es de Perets, abaissant vers lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soup·onnait quelque chose, quelque
chose de tr¸s important, et ce savoir ou ce soup·on immobilisait les traits
de son visage allong¹, visage p¹trifi¹ d'un homme qui apportait ici, sur
l'°-pic, une ¹trange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne
encore au monde ne la connaissait, mais il ¹tait manifeste que tout ¹tait
radicalement chang¹, que tout ce qui avait cours auparavant n'avait
maintenant plus de sens et que chacun devrait d¹sormais donner tout ce dont
il ¹tait capable.
- A qui sont ces pantoufles? demanda-t-il en jetant un regard
circulaire autour de lui.
- Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
- Tiens donc. Des sandales? Tr¸-¸s bien. Mais ° qui sont ces sandales?
Il s'approcha de l'°-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitÄt.
- Quelqu'un est assis au bord de l'°-pic, commenta-t-il, avec des
sandales pos¹es ° cÄt¹ de lui. La question qui se pose in¹vitablement est
alors : ° qui sont les sandales et oÉ se trouve leur propri¹taire?
- Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
- Les vÄtres? Donc, vous ºtes pieds nus. Pourquoi?
- Pieds nus parce qu'il n'y a pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait tomber hier ma pantoufle droite et j'ai d¹cid¹ ° l'avenir de rester
pieds nus.
Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux ¹cart¹s :
- Elle est l°-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
- De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
Mais ·a ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici, on ne peut voir une pantoufle - si du moins
elle est r¹ellement l°-bas, et ·a c'est une autre question que nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas esp¹rer l'atteindre avec une pierre, mºme si vous aviez l'adresse
n¹cessaire et si vous vouliez r¹ellement cela et cela seul : je parle du
coup au but... Mais nous allons ¹claircir tout ·a.
Il remonta les jambes de son pantalon, s'assit sur les talons et
poursuivit :
- Donc, vous ¹tiez l° hier aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit la deuxi¸me fois que vous veniez au bord de l'°-pic, alors que
les autres employ¹s de l'Administration, pour ne rien dire des sp¹cialistes
surnum¹raires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
Perets se fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas du d¹fi ni de la m¹chancet¹, il ne faut pas y attacher
d'importance. C'est simplement de l'ignorance. Il ne faut pas attacher
d'importance ° l'ignorance, personne ne le fait. L'ignorance d¹f¸que sur la
forºt. L'ignorance d¹f¸que toujours sur quelque chose.
- Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forºt. Vous l'aimez? R¹pondez!
- Et vous? demanda Perets. Domarochinier s'offensa et ouvrit son
bloc-notes :
- Ne vous oubliez pas! Vous savez tr¸s bien qui je suis. J'appartiens
au groupe de l'Eradication, et votre r¹ponse, ou plus exactement votre
contre-question, est donc absolument d¹pourvue de sens. Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forºt est d¹termin¹e par la fonction
que je remplis, mais qu'est-ce qui d¹termine la vÄtre? cela je ne le
comprends pas tr¸s bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas id¹e d'ºtre aussi
¹tranger : rester assis au bord de l'°-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je
remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-ºtre, il y a des circonstances
att¹nuantes, et en fin de compte vous n'avez rien ° craindre, n'est-ce pas
Perets?
- Non, dit Perets. C'est-°-dire ¹videment, oui.
- Vous voyez. Le naturel dispara¾t d'un seul coup, et il n'existe plus.
A qui est cette main, demandons-nous? OÉ lance-t-elle une pierre? Ou
peut-ºtre ° qui? Ou encore sur qui? Et pourquoi? Et comment pouvez-vous
rester assis au bord de l'°-pic? Est-ce inn¹ chez vous ou bien vous
ºtes-vous sp¹cialement entra¾n¹? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au
bord de l'°-pic. Et je n'ose mºme pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entra¾ner. La tºte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'°-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forºt. Montrez-moi s'il vous pla¾t votre laissez-passer, Perets.
- Je n'en ai pas.
- Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
- Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
- C'est juste, on ne vous en donne pas. Je le sais. Et pourquoi? On
m'en a donn¹, on lui en a donn¹, on leur en a donn¹, on en a donn¹ °
beaucoup d'autres encore, et ° vous on ne veut pas vous en donner.
Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez d¹charn¹ de Domarochinier
s'¹chappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
- Sans doute parce que je suis ¹tranger, sugg¹ra Perets. C'est
certainement la raison.
- Et je ne suis pas le seul ° m'int¹resser ° vous, poursuivit
Domarochinier sur un ton confidentiel. S'il n'y avait que moi! Mais il y a
aussi des gens importants... Ecoutez, Perets, vous pouvez peut-ºtre vous
lever, pour que nous puissions continuer? Vous me donnez le vertige, rien
qu'° vous voir.
Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
- Mais ¹loignez-vous donc de ce bord! cria d'une voix douloureuse
Domarochinier en agitant son bloc-notes vers Perets. Vous finirez par me
tuer avec vos excentricit¹s!
- C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus. On y
va?
- Allons-y. Mais je constate que vous n'avez r¹pondu ° aucune de mes
questions. Vous me chagrinez beaucoup, Perets. Vous ºtes vraiment... (Il
jeta un regard sur le gros bloc-notes, haussa les ¹paules et le glissa sous
son bras.) C'est ¹trange. Pas la moindre impression, sans mºme parler
d'information.
- Mais aussi, qu'est-ce qu'il y a ° r¹pondre? dit Perets. Je devais
simplement ºtre ici pour parler au Directeur.
Domarochinier se figea litt¹ralement sur place, comme englu¹ dans les
buissons, et prof¹ra d'une voix alt¹r¹e :
- C'est donc pour ·a que vous ºtes...
- Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
- Non, non. Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot. J'ai compris. Vous
aviez raison.
- Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
- Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez ºtre tout °
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai pas compris. D'ailleurs je
n'¹tais pas l° et je ne vous ai pas vu.
Ils pass¸rent devant un banc, grimp¸rent quelques marches us¹es,
prirent l'all¹e couverte d'un fin sable rouge et p¹n¹tr¸rent sur le
territoire de l'Administration.
- La pleine clart¹ ne peut exister qu'° un certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir ° quoi il peut pr¹tendre. J'ai pr¹tendu
° la clart¹ ° mon niveau, c'est mon droit, et je l'ai ¹puis¹. Et l° oÉ se
terminent les droits commencent les devoirs...
Ils d¹pass¸rent des cottages de dix appartements aux fenºtres garnies
de rideaux de tulle, long¸rent le garage, travers¸rent le terrain de sport,
pass¸rent encore devant les entrepÄts, puis devant l'hÄtel sur le seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une p²leur maladive, les yeux exorbit¹s et
fixes, une serviette ° la main. Ils suivirent une longue palissade derri¸re
laquelle ronflaient des moteurs, press¸rent le pas, car ils n'avaient plus
beaucoup de temps, puis se mirent ° courir. Il ¹tait cependant tard quand
ils arriv¸rent ° la cantine, et toutes les places ¹taient prises, °
l'exception de la petite table de service dans un coin au fond oÉ restaient
deux places, la troisi¸me ¹tant occup¹e par le chauffeur Touzik qui, les
voyant en train de pi¹tiner, ind¹cis, sur le pas de la porte, leur fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
Tout le monde buvait du k¹fir et Perets en prit aussi. La nappe rºche
de la table ¹tait maintenant garnie de six bouteilles et quand Perets
¹tendit les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans si¸ge, il y
eut un bruit de verre et une ancienne bouteille de cognac roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
- Faites attention avec vos pieds, dit-il.
- Je ne l'ai pas fait expr¸s, dit Perets. Je ne savais pas.
- Et moi, je le savais? r¹pliqua Touzik. Il y en a quatre l°-dessous,
t²che de pas faire l'idiot.
- Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
- On sait ·a, comme vous buvez pas, dit Touzik. A ce compte-l°, nous
non plus.
- Mais j'ai le foie malade, commen·a ° s'inqui¹ter Domarochinier. Voil°
un certificat.
Il fit appara¾tre une feuille de cahier froiss¹e marqu¹e d'un sceau
triangulaire et la fourra sous le nez de Perets. C'¹tait effectivement un
certificat, couvert d'une ¹criture illisible de m¹decin. Perets ne put
d¹chiffrer qu'un mot : "antabus".
- Et il y a aussi ceux de l'ann¹e derni¸re, et ceux de
l'avant-derni¸re, mais ils sont dans le coffre.
Le chauffeur Touzik d¹daigna d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de k¹fir, porta son index repli¹ ° son nez, renifla, et, les
yeux pleins de larmes, prof¹ra d'une voix raffermie :
- Qu'est-ce qu'il y a encore dans la forºt? Des arbres. (Il s'essuya
les yeux du revers de la manche.) Mais ils restent pas sur place : ils
sautent. Tu comprends?
- Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
- Eh bien! voil°. Il y en a un l°, immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence ° se tordre, ° se nouer, et c'est parti! Un grand bruit, un
craquement, tu le vois, tu le vois plus. Un bon de dix m¸tres. Il m'a
bousill¹ la cabine. Puis il redevient immobile.
- Pourquoi? demanda Perets.
- Parce que ·a s'appelle un arbre sauteur, expliqua Touzik en se
versant un verre de k¹fir.
- Hier on a re·u un lot de nouvelles scies ¹lectriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les l¸vres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mºme que ce ne sont pas des scies, mais de v¹ritables machines °
scier. Nos machines ° scier de l'Eradication.
Alentour, tout le monde buvait du k¹fir. Dans des verres ° facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans des tasses ° caf¹, dans des cornets de
papier, ou simplement ° la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramen¹s
sous sa chaise. Et tous pouvaient sans doute exhiber des certificats
m¹dicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, ° l'estomac ou au duod¹num.
Pour cette ann¹e et pour les ann¹es pr¹c¹dentes.
- Puis le manager me fait venir et me demande pourquoi ma cabine est
d¹glingu¹e, poursuivit Touzik en haussant la voix. Tu roulais encore °
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux ¹checs avec
lui, vous pourriez bien dire quelque chose pour moi, il vous estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez, bande d'imb¹ciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais ° mourir! Vous lui parlerez pour moi,
hein?
- B-Bon, fit Perets d'une voix h¹sitante. J'essaierai.
- Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il ¹tait avec moi
° l'arm¹e ; j'¹tais capitaine et lui lieutenant. Il me salue encore en
portant la main ° la hauteur du couvre-chef.
- Il y a aussi les ondines, dit Touzik, son verre de k¹fir ° la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est l° qu'elles sont, tu comprends? Nues.
- C'est votre k¹fir, Touz, qui vous donne des visions, pla·a
Domarochinier.
- Je les ai vues de mes propres yeux, r¹pliqua Touzik en portant le
verre ° ses l¸vres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
- Vous ne les avez pas vues, parce qu'elles n'existent pas, dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
- Mystique toi-mºme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers de la
manche.
- Un instant, dit Perets, un instant. Vous dites qu'elles sont l°,
¹tendues... Et puis apr¸s? Il est impossible qu'elles ne fassent que rester
l°, et puis c'est tout.
Il se peut qu'elles vivent sous l'eau et qu'elles remontent ° la
surface comme nous sortons d'une pi¸ce enfum¹e pour nous mettre au balcon
par une nuit de lune, et exposer l°, les yeux clos, notre visage ° la
fra¾cheur. C'est peut-ºtre ce qu'elles font. Elles viennent ° la surface, et
elles restent l°. A se reposer. A ¹changer des sourires et des paroles
indolentes...
- Ne discute pas avec moi, dit Touzik en regardant fixement
Domarochinier. Tu es d¹j° all¹ dans la forºt? Tu n'y as jamais mis les
pieds, et tu en parles.
- Absurde. Qu'est-ce que j'irais faire dans votre forºt? J'ai un
laissez-passer pour y aller. Mais vous, Touz, vous n'en avez pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous pla¾t, Touz.
- Je n'ai pas vu moi-mºme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant °
Perets. Mais j'y crois tout ° fait. Parce que les autres en parlent. Mºme
Candide en parlait. Et Candide savait tout sur la forºt. Il la connaissait
comme sa femme. Il reconnaissait tout au toucher. Il est mort l°-bas, dans
sa forºt.
- S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
- Quoi, "si"? Un homme part en h¹licopt¸re, et de trois ans on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de d¹c¸s dans les journaux, le repas de
fun¹railles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide a cass¹ sa pipe, c'est
¹vident.
- Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de mani¸re absolument cat¹gorique.
Touzik cracha et alla chercher une autre bouteille de k¹fir au
comptoir. Domarochinier en profita pour se pencher vers Perets et lui
murmurer ° l'oreille, le regard fuyant :
- Notez que pour ce qui est de Candide, des ordres secrets ont ¹t¹
donn¹s... Je me consid¸re en droit de vous en informer parce que vous ºtes
¹tranger...
- Quels ordres?
- Le consid¹rer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant de
s'¹carter.
Puis il reprit ° voix haute :
- Le k¹fir est bien, aujourd'hui, il est frais. Le r¹fectoire s'emplit
de bruit. Ceux qui avaient fini leur repas se lev¸rent avec des bruits de
chaises et gagn¸rent la sortie. Ils parlaient fort, allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait ° tous ceux qui passaient ° proximit¹ :
"Comme vous le voyez, messieurs, c'est quelque peu ¹trange, mais nous
sommes en train de parler..."
Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
- Est-ce que le manager parlait s¹rieusement en disant qu'il ne me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
- Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun int¹rºt ° vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, ·a l'avancerait ° quoi? OÉ
vous voyez de la plaisanterie l°-dedans?
Perets se mordit la l¸vre.
- Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien ° faire ici. Mon
visa touche ° sa fin. Et d'abord, je veux partir, voil° tout.
- En g¹n¹ral, dit Touzik, on vous vire aussi sec au bout de trois
r¹primandes. On vous donne un autobus sp¹cial, on r¹veille un chauffeur au
milieu de la nuit, vous n'aurez pas le temps de rassembler vos affaires...
Comment ·a se passe avec les gars d'ici? Premi¸re r¹primande : le type est
r¹trograd¹. Deuxi¸me r¹primande : on l'envoie dans la forºt expier ses
p¹ch¹s. Et ° la troisi¸me : au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
° celui-l°. (Il montrait Domarochinier.) On me supprime aussitÄt les
gratifications, et on me met ° la charrette ° merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre demi-bouteille et je lui retape sur la gueule,
vu? L°, je quitte la charrette ° merde et je pars ° la station biologique
pour faire la chasse aux microbes qu'ils ont l°-bas. Mais si je ne veux pas
aller ° la station biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape pour la troisi¸me fois sur la gueule. L°, c'est termin¹. Je suis
licenci¹ pour actes de voyoutisme et expuls¹ dans les vingt-quatre heures.
Domarochinier tendit vers Touzik un doigt mena·ant :
- Vous faites de la d¹sinformation, Touz, de la d¹sinformation.
D'abord, il doit s'¹couler au moins un mois entre chaque acte. Sans quoi,
toutes les fautes sont consid¹r¹es comme un seul et mºme d¹lit, et le
perturbateur est simplement mis en prison, sans que l'Administration
elle-mºme donne suite ° l'affaire. Deuxi¸mement, ° la deuxi¸me faute, le
coupable est sans retard envoy¹ dans la forºt sous la surveillance d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilit¹ de s'aviser de commettre une
troisi¸me infraction. Ne l'¹coutez pas, Perets, il ne comprend rien ° ces
probl¸mes.
Touzik avala une gorg¹e de k¹fir, fit une grimace et cacarda :
- C'est vrai. L°, peut-ºtre qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
- Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute fa·on je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme ·a, sans raison.
- Mais vous ºtes pas oblig¹ de lui taper sur la... sur la gueule, dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement d¹chirer
son costume.
- Non, je ne peux pas, dit Perets.
- Mauvais, ·a, dit Touzik. ×a ira mal pour vous, alors, PAN Perets.
Alors, voil° ce que nous allons faire. Demain matin, vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emm¸nerai.
- Vraiment? demanda Perets, joyeux.
- Oui. Demain je dois aller sur le Continent, transporter de la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renvers¹ ma soupe!"
Domarochinier prit la parole :
- L'homme doit ºtre simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez partir d'ici, Perets. Personne ne veut partir, mais vous, vous
voulez.
- C'est toujours comme ·a chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout °
l'envers. Et d'ailleurs, pourquoi l'homme doit-il obligatoirement ºtre
simple et clair?
Touzik renifla son index repli¹ et prof¹ra :
- L'homme doit ºtre sobre. Tu crois pas?
- Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison tr¸s simple,
et connue de tout le monde : j'ai le foie malade. Ce n'est donc pas l° que
vous pourrez m'attraper, Touz.
- Ce qui m'¹tonne dans la forºt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brËlants, tu comprends? Je peux pas supporter ·a. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, ·a fume, ·a sent le
chou. J'ai mºme essay¹ de goËter, mais ·a n'a pas de goËt, ·a manque de
sel... Non, la forºt, c'est pas pour l'homme. Elle leur en a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrºte pas d'amener du mat¹riel, et il dispara¾t,
comme englouti dans les glaces, ils en font venir d'autre, et il dispara¾t
encore...
Une profusion verte et odorante. Profusion de couleur, profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours ¹trang¸re. Famili¸re, ressemblante,
mais fondamentalement ¹trang¸re. Le plus difficile est de se faire ° cette
id¹e, qu'elle est ° la fois ¹trang¸re et, famili¸re. Qu'elle est l'¹manation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est d¹tach¹e de nous
et ne veut pas nous conna¾tre. C'est sans doute ainsi que le pith¹canthrope
aurait pu penser ° nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
- Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce ne sera pas avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons l°-bas, mais avec
quelque chose de s¹rieux, et en deux mois nous aurons fait de tout ·a une
surface b¹tonn¹e, s¸che et lisse.
- C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si on te fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface b¹tonn¹e avec ton propre p¸re. Pour la clart¹.
Le mugissement profond d'une sir¸ne se fit entendre. Les carreaux des
fenºtres trembl¸rent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumi¸res se mirent ° clignoter sur les murs et au-dessus du comptoir
surgit une inscription en lettres ¹normes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva ° la h²te, manoeuvra l'aiguille de sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
- Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
Touzik acquies·a :
- C'est l'heure. L'heure juste.
Il Äta sa veste fourr¹e, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tºte pos¹e sur la veste.
- Donc, demain sept heures? dit Perets.
- Quoi? r¹pondit Touzik d'une voix ensommeill¹e.
- Je viendrai demain ° sept heures.
- OÉ ·a? demanda Touzik en se retournant sur les chaises. Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de fois je leur ai dit : mettez
un divan...
- Au garage, dit Perets. A votre voiture.
- Ah!... Venez, venez, on verra l°-bas. C'est pas facile comme affaire.
Il replia les jambes, se croisa les bras et se mit ° ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y avait
deux inscriptions : "Ce qui nous perd" et "Toujours de l'avant". Perets
gagna la sortie.
Il franchit sur une planchette une ¹norme flaque qui s'¹talait dans
l'arri¸re-cour, contourna un tumulus de bo¾tes de conserves vides, se glissa
° travers une fente de la palissade de planches et p¹n¹tra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entr¹e de service. Les couloirs ¹taient sombres et
froids, sentaient la poussi¸re, le papier moisi, le tabac refroidi. Il n'y
avait personne nulle part, aucun bruit ne filtrait ° travers les portes
revºtues de moleskine. Perets gagna le premier ¹tage par un ¹troit escalier
d¹pourvu de rampe et arriva ° une porte surmont¹e d'une inscription oÉ
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur la porte
se d¹tachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
¹branl¹ en d¹couvrant qu'il ¹tait arriv¹ dans son bureau. C'est-°-dire,
¹videmment, celui de Kim, le chef du groupe de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table ¹tait maintenant ° cÄt¹ de la porte,
pr¸s du mur d¹cor¹ de carreaux de fa¿ence, comme toujours ° moiti¹
recouverte par la "mercedes" sous sa housse, tandis que pr¸s de la fenºtre
aux vitres fra¾chement lav¹es se trouvait la table de Kim, lequel Kim ¹tait
d¹j° au travail : assis, un peu voËt¹, il consid¹rait une r¸gle ° calcul.
- Je voulais me laver les mains..., dit Perets, d¹concert¹.
- Lave-toi, lave-toi, dit Kim en hochant la tºte. Tu as un lavabo l°.
×a va ºtre tr¸s bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava °
l'eau chaude et ° l'eau froide, en utilisant deux sortes de savon et une
p²te ° d¹graisser sp¹ciale, les frotta avec de la filasse et avec des
brosses de diverses duret¹s. Puis il mit en marche le s¹choir ¹lectrique et
tint quelques instants ses mains roses et humides dans le hurlement du
courant d'air chaud.
- A quatre heures du matin, on a fait savoir ° tout le monde que nous
serions transf¹r¹s au premier ¹tage, dit Kim. OÉ ¹tais-tu? Chez Alevtina?
- Non, j'¹tais au bord de l'°-pic, dit Perets en prenant place ° sa
table.
La porte s'ouvrit, le Proconsul entra en coup de vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en coulisse. On entendit grincer
la porte de la cabine et le verrou claquer. Perets Äta la housse de la
"mercedes", resta un instant assis, immobile, puis alla ° la fenºtre et
l'ouvrit.
On ne voyait pas la forºt, mais elle ¹tait pr¹sente. Elle ¹tait
toujours pr¹sente, mºme si on ne pouvait la voir que du bord de l'°-pic.
Partout ailleurs dans l'Administration, il y avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle ¹tait cach¹e par les b²timents cr¸me des ateliers de
m¹canique et par les trois ¹tages du garage r¹serv¹ aux v¹hicules personnels
des employ¹s. Elle ¹tait cach¹e par les ¹tables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont la s¹cheuse ¹tait
perp¹tuellement cass¹e. Elle ¹tait cach¹e par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et ses pavillons, son man¸ge et ses baigneuses de pl²tre couvertes
d'inscriptions au crayon. Elle ¹tait cach¹e par les cottages et leurs
v¹randas garnies de lierre, par les croix de leurs antennes de t¹l¹vision.
Et de l°, de la fenºtre du premier ¹tage, on ne voyait pas la forºt ° cause
du haut mur de briques non achev¹ mais d¹j° tr¸s haut que l'on ¹tait en
train d'¹difier autour du b²timent bas du groupe de la P¹n¹tration du g¹nie.
La forºt n'¹tait visible que du bord de l'°-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forºt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pens¹ ° elle, qui ne la craignait pas et n'en rºvait pas, mºme cet homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais ° la forºt, que j'en parlais, que
j'en rºvais, mais je ne soup·onnais mºme pas qu'elle pËt exister en r¹alit¹.
Et ce n'est pas en allant pour la premi¸re fois au bord de l'°-pic que j'ai
acquis la certitude de son existence, mais en lisant sur une pancarte °
l'entr¹e l'inscription : "Administration des affaires de la forºt". J'¹tais
devant cette pancarte, ma valise ° la main, couvert de poussi¸re, dess¹ch¹
par la longue route, je la lisais et la relisais et sentais mes genoux
trembler, car je savais maintenant que la forºt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'¹tait que le jeu d'une imagination d¹bile, un p²le
mensonge souffreteux. La forºt est, et cette immense b²tisse maussade a la
charge de sa destin¹e...
- Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forºt?
Je m'en vais demain.
- Tu veux r¹ellement y aller? demanda Kim distraitement.
Les marais verts et brËlants, les arbres craintifs et nerveux, les
ondines ° la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activit¹
myst¹rieuse des profondeurs, les aborig¸nes ¹nigmatiques et circonspects,
les villages d¹sert¹s...
- Je ne sais pas, dit Perets.
- Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pens¹ ° la forºt. Qui s'en sont toujours moqu¹s ¹perdument. Mais elle
est trop proche de ton coeur. Pour toi, la forºt est dangereuse parce
qu'elle te trahira.
- Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
- Qu'as-tu besoin de v¹rit¹s am¸res? Qu'en feras-tu? Et que feras-tu
dans la forºt? Pleurer sur un rºve qui s'est transform¹ en destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer ce
qui est en ce qui devrait ºtre?
- Et pourquoi suis-je venu ici?
- Pour ºtre sËr. Tu ne comprends pas ° quel point c'est important :
ºtre sËr. Les autres viennent pour tout autre chose. Pour trouver dans la
forºt des m¸tres cubes de bois. Ou pour trouver la bact¹rie de la vie. Ou
pour ¹crire une th¸se. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forºt, mais ° toutes fins utiles : ·a servira un jour ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'id¹e suprºme, c'est de faire de la forºt un parc
luxueux, comme le sculpteur qui tire la statue du bloc de marbre. Pour
ensuite tondre ce parc. Ann¹e apr¸s ann¹e. Ne pas le laisser redevenir
forºt.
- Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien ° faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
- Revenons aux multiplications, dit Kim. Perets s'assit ° sa table,
trouva une prise h²tivement install¹e et brancha la "mercedes".
- Sept cent quatre-vingt-treize cinq cent vingt-deux par deux cent
soixante-six z¹ro onze...
La "mercedes" se mit ° cogner et ° tressauter. Perets attendit qu'elle
soit calm¹e, et lut en b¹gayant la r¹ponse.
- Bon. Eteins, dit Kim. Maintenant divise-moi six cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
Kim dictait les chiffres, Perets les composait, appuyait sur les
touches ce multiplication et de division, additionnait, retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
- Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
- Un z¹ro z¹ro sept, dicta m¹caniquement Perets.
Puis il se reprit et dit :
- Mais elle ment. ×a devrait faire cent vingt.
- Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un z¹ro z¹ro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carr¹e de dix z¹ro sept...
- Tout de suite, dit Perets.
Le verrou claqua ° nouveau derri¸re la coulisse et le Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se lava les mains en fredonnant d'une
voix agr¹able un AVE MARIA, puis prof¹ra :
- C'est tout de mºme un v¹ritable prodige, cette forºt, messieurs! Et
dire que nous parlons d'elle ou ¹crivons sur elle d'une mani¸re aussi
criminellement insuffisante! Et pourtant elle m¹rite qu'on ¹crive sur elle.
Elle ennoblit, elle ¹veille les sentiments les plus ¹lev¹s. Elle contribue
au progr¸s. Elle est elle-mºme comme le symbole du progr¸s. Et nous ne
parvenons pas ° empºcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifi¹es. En fait, il n'y a pas de propagande de la forºt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forºt!
- Sept cent quatre-vingts multipli¹ par quatre cent trente-deux, dit
Kim.
Le Proconsul haussa la voix. Celle-ci ¹tait forte et bien pos¹e : on
n'entendit plus la "mercedes".
- "Les arbres cachent la forºt"... "Etre perdu dans la forºt"... "Les
brigands de la forºt"... Voil° ce que nous devons combattre! Voil° ce que
nous devons extirper! Vous, par exemple, monsieur Perets, pourquoi ne
luttez-vous pas? Vous pourriez faire au club un expos¹ circonstanci¹ et
judicieux sur la forºt, et vous ne le faites pas. Il y a longtemps que je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
- C'est que je n'ai jamais ¹t¹ l°-bas, dit Perets.
- Pas grave. Moi non plus, je n'y suis jamais all¹, mais j'ai fait une
conf¹rence et ° en juger par les ¹chos que j'ai re·us, c'¹tait une
conf¹rence tr¸s utile. La question n'est pas de savoir si on a ou non ¹t¹
dans la forºt, la question est de d¹pouiller les faits de leur gangue de
mysticisme et de superstition, de mettre ° nu la substance en arrachant les
oripeaux dont elle a ¹t¹ affubl¹e par les esprits mesquins et
militaristes...
- Deux fois huit divis¹ par quarante-neuf moins sept fois sept, dit
Kim.
La "mercedes" se mit ° l'oeuvre. Le Proconsul haussa ° nouveau la voix.
- Je l'ai fait en tant que philosophe de formation, vous pourriez le
faire en tant que linguiste... Je vous donnerai les th¸ses et vous les
d¹velopperez ° la lumi¸re des derni¸res acquisitions de la linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de th¸se?
- C'est "Les particularit¹s du style et de la rythmique de la prose
f¹minine de la basse ¹poque Heian, sur la base du " Makura-no sÄshi "." Je
crains que...
- Sen-sa-tion-nel! C'est pr¹cis¹ment ce qu'il nous faut. Vous
soulignerez qu'il n'y a pas de marais et de fondri¸res, mais de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs, mais le produit d'une
science hautement ¹volu¹e. Pas d'indig¸nes, pas de sauvages, mais une
antique civilisation d'hommes fiers, libres, aux id¹aux ¹lev¹s, des hommes
modestes et forts. Et pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi ce calembour malheureux... Ce sera sensationnel,
MEIN HERR Perets, fabuleux. Et c'est tr¸s bien que vous connaissiez la
forºt, que vous puissiez faire part de vos impressions personnelles. Ma
conf¹rence ¹tant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque peu fastidieuse.
Comme mat¹riau de base, j'ai utilis¹ les protocoles des r¹unions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forºt...
- Je ne suis pas explorateur de la forºt, tenta de plaider Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forºt.
Le Proconsul hocha distraitement la tºte et nota rapidement quelque
chose sur sa manchette.
- Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'am¸re v¹rit¹. Malheureusement,
cela se trouve encore chez nous - formalisme, bureaucratisme, approche
euristique de la personnalit¹... Vous pouvez aussi parler de cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
r¹gler votre intervention avec la direction. Je suis terriblement content,
Perets, que vous preniez enfin part ° notre travail. Il y a longtemps que je
vous suis de tr¸s pr¸s... Voil°, je vous ai inscrit pour la semaine
prochaine.
Perets arrºta la "mercedes".
- Je ne serai pas l° la semaine prochaine. Mon visa vient ° expiration,
et je pars. Demain.
- Nous arrangerons ·a d'une mani¸re ou d'une autre. J'irai voir le
Directeur, il est lui-mºme membre du club, il comprendra. Consid¹rez que
vous avez une semaine de plus.
- Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul le regarda
droit dans les yeux :
- Il faut! Vous le savez tr¸s bien, Perets, il faut! Au revoir. Il
porta deux doigts ° la hauteur de sa tempe et s'¹loigna en agitant sa
serviette.
- Une v¹ritable toile d'araign¹e, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait pas que je m'en aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-l°...
- Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
- Mais je ne peux plus rester ici!
- Sept cent quatre-vingt-dix-sept multipli¹ par quatre cent
trente-deux...
"De toute fa·on je partirai, se disait Perets en appuyant sur les
touches. Vous ne le voulez pas, mais je partirai. Je ne jouerai pas au
ping-pong avec vous, je ne jouerai pas aux ¹checs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du th¹ et de la confiture avec vous, je ne veux plus
chanter de chansons pour vous, compter sur la "mercedes" pour vous,
d¹brouiller vos discussions et maintenant faire des conf¹rences que de toute
fa·on vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mºmes, moi je m'en vais. Je pars, je pars. De toute fa·on, vous ne
comprendrez jamais que penser ce n'est pas une distraction mais une
n¹cessit¹..."
Au-dehors, derri¸re le mur en construction, on entendait les cognements
sourds d'un mouton, le bruit des marteaux pneumatiques, le fracas des
briques qui se d¹versaient. Sur le mur ¹taient assis cÄte ° cÄte quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous la fenºtre
mºme le vrombissement et la p¹tarade d'un moteur de moto.
- Quelqu'un qui vient de la forºt, commenta Kim. D¹pºche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
La porte s'ouvrit violemment et un homme fit irruption dans la pi¸ce.
Il portait une combinaison dont le capuchon d¹boutonn¹ ballottait sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'¹metteur. Des bottes jusqu'° la ceinture,
la combinaison ¹tait couverte d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose p²le
et autour de la jambe droite s'enroulait le fouet orange d'une liane d'une
longueur d¹mesur¹e qui tra¾nait par terre. La liane continuait ° se
tortiller, et Perets eut l'impression d'ºtre en pr¹sence d'un tentacule
projet¹ par la forºt elle-mºme, qui, bientÄt se tendrait et qui entra¾nerait
l'homme sur le chemin inverse, ° travers les couloirs de l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le r¹fectoire, les ateliers,
l'attirerait encore plus bas, dans la rue poussi¹reuse, ° travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le d¹but de la corniche, vers les portes,
mais il passerait ° cÄt¹ des portes et serait entra¾n¹ plus bas, vers
l'°-pic...
L'homme portait des lunettes de moto, son visage ¹tait couvert d'une
¹paisse couche de poussi¸re, et Perets ne reconnut pas tout de suite en lui
Sto¿an Sto¿anov, de la station biologique. Il tenait ° la main un gros sac
en papier. Il fit quelques pas sur le sol revºtu d'une mosa¿que qui
repr¹sentait une femme sous la douche et s'arrºta devant Kim, tenant le sac
en papier cach¹ derri¸re son dos et faisant d'¹tranges mouvements avec sa
tºte, comme s'il avait eu des d¹mangeaisons dans le cou.
- Kim, dit-il, c'est moi.
Kim ne r¹pondit pas. On entendait sa plume qui grattait et d¹chirait le
papier.
- Kimouchka, reprit Sto¿an d'une voix implorante, je t'en supplie.
- Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
- C'est la derni¸re fois, dit Sto¿an. La derni¸re des derni¸res.
Il eut un nouveau mouvement de tºte et Perets aper·ut sur son cou
maigre ° la peau ras¹e, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
ros²tre, fine, aigu», qui s'enroulait en spirale, comme tremblant d'une
sorte d'avidit¹.
- Tu n'as qu'° dire que c'est ° cause de Sto¿an, un point c'est tout.
Si on t'invite au cin¹ma, dis que tu as un travail urgent ° terminer ce
soir. Si c'est pour le th¹, dis par exemple que tu viens de le prendre. Si
on t'invite ° boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derni¸re des
derni¸res des derni¸res!
- Qu'est-ce que tu as ° rentrer la tºte dans les ¹paules comme ·a?
demanda m¹chamment Kim. Allons, tourne-toi.
- ×a te reprend? demanda Sto¿an en se tournant. Ce n'est pas grave. Tu
n'as qu'° transmettre, tout le reste est sans importance.
Pench¹ par-dessus la table, Kim s'affairait sur le cou de Sto¿an,
pressait et massait, les coudes ¹cart¹s, en grin·ant des dents d'un air
d¹goËt¹ et marmonnant des jurons. La t¸te baiss¹e, le cou offert, Sto¿an
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
- Salut, Pertchik, dit-il. Il y a longtemps que je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce que tu fais ici? J'ai encore apport¹ quelque chose que tu
pourras... Pour la derni¸re fois...
Il d¹plia le papier et montra ° Perets un petit bouquet de fleurs
sauvages d'un vert v¹n¹neux.
- Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
- Mais arrºte de remuer, lui cria Kim. Reste tranquille! Maniaque,
chiffe!
- Maniaque, chiffe, soit! approuva avec enthousiasme Sto¿an. Pour la
derni¸re fois, la derni¸re des derni¸res.
Les pousses ros¹s sur sa combinaison commen·aient ° se faner, se
ridaient et tombaient ° terre, sur le visage de brique de la femme sous la
douche.
- C'est fini, dit Kim. D¹campe!
Il se d¹tacha de Sto¿an et jeta dans le seau ° ordures une chose
sanglante, ° demi vivante, qui continuait ° se tordre.
- Je l¸ve le camp, dit Sto¿an. Tout de suite. Tu sais, Rita a encore
fait des siennes, et j'ai un peu peur de quitter la station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
- Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien ° faire l°-bas.
- Comment, rien? s'¹cria Sto¿an. Quentin fond ° vue d'oeil. Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit elle est revenue tremp¹e, blanche, glac¹e. Un garde a voulu s'y
frotter, elle lui a fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se tra¾ne comme un perdu. Et tout le lotissement exp¹rimental est envahi
par l'herbe.
- Et alors? demanda Kim.
- Quentin a pleur¹ toute la matin¹e...
- Tout ·a je le sais, l'interrompit Kim. Mais je ne comprends pas ce
que Perets a ° faire l°-dedans.
- Comment ·a, ce qu'il a ° faire? Qu'est-ce que tu racontes? Qui y
a-t-il ° part Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus... Et on ne va pas
faire appel ° Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mºme!
Kim frappa la table de sa main :
- ×a suffit! Va travailler et que je ne te voie plus ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas ° bout.
- C'est fini, se h²ta de dire Sto¿an. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
Kim prit un balai et poussa les d¹bris dans un coin.
- Un imb¹cile sans cervelle, commenta-t-il. Et cette Rita... Recompte
tout encore une fois. ×a les d¹molira, cet amour...
Sous la fenºtre, l'irritante p¹tarade de la moto s'¹leva ° nouveau,
puis tout redevint silencieux ° l'exception des coups sourds du mouton
derri¸re le mur.
- Que faisais-tu ce matin au bord de l'°-pic, Perets? demanda Kim.
- Je voulais voir le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique l°-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forºt, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim, je crois que tout le monde ment ici. J'ai
parfois mºme l'impression que toi aussi tu mens.
- Le Directeur, ¹non·a pensivement Kim. C'est peut-ºtre une id¹e. Tu es
quelqu'un de courageux...
- De toute fa·on je n'en vais demain. Touzik m'emm¸nera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus l°.
- Je ne m'attendais pas ° ·a, poursuivit Kim sans ¹couter. Tr¸s
courageux... On pourrait peut-ºtre t'envoyer l°-bas, que tu te rendes
compte?
Perets s'¹veilla au contact de doigts froids sur son ¹paule nue. Il
ouvrit les yeux et aper·ut au-dessus de lui un homme en sous-vºtements. Il
n'y avait pas de lumi¸re dans la pi¸ce, mais l'homme ¹tait ¹clair¹ par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbit¹s.
- Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
- Il faut ¹vacuer, r¹pondit l'homme, ° voix basse lui aussi.
"Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
- Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
- L'hÄtel est complet. Vous devez ¹vacuer les lieux.
Perets fit le tour de la pi¸ce d'un regard d¹sempar¹. Tout ¹tait comme
avant, comme avant les trois autres lits ¹taient vides.
- Inutile d'inspecter, fit le commandant. Nous savons ce qu'il y a °
voir. De toute fa·on, il faut changer votre literie pour la donner °
nettoyer. Vous ne le ferez pas de vous-mºme, vous n'avez pas re·u
l'¹ducation ad¹quate...
Perets comprit : le commandant avait peur, et il le prenait de haut
pour se donner de l'assurance. Il ¹tait dans un ¹tat tel qu'un simple
contact eËt suffi pour qu'il se mette ° hurler, ° glapir, ° entrer en
transes, ° briser la fenºtre pour appeler au secours.
- Allons, allons, la literie, on vous dit, fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la tºte
de Perets.
- Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
- C'est l'heure.
- Seigneur! vous n'avez pas toute votre tºte ° vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit ° passer
de toute fa·on.
Il se leva et, pieds nus sur le sol froid, entreprit de retirer la
housse de l'oreiller. Le commandant, comme fig¹ sur place, suivait ses
mouvements de ses yeux exorbit¹s. Ses l¸vres tremblaient.
- R¹parations, l²cha-t-il enfin. Il est temps de faire des r¹parations.
La tapisserie est toute d¹chir¹e, le plafond fissur¹, le planch¹iage °
refaire...
Sa voix s'affermit :
- Donc, vous devez de toute fa·on ¹vacuer. Les r¹parations vont
commencer incessamment.
- Les r¹parations?
- Les r¹parations. Vous avez vu l'¹tat de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
- Maintenant? Tout de suite?
- Maintenant. Tout de suite. Il est impensable d'attendre plus
longtemps. Le plafond est compl¸tement fissur¹. Il n'y a qu'° voir.
Perets se sentit soudain glac¹. Il abandonna la housse et saisit son
pantalon.
- Quelle heure est-il? demanda-t-il.
- Minuit pass¹, r¹pondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
- Et oÉ vais-je aller? dit Perets, enfilant une jambe de son pantalon,
en ¹quilibre sur un pied. Vous n'avez qu'° me mettre ailleurs, dans une
autre chambre...
- Tout est complet. Et l° oÉ ce n'est pas complet, c'est en
r¹parations.
- Chez le veilleur, alors...
- C'est complet.
Perets fixa tristement la lune.
- Dans le d¹barras, alors. Dans le d¹barras, dans la lingerie, dans le
poste d'¹lectricit¹. Il ne me reste plus que six heures ° dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver ° me loger chez vous, d'une mani¸re ou d'une
autre...
Le commandant s'agita soudain ° travers la pi¸ce. Il courait d'un lit °
l'autre, nu-pieds, blºme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrºta
et prof¹ra d'une voix geignarde :
- Mais enfin quoi? Je suis un homme civilis¹, j'ai fait deux instituts,
je ne suis pas un quelconque indig¸ne... Je comprends tout! Mais c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura ° l'oreille :) Votre visa est arriv¹ ° expiration. Il y a d¹j°
vingtsept minutes qu'il est expir¹, et vous ºtes toujours l°! Vous ne devez
pas ºtre l°. Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous le lit les chaussettes et les chaussures de
Perets.) Je me suis r¹veill¹ en nage ° minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est tout. Ma fin est venue. Je suis parti comme j'ai ¹t¹. Je ne me
souviens de rien. Des nuages dans les rues, des clous aux pieds... Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
Perets s'habilla ° la h²te. Il comprenait mal. Le commandant n'arrºtait
pas de courir entre les lits, pi¹tinait les carr¹s de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait ° la fenºtre et murmurait :
"Mon Dieu, enfin..."
- Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
Le commandant eut un claquement de m²choires.
- En aucun cas! Vous voulez me perdre... Il faut ºtre sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
Perets ramassa ses livres, ferma non sans peine sa valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
- Et maintenant oÉ vais-je aller?
Le commandant ne r¹pondit pas. Il attendait, tr¹pignant d'impatience
Perets prit sa valise et gagna la rue par l'escalier sombre et silencieux.
Il s'arrºta sur le perron et, tentant de calmer son tremblement, ¹couta un
moment la voix du commandant qui expliquait au veilleur ensommeill¹ : "...
Il va vouloir rentrer. Il ne faut pas le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus) Compris? Tu r¹ponds..." Perets s'assit sur sa valise et
¹tendit son manteau sur ses genoux.
- Non, je vous en prie, fit la voix du comman dant derri¸re lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'¹vacuer compl¸tement le
territoire de l'hÄtel.
Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la chauss¹e. Le commandant
pi¹tina encore un peu en grommelant : < Je vous en prie instamment... ma
femme... sans exc¸s d'aucune sorte... les cons¹quences... impossible..."
Puis il partit en frÄlant le mur, silhouette blanche dans ses
sous-vºtements. Perets vit les fenºtres noires des cottages, les fenºtres
noires de l'Administration, les fenºtres noires de l'hÄtel. Nulle part il
n'y avait de lumi¸re, les ampoules des rues elles-mºmes ¹taient ¹teintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et m¹chante.
Et soudain il d¹couvrit qu'il ¹tait seul. Personne aupr¸s de lui.
Autour, les gens dorment, et ils m'aiment tous, je le sais, je m'en suis
souvent aper·u. Et pourtant je suis seul, comme s'ils ¹taient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme afflig¹ de la maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
coll¹ ° moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jou¹ du piano ° quatre
mains et avons parl¹, et j'¹tais le seul avec qui il osait parler, avec qui
il se sentait un homme ° part enti¸re, et pas le p¸re de sept enfants. Et
Kim. Il est revenu de la chancellerie avec une ¹norme liasse de
d¹nonciations. Quatre-vingt-douze d¹nonciations me concernant, toutes
¹crites de la mºme main et sign¹es de noms diff¹rents. Comme quoi je volais
° la poste la cire ° cacheter de l'Etat, j'avais amen¹ dans ma valise une
ma¾tresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore... Et Kim avait lu ces d¹nonciations, en avait jet¹
certaines au panier et avait mis les autres de cÄt¹ en marmonnant : "×a,
c'est ° creuser." Et c'¹tait inattendu et effrayant, insens¹ et
repoussant... Les regards furtifs qu'il me jetait, et ses yeux qu'il
d¹tournait aussitÄt...
Perets se leva, prit sa valise et partit ° l'aventure, l° oÉ le
m¸nerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle part.
Il tituba, ¹ternua de poussi¸re et sans doute tomba ° plusieurs reprises. La
valise ¹tait incroyablement lourde, comme impossible ° diriger. Elle se
frottait ° la jambe comme un fardeau, puis s'envolait pesamment et
resurgissait des t¹n¸bres pour venir battre le genou. Dans une sombre all¹e
du parc oÉ ne brillait aucune lumi¸re et oÉ seules les statues aussi
incertaines que le commandant apportaient une vague blancheur, la valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de ses boucles qui s'¹tait d¹tach¹e
et Perets, en d¹sespoir de cause, l'abandonna. L'heure du d¹sespoir ¹tait
venue. Aveugl¹ par les larmes, Perets se fraya un chemin ° travers les haies
s¸ches et bard¹es de piquants poussi¹reux, franchit quelques marches, tomba
lourdement sur le dos et, ° bout de forces, tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber ° genoux au bord de l'°-pic.
Mais la forºt demeurait indiff¹rente. Si indiff¹rente qu'elle ne se
laissait mºme pas voir. Sous l'°-pic, tout ¹tait sombre et ce n'¹tait qu'°
l'horizon que l'on voyait appara¾tre quelque chose de gris et d'informe,
vaste et stratifi¹ qui luisait mollement sous la lune.
- R¹veille-toi, implora Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls, n'aie pas peur, ils sont tous endormis. Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-ºtre tu ne comprends pas ce que ·a veut
dire, besoin? C'est quand on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps °... C'est quand toute la vie se tend vers... Je ne sais pas
qui tu es. Et mºme ceux qui sont absolument persuad¹s de le savoir ne le
savent pas. Tu es ce que tu es, mais je peux esp¹rer que tu es telle que
toute ma vie j'ai voulu te voir : bonne et intelligente, indulgente et
compr¹hensive, attentive et peut-ºtre mºme reconnaissante. Nous avons perdu
tout cela, nous n'avons plus assez de force ni de temps, nous ne faisons
qu'¹riger des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous souvenir, nous souvenir nous ne pouvons plus. Mais
toi, tu es diff¹rente, et c'est pourquoi je suis venu ° toi de loin, sans
mºme croire ° ton existence. Et se pourrait-il que tu n'aies pas besoin de
moi? Non, je vais te dire la v¹rit¹. J'ai peur de ne pas avoir non plus
besoin de toi. Nous nous sommes aper·us, mais nous ne sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en ºtre ainsi. Peut-ºtre parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je suis l'un d'eux et tu
ne peux ¹videmment pas me distinguer dans la foule, et je ne vaux peut-ºtre
pas la peine d'ºtre distingu¹. J'ai peut-ºtre moi-mºme imagin¹ les qualit¹s
humaines qui devaient te plaire, mais te plaire ° toi telle que je t'ai
imagin¹e et non ° toi telle que tu es...
Des flocons de lumi¸re blancs et brillants se lev¸rent ° l'horizon,
s'¹tendirent et tout d'un coup, ° droite sous la falaise, sons le rocher en
surplomb, des faisceaux de projecteurs se d¹cha¾n¸rent pour fouiller le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
° l'horizon s'¹tir¸rent, se gonfl¸rent, devinrent des nuages blanch²tres et
s'¹teignirent. Quelques instants plus tard, les projecteurs s'¹teignirent
aussi.
- Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs, je
les connais aussi tr¸s mal. Je sais seulement qu'ils sont capables de tous
les exc¸s, du plus extrºme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
f¹rocit¹ comme dans la piti¹, dans le d¹cha¾nement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la compr¹hension. Ils ont toujours remplac¹ la
compr¹hension par des succ¹dan¹s - foi, ath¹isme, indiff¹rence, m¹pris. Ce
qui est toujours apparu ºtre le plus simple. Plus simple de croire que de
comprendre. Plus simple d'ºtre d¹sabus¹ que de comprendre. Entre autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore rien dire. Ici je ne
peux pas t'aider, tout est trop r¹sistant, trop en place. Ici je suis trop
visiblement d¹plac¹, ¹tranger. Mais je trouverai le point d'application des
forces, ne t'inqui¸te pas. C'est vrai, ils peuvent te souiller
irr¹versiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus ¹conomique, et sur tout le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
Perets se leva et s'avan·a tout droit ° travers les buissons, dans le
parc, dans l'all¹e. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
Il revint alors dans la grand-rue, vide et ¹clair¹e par la seule lune. Il
¹tait plus d'une heure du matin quand il s'arrºta devant la porte
obligeamment ouverte de la biblioth¸que de l'Administration. Les fenºtres
¹taient tendues de stores lourds, mais l'int¹rieur ¹tait brillamment
¹claire, comme une salle de bal. Le parquet se craquelait et grin·ait
d¹sesp¹r¹ment, et autour ¹taient les livres. Les rayonnages ployaient sous
les livres, les livres ¹taient entass¹s sur les tables et dans les coins, et
° part Perets et les livres il n'y avait pas dans la biblioth¸que ²me qui
vive.
Perets se laissa tomber dans un grand vieux fauteuil, ¹tendit les
jambes, se renversa en arri¸re et posa tranquillement ses bras sur les
accoudoirs.
Alors, qu'est-ce que vous faites l°? dit-il aux livres. Fain¹ants!
C'est pour ·a qu'on vous a ¹crits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles.
Combien a-t-on sem¹? Combien de sage, de bon, d'¹ternel? Et quelles sont les
pr¹visions pour la r¹colte? Et surtout, quelles pousses l¸veront? Vous vous
taisez... Toi, l°, comment d¹j°... Oui, oui, toi en deux tomes. Combien
d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancºtre, tu
es un bon et honnºte camarade. Tu n'as jamais cri¹, tu ne t'es jamais vant¹,
jamais frapp¹ la poitrine. Bon et honnºte. Et ceux qui te lisent deviennent
aussi bons et honnºtes. Ne serait-ce que pour un temps. Mºme malgr¹ eux.
Mais tu sais, il y en a qui pensent que pour avancer, la bont¹ et
l'honnºtet¹ ne sont pas tellement n¹cessaires. Que pour ·a il faut des
jambes. Et des souliers. Mºme des pieds sales et des souliers non cir¹s. Le
progr¸s peut ºtre compl¸tement indiff¹rent aux notions de bont¹ et de
droiture, comme il l'a fait jusqu'° maintenant. L'Administration, par
exemple, n'a pas besoin, pour fonctionner correctement, de bont¹ ou
d'honnºtet¹. C'est agr¹able, souhaitable, mais absolument pas n¹cessaire.
Comme le latin pour un nageur. Les biceps pour un comptable. Comme le
respect de la femme pour Domarochinier... Mais tout d¹pend de ce que l'on
appelle progr¸s. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus
: alcoolique, soit, oui mais quel sp¹cialiste! D¹bauch¹, oui mais quel
propagandiste! Voleur, disons profiteur, oui mais quel administrateur!
Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle abn¹gation... Mais on peut
aussi concevoir le progr¸s comme transformation de tous dans le sens de la
bont¹ et de l'honnºtet¹. Et alors nous verrons peut-ºtre un temps oÉ l'on
dira : c'est un sp¹cialiste, bien sËr, il s'y conna¾t, mais c'est un sale
type, il faut le chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous ºtes plus
nombreux que les humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez
peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous
de bons et honnºtes, des sages, des savants, mais aussi des cervelles
d'oiseau, des sceptiques, des schizophr¸nes, des meurtriers, des suborneurs,
des enfants, des pr¹dicateurs moroses, des imb¹ciles contents d'eux-mºmes,
et des braillards enrou¹s aux yeux inject¹s. Et vous ne sauriez pas pourquoi
vous ºtes l°. Au fait, ° quoi servez-vous? Vous ºtes nombreux ° offrir la
connaissance, mais ° quoi sert la connaissance dans la forºt? La
connaissance n'a rien ° voir avec la forºt. C'est comme si on prenait soin
d'inculquer ° un futur b²tisseur de cit¹s radieuses l'art des fortifications
: quels que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une
maison de repos, il n'arriverait jamais ° construire qu'une redoute maussade
bard¹e de fl¸ches, d'escarpes et de contrescarpes. Ce que vous avez donn¹
aux gens qui sont all¹s dans la forºt, ce n'est pas la connaissance, mais
des pr¹jug¹s... Il y en a d'autres parmi vous qui inspirent le scepticisme
et le d¹couragement. Et ceci non pas en raison de leur noirceur ou de leur
cruaut¹, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute esp¹rance, mais parce
qu'ils mentent. Il y a des mensonges radieux, pleins de sifflotements
all¸gres et de chansons entra¾nantes, des mensonges geignards qui tentent en
g¹missant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement,
ce n'est jamais ces livres que l'on brËle, que l'on retire des
biblioth¸ques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanit¹ le mensonge
n'a ¹t¹ jet¹ au feu. Ou alors par accident, parce qu'on n'avait pas compris
ou qu'on avait cru. Dans la forºt aussi ils sont inutiles. Ils ne sont
utiles nulle part. C'est sans doute pr¹cis¹ment pour cela qu'il y en a
tant... enfin pas pour cela mais parce qu'on les aime... Les t¹n¸bres des
v¹rit¹s am¸res sont plus ch¸res ° notre coeur... Quoi? Qui est-ce qui parle
ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?
- Silence, il n'a qu'° dormir...
- Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...
- Mais arrºte ton chahut... Ah, mais c'est Perets.
- Et apr¸s? Occupe-toi plutÄt de toi...
- Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...
- Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.
Et il se r¹veilla.
En face de lui, un escabeau de biblioth¸que ¹tait plac¹ devant les
rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute
marche. Touzik, le chauffeur, maintenait l'¹chelle de ses bras tatou¹s et
regardait vers le haut.
- Il est toujours comme ·a un peu perdu, disait Alevtina en consid¹rant
Perets. Et il n'a pas d¾n¹, ¹videmment. Il faudrait le r¹veiller, qu'il
boive au moins un peu de vodka... Je me demande ce que des gens comme lui
peuvent rºver?
- Moi, ce que je vois, je le rºve pas, fit Touzik, les yeux lev¹s.
- Tu vois quelque chose de nouveau? Que tu n'avais jamais vu avant?
demanda Alevtina.
- Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuli¸rement neuf,
mais c'est comme au cin¹ma : on peut le voir vingt fois, et c'est toujours
avec plaisir.
Sur la troisi¸me marche de l'escabeau se trouvait un ¹norme CHTROUTSEL
coup¹ en tranches, sur la quatri¸me des concombres et des oranges pel¹es, et
sur la cinqui¸me une bouteille ° moiti¹ vide flanqu¹e d'un pot ° crayons en
mati¸re plastique.
- Regarde tant que tu veux, mais tiens bien l'¹chelle, fit Alevtina,
qui se mit en devoir d'extraire des rayons sup¹rieurs d'¹paisses revues et
des dossiers aux couvertures d¹fra¾chies. Elle souffla pour enlever la
poussi¸re, fit une grimace, tourna quelques pages, mit ° part quelques
chemises et remit les autres ° leur place. Le chauffeur Touzik renifla
bruyamment.
- Il te faut aussi ceux de l'avant-derni¸re ann¹e? demanda Alevtina.
- Il me faut une chose, fit Touzik, ¹nigmatique. Je vais r¹veiller
Perets, maintenant.
- Ne t'en va pas de l'¹chelle, dit Alevtina.
- Je ne dors pas, intervint Perets. Il y a longtemps que je vous
regarde.
- De l°-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il
y a tout : des femmes, du vin et des fruits...
Perets se leva en boitillant sur sa jambe ankylos¹e, s'approcha de
l'escabeau et se versa ° boire.
- Qu'est-ce que vous avez rºv¹, Pertchik? demanda Alevtina du haut de
l'¹chelle.
Perets leva machinalement la tºte, et baissa aussitÄt les yeux.
- Ce que j'ai rºv¹? Des bºtises... Je parlais avec les livres.
Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.
- Tenez ·a une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.
- Alors tu veux ceux de l'avant-derni¸re ann¹e? demanda Alevtina.
- Evidemment! (Touzik versa le liquide dans le gobelet et choisit un
concombre.) L'avant-derni¸re, et l'avant-avant-derni¸re. J'en ai toujours
besoin. ×a a toujours ¹t¹ comme ·a, et je ne peux pas vivre sans ·a. Et
personne ne peut vivre sans ·a. Il y en a qui ont besoin de plus, d'autres
de moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la le·on, je
suis comme ·a. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le
concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai
encore un peu, puis je prendrai la voiture et j'irai me chercher une ondine
dans la forºt...
Perets tenait l'¹chelle et s'effor·ait de penser au lendemain, mais
Touzik, assis sur la premi¸re marche de l'escabeau, avait entrepris de
raconter comment, dans sa jeunesse, lui et des amis avaient surpris un
couple en banlieue, avaient ross¹ et chass¹ le galant, et avaient ensuite
essay¹ de se servir de la femme. Il faisait froid, humide, et ° cause de
leur extrºme jeunesse ° tous, personne n'¹tait arriv¹ ° rien. La femme
pleurait, avait peur, et l'un apr¸s l'autre les amis de Touzik avaient
abandonn¹, et seul lui, Touzik, avait continu¹ ° s'accrocher ° la femme dans
l'arri¸re-cour bourbeuse, l'empoignant, jurant, croyant toujours que ·a
allait y ºtre, mais sans r¹sultat, jusqu'au moment oÉ il l'avait emmen¹e
chez elle, dans sa propre maison, l'avait serr¹e contre la rampe de fer de
l'escalier sombre et avait enfin eu ce qu'il voulait. Racont¹e par Touzik,
l'histoire ¹tait follement passionnante et drÄle.
- C'est pour ·a que les petites ondines ne risquent pas de m'¹chapper,
dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est pas l° que je vais commencer.
Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.
Il avait un beau visage h²l¹, d'¹pais sourcils, le regard vif et une
dentition remarquable. Il ressemblait ¹norm¹ment ° un Italien. Mais il
sentait des pieds.
- Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait
Alevtina. Tous les dossiers sont m¹lang¹s. Tiens, prends toujours ceux-l° en
attendant.
Elle se pencha et fit passer ° Touzik une pile de dossiers et de
revues. Celui-ci prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les
l¸vres, compta les dossiers et dit :
- Il m'en faut encore deux.
Perets tenait toujours l'¹chelle, le regard fix¹ sur ses poings serr¹s.
Demain ° cette heure je ne serai plus l°, se disait-il. Je serai assis dans
la cabine ° cÄt¹ de Touzik, il fera chaud, le m¹tal commencera ° peine °
refroidir. Touzik allumera les phares, s'installera confortablement, le
coude gauche appuy¹ contre la porti¸re et commencera ° parler de la
politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra
s'arrºter ° chaque buvette, prendre en route qui il voudra, il pourra mºme
faire un d¹tour pour ramener ° quelqu'un une batteuse de l'atelier de
r¹parations. Mais je ne le laisserai parler que de politique mondiale. Ou
bien je l'interrogerai sur les diff¹rents types d'automobiles. Sur les taux
de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs
v¹reux. Il raconte bien, et on ne sait jamais s'il ment ou s'il dit la
v¹rit¹...
Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les l¸vres, jeta un
regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit de poursuivre son r¹cit en le
ponctuant de tr¹pignements, de gestes expressifs et d'¹clats de rire joyeux.
S'attachant scrupuleusement ° la chronologie, il raconta l'histoire de sa
vie sexuelle d'ann¹e en ann¹e, mois apr¸s mois. La cuisini¸re du camp de
concentration oÉ il avait ¹t¹ enferm¹ pour avoir vol¹ du papier au temps de
la p¹nurie (la cuisini¸re r¹p¹tait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me
joue pas de tour!..."), la fille d'un d¹tenu politique dans ce mºme camp
(elle ne se souciait pas de savoir avec qui elle allait, elle ¹tait
persuad¹e que de toute fa·on elle finirait au cr¹matoire), la femme d'un
marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons
incessantes de son taureau de mari. Il y avait aussi une riche veuve que
Touzik avait fini par fuir une nuit, en cale·on, parce qu'elle voulait
mettre le grappin sur le pauvre Touzik et lui faire faire le trafic de
narcotiques et de pr¹parations m¹dicales douteuses. Et les femmes qu'il
transportait quand il ¹tait chauffeur de taxi : elles le payaient avec
l'argent du client, puis, ° la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui
dis : mais enfin, et ° moi, qui va y penser? Toi tu en as d¹j° eu quatre, et
moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'ann¹es, qu'il
avait ¹pous¹e par autorisation sp¹ciale des autorit¹s : elle lui avait donn¹
des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essay¹ de la prºter
° des amis en ¹change de leurs ma¾tresses. Des femmes... des filles... des
harpies... des salopes... des tra¾n¹es...
- C'est pour ·a que je suis pas du tout un d¹prav¹, conclut-il. Je suis
simplement un homme qui a du temp¹rament, et pas une esp¸ce de d¹bile
impuissant.
Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans prendre cong¹
en sifflotant et en faisant grincer le parquet, curieusement voËt¹, soudain
semblable ° une araign¹e ou ° un homme des cavernes. Perets, accabl¹, le
suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :
- Donnez-moi la main, Pertchik.
Elle s'assit sur la derni¸re marche, posa les mains sur ses ¹paules et
se laissa tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous les aisselles et la
posa ° terre, et ils demeur¸rent un instant tout proches l'un de l'autre,
visage contre visage. Elle avait gard¹ les mains pos¹es sur ses ¹paules, et
il la tenait toujours sous les aisselles.
- On m'a chass¹ de l'hÄtel, dit-il.
- Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?
Elle ¹tait bonne et ti¸de, et elle affrontait tranquillement son
regard, mais sans aucune assurance particuli¸re. En la regardant, on pouvait
se repr¹senter bien des images de bont¹, de chaleur, de douceur, et Perets
passa avidement en revue toutes ces images les unes apr¸s les autres, essaya
de se voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il ne pouvait
pas : ° sa place il voyait Touzik, un Touzik beau, arrogant, aux gestes
sËrs, et qui sentait des pieds.
- Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme ·a.
Elle se d¹tourna imm¹diatement et entreprit de rassembler dans un
papier journal les restes de nourriture.
- Et pourquoi "comme ·a"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous
dormirez jusqu'au matin, puis on vous trouvera une chambre. Vous ne pouvez
pas passer toutes les nuits dans la biblioth¸que..
- Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec ¹tonnement.
- Vous partez? Dans la forºt?
- Non, chez moi.
- Chez vous... (Elle enveloppa lentement les restes dans le journal.)
Mais vous vouliez toujours aller dans la forºt, je vous l'ai moi-mºme
entendu dire.
- C'est que, voyez-vous, je voulais... Mais on ne veut pas que j'y
aille. Je ne sais mºme pas pourquoi. Et je n'ai rien ° faire °
l'Administration. Donc je me suis mis d'accord avec Touzik... Il m'emm¸ne
demain. Il est d¹j° trois heures maintenant. Je vais aller dans le garage
m'installer dans la voiture de Touzik, et l° j'attendrai le matin. Donc ce
n'est pas la peine de vous inqui¹ter...
- Je vais donc vous dire adieu... ° moins que vous ne vouliez quand
mºme venir?
- Merci, je pr¹f¸re attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me
r¹veiller. Touzik n'attendra pas.
Ils sortirent et gagn¸rent le garage main dans la main.
- Alors, vous n'avez pas aim¹ ce que Touzik a racont¹? demanda-t-elle.
- Non. Je n'ai pas du tout aim¹. Je n'aime pas qu'on parle de ·a. A
quoi bon? J'en ai plutÄt honte... honte pour lui, pour vous, pour moi...
Pour tout le monde. ×a n'a pas de sens. On dirait qu'il y a un grand
ennui...
- C'est la plupart du temps ° cause de cet ennui, dit Alevtina. Mais
vous n'avez pas ° avoir honte pour moi, j'y suis indiff¹rente. ×a m'est
parfaitement ¹gal... Voil°, vous ºtes arriv¹. Embrassez-moi avant de me
quitter.
Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.
- Merci, dit-elle.
Puis elle fit demi-tour et s'¹loigna rapidement. Sans savoir pourquoi,
Perets agita la main dans sa direction.
Il p¹n¹tra dans le garage ¹clair¹ par de petites ampoules bleues,
enjamba le gardien qui ronflait sur un si¸ge emprunt¹ ° une voiture, trouva
le camion de Touzik et grimpa dans la cabine. ×a sentait le caoutchouc,
l'essence, la poussi¸re. Sur le pare-brise dansait un Mickey Mouse aux bras
et jambes ¹cart¹s. On est bien, ·a va, se dit Perets. J'aurais dË venir ici
tout de suite. Tout autour ¹taient gar¹es les voitures muettes, sombres et
vides. Le gardien ronflait bruyamment. Les voitures dormaient, le gardien
dormait, tout dormait dans l'Administration. Alevtina se d¹shabillait dans
sa chambre devant sa glace, ° cÄt¹ de son lit pr¹par¹, un grand lit ° deux
places doux et chaud... Non, il ne faut pas penser ° ·a. Parce que le jour
on est gºn¹ par les bavardages, le bruit de la "mercedes", tout ce
remue-m¹nage stupide. Mais maintenant, plus d'¹radication, de p¹n¹tration,
de protection, ni aucune autre sinistre absurdit¹, uniquement un monde
endormi au-dessus de l'°-pic, un monde fantomatique comme tous les mondes
endormis, invisible et inaudible, pas plus r¹el que la forºt. La forºt est
mºme maintenant plus r¹elle : la forºt ne dort jamais. Ou peut-ºtre elle
dort, et rºve de nous tous. Nous sommes le songe de la forºt. Le rºve
atavique. Les fantÄmes grossiers de sa sexualit¹ refroidie...
Perets s'¹tendit, recroquevill¹, et fourra sous sa tºte son manteau
roul¹ en boule. Mickey Mouse se balan·ait doucement au bout de son fil. A la
vue de ce jouet, les jeunes filles ne manquaient pas de s'¹crier : "Oh!
qu'il est mignon", et le chauffeur Touzik leur r¹pondait : "Le dedans vaut
le dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui ne
savait pas comment l'enlever de l°. Ni mºme si on pouvait l'enlever. Si on
le d¹pla·ait, la voiture risquait peut-ºtre de partir. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite, droit sur le gardien endormi, et Perets serait
dans la cabine, en train d'appuyer sur tout ce qui lui tomberait sous la
main ou sous le pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ;
on voit d¹j° sa bouche ouverte d'oÉ s'¹chappent des ronflements, puis la
voiture tressaute, tourne brutalement, s'¹crase contre le mur du garage, et
dans la br¸che appara¾t le ciel bleu...
Perets s'¹veilla et s'aper·ut que c'¹tait d¹j° le matin. A la porte
grande ouverte du garage, des m¹caniciens fumaient, et l'on voyait derri¸re
une surface que le soleil colorait en jaune. Il ¹tait sept heures. Perets se
mit sur son s¹ant, s'essuya le visage et regarda dans le r¹troviseur. Il
pensa qu'il lui faudrait se raser, mais resta dans la voiture. Touzik
n'¹tait pas encore arriv¹, il fallait l'attendre l°, sur place, car tous les
chauffeurs ¹taient distraits et partaient toujours sans lui. Il y a deux
r¸gles ° observer dans les relations avec les chauffeurs : premi¸rement, ne
jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxi¸mement,
ne jamais discuter avec le chauffeur qui vous conduit. A la limite, faire
semblant de dormir...
Les m¹caniciens ° l'entr¹e jet¸rent leurs m¹gots qu'ils ¹cras¸rent
soigneusement ° la pointe de leurs chaussures et entr¸rent dans le garage.
Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'¹tait pas du
tout un m¹canicien, mais bien le manager. Quand ils pass¸rent pr¸s de lui,
le manager s'arrºta ° cÄt¹ de la cabine et, posant une main sur l'aile du
camion, examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner :
"Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."
- OÉ est-il? demanda le m¹canicien inconnu.
- ...! r¹pondit tranquillement le manager. Regarde sous le si¸ge.
- Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le m¹canicien d'une voix
irrit¹e. Je vous avais bien pr¹venu que j'¹tais serveur...
Il y eut un temps de silence, puis la porti¸re du cÄt¹ du conducteur
s'ouvrit sur le visage maussade et ennuy¹ du m¹canicien-serveur. Il jeta un
coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'int¹rieur de la cabine, tira un
peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le si¸ge et se mit ° remuer
les objets qui s'y trouvaient.
- C'est ·a, un cric? demanda-t-il ° mi-voix.
- N-non, fit Perets. Je crois que c'est plutÄt une clef ° molette.
Le m¹canicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pin·ant
les l¸vres, la posa sur le marchepied et recommen·a ° fourrager sous le
si¸ge.
- ×a? demanda-t-il.
- Non, dit encore Perets. ×a, je peux vous dire exactement ce que
c'est. C'est un arithmom¸tre. Les crics ne sont pas comme ·a.
Le front pliss¹, le m¹canicien-serveur consid¹rait l'arithmom¸tre.
- Ils sont comment, alors? demanda-t-il.
- Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs
mod¸les. Il y a une esp¸ce de manivelle mobile...
- Il y en a une, l°. Comme sur une caisse enregistreuse.
- Non, ce n'est pas du tout le mºme genre de manivelle.
- Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?
Perets ne sut plus que r¹pondre. Le m¹canicien attendit un peu, posa
avec un soupir l'arithmom¸tre sur le marchepied et se remit ° l'oeuvre sous
le si¸ge.
- C'est peut-ºtre ·a? interrogea-t-il.
- C'est possible. ×a y ressemble beaucoup. Mais l° il devrait y avoir
une esp¸ce de tige de fer. Une grosse tige.
Le m¹canicien trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de
sa main, dit : "Tr¸s bien, je vais lui apporter ·a pour commencer" et partit
en laissant la porti¸re ouverte. Perets alluma une cigarette. On entendait
derri¸re des cliquetis m¹talliques et des jurons. Puis le camion se mit °
grincer et ° tressauter.
Touzik n'¹tait toujours pas l°, mais Perets ne s'inqui¹tait pas. Il
s'imaginait en train de rouler dans la rue principale de l'Administration,
et personne ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale
en soulevant apr¸s eux un nuage de poussi¸re jaune, tandis que le soleil
serait de plus en plus haut, sur leur droite, et qu'il commencerait bientÄt
° chauffer ; ils quitteraient alors la transversale pour s'engager sur la
grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et ° l'horizon
ruisselleraient des mirages pareils ° de grandes mares scintillantes...
Le m¹canicien passa ° nouveau devant la cabine en faisant rouler devant
lui une lourde roue arri¸re. La roue prenait de la vitesse sur le sol
b¹tonn¹ et l'on voyait que le m¹canicien voulait l'arrºter pour la placer
contre le mur, mais la roue n'infl¹chit qu'° peine sa trajectoire et gagna
pesamment la cour tandis que le m¹canicien courait maladroitement ° sa
poursuite en prenant de plus en plus de retard. Puis ils disparurent, et on
entendit le m¹canicien qui poussait des cris sonores et d¹sesp¹r¹s dans la
cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le sol et des gens
pass¸rent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends ° droite!"
Perets remarqua que le camion ne se tenait plus aussi droit sur ses
roues qu'auparavant et jeta un coup d'oeil par la porti¸re Le manager
s'affairait pr¸s du train arri¸re.
- Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...
- Ah! Perets, cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans cesser
son travail. Restez assis, restez assis, ne vous d¹rangez pas! Vous ne nous
gºnez pas. Elle est bloqu¹e, cette saloperie. La premi¸re a ¹t¹ facile °
enlever, mais la deuxi¸me est prise.
- Comment ·a, prise? Il y a quelque chose de d¹t¹rior¹?
Le manager se redressa et s'essuya le front du dos de la main avec
laquelle il tenait la clef :
- Je ne crois pas. Elle doit ºtre simplement rouill¹e. Je ne vais pas
tarder... Puis nous pourrons faire une partie d'¹checs. Qu'est-ce que vous
en pensez?
- D'¹checs? fit Perets. Mais oÉ est Touzik?
- Touzik? C'est-°-dire Touz? Il est maintenant assistant-chef de
laboratoire. On l'a envoy¹ dans la forºt. Touz ne travaille plus chez nous.
Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?
- Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...
Il ouvrit la porti¸re et sauta sur le ciment.
- Vous vous d¹rangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester
assis, vous ne gºnez pas.
- Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?
- Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut
enlever les roues... Elle avait bien besoin de se bloquer, celle-l°! Va te
faire... Bon, les m¹caniciens l'enl¸veront. Allons plutÄt faire cette
partie.
Il prit Perets par le bras et l'entra¾na dans son bureau. Ils prirent
place derri¸re la table, le manager poussa de cÄt¹ une pile de papiers,
disposa le jeu, d¹brancha le t¹l¹phone et demanda :
- On joue ° l'horloge?
- Je ne sais pas trop, dit Perets.
Le bureau ¹tait sombre et frais, une fum¹e de tabac bleu²tre flottait
entre les armoires comme une algue g¹latineuse, et le manager, verruqueux,
boursoufl¹, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, ¹tendit
deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'¹checs et se mit
en devoir d'en extraire les visc¸res de bois. Ses yeux ronds jetaient un
¹clat vitreux et l'oeil droit, artificiel, ¹tait continuellement tourn¹ vers
le plafond tandis que le gauche, mobile comme du vif-argent, roulait
librement dans son orbite, fixant tantÄt Perets, tantÄt la porte, tantÄt
l'¹chiquier.
- A l'horloge, d¹cida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche,
la r¹gla, pressa un bouton et joua le premier coup.
Le soleil se levait. Dehors, on entendait crier "Prends ° droite!" A
huit heures, le manager qui se trouvait en difficult¹ r¹fl¹chit longuement
et soudain r¹clama un petit d¹jeuner pour les deux partenaires. Le manager
perdit une partie et en proposa une autre. Le petit d¹jeuner fut copieux :
ils burent deux bouteilles de k¹fir et mang¸rent un chtroutsel rassis. Le
manager perdit la deuxi¸me partie, fixa avec d¹f¹rence et admiration son
oeil vivant sur Perets et en proposa une troisi¸me. Il tentait
perp¹tuellement le mºme gambit de la reine, sans s'¹carter une seule fois de
la variante qu'il avait choisi et qui ¹tait irr¹m¹diablement perdante. On
aurait dit qu'il travaillait ° sa propre d¹faite, et Perets d¹pla·ait
m¹caniquement les pi¸ces, se faisant ° lui-mºme l'effet d'une machine
d'entra¾nement : il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est
l'¹chiquier, le bouton sur la montre et un protocole d'actions
rigoureusement d¹termin¹.
A neuf heures moins cinq le haut-parleur du circuit de diffusion
int¹rieure gr¹silla et annon·a d'une voix asexu¹e : "Tous les travailleurs
de l'Administration au t¹l¹phone. Le Directeur va adresser une communication
aux employ¹s."
Le manager prit soudain un air tr¸s s¹rieux, brancha le t¹l¹phone, se
saisit du combin¹ et le porta ° son oreille. Ses deux yeux ¹taient
maintenant tourn¹s vers le plafond. "Puis-je partir?" demanda Perets. Le
manager fron·a s¹v¸rement les sourcils, mit un doigt sur ses l¸vres puis fit
un signe de la main ° l'adresse de Perets. Un coassement nasillard
s'¹chappait de l'¹couteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.
Il y avait beaucoup de monde au garage. Tous les visages ¹taient
s¹v¸res, importants, solennels mºme. Personne ne travaillait, tous avaient
l'oreille coll¹e aux combin¹s t¹l¹phoniques. Seul restait dans la cour
violemment ¹clair¹e le serveur-m¹canicien qui continuait ° poursuivre la
roue, la respiration sifflante, l'air ¹gar¹, rouge, en sueur. Quelque chose
de tr¸s important ¹tait en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa
Perets, pas possible, je suis toujours ° cÄt¹, je ne sais jamais rien. C'est
peut-ºtre l° le malheur, peut-ºtre que tout est normal mais je ne sais
jamais le pourquoi du comment, et c'est pour ·a que je me trouve en trop.
Il se pr¹cipita vers la plus proche cabine t¹l¹phonique, tendit
avidement l'oreille, mais il n'y avait que des bourdonnements dans
l'¹couteur. Il ressentit alors un soudain effroi, une sourde crainte °
l'id¹e qu'il ¹tait encore en train de manquer quelque chose quelque part,
que quelque part quelque chose ¹tait encore distribu¹ ° tout le monde,
quelque chose dont il serait comme toujours priv¹. Bondissant par-dessus les
trous et les foss¹s, il traversa le chantier, fit un ¹cart pour ¹viter le
garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combin¹ dans
l'autre et escalada une ¹chelle pos¹e contre le mur inachev¹. Il put voir °
toutes les fenºtres des gens munis de t¹l¹phones, fig¹s sur place d'un air
p¹n¹tr¹ puis il entendit au-dessus de sa tºte un miaulement strident et
presque aussitÄt apr¸s le bruit d'un coup de feu derri¸re son dos. Il sauta
° terre, tomba dans un tas d'ordures et se pr¹cipita vers l'entr¹e de
service. La porte ¹tait ferm¹e. Il secoua ° plusieurs reprises la poign¹e,
qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce qu'il pourrait
faire ensuite. A cÄt¹ de la porte se trouvait une ¹troite fenºtre ouverte.
Il s'y glissa, se couvrant de poussi¸re et s'arrachant les ongles des mains.
Il se retrouva dans une pi¸ce munie de deux tables. Derri¸re l'une
d'elles se trouvait Domarochinier, un t¹l¹phone ° la main. Son visage ¹tait
de pierre, ses yeux clos. Il pressait de l'¹paule le combin¹ contre son
oreille et notait rapidement quelque chose au crayon dans un gros
bloc-notes. La deuxi¸me table ¹tait inoccup¹e et portait un t¹l¹phone.
Perets prit le combin¹ et se mit ° l'¹coute.
Bruissements. Cr¹pitements. Une voix aigu» et inconnue :
"L'Administration ne peut r¹ellement utiliser qu'un fragment insignifiant de
territoire dans l'oc¹an de la forºt qui baigne le Continent. Il n'y a pas de
sens de la vie et pas de sens des actes. Nous pouvons un nombre
extraordinaire de choses, mais nous n'avons pas jusqu'° maintenant compris
ce qui nous est n¹cessaire parmi tout ce que nous pouvons. Il ne r¹siste
pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apport¹ une
satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il ¹tait d¹pourvu de sens..."
De nouveau des bruissements et des cr¹pitements.
"... R¹sistons avec des millions de chevaux-vapeur, des dizaines de
tout-terrain, de dirigeables et d'h¹licopt¸res, la science m¹dicale et la
meilleure th¹orie de l'approvisionnement du monde. On d¹couvre °
l'Administration au moins deux gros d¹fauts. Actuellement des actions de ce
genre peuvent atteindre de tr¸s gros chiffrages au nom de Herostrate pour
qu'il reste notre ami privil¹gi¹. Elle est absolument incapable de cr¹er,
sans ruiner l'autorit¹ et l'ingratitude..."
Bourdonnement, sifflement, bruits semblables ° une quinte de toux.
"Elle aime beaucoup ce que l'on appelle les solutions simples, les
biblioth¸ques, les relations profondes, les cartes g¹ographiques et autres.
Les chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la
vie pour tout le monde mais les gens n'aiment pas cela. Les employ¹s sont
assis, les jambes ballantes dans le vide ; ils parlent, chacun ° sa place,
ils plaisantent, jettent des cailloux et chacun essaie de lancer toujours
plus lourd, alors que la consommation de k¹fir ne permet ni de cultiver, ni
de supprimer, ni de faire entrer la forºt dans une clandestinit¹ convenable.
J'ai peur que nous n'ayons mºme pas compris ce que nous voulons exactement
et il faut finalement aussi exercer les nerfs, comme on exerce la capacit¹
de perception, et la raison ne rougit pas et ne se perd pas en remords,
parce qu'un probl¸me scientifique, correctement pos¹, est devenu moral. Il
est faux, glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et
ne pas raconter de l¹gendes, mais se pr¹parer soigneusement ° une issue
type. Demain je vous recevrai encore et examinerai comment vous vous ºtes
pr¹par¹s. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre ;
dix-huit heures : r¹union chez moi du personnel non en service ;
vingt-quatre heures : ¹vacuation g¹n¹rale..."
II y eut dans l'¹couteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se
tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard s¹v¸re
et accusateur.
- Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.
- Ce n'est pas ¹tonnant, fit Domarochinier d'une voix glaciale. Vous
avez pris un appareil qui n'est pas le vÄtre. (Il baissa les yeux, inscrivit
quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses
une violation des r¸gles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce
t¹l¹phone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.
- Bon, dit Perets, je m'en vais. Mais oÉ est mon appareil? Celui-ci
n'est pas le mien. Soit. Mais alors oÉ est le mien?
Domarochinier ne r¹pondit pas. Ses yeux se ferm¸rent ° nouveau et il
colla le r¹cepteur ° son oreille. Perets entendit un coassement.
- Je vous demande oÉ est mon appareil, cria Perets.
Maintenant, il n'entendait plus rien. Il y eut un bruissement, des
craquements, puis retentirent les signaux de fin de communication. Perets
rejeta alors le combin¹ et courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des
bureaux, et partout vit des employ¹s connus ou inconnus. Certains ¹taient
assis ou debout, fig¹s dans l'immobilit¹ la plus compl¸te, pareils ° des
figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin ° un autre,
enjambant le fil du t¹l¹phone qu'ils tra¾naient apr¸s eux ; d'autres encore
¹crivaient fi¹vreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier, dans
les marges des journaux. Et chacun collait ¹troitement le combin¹ ° son
oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il n'y avait pas de
t¹l¹phone libre. Perets tenta de prendre celui d'un employ¹ fig¹ dans sa
transe, un jeune gars en combinaison de travail, mais celui-ci revint
aussitÄt ° la vie, se mit ° glapir et ° ruer, tandis que les autres
poussaient des "Chut!", agitaient les bras, et quelqu'un cria d'une voix
hyst¹rique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"
- OÉ est mon appareil? criait Perets. Je suis un homme comme vous et
j'ai le droit de savoir! Laissez-moi ¹couter! Donnez-moi mon appareil!
On le poussa dehors et la porte fut referm¹e ° clef derri¸re lui. Il
gagna le dernier ¹tage et l°, ° l'entr¹e du grenier, pr¸s de la machinerie
de l'ascenseur qui ne marchait jamais, se trouvaient, assis ° une petite
table, deux m¹caniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets
s'adossa au mur. Les m¹caniciens le regard¸rent, lui adress¸rent un vague
sourire et se pench¸rent derechef sur leur feuille de papier.
- Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.
- Si, r¹pondit l'un d'eux. Pourquoi est-ce qu'on n'en aurait pas? On
n'en est pas encore arriv¹ l°.
- Et vous n'¹coutez pas?
- On n'entend rien, donc il n'y a pas ° ¹couter.
- Et pourquoi on n'entend rien?
- On a coup¹ le fil.
Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froiss¹, attendit
que l'un des deux m¹caniciens ait gagn¹ et redescendit. Les couloirs ¹taient
devenus bruyants. Les portes s'ouvraient, les employ¹s sortaient pour
griller une cigarette. On entendait un bourdonnement de voix anim¹es,
excit¹es, boulevers¹es.
"Je vous le garantis, c'est les Esquimaux qui ont invent¹ l'eskimo.
Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas
la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"
"Je l'ai vu dans le catalogue Yvert : cent cinquante mille francs. Et
c'¹tait en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"
"DrÄles de cigarettes. Il para¾t que maintenant ils ne mettent plus du
tout de tabac dans les cigarettes, mais qu'ils prennent un papier sp¹cial,
qu'ils le hachent et qu'ils l'impr¸gnent de nicotine..."
"Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les oeufs,
les gants de soie..."
"Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de la mit.
C'est ce mouton qui n'arrºte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est
comme ·a toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il para¾t que vous ¹tiez parti...
C'est bien d'ºtre rest¹..."
"On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses
qui disparaissaient? Eh bien! c'¹tait le discobole du parc, vous savez, la
statue pr¸s de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."
"Pertchik, sois un fr¸re, prºte-moi cinq sacs jusqu'° la paye,
c'est-°-dire jusqu'° demain..."
"Et il ne lui faisait pas la cour. C'est elle qui s'est jet¹ sur lui.
En pr¹sence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de mes propres
yeux...
Perets regagna son bureau, dit bonjour ° Kim et se lava. Kim ne
travaillait pas. II ¹tait assis, les mains tranquillement pos¹es ° plat sur
la table, et il regardait le carrelage de fa¿ence du mur. Perets enleva la
housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
- Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se
prom¸ne pour tout r¹parer. Je reste assis et je ne sais pas quoi faire
maintenant.
Perets aper·ut alors une note sur son bureau :
"Perets. Nous portons ° votre connaissance que votre t¹l¹phone se
trouve dans la pi¸ce 771." Signature illisible. Perets soupira.
- Tu n'as pas ° pousser de soupir, dit Kim. Il fallait arriver au
travail ° l'heure.
- Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.
- Excuse, fit s¸chement Kim.
- De toute fa·on, j'ai pu un peu ¹couter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien
compris. Pourquoi?
- Un peu ¹cout¹! Tu es un imb¹cile. Un idiot. Tu as laiss¹ passer une
telle occasion que je n'ai mºme plus envie de parler avec toi. Il va falloir
maintenant te pr¹senter au Directeur. Par pure bont¹.
- Pr¹sente-moi, dit Perets. Tu sais, parfois j'avais l'impression de
saisir quelque chose, des fragments de pens¹e, tr¸s int¹ressants, je crois,
mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...
- Et ° qui ¹tait le t¹l¹phone?
- Je ne sais pas. C'¹tait dans la pi¸ce oÉ se trouve Domarochinier.
- Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train d'accoucher... Il n'a pas de
chance, Domarochinier. Il prend une nouvelle collaboratrice, il travaille
six mois avec elle - et elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tomb¹ sur un
t¹l¹phone de femme. De sorte que je ne vois vraiment pas comment t'aider...
En r¸gle g¹n¹rale, personne n'¹coute tout d'affil¹e, et les femmes font
certainement pareil. C'est que le Directeur s'adresse ° tout le monde ° la
fois, mais en mºme temps ° chacun en particulier. Tu comprends?
- Je crains de...
- Moi, par exemple, je recommande ce mode d'¹coute : tu d¹roules le
discours du Directeur sur une seule ligne, sans t'occuper des signes de
ponctuation, et tu pioches les mots au hasard, comme si c'¹taient des
dominos. Alors, si les moiti¹s de domino correspondent, tu as un mot que tu
notes sur une feuille s¹par¹e. Si ·a ne correspond pas, le mot est
momentan¹ment rejet¹, mais reste sur la ligne. Il y a encore quelques
subtilit¹s li¹es ° la fr¹quence des voyelles et des consonnes, mais c'est un
effet d'ordre secondaire. Tu comprends?
- Non, dit Perets. C'est-°-dire oui. Dommage, je ne connaissais pas
cette m¹thode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?
- Ce n'est pas la seule m¹thode. Il y a par exemple celle de la spirale
° pas variable. C'est une m¹thode assez grossi¸re, mais s'il ne s'agit que
de probl¸mes d'¹conomie, elle est tr¸s pratique, parce que simple. Il y a la
m¹thode de Stevenson-Zaday, mais elle n¹cessite des appareillages
¹lectroniques... De sorte que la meilleure est peut-ºtre celle des dominos,
et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et sp¹cialis¹, celle de
la spirale.
- Merci, dit Perets. Mais de quoi a parl¹ aujourd'hui le Directeur?
- Que veut dire "de quoi"?
- Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?
- A qui?
- A qui? Mais ° toi, par exemple.
- Malheureusement, je ne peux pas te le raconter. C'est un mat¹riel
secret, et apr¸s tout, Perets, tu es un employ¹ surnum¹raire Ne te f²che
donc pas.
- Je ne me f²che pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque
chose sur la forºt, sur la libert¹ de la volont¹... Il y a longtemps que je
jette des cailloux dans le ravin, mais comme ·a, sans but, et il a dit
quelque chose l°-dessus aussi.
- Ne me parle pas de ·a, fit nerveusement Kim. ×a ne me concerne pas.
Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'¹tait pas ton t¹l¹phone.
- Attends un peu, est-ce qu'il a dit quelque chose ° propos de la
forºt?
Kim haussa les ¹paules.
- Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plutÄt
ton d¹part.
Perets s'ex¹cuta.
- ×a te sert ° rien de le battre tout le temps, dit Kim d'un air
pensif.
- Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux ¹checs, et ce n'est
qu'un amateur... Et puis il joue d'une mani¸re plutÄt bizarre...
- Ce n'est pas grave. A ta place j'y r¹fl¹chirais comme il faut. D'une
mani¸re g¹n¹rale tu m'inqui¸tes un peu depuis quelque temps. On ¹crit des
d¹nonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te m¹nagerai une entrevue
avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te
laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu
es arriv¹ ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention, que tu
avais tr¸s envie d'aller dans la forºt, mais que tu as maintenant chang¹
d'avis parce que tu te consid¸res comme incomp¹tent.
- Bon.
Ils se turent un instant Perets s'imagina face ° face avec le Directeur
et fut saisi de panique. La m¹thode des dominos, pensa-t-il.
Stevenson-Zaday.
- Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime ·a.
Perets se leva d'un bond et se mit ° marcher avec excitation ° travers
la pi¸ce.
- Seigneur, fit-il. Savoir seulement ° quoi il ressemble. Comment il
est.
- Comment? Pas bien grand, plutÄt roux...
- Domarochinier a dit que c'¹tait un v¹ritable g¹ant...
- Domarochinier est un imb¹cile. Un vantard et un menteur. Le Directeur
est un homme plutÄt roux, replet, avec une petite cicatrice sur la joue
droite. Il marche avec les pieds un peu en dedans, comme un marin.
D'ailleurs, c'est un ancien marin.
- Mais Touzik disait que c'¹tait un grand sec avec des cheveux longs
parce qu'il lui manque une oreille.
- Qui c'est encore ce Touzik?
- C'est un chauffeur, je t'en ai parl¹.
- Comment le chauffeur Touzik peut-il savoir tout cela? Ecoute,
Pertchik, il ne faut pas ºtre aussi confiant.
- Touzik dit qu'il a ¹t¹ son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.
- Et alors? Il ment probablement. J'ai ¹t¹ son secr¹taire particulier,
et je ne l'ai pas vu une seule fois.
- Qui?
- Le Directeur. J'ai ¹t¹ longtemps son secr¹taire avant de soutenir ma
th¸se.
- Et tu ne l'as pas vu une seule fois?
- Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que ·a?
- Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?
Kim secoua la tºte.
- Pertchik, commen·a-t-il d'une voix caressante. Mon petit. Personne
n'a jamais vu un atome d'hydrog¸ne, mais tout le monde sait qu'il a une
enveloppe d'¹lectrons aux caract¹ristiques d¹termin¹es et un noyau qui se
compose dans le cas le plus simple d'un proton.
- C'est vrai, dit mollement Perets.
Il se sentait fatigu¹.
- Donc, je le verrai demain?
- Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je
t'organiserai une rencontre, ·a je te le garantis. Mais ce que tu verras
l°-bas et qui, ·a je ne le sais pas. Et ce que tu entendras, je ne le sais
pas non plus. Tu ne me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non,
et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?
- Mais ce sont tout de mºme des choses diff¹rentes, dit Perets.
- C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.
- J'ai l'air ¹videmment bien abruti, dit tristement Perets.
- Un peu.
- C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.
- Non, tu manques simplement de sens pratique. Et au fait, pourquoi
est-ce que tu as mal dormi?
Perets raconta. Et prit peur. Le visage bienveillant de Kim s'¹tait
soudain empli de sang, ses cheveux h¹riss¹s. Il poussa un rugissement,
d¹crocha le combin¹, composa furieusement un num¹ro et vocif¹ra :
- Commandant? Qu'est-ce que cela signifie, commandant? Comment
avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je ne vous demande pas ce
qui ¹tait venu ° expiration. Je vous demande comment vous avez os¹ expulser
Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je vous
¹craserai! Vous et votre Claude-Octave! Avec moi vous irez nettoyer les
chiottes! Vous partirez dans la forºt. En vingt-quatre heures, en soixante
minutes. Quoi? Oui... Oui... Quoi? Oui... C'est ·a. Dans ce cas c'est
diff¹rent. Et le meilleur linge... ×a, c'est votre affaire. Dans la rue au
besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie. Excusez pour le
d¹rangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.
Il reposa le combin¹.
- Tout est rentr¹ dans l'ordre. Malgr¹ tout, c'est un homme admirable.
Va te reposer. Tu habiteras dans son appartement et il s'installera avec sa
famille dans ton ancienne chambre ; autrement, il ne peut malheureusement
pas... Et ne discute pas, je t'en prie. Ce n'est pas une affaire entre toi
et moi, c'est lui-mºme qui a d¹cid¹. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai
pour le Directeur.
En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile °
cligner des yeux sous le soleil, puis il prit la direction du parc pour
aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise
¹tait solidement maintenue par la main de pl²tre musculeuse du
voleur-discobole ° gauche de la fontaine, dont la hanche s'ornait d'une
inscription ind¹cente. A proprement parler, l'inscription n'¹tait pas
particuli¸rement ind¹cente. On avait ¹crit au crayon ° encre :
"Fillettes, prenez garde ° la syphilis."
Perets p¹n¹tra dans la salle d'attente du Directeur ° dix heures
pr¹cises. Il y avait d¹j° une vingtaine de personnes qui faisaient la queue.
On fit passer Perets en quatri¸me position. Il prit place dans un fauteuil
entre B¹atrice Vakh, employ¹e au groupe d'Aide ° la population locale, et un
sombre collaborateur du groupe de la P¹n¹tration du g¹nie. A en juger par la
plaque qu'il portait sur la poitrine et l'inscription sur son masque de
carton blanc, ce dernier devait ºtre appel¹ Brandskougel. La salle d'attente
¹tait peinte en rose p²le. Sur un mur ¹tait plac¹e une pancarte "D¹fense de
fumer, de jeter des ordures, de faire du bruit", sur un autre, un grand
tableau qui repr¹sentait l'exploit du traverseur de la forºt Selivan : sous
les yeux de ses camarades stup¹fi¹s, Selivan, les bras lev¹s, se
transformait en arbre sauteur. Les rideaux roses des fenºtres ¹taient
soigneusement tir¹s et au plafond brillait un lustre gigantesque. Outre la
porte d'entr¹e sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la pi¸ce poss¹dait une
autre porte, immense, revºtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans
issue". Ex¹cut¹e ° la peinture phosphorescente, l'inscription se d¹tachait
comme un sinistre avertissement. En dessous se trouvait le bureau de la
secr¹taire, garni de quatre t¹l¹phones de couleur diff¹rente et d'une ma
Aine ° ¹crire ¹lectrique. La secr¹taire, une femme repl¸te d'un certain ²ge
portant lorgnon, ¹tudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique".
Les visiteurs parlaient ° voix basse. Beaucoup ne pouvaient cacher leur
nervosit¹ et feuilletaient f¹brilement de vieux illustr¹s. Tout ceci
¹voquait furieusement la file d'attente chez un dentiste, et Perets fut °
nouveau agit¹ d'un frisson d¹sagr¹able, d'un tremblement de m²choires, et
saisi du d¹sir de partir n'importe oÉ sans plus attendre.
- Ils ne sont mºme pas paresseux, disait B¹atrice Vakh, son charmant
visage tourn¹ dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter
un travail syst¹matique. Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable
l¹g¸ret¹ avec laquelle ils abandonnent les endroits oÉ ils ont v¹cu?
- C'est ° moi que vous parlez? demanda timidement Perets.
Il n'avait aucune id¹e de la mani¸re d'expliquer cette incroyable
l¹g¸ret¹.
- Non. Je parlais ° "Mon cher" Brandskougel.
"Mon cher" Brandskougel remit en place le pan gauche de sa moustache
qui se d¹collait et marmonna cordialement :
- Je ne sais pas.
- Et nous ne le savons pas non plus, fit am¸rement B¹atrice. Il suffit
que nos ¹quipes s'approchent du village pour qu'ils partent en abandonnant
leur maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les int¹ressons pas.
Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?
Mon cher Brandskougel resta quelques instants silencieux, comme s'il
r¹fl¹chissait ° la question, observant B¹atrice ° travers les ¹tranges
meurtri¸res cruciformes de son masque. Puis il r¹pondit sur le mºme ton que
pr¹c¹demment :
- Je ne sais pas.
- C'est vraiment dommage, poursuivit B¹atrice, que notre groupe ne se
compose que de femmes. Je sais bien qu'il y a une raison profonde, mais il
manque souvent la fermet¹, l'²pret¹, je dirais presque la motivation
masculine. Les femmes ont malheureusement tendance ° se disperser, vous avez
dË le remarquer.
- Je ne sais pas, dit Brandskougel.
Sa moustache se d¹tacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il
la ramassa, l'examina attentivement en soulevant un coin de son masque,
cracha prestement dessus et la remit en place.
Une clochette tinta m¹lodieusement sur le bureau de la secr¹taire.
Celle-ci posa son manuel, consulta une liste en retenant avec affectation
son lorgnon et annon·a :
- Professeur Kakadou, c'est ° vous.
Le professeur Kakadou l²cha sa revue illustr¹e, se leva d'un bond, se
rassit, regarda autour de lui en blºmissant, puis se mordit la l¸vre et, le
visage d¹fait, s'arracha ° son fauteuil et disparut derri¸re la porte qui
portait l'inscription "Sans issue". Un silence morbide r¹gna pendant
quelques secondes dans la salle d'attente. Puis les bruits de voix et de
feuilles froiss¹es reprirent.
- Nous n'arrivons pas, disait B¹atrice, ° trouver le moyen de les
int¹resser, de les captiver. Nous leur avons construit des habitations
confortables sur pilotis. Ils les bourrent de tourbe et y mettent des
esp¸ces d'insectes. Nous avons essay¹ de leur proposer de la bonne
nourriture au lieu de la salet¹ aigre qu'ils mangent. En pure perte. Nous
avons essay¹ de les vºtir de mani¸re humaine. Un est mort, deux autres sont
tomb¹s malades. Mais nous continuons nos exp¹riences. Hier nous avons
r¹pandu dans la forºt un plein camion de miroirs et de boutons dor¹s... Le
cin¹ma ne les int¹resse pas, pas plus que la musique. Les cr¹ations
immortelles ne provoquent chez eux qu'une sorte de ricanement... Non, il
faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs
enfants et d'organiser des ¹coles sp¹ciales. Malheureusement, cela implique
des difficult¹s d'ordre technique : on ne peut pas les prendre avec des
mains humaines, il faudrait l° des machines sp¹ciales... D'ailleurs, vous
savez tout cela aussi bien que moi.
- Je ne sais pas, dit m¹lancoliquement "Mon cher" Brandskougel.
La clochette tinta ° nouveau, et la secr¹taire dit:
- B¹atrice, c'est ° vous. Je vous en prie. B¹atrice s'agita. Elle
esquissa le geste de se pr¹cipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta
autour d'elle un regard plein de d¹sarroi. Elle revint sur ses pas, regarda
sous le fauteuil en murmurant :
"OÉ est-il? OÉ?", promena ses yeux immenses sur la salle d'attente,
saisit ses cheveux, cria d'une voix forte : "Mais oÉ est-il?", puis attrapa
soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter ° terre.
Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit B¹atrice. Elle resta
quelques secondes les yeux ferm¹s, le visage empli d'une joie sans bornes,
serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la
porte recouverte de cuir jaune et la referma derri¸re elle. Dans un silence
de mort, Perets se releva et, s'effor·ant de ne regarder personne, ¹pousseta
son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prºtait attention : tous les
regards ¹taient braqu¹s sur la porte jaune.
"Que vais-je lui dire? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis
philologue et que je ne peux pas ºtre utile ° l'Administration, laissez-moi
partir, je m'en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma
parole. Mais pourquoi ºtes-vous venu ici? Je me suis toujours beaucoup
int¹ress¹ ° la forºt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forºt. En
fait j'ai abouti ici tout ° fait par hasard, puisque je suis philologue. Les
philologues, les litt¹rateurs, les philosophes n'ont rien ° faire °
l'Administration. C'est pour ·a qu'on a raison de ne pas me laisser partir,
je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux ºtre ni ° l'Administration,
oÉ l'on d¹f¸que sur la forºt, ni dans la forºt, oÉ l'on ramasse les enfants
avec des machines. Il faudrait que je m'en aille et que je m'occupe de
quelque chose de plus simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme
un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux
apprendre ° personne ce que je sais... Non, je ne peux ¹videmment pas dire
·a. Il faut verser une larme, mais oÉ vais-je la trouver, cette larme? Je
casserai tout chez lui si seulement il essaie de m'empºcher de partir. Je
casserai tout et je m'en irai ° pied."
Perets se vit marchant sur la route poussi¹reuse sous un soleil de feu,
kilom¸tre apr¸s kilom¸tre, tandis que la valise se fait de plus en plus
lourde et de plus en plus ind¹pendante de sa volont¹. Et chaque pas
l'¹loigne toujours plus de la forºt, de son rºve, de son angoisse qui est
depuis longtemps le sens de sa vie...
"On dirait qu'il y a un bout de temps que personne n'a ¹t¹ appel¹,
pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dË ºtre tr¸s int¹ress¹ par le projet
de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du
bureau? Il doit y avoir une autre issue."
- Excusez-moi, s'il vous pla¾t, dit-il en se tournant vers "Mon cher"
Brandskougel, quelle heure est-il?
"Mon cher" Brandskougel consulta sa montre-bracelet, r¹fl¹chit un
instant et dit :
- Je ne sais pas.
Perets se pencha vers son oreille et murmura :
- Je ne le dirai ° personne. A per-sonne. "Mon cher" Brandskougel
h¹sita. Il promena des doigts ind¹cis sur la plaquette de plastique qui
portait son nom, jeta un regard ° la d¹rob¹e autour de lui, b²illa
nerveusement, regarda ° nouveau autour de lui et chuchota en maintenant
fermement son masque contre sa figure :
- Je ne sais pas.
Puis il se leva et s'empressa de rejoindre un autre coin de la salle
d'attente.
La secr¹taire dit :
- Perets, c'est votre tour.
- Mon tour? s'¹tonna Perets. J'¹tais quatri¸me.
La secr¹taire haussa la voix.
- Employ¹ surnum¹raire Perets, c'est votre tour!
- Il raisonne..., grommela quelqu'un.
- Ces types-l°, il faut les chasser... Avec un balai brËlant! dit °
voix haute quelqu'un sur la droite.
Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les
mains ° ses flancs. La secr¹taire le regardait fixement.
Des voix s'¹lev¸rent dans la salle d'attente :
- Il fait le d¹goËt¹.
- ×a a beau faire le malin...
- Et nous avons support¹ ·a!
- Excusez, vous l'avez support¹. Moi, c'est la premi¸re fois que je le
vois.
- Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingti¸me.
La secr¹taire ¹leva la voix :
- Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous
l°-bas... Oui, oui, c'est ° vous que je parle. Alors, employ¹ Perets, vous
allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?
- Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.
La derni¸re personne qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut
"Mon cher" Brandskougel, barricad¹ dans un coin derri¸re son fauteuil, le
visage crisp¹, accroupi une main dans la poche arri¸re de son pantalon. Puis
il vit le Directeur.
Le Directeur ¹tait un bel homme ¹lanc¹ d'une trentaine d'ann¹es, vºtu
d'un costume coËteux qui tombait admirablement. Il ¹tait debout pr¸s de la
fenºtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se
pressaient sur l'appui. Le bureau ¹tait absolument vide : il n'y avait pas
une chaise, pas mºme de table. Seule une copie en r¹duction de "L'exploit du
traverseur de la forºt Selivan" ¹tait accroch¹e au mur oppos¹ ° la fenºtre.
- Employ¹ surnum¹raire de l'Administration Perets? pronon·a d'une voix
claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d'un
sportif.
- Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.
- Enchant¹, enchant¹ Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour.
Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
Perets s'inclina, intimid¹, et serra la main qu'on lui tendait. La main
¹tait s¸che et ferme.
- Comme vous voyez, je donne ° manger aux pigeons. Curieux oiseau. On
sent qu'il renferme des possibilit¹s immenses. Qu'en pensez-vous, monsieur
Perets?
Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le
visage du Directeur exprimait une telle cordialit¹, un tel int¹rºt, une
telle attente anxieuse d'une r¹ponse que Perets se reprit et mentit :
- J'aime beaucoup, monsieur Ah.
- Vous les aimez rÄtis? Ou ° l'¹touff¹e? Moi par exemple je les aime en
croËte. Un pigeon en croËte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il
y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?
Et le visage de M. Ah refl¹ta ° nouveau un tr¸s vif int¹rºt et
l'attente anxieuse de la r¹ponse.
- Etonnant, dit Perets. Il avait r¹solu de se r¹signer ° tout et d'ºtre
d'accord sur tout.
- Et la "Colombe" de Picasso, reprit M. Ah. Je me le rem¹more °
l'instant... "Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants
passent sans qu'on puisse les rattraper..." Comme cela exprime bien cette
id¹e de notre incapacit¹ ° saisir et mat¹rialiser la beaut¹!
- De tr¸s beaux vers, acquies·a passivement Perets.
- La premi¸re fois que j'ai vu la "Colombe", j'ai pens¹, comme
probablement beaucoup d'autres, que le dessin ¹tait faux, ou en tout cas peu
naturel. Mais ensuite, j'ai ¹t¹ amen¹ par mes fonctions ° m'int¹resser aux
pigeons et je me suis soudain aper·u que Picasso, ce faiseur de miracles,
avait saisi l'instant pr¹cis oÉ le pigeon replie ses ailes avant de se
poser. Ses pattes touchent d¹j° la terre, mais lui est encore dans l'air, en
vol. L'instant oÉ le mouvement devient immobilit¹, le vol repos.
- Il y a chez Picasso des tableaux ¹tranges, que je ne comprends pas,
dit Perets, montrant l° son ind¹pendance d'esprit.
- Oh, c'est simplement que vous ne les avez pas regard¹s assez
longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d'aller deux
ou trois fois dans l'ann¹e au mus¹e. Il faut regarder les tableaux durant
des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de
reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur
votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise
copie. Mais si vous aviez l'occasion de faire connaissance avec l'original,
vous comprendriez l'id¹e de l'artiste.
- Et en quoi consiste-t-elle?
- Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le
Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau? Formellement, c'est quelque chose
moiti¹-homme moiti¹-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne
saisit pas le passage d'une substance ° une autre. Il manque au tableau le
principal - la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilit¹
d'¹tudier l'original, vous comprendriez que l'artiste est parvenu ° faire
entrer dans la repr¹sentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit
non pas un homme-arbre, ni mºme la transformation de l'homme en arbre, mais
pr¹cis¹ment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a
utilis¹ l'id¹e contenue dans une vieille l¹gende pour repr¹senter la
naissance d'une nouvelle individualit¹. Le nouveau qui sort de l'ancien. La
vie de la mort. La raison de la mati¸re stagnante. La copie est absolument
statique et tout ce qui y est repr¹sent¹ existe en dehors du cours du temps.
Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La fl¸che du temps,
comme dirait Eddington!
- Et oÉ donc est l'original? demanda poliment Perets.
Le Directeur eut un sourire.
- L'original, naturellement, a ¹t¹ d¹truit en tant qu'objet d'art ne
permettant pas une double interpr¹tation. La premi¸re et la deuxi¸me copie
ont ¹galement ¹t¹ d¹truites par mesure de pr¹caution.
M. Ah revint ° la fenºtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait
sur l'appui.
- Bien. Nous avons parl¹ des pigeons, pronon·a-t-il d'une voix
nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?
- Quoi?
- Nom. Votre nom.
- Pe... Perets.
- Ann¹e de naissance?
- Trente...
- Pr¹cis¹ment!
- Mille neuf cent trente. Cinq mars.
- Que faites-vous ici?
- Employ¹ surnum¹raire. Rattach¹ au groupe de la Protection
scientifique.
- Je vous demande : que faites-vous ici? dit le Directeur en tournant
vers Perets un regard aveugle.
- Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.
- Votre opinion sur la forºt. Bri¸vement.
- La forºt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.
- Votre opinion sur l'Administration?
- Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...
- ×a suffit.
Le Directeur s'approcha de Perets, le prit par les ¹paules et, le
regardant droit dans les yeux, dit :
- Ecoute, ami, laisse! Partie ° trois? On appelle la secr¹taire, tu as
vu le morceau? C'est pas une femme, c'est les soixante-neuf positions
r¹unies! "Ouvrons, enfants, le Jeroboam de r¹serve!...", chanta-t-il d'une
voix lourde. Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu
en dis?
Il sentait soudain l'alcool et le saucisson ° l'ail, ses yeux
louchaient vers la racine du nez.
- On appelle l'ing¹nieur, Brandskougel, "Mon cher" ° moi, continua-t-il
en pressant Perets contre sa poitrine. Il conna¾t de ces histoires... pas
besoin de hors-d'oeuvre... On y va?
- Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...
- Que tu quoi?
- Monsieur Ah, je...
- Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?
- Kamarade Ah, je suis venu vous demander...
- Dem-m-an-an-de! Je ne te refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens,
en voil°. Il y a quelqu'un qui ne te pla¾t pas? Dis-le, on verra ·a! Alors?
- N-non, je veux simplement m'en aller. Je n'arrive pas ° partir, je
suis arriv¹ ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne
veut m'aider, et je vous le demande ° vous, en tant que Directeur...
Ah lib¹ra Perets, arrangea sa cravate et sourit s¸chement.
- Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le
d¹l¹gu¹ du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai
quelque peu retenu. Par ici, s'il vous pla¾t. Le Directeur va vous recevoir.
Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son
bureau nu et fit un geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa
un signe de tºte r¹serv¹ et se baissa pour p¹n¹trer dans la pi¸ce suivante.
Ce faisant, il eut l'impression de recevoir une l¹g¸re tape sur
l'arri¸re-train. Au reste, il ¹tait probable que ce, n'¹tait qu'une
impression - ° moins que M. Ab ne se soit un peu trop press¹ de claquer la
porte.
La pi¸ce dans laquelle il se retrouva ¹tait une copie conforme de la
salle d'attente, la secr¹taire elle-mºme ¹tait l'exacte copie de la premi¸re
secr¹taire, mais elle lisait un livre intitul¹ "Sublimation du g¹nie". Les
fauteuils ¹taient ¹galement occup¹s par des visiteurs p²les munis de
journaux et de revues. L° aussi il y avait le professeur Kakadou qui
souffrait cruellement de d¹mangeaisons nerveuses et B¹atrice Vakh, son
carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, ¹taient
des inconnus et sous une copie de "L'exploit du traverseur de la forºt
Selivan" s'allumait et s'¹teignait r¹guli¸rement une brutale injonction :
"SILENCE!" Et en effet personne ne parlait. Perets s'assit
pr¹cautionneusement tout au bord d'un fauteuil. B¹atrice Vakh lui adressa un
sourire un peu crisp¹ mais dans l'ensemble amical.
Au bout d'une minute de silence tendu, une clochette tinta. La
secr¹taire posa son livre et dit :
- R¹v¹rend Lucas, on vous demande.
Le R¹v¹rend Lucas faisait peur ° voir, et Perets se d¹tourna. Ce n'est
rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette
pluvieuse soir¹e d'automne oÉ on avait apport¹ dans l'appartement Esther -
Esther qu'un voyou ivre venait d'¹gorger dans l'entr¹e de la maison, les
voisins qui s'accrochaient ° lui et les ¹clats de verre dans sa bouche - il
avait bris¹ le verre avec ses dents quand on lui avait apport¹ de l'eau...
Oui, pensat-il, le plus dur est pass¹...
Son attention fut r¹veill¹ par des bruits de grattements r¹p¹t¹s. Il
ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou
se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
- A votre avis, faut-i1 s¹parer les filles et les gar·ons? murmura
d'une voix tremblante B¹atrice.
- Je n'en sais rien, dit m¹chamment Perets. B¹atrice Vakh continuait °
marmonner :
- Une ¹ducation complexe a ¹videmment ses avantages, mais c'est l° un
cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va
pas me chasser? OÉ pourrais-je aller? On m'a d¹j° chass¹e de partout ; il ne
me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont fil¹ et
cette esp¸ce de poudre qui ne tient pas.
La secr¹taire posa la "Sublimation du g¹nie" et observa s¹v¸rement :
- Ne vous ¹garez pas.
B¹atrice Vakh se figea, terrifi¹e. La petite porte basse s'ouvrit et un
homme compl¸tement ras¹ se glissa dans la salle d'attente.
- Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.
- Je suis l°, dit Perets en se levant d'un bond.
- Dehors avec vos affaires! La voiture part dans dix minutes, allez,
hop!
- La voiture pour oÉ? Pourquoi?
- Vous ºtes Perets?
- Oui...
- Vous voulez partir, oui ou non?
- Je voulais, mais...
- Comme vous voudrez, rugit sur un ton exc¹d¹ l'homme ras¹, j'ai fait
mon travail, je vous l'ai dit.
Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.
- Arri¸re! lui cria la secr¹taire, tandis que plusieurs mains
agrippaient ses vºtements. Perets se d¹battit d¹sesp¹r¹ment et la veste se
d¹chira.
- La voiture, dehors! g¹mit-il.
- Vous ºtes fou! dit la secr¹taire, furieuse. OÉ voulez-vous aller
comme ·a? Vous avez une porte l°, oÉ il y a ¹crit "Sortie".
Des mains fermes guid¸rent Perets vers l'inscription "Sortie". Derri¸re
la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle
s'ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes
apr¸s les autres.
Un soleil ¹clatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse
blanche. Un dos nu, badigeonn¹ de teinture d'iode. Une odeur de pharmacie.
Ce n'¹tait pas ·a.
L'obscurit¹, le ronronnement d'un projecteur cin¹matographique. Sur
l'¹cran quelqu'un qu'on tire en tous sens par les oreilles. Les visages
blancs de spectateurs qui se tournent, m¹contents. Une voix : "La porte!
Fermez la porte!" Encore pas ·a...
Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.
Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la
queue. Derri¸re la barri¸re de verre, des bouteilles de k¹fir ¹tincelantes,
des tartes et des g²teaux resplendissants.
- Messieurs, cria Perets, oÉ est la sortie?
- La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiff¹ d'une toque
de cuisinier.
- D'ici...
- A la porte oÉ vous ºtes.
- Ne l'¹coutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est
juste un petit fut¹ qui s'amuse ° retarder la queue. Travaillez, ne faites
pas attention ° lui.
- Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...
- Non, ce n'est pas lui, dit le vieillard ¹quitable. L'autre, il
demande toujours oÉ sont les toilettes. OÉ donc est votre voiture,
disiez-vous, monsieur?
- Dans la rue...
- Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
- ×a m'est ¹gal dans laquelle, je veux simplement sortir, °
l'ext¹rieur!
- Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement chang¹
son r¹pertoire. Ne faites pas attention ° lui...
Perets regarda d¹sesp¹r¹ment autour de lui, revint dans la salle et
poussa la porte ° cÄt¹. Elle ¹tait ferm¹e. Une voix m¹contente demanda :
- Qui est l°?
- Je dois sortir! cria Perets. OÉ est la sortie?
- Attendez un instant.
Il y eut un certain remue-m¹nage derri¸re la porte, un clapotis d'eau,
des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :
- Que voulez-vous?
- Sortir! Je dois sortir!
- Un instant.
Une clef grin·a et la porte s'ouvrit. La pi¸ce ¹tait plong¹e dans
l'obscurit¹.
- Entrez, dit la voix.
Cela sentait le r¹v¹lateur. Les bras ¹tendus devant lui, Perets fit
quelques pas mal assur¹s.
- Je n'y vois rien, dit-il.
- Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme
·a.
Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.
- Signez ici, dit la voix.
Un crayon fut gliss¹ entre les doigts de Perets. Il distinguait
maintenant dans la p¹nombre la vague blancheur d'une feuille de papier.
- Vous avez sign¹?
- Non. Il faut signer quoi?
- N'ayez pas peur, ce n'est pas une condamnation ° mort. Signez que
vous n'avez rien vu.
Perets signa ° tout hasard. Il fut ° nouveau fermement pris par la
manche, guid¹ ° travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix
demanda :
- Vous ºtes nombreux?
- Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derri¸re la porte.
- La file d'attente est form¹e? Je vais ouvrir la porte et faire sortir
quelqu'un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de
plaisanteries. C'est clair?
- Compris. Ce n'est pas la premi¸re fois.
- Personne n'a oubli¹ de vºtements?
- Non, non. Faites sortir.
La clef grin·a ° nouveau. Perets fut presque aveugl¹ par la lumi¸re
¹clatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours ferm¹s, il
descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans
la cour int¹rieure de l'Administration. Des voix m¹contentes cri¸rent :
- Alors, Perets, d¹pºche-toi! Il va falloir attendre longtemps?
Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d'employ¹s du groupe
de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de
la main. Perets courut jusqu'au camion et embarqua : il fut tir¹, hiss¹ et
jet¹ au fond de la caisse. AussitÄt le moteur rugit, le camion d¹marra
brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'¹croula sur
lui de tout son poids, tout le monde se mit ° s'¹poumoner et ° rire aux
¹clats, et ils partirent.
Perets alluma une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de
sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s'enveloppa avec un
sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que
la journ¹e fËt chaude, le vent de la course transper·ait les vºtements.
Perets fumait, la cigarette abrit¹e dans le creux de sa main, et regardait
autour de lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la derni¸re
fois que je te vois, mur. La derni¸re fois que je vous vois, cottages.
Adieu, d¹charge, j'ai laiss¹ mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu,
mare, adieu, ¹checs, adieu, k¹fir. Comme on se sent l¹ger, vainqueur! Jamais
plus je ne boirai de k¹fir. Jamais plus je ne m'installerai derri¸re un
¹chiquier..."
Les employ¹s qui s'entassaient derri¸re la cabine, se tenant les uns
aux autres et se prot¹geant mutuellement du vent, parlaient de choses
abstraites.
- C'est math¹matique, j'ai fait le calcul moi-mºme. Si ·a continue
comme ·a, dans cent ans il y aura dix employ¹s pour chaque m¸tre carr¹ de
territoire et la masse globale sera telle que le rocher s'effondrera. Les
besoins en moyens de transport pour l'acheminement du ravitaillement et de
l'eau seront tels qu'il faudra installer un pont automobile entre
l'Administration et le Continent. Les camions rouleront ° quarante
kilom¸tres ° l'heure et ° un m¸tre d'intervalle, et ils seront d¹charg¹s en
marche... Non, je suis absolument certain que la direction pense d¸s
maintenant ° r¹glementer l'afflux des nouveaux employ¹s. Rendez-vous compte,
c'est impossible, le commandant de l'hÄtel en a d¹j° sept, et bientÄt un
huiti¸me. Et tous en bonne sant¹. Domarochinier pense qu'il faut faire
quelque chose ° ce sujet. Non, pas obligatoirement la st¹rilisation, comme
il le propose...
- Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
- C'est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la
st¹rilisation...
- Il para¾t que les cong¹s annuels seront port¹s ° six mois.
Ils pass¸rent devant le parc, et Perets se rendit compte tout ° coup
que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bientÄt franchir
les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
- Dites-moi, oÉ allons-nous? demanda-t-il,
- Comment, oÉ? Toucher la paye.
- On ne va pas sur le Continent?
- Sur le Continent, pour quoi faire? Le caissier est ° la station
biologique.
- Alors vous allez ° la station? Dans la forºt?
- Oui. Ceux de la Protection scientifique sont pay¹s ° la station
biologique.
- Mais moi, alors? demanda Perets, d¹contenanc¹.
- Tu seras pay¹ aussi. Tu as droit ° une prime... Au fait, tous les
questionnaires sont remplis?
Les employ¹s se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles
de papier imprim¹ de diverses couleurs et dimensions.
- Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?
- Quel questionnaire?
- Comment, quel questionnaire? Le formulaire num¹ro
quatre-vingt-quatre.
- Je n'ai rien rempli, dit Perets.
- Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!
- Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...
- Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma
valise et le manteau, l°... Je ne comptais pas aller dans la forºt, je
voulais partir.
- Et la visite m¹dicale? Les vaccinations?
Perets secoua la tºte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et
Perets, le regard lointain, consid¹rait la forºt, ses strates poreuses °
l'horizon, son bouillonnement d'orage fig¹, la toile d'araign¹e de brume
poisseuse ° l'ombre de la falaise.
- S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.
- Mais enfin, tout de mºme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...
- Et Domarochinier?
- Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?
- ×a, tu n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. L'ann¹e derni¸re
Candide est parti en h¹lico sans papiers ; c'¹tait un type qui n'avait pas
froid aux yeux. Et maintenant, oÉ est-il?
- Primo, ce n'¹tait pas l'ann¹e derni¸re, mais bien avant. Secundo, il
est mort, et c'est tout. A son poste.
- Oui? et tu as vu la note de service?
- C'est vrai. Il n'y en a pas eu.
- Alors il n'y a mºme pas ° discuter. On l'a mis dans le bunker du
poste de contrÄle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...
- Comment ·a se fait, Pertchik, que tu n'aies pas rempli le
questionnaire? Tu as peut-ºtre quelque chose de pas tout ° fait clair...
- Un instant, messieurs! La question est s¹rieuse. Je propose que nous
examinions le cas de l'employ¹ Perets dans les r¸gles, pour ainsi dire,
d¹mocratiques. Qui sera le secr¹taire?
- Domarochinier secr¹taire!
- Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secr¹taire
d'honneur notre v¹n¹r¹ Domarochinier. Je vois sur les visages que
l'unanimit¹ est faite. Et qui sera le secr¹taire adjoint?
- Vanderbild secr¹taire adjoint!
- Vanderbild? Mon dieu... On propose d'¹lire Vanderbild comme
secr¹taire adjoint. Y a-t-il d'autres propositions? Qui est pour? Contre?
Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?
- Moi?
- Oui, oui. Vous, pr¹cis¹ment.
- Je ne vois pas l'int¹rºt. Pourquoi chercher ° sortir les tripes °
quelqu'un? ×a va d¹j° assez mal pour lui comme ·a.
- D'accord. Et vous?
- C'est pas tes oignons.
- Comme vous voudrez... Secr¹taire adjoint, ¹crivez : deux abstentions.
Commen·ons. Qui veut prendre la parole le premier? Pas de candidats? Je
commence donc. Employ¹ Perets, r¹pondez ° la question suivante. "Quelles
distances avons-nous parcouru dans l'intervalle compris entre les ann¹es
vingt-cinq et trente : a) ° pied, b) par voie de transport terrestre, c) par
voie de transport a¹rien?" Ne vous pressez pas, r¹fl¹chissez. Vous avez un
crayon et du papier.
Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha ° se souvenir.
Le camion ¹tait agit¹ par les cahots. Au d¹but, tout le monde le regardait,
puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :
- Je n'ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le mat¹riel
qu'il y a? Dans le terrain vague derri¸re les ateliers, vous avez vu? Et
vous savez ce que c'est, comme mat¹riel? En r¹alit¹, il est dans des caisses
clou¹es, et personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce
que j'ai vu avant-hier soir? Je m'¹tais arrºt¹ pour fumer une cigarette, et
tout ° coup j'entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi
d'une caisse, une ¹norme, comme une maison, qui c¸de et qui s'ouvre comme un
portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la d¹crire, vous
comprenez pourquoi. Mais ce spectacle... Elle est rest¹e l° quelques
secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc
tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentr¹e dans la
caisse et le couvercle s'est referm¹. Je ne me sentais pas ° l'aise et je
n'en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : "Je vais tout de
mºme aller voir au " D "." J'y suis all¹, et je me suis senti tout glac¹ :
la caisse ¹tait tout ° fait normale, pas trace de fente, mais la paroi ¹tait
clou¹e DE L'INTERIEUR! Avec des clous brillants qui d¹passaient °
l'ext¹rieur d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi est-ce qu'elle est
sortie? Et est-ce qu'elle est la seule? Peut-ºtre que la nuit elles vont
toutes comme ·a... inspecter. Et pendant qu'on se pr¹occupe de
surpeuplement, en attendant elles nous pr¹parent pour un de ces jours une
nuit de la Saint-Barth¹l¹my, et elles jetteront nos os du haut de la
falaise. Et peut-ºtre mºme pas des os, mais de la bouillie d'ossements..."
Quoi? Non merci, mon cher, dis-le toi-mºme ° ceux du G¹nie, si tu veux.
Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou
non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...
- Alors, Perets, vous ºtes prºt?
- Non, dit Perets, je n'arrive pas ° me souvenir. C'¹tait il y a
longtemps.
- Etrange. Moi, par exemple, je me souviens tr¸s bien. Six mille sept
cent un kilom¸tres par voie ferr¹e, soixante-dix mille cent cinquante-trois
kilom¸tres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de
n¹cessit¹ personnelle), quinze mille sept kilom¸tres ° pied. Et je suis plus
vieux que vous. Etrange, ¹trange, Perets... Bon... Passons au point suivant.
Quels sont les jouets que vous pr¹f¹riez quand vous ¹tiez d'²ge pr¹scolaire?
- Les tanks m¹caniques, dit Perets en s'¹pongeant le front. Et les
automitrailleuses.
- Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'¹tait avant d'aller ° l'¹cole, en
des temps, disons, beaucoup plus recul¹s. Bien que moins responsables,
n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses... Point
suivant. A quel ²ge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre
parenth¸ses - pour un homme? L'expression entre parenth¸ses concerne, en
r¸gle g¹n¹rale, les femmes. Vous pouvez r¹pondre.
- Il y a longtemps, dit Perets. ×a se passait il y a tr¸s longtemps.
- Pr¹cis¹ment!
- Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.
Le pr¹sident haussa les ¹paules.
- Je n'ai rien ° cacher. Cela m'est arriv¹ pour la premi¸re fois °
l'²ge de neuf ans, un jour oÉ on me baignait avec ma cousine... A vous
maintenant.
- Je ne peux pas, dit Perets. Je ne d¹sire pas r¹pondre ° de telles
questions.
- Idiot, lui chuchota une voix ° l'oreille. Invente quelque chose qui
fasse s¹rieux, et c'est tout. De quoi tu t'inqui¸tes? Qui va aller v¹rifier?
- D'accord, dit Perets, soumis. C'¹tait ° l'²ge de dix ans, le jour oÉ
on m'a baign¹ avec mon chien Mourka.
- Tr¸s bien! s'exclama le pr¹sident. Et maintenant, ¹num¹rez les
maladies des membres inf¹rieurs dont vous avez souffert.
- Rhumatismes.
- Et puis?
- Claudication intermittente.
- Tr¸s bien. Et encore?
- Rhume, dit Perets.
- Ce n'est pas une maladie des membres inf¹rieurs.
- Je ne sais pas. Chez vous, peut-ºtre que non, mais chez moi c'est une
maladie des membres inf¹rieurs. J'avais les pieds tremp¹s, et je me suis
enrhum¹.
- Admettons... Et ensuite?
- ×a ne suffit pas?
- Comme vous voudrez. Mais je vous pr¹viens : plus il y en a, mieux ·a
vaut.
- Gangr¸ne spontan¹e, dit Perets. Suivie d'amputation. ×a a ¹t¹ la
derni¸re maladie des membres inf¹rieurs dont j'ai eu ° souffrir.
- ×a suffira, maintenant. Question suivante. Votre position
philosophique, rapidement.
- Mat¹rialisme, dit Perets.
- Quel genre de mat¹rialisme, pr¹cis¹ment?
- Emotionnel.
- Je n'ai plus de questions ° poser. Et vous, messieurs?
Il n'y avait plus de questions. Les employ¹s somnolaient ou parlaient
entre eux, le dos tourn¹ au pr¹sident. Le camion roulait maintenant plus
lentement. Il commen·ait ° faire tr¸s chaud et de la forºt venait une odeur
humide, une odeur puissante et d¹sagr¹able qui en temps normal ne parvenait
pas jusqu'° l'Administration. Le camion roulait moteur coup¹ et l'on
entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.
- Je suis ¹tonn¹ quand je vous consid¸re, disait le secr¹taire adjoint
qui avait lui aussi tourn¹ le dos au pr¹sident. Il y a l° une sorte de
pessimisme morbide. L'homme est par nature optimiste, d'une part. D'autre
part et surtout, vous ne croyez tout de mºme pas que le Directeur pense
moins que vous ° toutes ces choses-l°? Ce serait ridicule. Dans son dernier
discours, le Directeur, s'adressant ° moi, a ¹voqu¹ des perspectives
grandioses. J'ai ¹t¹ tout bonnement transport¹ d'enthousiasme, je n'ai pas
honte de le reconna¾tre. J'ai toujours ¹t¹ optimiste, mais le tableau qu'il
a fait... Si vous voulez le savoir, tout va ºtre d¹moli, tous ces entrepÄts,
ces cottages... Il y aura des b²timents d'une splendeur aveuglante, en
mat¹riaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des
jardins suspendus, des buvettes en cristal! Des escaliers qui monteront °
l'assaut du ciel! De belles femmes ° la taille flexible, ° la peau ¹lastique
et bronz¹e! Des biblioth¸ques! Des muscles! Des laboratoires! Pleins de
soleil et de lumi¸re! Des horaires libres! Des automobiles, des
hydroglisseurs, des dirigeables! Des r¹unions contradictoires, l'instruction
pendant le sommeil, le cin¹ma en relief... Apr¸s leurs heures de travail,
les collaborateurs pourront aller dans les biblioth¸ques, m¹diter, composer
des m¹lodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois,
se lire leurs vers!...
- Et toi, qu'est-ce que tu feras?
- De la sculpture sur bois.
- Et quoi encore?
- Ecrire des vers. On m'apprendra ° ¹crire des vers, j'ai une bonne
¹criture.
- Et moi, qu'est-ce que je ferai?
- Tout ce que tu voudras, dit g¹n¹reusement le secr¹taire adjoint.
Sculpter le bois, ¹crire des versCe que tu voudras.
- Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis math¹maticien.
- Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des math¹matiques jusqu'°
plus soif!
- Je fais d¹j° des math¹matiques jusqu'° plus soif.
- Maintenant tu re·ois un salaire pour ·a. Idiot. Tu pourras sauter de
la tour ° parachute.
- Pourquoi?
- Comment, pourquoi? C'est int¹ressant...
- M'int¹resse pas.
- Alors qu'est-ce que tu veux faire? Il n'y a rien d'autre que les
math¹matiques qui t'int¹resse?
- Oui, rien d'autre peut-ºtre... Tu travailles toute la journ¹e, et le
soir tu es si abruti que tu ne t'int¹resses plus ° rien d'autre.
- C'est simplement que tu as un esprit born¹. ×a fait rien, on te le
d¹veloppera. On te trouvera des talents, tu te mettras ° composer de la
musique, ou ° sculpter quelque chose...
- Composer de la musique, ce n'est pas le probl¸me. Mais pour trouver
des auditeurs...
- Moi, je t'¹couterai avec plaisir... Perets, voil°...
- C'est seulement ce que tu crois. Tu ne m'¹couteras pas. Et tu ne
composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de
bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te conna¾s. Et
je connais tout le monde ici. Vous vous tra¾nerez de la buvette en cristal
au buffet en diamant. Surtout si l'horaire est libre. Je n'ose mºme pas
penser ° ce qui se passerait si on vous donnai; la libert¹ d'horaire.
- Tout homme est un g¹nie en quelque chose, r¹pliqua le secr¹taire
adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a de g¹nial en lui. Nous n'en
avons mºme pas l'id¹e, mais je suis peut-ºtre un g¹nie de la cuisine et toi,
mettons, un g¹nie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et
nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'° l'avenir il
y aura des sp¹cialistes qui s'occuperont de ·a, qu'ils chercheront °
d¹couvrir nos virtualit¹s cach¹es.
- Tu sais, les virtualit¹s, ce n'est pas quelque chose de tr¸s clair.
Je ne dis pas le contraire, peut-ºtre qu'il y a r¹ellement du g¹nie en
chacun de nous. Mais que faire si ce g¹nie ne peut trouver ° s'appliquer que
dans un pass¹ recul¹ ou un futur lointain, alors que, dans le pr¹sent, il
n'est mºme pas consid¹r¹ comme du g¹nie, que tu l'aies manifest¹ ou non?
C'est bien, ¹videmment, si tu te r¹v¸les un g¹nie de la cuisine. Mais
comment reconna¾trat-on que tu es un cocher de g¹nie, Perets un tailleur de
pointes de silex de g¹nie, et moi le g¹nial d¹couvreur d'un champ X dont
personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans... C'est alors,
comme disait le po¸te, que se tournera vers nous la face noire du loisir...
- Eh, les gars, dit quelqu'un, on a rien pris ° bouffer avec nous. Le
temps d'arriver, de toucher l'argent...
- Sto¿an s'en occupera.
- Et comment, que Sto¿an s'en occupera! Ils en sont aux rations, chez
eux.
- Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...
- Tant pis, on verra bien, on est d¹j° ° la barri¸re.
Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forºt,
et la route s'y enfon·ait comme un fil dans un tapis persan. Le camion
d¹passa une pancarte de contre-plaqu¹ oÉ l'on Usait :
"ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!"
On voyait d¹j° la barri¸re baiss¹e, l'abri-champignon ° cÄt¹, et plus °
droite, les barbel¹s, les protub¹rances blanches des isolateurs et les
treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s'arrºta. Tout le
monde se mit ° regarder le garde qui, debout, les jambes crois¹es, un fusil
sous le bras, ¹tait en train de somnoler sous l'abri-champignon. Une
cigarette ¹teinte pendait ° sa l¸vre et tout autour de lui le terrain ¹tait
jonch¹ de m¹gots. A cÄt¹ de la barri¸re se dressait un poteau couvert de
pancartes :
"ATTENTION, FORET"
"PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"
"DEFENSE DE CONTAMINER!"
Le chauffeur klaxonna discr¸tement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un
regard embrum¹ autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de
la voiture.
- Vous avez l'air d'ºtre beaucoup, l°-dedans, dit-il d'une voix
sifflante. Vous venez pour les sous?
- C'est cela, dit obs¹quieusement l'ex-pr¹sident.
- Bien, c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion,
grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur
un ton de reproche :
- Oh l° l°, ce que vous ºtes nombreux. Et vos mains, elles sont
propres?
- Propres! r¹pondirent en choeur les employ¹s. Quelques-uns exhib¸rent
mºme leurs mains.
- Tout le monde les a propres?
- Tout le monde!
- ×a va, dit le garde.
Il passa la moiti¹ du corps dans la cabine et on l'entendit dire :
- Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en a combien? Ah-ah... Tu
mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, ¹coutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut
Voldemar! Tu continues ° rouler?... Moi, je monte toujours la garde. Montre
ta carte... Allons quoi, t'excite pas, montre un peu que je voie... En
r¸gle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce que tu as ° ¹crire des num¹ros de
t¹l¹phone sur ta carte? Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je
vois. Donne, je vais la noter aussi... Bon, merci. Allez-y, vous pouvez
passer.
Il sauta du marchepied, faisant voler la poussi¸re avec ses bottes,
alla ° la barri¸re et pesa sur le contrepoids. La barri¸re se leva
lentement, les cale·ons qui la garnissaient tomb¸rent dans la poussi¸re. Le
camion s'¹branla.
Dans la caisse, tout le monde s'¹tait remis ° faire du vacarme, mais
Perets n'entendait pas. Il entrait dans la forºt. La forºt se rapprochait,
s'avan·ait, se faisait de plus en plus haute, pareille ° une vague de
l'oc¹an, et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel,
d'espace ni de temps, la forºt avait pris leur place. Il n'y avait plus
qu'un d¹fil¹ de teintes sombres, un air ¹pais et humide, des senteurs
¹tranges, comme une odeur de graillon, et un arri¸re-goËt acre dans la
bouche. Seule l'ou¿e n'¹tait pas touch¹e : les bruits de la forºt ¹taient
¹touff¹s par le hurlement du moteur et le bavardage des employ¹s. Ainsi
voici la forºt, se r¹p¹tait Perets, me voici dans la forºt, se r¹p¹tait-il
stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais ° l'int¹rieur, participant.
Je suis dans la forºt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage,
le chatouilla, se d¹tacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda :
c'¹tait un filament long et fin provenant d'un v¹g¹tal, ou peut-ºtre d'un
animal, ° moins que ce ne fËt simplement un attouchement de la forºt, geste
d'accueil amical ou palpation soup·onneuse ; il ne fit pas un geste vers le
filament.
Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le
brun se retiraient, soumis, loin en arri¸re, tandis que sur les bas-cÄt¹s se
tra¾naient en d¹sordre les colonnes de l'arm¹e d'invasion, v¹t¹rans oubli¹s,
noirs bulldozers cabr¹s aux boucliers rouilles furieusement lev¹s, tracteurs
° demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanim¹es, sur le sol,
camions sans roues et sans vitres - tous morts, abandonn¹s ° jamais, mais
continuant ° diriger hardiment vers l'avant, vers les profondeurs de la
forºt leurs radiateurs d¹fonc¹s et leurs phares ¹clat¹s. Et tout autour la
forºt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et
enflamn¹e, trompait la vue en avan·ant et reculant, embrouillait, se moquait
et riait, la forºt ¹tait tout enti¸re insolite, indescriptible et
¹coeurante.
Perets ouvrit la porti¸re du tout-terrain et regarda vers les
broussailles. Il ne savait pas ce qu'il devait voir. Quelque chose qui
ressemblerait ° du kissel naus¹abond. Quelque chose d'extraordinaire,
d'impossible ° d¹crire. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire, de
plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c'¹taient les
gens, et c'est pourquoi Perets ne vit qu'eux. Ils s'approchaient du
tout-terrain, minces et souples, ¹l¹gants et assur¹s, ils marchaient
l¹g¸rement, sans faire de faux pas, choisissant imm¹diatement et sËrement
l'endroit oÉ poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la
forºt, d'y ºtre comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait
d¹j°, et il est mºme probable qu'ils ne faisaient pas semblant mais qu'ils
le croyaient vraiment, alors que la forºt ¹tait suspendue au-dessus de leurs
tºtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs,
feignant habilement d'ºtre une amie famili¸re, soumise et simple - d'ºtre
leur. En attendant. Pour un temps...
- Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme - Rita, disait
l'ex-chauffeur Touzik.
Il ¹tait ° cÄt¹ du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement
¹cart¹es, retenant entre ses cuisses une moto r²lante et tremblante.
- Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin... Il la
suit de pr¸s.
Quentin et Rita s'approch¸rent et Sto¿an quitta le volant pour aller °
leur rencontre.
- Alors, comment va-t-elle? demanda Sto¿an.
- Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur.
Quoi, les sous sont arriv¹s?
- C'est Perets, dit Sto¿an. Je vous ai racont¹.
Rita et Quentin sourirent ° Perets. Il n'avait pas eu le temps de les
examiner, et Perets pensa fugitivement qu'il n'avait jamais vu de femme
aussi ¹trange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.
- Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant ° sourire tristement. Vous
ºtes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?
- Je ne vois toujours pas, dit Perets.
Il ne faisait pas de doute que cette ¹tranget¹ et ce malheur ¹taient
attach¹s l'un ° l'autre par des liens ind¹finissables mais extrºmement
solides.
Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
- Mais ne regardez pas l°, dit Quentin. Regardez tout droit, tout
droit! Vous ne voyez pas?
Alors, Perets vit et oublia aussitÄt les gens. C'¹tait apparu comme
l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette
enfantine du type "OÉ est cach¹ le chasseur?", et une fois qu'on l'avait
trouv¹e, on ne pouvait plus la perdre de vue. C'¹tait tout pr¸s, ·a
commen·ait ° une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier.
Perets avala convulsivement sa salive.
Une colonne vivante s'¹levait vers les couronnes des arbres, un
faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se
tendaient, un faisceau qui per·ait le feuillage dense et s'¹lan·ait encore
plus haut, vers les nuages. Et il ¹tait n¹ du cloaque gras, du cloaque
bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonfl¹ des bulles d'une
chair primitive qui se formait f¹brilement et se d¹composait aussitÄt,
d¹versant les produits de sa d¹composition sur les rives plates, crachant
une bave gluante... Et tout d'un coup, comme si d'invisibles filtres
acoustiques avaient ¹t¹ mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre
au milieu du r²le de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots,
gargouillis, longs g¹missements mar¹cageux ; et en mºme temps s'avan·ait un
v¹ritable mur d'odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de
bile fra¾che, de s¹rum, de colle chaude - et ce fut seulement alors que
Perets vit les masques ° oxyg¸ne suspendus sur la poitrine de Rita et
Quentin, et aper·ut Sto¿an qui, avec une grimace de d¹goËt, portait ° son
visage l'embouchure du masque. Mais lui-mºme ne tenta pas de mettre le
masque, comme s'il esp¹rait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses
yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racont¹...
- ×a pue chez vous, dit Touzik. Comme ° la morgue...
Et Quentin dit ° Sto¿an :
- Tu devrais dire ° Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un
poste de travail insalubre. On a droit ° du lait, du chocolat...
Rita fumait pensivement rejetant la fum¹e par ses fines narines
mobiles.
Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords,
tremblants ; toutes leurs branches ¹taient tourn¹es du mºme cÄt¹ et
fl¹chissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d'¹paisses lianes
moussues que le cloaque accueillait en lui, d¹pouillait de leur substance et
s'assimilait, de la mºme mani¸re qu'il pouvait dissoudre et transformer en
sa propre chair tout ce qui l'entourait...
- Pertchik, dit Sto¿an, n'¹carquille pas les yeux comme ·a, tu vas les
perdre.
Perets sourit, mais il savait ° quel point son sourire paraissait
contraint.
- Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.
- Pour le cas oÉ on resterait embourb¹. Ils suivent le chemin, moi
j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si
on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
- Vous vous embourberez forc¹ment, dit Quentin.
- Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une id¹e bºte, je
vous l'ai dit tout de suite.
- Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Sto¿an. Tu es pas pour
grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant ° Quentin :
- ×a commence bientÄt? Quentin consulta sa montre.
- Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes.
Donc il reste... il reste... il reste rien du tout. Regarde, il a d¹j°
commenc¹.
Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes
et convulsives, il avait commenc¹ ° expulser l'un apr¸s l'autre sur ses
rives plates des morceaux d'une p²te blanch²tre, agit¹e de brefs frissons,
qui roulaient sur la terre, aveugles et sans d¹fense, puis se figeaient sur
place, s'aplatissaient, ¹tiraient des simulacres de pattes prudents et
commen·aient ° se mouvoir d'une mani¸re raisonn¹e, encore inquiets et
d¹sordonn¹s dans leurs mouvements, mais tous suivant une mºme direction, une
direction bien d¹termin¹e : tantÄt ils se heurtaient, tantÄt ils
s'¹cartaient l'un de l'autre, mais tous ils suivaient la mºme direction, la
mºme ligne qui partait de la matrice pour s'enfoncer loin dans la
broussaille, unique flot blanch²tre de fourmis g¹antes, maladroites et
glaireuses...
- Par ici, c'est tout du mar¹cage, disait Touzik. Tu vas ºtre si bien
coll¹ qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les c²bles
casseront.
- Et si tu venais avec nous? dit Sto¿an ° Quentin.
- Rita est fatigu¹e.
- Eh bien! Rita n'a qu'° rentrer chez elle, et nous on y va... Quentin
h¹sitait.
- Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.
- Oui, je rentre ° la maison, dit Rita.
- C'est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite.
On en a pas pour longtemps, pas vrai Sto¿an?
Rita jeta son m¹got et, sans dire au revoir, prit le chemin de la
station. Quentin pi¹tina quelques instants, ind¹cis, puis dit doucement °
Perets :
- Permettez... que je passe...
Il se glissa sur la banquette arri¸re et ° ce moment la moto rugit
effroyablement, ¹chappa au contrÄle de Touzik, fit un grand bond en hauteur
et fila droit vers le cloaque.
- Arrºte! cria Touzik, accroupi. OÉ vas-tu? Tout le monde ¹tait fige
sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra
et tomba dans le cloaque. Tous s'avanc¸rent. Il sembla ° Perets que le
protoplasme s'¹tait incurv¹ sous la moto, comme pour amortir la chute,
l'avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s'¹tait referm¹ sur
elle. La moto s'¹tait tue.
- Abruti par l'alcool! dit Touzik ° Sto¿an. Qu'est-ce que tu as encore
fait?
Le cloaque ¹tait maintenant une gueule qui su·ait, qui d¹gustait, qui
se d¹lectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une
personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de la langue d'une joue °
l'autre. La moto tourbillonnait dans la masse ¹cumante, disparaissait,
reparaissait, agitant d¹sesp¹r¹ment les cornes de son guidon, et paraissait
plus petite ° chacune de ses apparitions : sa structure de m¹tal s'¹tiolait,
devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu'on
voyait maintenant vaguement appara¾tre ° travers elle les entrailles du
moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une
derni¸re fois et on ne la revit plus.
- Elle a ¹t¹ bouff¹e, dit Touzik avec une joie idiote.
- Abruti par l'alcool, r¹p¹ta Sto¿an, tu me le paieras. Tu en as pour
toute ta vie ° payer.
- Bon, ·a va, dit Touzik. Mais qu'est-ce que j'ai fait? J'ai tourn¹ la
poign¹e des gaz dans le mauvais sens (il s'adressait maintenant ° Perets),
et elle m'a ¹chapp¹. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu r¹duire
les gaz, pour que ·a fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai pas tourn¹
du bon cÄt¹. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs
c'¹tait une vieille moto... Donc je m'en vais. (Il s'adressait ° nouveau °
Sto¿an.) J'ai plus rien ° faire ici? Je rentre chez moi.
- Qu'est-ce que tu regardes comme ·a? dit soudain Quentin avec une
telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
- Qu'est-ce que ·a peut te faire? dit Touzik. Je regarde oÉ je veux.
Il regardait en direction du sentier, vers l'endroit oÉ, sous la voËte
¹paisse d'un vert jaun²tre, dansait encore, s'¹loignant peu ° peu, la cape
orange de Rita.
- Non, laissez-moi, dit Quentin ° Perets. Je vais m'expliquer avec lui.
- OÉ vas-tu, mais oÉ tu vas? bredouilla Sto¿an. Calme-toi, Quentin...
- Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu oÉ il veut en
venir!
- Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrºte, calme-toi!
- L²che-moi, l²che-moi, je te dis!
Ils s'agitaient bruyamment ° cÄt¹ de Perets, le bousculant des deux
cÄt¹s. Sto¿an tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la
veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux,
essayait d'une main de se lib¹rer de l'¹treinte de Sto¿an et de l'autre
pesait de toutes ses forces sur Perets pou- pouvoir l'enjamber. Il tirait
par saccades et ° chaque fois se d¹gageait un peu plus de sa veste. Perets
saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait ° suivre du
regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.
- Qu'est-ce qu'elle a ° porter un pantalon, dit-il ° Perets. Elles ont
trouv¹ ·a maintenant, le pantalon...
- Ne le d¹fends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un
neurasth¹nique sexuel, mais un vulgaire salaud! Enl¸ve-toi, ou tu vas
prendre aussi!
- Avant il y avait ces jupes, dit rºveusement Touzik. Un morceau
d'¹toffe qu'elles s'enroulaient autour avec une ¹pingle pour le tenir. Alors
moi, je prenais l'¹pingle et...
Si cela s'¹tait pass¹ dans le parc... Si cela s'¹tait pass¹ ° l'hÄtel,
° la biblioth¸que ou dans la salle des actes... Et cela s'¹tait pass¹ - dans
le parc, ° la biblioth¸que et mºme dans la salle des actes au cours de
l'expos¹ de Kim : "Ce que tout travailleur de l'Administration doit savoir
sur les m¹thodes de la statistique math¹matique." Et maintenant la forºt
voyait et entendait tout cela - les cochonneries salaces qui faisaient
briller les yeux de Touzik, la face empourpr¹e de Quentin ° la porti¸re de
la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Sto¿an °
propos du travail, de la responsabilit¹, de la bºtise le claquement des
boutons arrach¹s sur les glaces de la cabine... Et on ne savait pas ce
qu'elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela
la d¹goËtait...
- ..., disait avec d¹lectation Touzik.
Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut
un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main ° sa pommette et
regarda Perets, l'air abasourdi.
- Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
- Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les ¹paules. Ce qu'il y a,
c'est que je n'ai plus rien ° faire ici, il y a plus de moto, vous voyez
bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?
Quentin s'enquit ° voix haute :
- Il t'a mis sur la gueule?
- Oui, dit Touzik, d¹pit¹. Sur la pommette, en plein sur l'os...
Heureusement qu'il m'a pas eu ° l'oeil.
- Tu l'as vraiment eu sur la gueule?
- Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.
- Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son si¸ge.
- Touz, dit Sto¿an, grimpe dans la voiture. Si on s'embourbe, tu nous
aideras ° tirer.
- J'ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai
plutÄt le volant.
On ne lui r¹pondit pas ; il grimpa sur le si¸ge arri¸re et s'assit °
cÄt¹ de Quentin. Perets prit place ° cÄt¹ de Sto¿an et ils partirent.
Les chiots avaient d¹j° parcouru pas mal de chemin, mais Sto¿an, qui
guidait avec beaucoup d'adresse les roues droites sur le sentier et les
gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commen·a ° les suivre en
faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit
Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commen·a ° lui expliquer qu'il n'y
avait aucun mal dans son esprit, que de toute fa·on il n'avait plus de moto,
·a lui ¹tait ¹gal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal
chez lui, il reste un homme, forºt ou pas forºt, c'¹tait ¹gal... "On t'avait
d¹j° tap¹ sur la gueule?" demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans
mentir, ·a t'est d¹j° arriv¹ ou non?", demandait-il ° intervalles r¹guliers,
en interrompant Touzik. "Non, r¹pondait celui-ci, non, attends, finis
d'abord de m'¹couter..."
Perets frottait doucement son doigt enfl¹ et regardait les chiots. Les
enfants de la forºt. Ou peut-ºtre les serviteurs de la forºt. Ou encore les
excr¹ments de la forºt... Ils cheminaient lentement, infatigablement, en
colonne, les uns ° la suite des autres, comme s'ils coulaient ° la surface
de la terre, entre les troncs d'arbres pourris, les fondri¸res, les mares
d'eau dormante, dans l'herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le
sentier disparaissait, s'enfon·ait dans une boue odorante, se cachait sous
les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous
les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours
restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussi¸re ne se collait
° eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les
tachait pas. Ils coulaient avec une d¹termination obtuse et inhumaine, comme
s'ils suivaient une route famili¸re de tous temps connue. Ils ¹taient
quarante-trois.
"Je brËlais d'ºtre ici et maintenant j'y suis, je vois enfin la forºt
de l'int¹rieur, et je ne vois rien. J'aurais pu imaginer tout ·a en restant
° l'hÄtel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir,
quand on n'arrive pas ° s'endormir, quand tout est calme et que soudain au
milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme
en enfon·ant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici, dans la forºt,
j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se
transforment soudain en Selivan le traverseur de la forºt - tout ce qu'il y
a de plus absurde, de plus sacr¹. Et tout ce qu'il y a dans
l'Administration, je peux l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu rester
chez moi et imaginer tout cela couch¹ sur le divan avec la radio ° cÄt¹ de
moi, en ¹coutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues
inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c'est la mºme
chose qu'imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un
monde que quelqu'un a imagin¹, sans prendre la peine de me l'expliquer. Et
peut-ºtre aussi de se l'expliquer ° lui-mºme. La maladie de la
compr¹hension, pensa soudain Perets. Voil° de quoi je souffre. La maladie de
la compr¹hension."
II se pencha ° la porti¸re et appliqua son doigt endolori sur la paroi
froide. Les chiots ne prºtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne
soup·onnaient probablement mºme pas son existence. Il ¹manait d'eux une
odeur forte et d¹sagr¹able, leur enveloppe paraissait maintenant
transparente et sous elle on voyait comme des ombres se d¹placer par vagues.
- Si on en attrapait un? proposa Quentin. C'est tr¸s simple, on
l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.
- ×a en vaut pas la peine, dit Sto¿an.
Quentin :
- Pourquoi? De toute fa·on, il faudra bien un un jour en attraper un.
Sto¿an :
- ×a me fait un peu peur. D'abord, s'il cr¸ve, il faudra faire un
rapport ¹crit ° Domarochinier...
Touzik :
- Nous, on les faisait cuire. ×a me plaisait pas, mais les autres
disaient que c'¹tait bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je
supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mºme genre de salet¹. ×a
me d¹goËte...
Quentin :
- J'ai remarqu¹ une chose, leur nombre est toujours un nombre premier :
treize, quarantetrois, quarante-sept...
Sto¿an :
- Tu dis des bºtises. J'en ai rencontr¹ dans la forºt des groupes de
six, de douze...
Quentin :
- Dans la forºt, je dis pas ; apr¸s, ils forment des groupes qui vont
chacun de leur cÄt¹. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre
premier, tu peux v¹rifier dans la revue, j'ai enregistr¹ toutes les
port¹es...
Touzik :
- Et une autre fois, avec les autres, on avait attrap¹ une fille du
pays, ·a avait ¹t¹ un sacr¹ rire...
Sto¿an :
- Eh bien! ¹cris un article.
Quentin :
- C'est d¹j° fait. ×a va me faire le quinzi¸me...
Sto¿an :
- Moi j'en suis ° dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui,
comme co-auteur?
Quentin :
- Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit
qu'actuellement le transport c'est primordial, mais Rita me conseille le
commandant.
Sto¿an :
- Surtout pas le commandant.
Quentin :
- Pourquoi?
Sto¿an :
- Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
Touzik :
- Le commandant coupait le k¹fir avec du liquide de frein. C'¹tait
quand il ¹tait responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on
avait jet¹ une poign¹e de punaises dans son appartement.
Sto¿an :
- On dit qu'il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront
moins de quinze articles suivront un traitement.
Quentin :
- Ah! oui, leurs traitements sp¹ciaux, je les connais. Sale coup. Les
cheveux s'arrºtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...
" Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus
vite. Je n'ai plus rien ° faire ici." Puis, il s'aper·ut que la composition
de la colonne des chiots s'¹tait modifi¹e. Il compta : trente-deux chiots
avaient continu¹ tout droit, tandis que onze, rang¹s eux aussi en colonne,
avaient tourn¹ ° gauche pour descendre vers l'¹tendue d'eau sombre et
immobile qui ¹tait apparue entre les arbres, ° tr¸s peu de distance du
tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement
¹bauch¹s du rocher de l'Administration ° l'horizon. Les onze chiots se
dirigeaient avec d¹termination vers l'eau. Sto¿an fit taire le moteur et ils
descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche
tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement
les uns apr¸s les autres dans le lac.
- Ils coulent, dit avec ¹tonnement Quentin. Ils se noient.
Sto¿an prit une carte et l'¹tala sur le capot.
-C'est bien ·a, dit-il. Le lac n'est pas indiqu¹. Ici il y a un village
qui est marqu¹, mais pas de lac... Voil°, il y a ¹crit : < Vill. Aborig.
Soixantedix fraction onze."
- C'est toujours comme ·a, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans
la forºt? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici
elles servent ° rien. L° il y a par exemple aujourd'hui une route, demain
une rivi¸re, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbel¹s et un
mirador. Ou bien on tombera sur un entrepÄt.
- ×a me dit pas grand-chose de continuer, dit Sto¿an en s'¹tirant. ×a
suffit peut-ºtre pour aujourd'hui?
- Evidemment, ·a suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye °
toucher. On retourne ° la voiture.
- Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac,
une main en visi¸re audessus de ses yeux. Il me semble qu'il y a une bonne
femme qui se baigne l°-bas.
Quentin s'arrºta.
- OÉ?
- Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
Quentin blºmit soudain et se pr¹cipita ° toutes jambes vers la voiture.
-OÉ tu la vois? demanda Sto¿an.
- L°-bas, sur l'autre rive...
- Il n'y a rien du tout l°-bas, siffla Quentin.
Il ¹tait debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la
rive oppos¹e. Ses mains tremblaient.
- Sale baratineur... tu veux encore prendre sur la gueule... Rien du
tout l°-bas! r¹p¹ta-t-il en tendant les jumelles ° Sto¿an.
- Comment ·a, rien! dit Touzik. Je suis tout de mºme pas bigleux, chez
moi on m'appelle Œilde-lynx...
- Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Sto¿an.
Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...
- Rien du tout l°-bas, marmonna Quentin. Tout ·a c'est de la blague...
Il raconte n'importe quoi...
- Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je vous le
dis.
Perets tressaillit.
- Donnez-moi les jumelles, dit-il tr¸s vite.
- On voit rien, dit Sto¿an en lui tendant les jumelles.
- Vous ºtes bien tomb¹, si vous le croyez, marmonna Quentin qui
commen·ait ° se rass¹r¹ner.
- Parole, elle ¹tait l°, dit Touzik. Elle a dË plonger. Tout ° l'heure,
elle ressortira.
Perets colla les jumelles ° ses yeux. Il ne s'attendait pas ° voir
quelque chose : c'eËt ¹t¹ trop simple. Et il ne vit rien. Il n'y avait que
l'¹tendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forºt, et la
silhouette du rocher de l'Administration audessus de la crºte dentel¹e des
arbres.
- Comment ¹tait-elle? demanda-t-il.
Touzik commen·a ° d¹crire en d¹tail, en s'aidant de ses mains, comment
elle ¹tait. Ce qu'il d¹crivait ¹tait tr¸s all¹chant, et racont¹ avec
beaucoup de passion, mais ce n'¹tait pas ce que voulait Perets.
- Oui, bien sËr, dit-il. Oui... Oui...
"Peut-ºtre est-elle all¹e ° la rencontre des chiots", pensait-il,
secou¹ sur le si¸ge arri¸re au cÄt¹ d'un Quentin rembruni, tout en regardant
les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure - Touzik ¹tait en train de
m²chonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forºt, blanche,
froide, assur¹e, et elle est entr¹e dans l'eau, dans l'eau famili¸re, entr¹e
dans le lac comme j'entre dans la biblioth¸que ; elle s'est plong¹e dans le
cr¹puscule vert et mouvant et elle a nag¹ ° la rencontre des chiots, et
maintenant elle les a d¹j° rencontr¹s au milieu du lac, au fond, et elle les
a emmen¹s quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but. Et de nouveaux
¹v¹nements se pr¹pareront dans la forºt, et peut-ºtre, ° de nombreux milles
d'ici, se produira ou commencera ° se produire quelque chose d'autre : au
milieu des arbres commenceront ° bouillonner des bouff¹es de brouillard
lilas qui ne sera pas du tout du brouillard - ° moins qu'un autre cloaque
n'entre en travail au milieu d'une paisible clairi¸re, ou que les aborig¸nes
bigarr¹s qui, tout r¹cemment encore, restaient paisiblement assis ° regarder
des films instructifs et ° ¹couter patiemment les explications dispens¹es
par le z¸le de B¹atrice Vakh ne se l¸vent soudain et partent dans la forºt
pour ne plus jamais revenir... Et tout sera rempli d'un sens profond, de
mºme qu'est plein de sens chaque mouvement d'un m¹canisme complexe, et tout
sera pour nous ¹trange et donc insens¹, pour nous ou en tout cas pour ceux
d'entre nous qui ne peuvent encore s'habituer ° l'absence de sens et la
prendre pour la norme."
Et il ressentit l'importance de chacun des ¹v¹nements, de chacun des
ph¹nom¸nes qui l'entouraient : du fait qu'il ne pouvait y avoir
quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la port¹e, du fait que le tronc
de cet arbre ¹tait pr¹cis¹ment couvert d'une mousse rouge, du fait qu'on ne
voyait pas le ciel au-dessus du sentier ° cause des branches hautes des
arbres.
Le tout-terrain ¹tait secou¹, Sto¿an roulait tr¸s lentement et Perets
aper·ut de loin ° travers le pare-brise un poteau pench¹ muni d'une pancarte
qui portait une inscription. L'inscription ¹tait d¹lav¹e et rong¹e par les
pluies, c'¹tait une tr¸s vieille inscription trac¹e sur une tr¸s vieille
planche d'un gris sale, clou¹e au poteau par deux ¹normes clous rouilles :
"Ici, il y a deux ans, s'est tragiquement noy¹ le traverseur de la
forºt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacr¹."
"Que faisais-tu l°, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te
noyer ici? Tu ¹tais certainement un bon gar·on, tu avais une tºte ras¹e, une
m²choire carr¹e et velue, une dent en or, des tatouages, tu en ¹tais couvert
de la tºte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et ° ta
main droite il manquait un doigt qu'on t'avait arrach¹ d'un coup de dent
dans une bagarre d'ivrognes. Tu n'avais ¹videmment pas le coeur ° ºtre un
traverseur de la forºt, mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi
: tu devais purger ta peine sur le rocher oÉ se trouve maintenant
l'Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la
forºt. Et l° tu n'as pas ¹crit d'articles, tu n'y pensais mºme pas, tu
pensais ° d'autres articles, qui avaient ¹t¹ ¹crits avant toi et contre toi.
Et tu as construit l° une route strat¹gique, tu as pos¹ des dalles de b¹ton,
tu as profond¹ment entaill¹ les flancs de la forºt pour que des bombardiers
octimoteurs puissent, en cas de n¹cessit¹, se poser sur cette route. Mais la
forºt pouvait-elle supporter cela? Tu vois, elle l'a noy¹ dans un endroit
sec. Mais dans dix ans, on t'¹l¸vera un monument, et peut-ºtre donnera-t-on
ton nom ° un caf¹ quelconque. Le caf¹ s'appellera " Chez Gustav ", et le
chauffeur Touzik ira y boire du k¹fir et caresser les gamines ¹bouriff¹es de
la chorale locale..."
"Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour
les raisons qui auraient dË les lui valoir. La premi¸re fois, il avait ¹t¹
envoy¹ en colonie p¹nitentiaire pour vol de papierposte, la deuxi¸me pour
infraction ° la r¹glementation sur les passeports.
"Sto¿an, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de k¹fir, rien. Il aime d'un
amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n'a jamais aim¹ d'un amour
tendre et pur. Quand sortira des presses son vingti¸me article, il offrira °
Alevtina son bras et son coeur, et sera repouss¹ malgr¹ ses articles, malgr¹
ses larges ¹paules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas
ceux qui ont le nez trop propre, les soup·onnant - non sans raison - d'ºtre
des pervers d'un raffinement inconcevable. Sto¿an vit dans la forºt, qu'° la
diff¹rence de Gustav il a rejointe de son plein gr¹, et ne se plaint jamais
de rien, bien que la forºt ne soit pour lui qu'un immense d¹potoir de
mat¹riaux vierges destin¹s ° l'¹criture d'articles qui lui ¹pargneront le
traitement...
"On peut s'¹tonner ° l'infini qu'il y ait des gens capables de
s'habituer ° le forºt, et pourtant ces gens sont l'¹crasante majorit¹. La
forºt les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif,
ou comme endroit oÉ beaucoup de choses sont permises, ou encore comme
endroit oÉ l'on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils
d¹couvrent soudain que " c'est le mºme g²chis ici que partout ailleurs ", ce
qui les r¹concilie avec l'¹tranget¹ de la forºt, mais aucun d'entre eux n'a
l'intention d'y terminer ses jours... Quentin par exemple, ° ce qu'on dit,
ne vit ici que parce qu'il a peur de laisser sa Rita sans surveillance.
Rita, elle, refuse absolument d'aller ailleurs et ne parle jamais °
personne. Pourquoi...
"Et puisque j'en suis ° Rita... Rita peut partir dans la forºt et n'en
pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forºt. Rita
enfreint tous les r¸glements, et personne n'ose lui faire d'observations.
Rita n'¹crit pas d'articles. Rita, d'une mani¸re g¹n¹rale, n'¹crit rien, pas
mºme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir
chez la buffeti¸re, si elle n'est pas occup¹e avec quelqu'un d'autre... A la
station, tout se sait... Le soir ils allument la lumi¸re dans le club, ils
branchent le phono, ils boivent follement du k¹fir et la nuit, sous la lune,
jettent les bouteilles dans les lacs - ° qui lancera le plus loin. Ils
dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, ¹changent leurs femmes.
Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forºt d'¹prouvette en
¹prouvette, examinent la forºt au microscope, la comptent sur leurs
arithmom¸tres, tandis que la forºt autour d'eux, suspendue au-dessus d'eux,
pousse ses v¹g¹tations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous
leurs fenºtres, dans les heures ¹touffantes qui pr¹c¸dent l'orage, des
foules d'arbres errants, sans peut-ºtre comprendre elle non plus ce qu'ils
sont, pourquoi ils sont l° et pourquoi ils sont, d'une mani¸re g¹n¹rale...
"Heureusement, je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n'ai
rien compris, rien trouv¹ de ce que je voulais trouver, mais je sais
maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais
rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre moi et la
forºt, la forºt ne m'est pas plus proche que l'Administration. Mais en tout
cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai
que vienne le temps..."
La cour de la station ¹tait vide. Il n'y avait pas un camion, pas de
queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que la valise de Perets au beau
milieu du perron et son manteau gris accroch¹ au garde-corps de la v¹randa.
Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui.
Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient d¹j° vers le
r¹fectoire d'oÉ venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon.
Sto¿an dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage.
Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono
d¹cha¾n¹, les bavardages stupides, le k¹fir, "encore un petit verre
peut-ºtre?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...
Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit
d'un air courrouc¹ :
- Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.
Perets s'avan·a d'un pas rapide vers le guichet.
- L°, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas l°, l°.
Qu'est-ce que vous avez ° trembler des mains comme ·a? Tenez...
Il se mit ° compter des billets.
- OÉ sont les autres? demanda Perets.
- Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.
- Non, je pensais °...
- Cela n'int¹resse personne, ce ° quoi vous pensiez. Je ne peux pas
changer pour vous la proc¹dure en usage. Voil° votre salaire. Vous l'avez
per·u?
- Je voulais savoir...
- Je vous demande si vous avez per·u votre salaire. Oui ou non?
- Oui.
- Enfin. Maintenant voil° votre prime. Vous l'avez per·ue?
- Oui.
- C'est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis press¹. Je
dois ºtre ° l'Administration avant sept heures.
- Je voulais simplement demander, pla·a ° la h²te Perets, oÉ ¹taient
les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener...
sur le Continent...
- Le Continent, je ne peux pas. Je dois ºtre ° l'Administration.
Permettez, je ferme le guichet.
- Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
- Ce n'est pas la question. Vous ºtes adulte, vous devez comprendre. Je
suis caissier. J'ai des feuilles de paye. Et s'il leur arrivait quelque
chose? Enlevez votre coude.
Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre
obscurcie par la salet¹, il regardait le caissier ramasser les feuilles de
paye, les froisser n'importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand
soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entr¸rent,
li¸rent les mains du caissier, lui pass¸rent une boucle autour du cou et
l'un d'eux l'emmena au bout de la corde tandis que l'autre prenait la
sacoche et parcourait la pi¸ce du regard - et aper·ut Perets. Ils
s'entre-regard¸rent quelques instants ° travers la vitre sale, puis, avec
une lenteur et une pr¹caution infinie, comme s'il craignait d'effrayer
quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la mºme lenteur
et la mºme pr¹caution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le
fusil qui ¹tait appuy¹ contre le mur. Perets attendait, glac¹ et sans y
croire. Le garde prit le fusil et sortit ° reculons en refermant la porte
derri¸re lui. La lumi¸re s'¹teignit.
Perets se d¹tacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds
jusqu'° sa valise, s'en empara et se pr¹cipita au-dehors, le plus loin
possible de cet endroit. Il se dissimula derri¸re le garage et vit le garde
appara¾tre sur le perron en tenant le fusil ba¿onnette crois¹e, regarder °
gauche, ° droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de
Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, apr¸s un dernier regard
circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.
Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les
fenºtres ¹clair¹es, barbouill¹es de craie jusqu'° leur moiti¹. Derri¸re
elles, des ombres passaient, sur le toit l'aube grillag¹e du radar tournait
silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forºt les
cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s'alluma quelque part et
promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-d¹verseur au
coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte
en tressautant au passage d'une fondri¸re, suivi par le faisceau du
projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait
d'allumer une cigarette en s'abritant du vent et on voyait, enroul¹e autour
de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la
fenºtre entrouverte de la cabine.
Le camion s'¹loigna, le projecteur s'¹teignit. Dans la cour passa,
ombre sinistre tra¾nant d'¹normes bottes, un deuxi¸me garde arm¹ d'un fusil
qu'il tenait sous son bras. De tempe en temps il s'arrºtait pour se pencher
et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en
sueur et, fig¹ d'angoisse, le suivit des yeux.
La forºt r¹sonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient
quelque part. Une lumi¸re jaillit au premier ¹tage et quelqu'un dit d'une
voix forte : "On ¹touffe, chez toi." Dans l'herbe tomba quelque chose de
rond et brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit °
nouveau d¹faillir mais comprit ensuite que ce n'¹tait qu'une bouteille de
k¹fir vide. "A pied, pensa-t-il, il faut que j'y aille ° pied. Vingt
kilom¸tres ° travers la forºt. Malheureusement, ° travers la forºt. Elle ne
verra maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue,
ployant sous le poids d'une valise qu'on ne sait trop pourquoi il ne se
d¹cide pas ° abandonner. Je me tra¾nerai et la forºt hurlera et rugira des
deux cÄt¹s..."
Le garde reparut dans la cour. Il n'¹tait plus seul mais accompagn¹ de
quelqu'un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu'un d'¹norme, °
quatre pattes. Ils s'arrºt¸rent au milieu de la cour et Perets entendit le
garde qui marmonnait : "Tiens, l°, tiens... Mais ne bouffe pas, imb¹cile,
flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau, faut le flairer. Hein?
Cherche, on te dit." Celui qui ¹tait ° quatre pattes geignait et glapissait.
"Eh! dit soudain le garde d'une voix exc¹d¹e, il y a que les puces que tu
sais chercher... Pheuh!" Ils se s¹par¸rent dans l'obscurit¹. Des talons
sonn¸rent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et
d'humide vint s'appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit
tomber C'¹tait un ¹norme chien loup qui glapit de mani¸re ° peine audible,
exhala un profond soupir et posa une tºte lourde sur les genoux de Perets.
Perets le caressa derri¸re l'oreille. Le chien loup b²illa et ¹tait sur le
point de s'installer, apprivois¹, quand ¹clata au premier ¹tage la musique
d'un phono. Le chien loup se jeta de cÄt¹ en silence et s'enfuit en courant.
Le phono se d¹cha¾nait, il n'y avait plus rien d'autre que lui ° des
kilom¸tres ° la ronde. Alors, exactement comme dans un film d'aventures,
silencieusement la lumi¸re bleue s'¹claira, les portes s'ouvrirent et dans
la cour p¹n¹tra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque,
enti¸rement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s'arrºta
et coupa ses phares dont les lumi¸res s'¹teignirent lentement, comme un
monstre de la forºt qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar
passa la tºte ° la porti¸re et se mit ° crier quelque chose ° pleine bouche.
Il s'¹gosilla longtemps ainsi, visiblement en proie ° une fureur croissante,
puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse ° la porti¸re pour y
¹crire ° la craie, la tºte en bas :
"PERETS!!"
Perets comprit alors que le camion ¹tait venu pour lui. Il saisit sa
valise et se mit ° courir ° travers la cour sans oser regarder derri¸re lui,
craignant d'entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa p¹niblement
par deux ¹chelles jusqu'° la cabine aussi vaste qu'une chambre et pendant
qu'il casait sa valise, qu'il s'installait et cherchait une cigarette,
Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s'empourprant,
s'¹poumonant, gesticulant et frappant sur l'¹paule de Perets. Mais c'est
seulement lorsque le phono s'interrompit subitement que Perets put enfin
entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait
de jurer copieusement.
Le camion n'avait pas encore franchi les portes que Perets ¹tait d¹j°
endormi, comme si on lui avait appliqu¹ sur le visage un masque d'¹ther.
Perets fut r¹veill¹ par une sensation de malaise, d'angoisse, par un
poids, insupportable ° ce qu'il lui parut au d¹but, sur son ºtre et tous les
organes de ses sens. Un malaise qui confinait ° la douleur, et il g¹mit
involontairement en revenant lentement ° lui.
Ce poids sur son ºtre se transforma en d¹pit et en d¹sespoir, parce que
la voiture n'allait pas sur le Continent, encore une fois elle n'allait pas
sur le Continent, elle n'allait mºme nulle part : elle ¹tait arrºt¹e, moteur
coup¹, morte et glac¹e, les porti¸res grandes ouvertes. Le pare-brise ¹tait
couvert de gouttes frissonnantes qui se r¹unissaient et s'¹coulaient en
ruisselets froids. La nuit derri¸re la vitre ¹tait illumin¹e par les ¹clats
aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces
¹clats incessants qui crevaient l'oeil. Et on n'entendait rien non plus :
Perets pensa mºme au d¹but qu'il ¹tait devenu sourd, avant de prendre
conscience de la pression r¹guli¸re qu'exer·ait sur ses tympans le
mugissement dense de sir¸nes aux voix multiples. Il se mit ° aller et venir
dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, ° la
maudite valise, tenta d'essuyer la vitre, passa la tºte ° une porti¸re, °
l'autre : il ne pouvait absolument pas comprendre oÉ il se trouvait, quel
genre d'endroit c'¹tait et ce que tout cela signifiait. La guerre,
pensa-t-il, mon Dieu! c'est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux
yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une esp¸ce de
grand b²timent inconnu dont toutes les fenºtres de tous les ¹tages
s'¹clairaient et s'¹teignaient en mºme temps ° intervalles r¹guliers. Il
voyait encore une quantit¹ ¹norme de grandes taches lilas.
Soudain une voix monstrueuse pronon·a tranquillement, comme dans le
silence le plus complet :
"Attention, attention. Tous les employ¹s doivent se trouver aux places
d¹termin¹es par la situation num¹ro six cent soixante-quinze fraction P¹gase
omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal
du padischach sans suite sp¹ciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je
r¹p¸te. Attention, attention. Tous les employ¹s..."
Les projecteurs cess¸rent leur balayage et Perets distingua enfin
l'arche famili¸re surmont¹e de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale
de l'Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en
vºtements de nuit avec des lampes ° p¹trole ° cÄt¹ des cottages, puis il
aper·ut pas tr¸s loin une cha¾ne de gens, en manteaux noirs flottant au
vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la
rue et tra¾naient quelque chose d'¹trange et de clair que Perets identifia
au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an
mºme instant une voix emport¹e glapit au-dessus de son oreille : "C'est
pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as ° rester l°?" En reculant, il vit
° cÄt¹ de lui un ing¹nieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur
le front, l'inscription au crayon a encre "Libidovitch". L'ing¹nieur lui
passa carr¹ment dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans
la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le si¸ge du
conducteur, fouilla un peu ° la recherche de la clef de contact, ne la
trouva pas, poussa un glapissement hyst¹rique et d¹boula de la cabine par
l'autre cÄt¹. Dans la rue tous les r¹verb¸res s'allum¸rent et il se mit °
faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit rest¸rent
avec leurs lampes ° p¹trole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient
tous un filet ° papillon ° la main, et ils le balan·aient en mesure, comme
pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte.
Dans la rue pass¸rent l'une apr¸s l'autre quatre voitures noires lugubres,
sortes d'autobus sans fenºtre aux toits surmont¹s d'aubes grillag¹es qui
tournaient, puis une antique automitrailleuse d¹boucha d'une rue
transversale et s'engagea ° leur suite. Sa tourelle rouill¹e tournait avec
un grincement per·ant et le mince canon de la mitrailleuse montait et
descendait. Le blind¹ se fraya p¹niblement un chemin le long du camion,
l'¹coutille de la tourelle s'ouvrit et livra passage ° un homme en chemise
de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria ° Perets d'une voix
m¹contente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes l°!"
Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
Je ne partirai jamais d'ici, pensa-t-il, h¹b¹t¹. Je ne sers ° personne
ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici,
mºme si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une
inondation...
- Vos papiers, s'il vous pla¾t, dit une voix tra¾nante de vieillard,
tandis qu'une main tapotait l'¹paule de Perets.
- Quoi?
- Les documents. Vous les avez pr¹par¹s?
C'¹tait un vieillard en imperm¹able de toile cir¹e, la poitrine barr¹e
par un fusil Berdan suspendu ° une cha¾nette m¹tallique v¹tust¹.
- Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
- Ah! GOSPODINE Perets! dit le vieillard. Vous n'avez pas entendu ce
qu'on a dit sur la situation? Vous devriez d¹j° avoir tous vos papiers ° la
main, d¹pli¹s bien ° plat, comme au mus¹e...
Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuy¹s sur
son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le
visage de Perets et dit :
- Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous
n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.
Il lui rendit le certificat.
- Que se passe-t-il? demanda Perets.
- Il se passe ce qui est pr¹vu de se passer, dit le vieillard soudain
s¹v¸re. Il se passe que c'est la situation num¹ro six cent soixante-quinze
fraction P¹gase. C'est-°-dire l'¹vasion.
- Quelle ¹vasion? D'oÉ?
- Celle qui est pr¹vue par la situation, dit le vieillard en commen·ant
° redescendre l'¹chelle. ×a peut partir d'un moment ° l'autre, alors faites
attention ° vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
- Bon, dit Perets. Merci.
D'en bas s'¹leva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :
- Qu'est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock? Je vais t'en montrer
des papiers! Tu l'as vu, celui-l°? et maintenant d¹campe, si tu as vu...
Une b¹tonni¸re qu'on tirait ° la main passa ° proximit¹, accompagn¹e de
cris et de pi¹tinements. Tous ses poils h¹riss¹s, le chauffeur Voldemar se
hissa ° bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua
bruyamment la porti¸re. Le camion d¹marra s¸chement et prit la grand-rue,
passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets °
papillons. "On va au garage, se dit Perets. Bah! de toute fa·on... Mais je
ne toucherai pas ° la valise. J'en ai assez de la tra¾ner, qu'elle aille au
diable." II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta
soudain la rue principale, vira brutalement, enfon·a une barricade faite de
tonneaux vides et de t¹l¸gues et poursuivit sa route. Un avant-train arrach¹
° un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se d¹tacha
et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une
¹troite ruelle lat¹rale. L'air renfrogn¹, une cigarette ¹teinte au coin de
la bouche, Voldemar tournait l'¹norme volant, courbant et redressant son
corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux
ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues ¹taient sombres
et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras
¹cart¹s furent fugitivement r¹v¹l¹s par la lumi¸re des phares, puis
disparurent et ce fut tout.
- Qu'est-ce que j'ai eu comme id¹e, dit Voldemar. Je voulais aller
directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis,
autant passer au garage, faire une petite partie d'¹checs... L° je rencontre
Achille l'ajusteur, on va chercher du k¹fir, on le boit, on sort
l'¹chiquier... Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se
passe bien... Je suis en E4, lui en C6... Je lui dis : "Tu peux faire des
pri¸res." Et l° ·a a commenc¹... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?
Perets lui donna une cigarette.
- Et cette ¹vasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. OÉ allons-nous?
- Une ¹vasion tout ° fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa
cigarette. Il y en a chaque ann¹e comme ·a. Une machine s'est ¹vad¹e chez
les ing¹nieurs. Et maintenant, tout le monde a re·u l'ordre de l'attraper.
Voil°, on la cherche.
C'¹tait la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain
vague ¹clair¹ par la lune. Ils avaient l'air de jouer ° colin-maillard : ils
marchaient les jambes ° demi fl¹chies, les bras largement ¹cart¹s. Ils
avaient tous les yeux band¹s. L'un d'eux heurta un poteau de plein fouet et
poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s'arrºt¸rent tous en
mºme temps et se mirent ° remuer prudemment la tºte.
- C'est chaque ann¹e le mºme guignol, disait Voldemar. Ils ont des
cellules photo-¹lectriques, des engins acoustiques, cybern¹tiques, ils ont
mis des fain¹ants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque ann¹e ·a
rate pas, il y en a une qui s'¹chappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va
et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire
connaissance avec, je te le demande? Suffit que tu l'aper·oives du coin de
l'oeil, et termin¹ : ou bien on te met ing¹nieur, ou bien on t'envoie, dans
une base ¹loign¹e, planter des choux quelque part dans la forºt, pour que tu
puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse ° qui
mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d'autres
qui... Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met ° courir en
hurlant ° s'en faire p¹ter les cordes vocales. Il demande les papiers ° un,
il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour
pousser des cris. ×a va bien dans le d¹cor, et il y a aucun risque...
- Et nous, on va aussi se mettre ° chercher? demanda Perets.
- Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le
monde. Pendant six heures d'horloge. C'est l'ordre : si au bout de six
heures la machine n'a pas ¹t¹ retrouv¹e, on la d¹truit ° distance. Comme ·a,
ni vu ni connu. Autrement, ·a pourrait tomber entre des mains ¹trang¸res.
Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est encore un
silence de paradis, vous allez voir, ° cÄt¹ de ce qui va se passer dans six
heures. C'est que personne ne sait oÉ cette machine a bien pu se fourrer.
Elle est peut-ºtre dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour
que ·a risque pas de foirer... L'ann¹e derni¸re, la machine se trouvait aux
bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui ¹taient all¹s l°, se
mettre ° l'abri. Les bains, on se dit, c'est un endroit humide, qui se
remarque pas... Et moi j'y ¹tais aussi. Les bains, je m'¹tais dit...
L'explosion m'a projet¹ ° travers la fenºtre, ·a a pas fait un pli, comme si
j'avais ¹t¹ emport¹ par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me
suis retrouv¹ assis sur un tas de neige, avec des poutres enflamm¹es qui
passaient au-dessus de ma tºte...
C'¹tait maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumi¸re
vague de la lune, une route blanche d¹fonc¹e. A gauche, l° oÉ se trouvait
l'Administration, des lumi¸res recommen·aient ° s'agiter en tous sens.
- Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. OÉ est-ce qu'on
va la chercher? On ne sait mºme pas ce que c'est... Si elle est grande ou
petite, claire ou sombre...
- ×a, vous allez le voir bientÄt, promit Voldemar. Je vais vous le
montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents? Sapristi, oÉ
il est cet endroit?... Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, ¹videmment.
Ah-ah, ° gauche... L°-bas le d¹pÄt de mat¹riel, donc il faut prendre plus °
droite...
Le camion quitta la route et se mit ° tressauter sur des mottes de
terre. A gauche, le d¹pÄt de mat¹riel - des rang¹es de containers clairs -
ressemblait ° une ville morte dans la plaine.
... Evidemment elle n'avait pas pu y tenir. Ils l'avaient ¹branl¹e sur
le banc vibrateur, ils l'avaient tortur¹e pensivement, ils avaient fouill¹
ses entrailles, brËl¹ les nerfs d¹licats avec des fers ° souder, l'avaient
suffoqu¹e avec des odeurs de colophane l'avaient oblig¹e ° faire des
stupidit¹s, l'avaient cr¹¹e pour qu'elle fasse des stupidit¹s, l'avaient
perfectionn¹e pour qu'elle fasse des stupidit¹s encore plus stupides, et le
soir venu ils l'abandonnaient, ¹puis¹e, sans force, dans un r¹duit sec et
chaud. Et finalement elle avait d¹cid¹ de partir, bien que sachant tout
d'avance - que sa fuite ¹tait insens¹e et qu'elle ¹tait condamn¹e. Et elle
¹tait partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est
quelque part dans l'ombre, d¹pla·ant doucement ses jambes articul¹es, elle
regarde, elle ¹coute et elle attend... Et maintenant elle a parfaitement
compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soup·onner : qu'il n'y a pas de
libert¹, que les portes soient ouvertes ou ferm¹es devant soi, qu'il n'y a
que la stupidit¹ et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...
- Ah! dit avec satisfaction Voldemar, la voil°, la tr¸s ch¸re, la
bien-aim¹e...
Perets ouvrit les yeux mais ne parvint ° apercevoir devant lui qu'une
grande mare noire, un mar¹cage mºme ; il entendit le moteur qui s'emballait,
puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur
rugit ° nouveau sauvagement, puis se tut.
- Voil° comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent.
Comme le savon dans la cuvette. Vu?
Il fourra son m¹got dans le cendrier et entrouvrit sa porti¸re.
- Il y a quelqu'un d'autre ici... H¹ l'ami, ·a va?
- ×a va! dit une voix qui venait de l'ext¹rieur.
- Tu l'as attrap¹e?
- J'ai attrap¹ un rhume, dit la voix de l'ext¹rieur. UND cinq tºtards.
Voldemar ferma vigoureusement la porti¸re, alluma la lumi¸re
int¹rieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher
une mandoline sous son si¸ge et, inclinant la tºte et l'¹paule droite, se
mit ° pincer les cordes.
- Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du
temps jusqu'au matin, jusqu'° ce que le tracteur arrive.
- Merci, dit humblement Perets.
- Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.
- Non-non, dit Perets, je vous en prie.
Voldemar rejeta la tºte en arri¸re, ferma les yeux et entonna d'une
voix m¹lancolique :
II n'est pas de limite ° mon chagrin, Je divague, erre et m'¹puise en
vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
La boue s'¹coulait lentement le long du pare-brise et Perets commen·a °
distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette ¹trange
d'une voiture qui ¹mergeait au milieu du marais. Il mit en marche les
essuie-glaces et d¹couvrit avec stup¹faction, embourb¹e jusqu'° la tourelle
dans la fondri¸re, l'automitrailleuse de tantÄt.
Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien ° faire de ma vie.
Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et
toussa vigoureusement.
- Eh, l'ami! fit la voix de 1 ext¹rieur. Tu n'as pas quelques
amuse-gueule?
- Et alors? cria Voldemar.
- J'ai du k¹fir.
- Je suis pas seul!
- Venez tous! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions!
On savait oÉ on allait!
Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
- Alors? dit-il avec enthousiasme. On y va? On boira du k¹fir,
peut-ºtre on jouera au tennis... Hein?
- Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
Voldemar cria :
- On arrive! Le temps de gonfler le canot!
Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un
singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en
sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements
de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s'¹leva, provenant de quelque
part vers le bas : "C'est prºt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais
prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se
trouvait un canot pneumatique et ° son bord, tel un gondolier, Voldemar
solidement camp¹ sur ses jambes, une grande pelle de sapeur ° la main, un
sourire joyeux aux l¸vres, qui levait les yeux vers Perets.
... Dans la vieille automitrailleuse rouill¹e qui datait de Verdun il
faisait chaud ° donner la naus¹e, cela empestait l'huile chaude et les
vapeurs d'essence, une petite lampe p²lote ¹clairait la tablette de fer
couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l'armoire en
fer-blanc toute caboss¹e qui contenait les rations de combat ¹tait
maintenant bourr¹e de bouteilles de k¹fir, tout le monde ¹tait en tenue de
nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue,
tout le monde ¹tait ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur
en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la
place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait
lui-mºme sur le dos en disant ° chaque fois : "Pardon, je me suis tromp¹..."
et on l'aidait ° remonter avec de gros rires...
- Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J'ai besoin de faire
un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.
- Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-l° c'est diff¹rent.
Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de
suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.
Il s'¹loigna avec sa mandoline et Perets resta assis ° le regarder
faire : il commen·a d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait
pour seul r¹sultat de faire tourner le canot sur place, puis il se mit ° se
repousser avec la pelle, comme avec une perche, et tout alla bien. La lune
l'inondait d'une lumi¸re morte et il ¹tait comme le dernier homme apr¸s le
dernier D¹luge qui navigue entre les sommets des plus hautes maisons, tr¸s
seul, cherchant ° ¹chapper ° la solitude et encore plein d'esp¹rance. Il
arriva ° l'automitrailleuse, fit sonner son poing sur le blindage,
l'¹coutille s'ouvrit et des gens parurent qui pouss¸rent des hennissements
joyeux et le tir¸rent la tºte en bas ° l'int¹rieur. Et Perets resta seul.
Il ¹tait seul, seul, comme peut l'ºtre l'unique passager d'un train de
nuit qui tire en hoquetant trois petits wagons ¹lim¹s sur un embranchement
promis ° la disparition ; dans le wagon tout grince et chancelle, le vent
souffle ° travers les vitres bris¹es des fenºtres d¹jet¹es et apporte avec
lui les poussi¸res et l'odeur du charbon brËl¹ ; sur le plancher tressautent
des m¹gots et des bouts de papier froiss¹s, un chapeau de paille laiss¹ l°
par quelqu'un se balance ° un crochet et quand le train arrivera enfin au
terminus, l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu et il n'y aura
personne pour l'attendre, il le sait, et il rentrera chez lui et l° fera
cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un bout de saucisson
vieux de trois jours qui commence ° moisir...
Soudain l'automitrailleuse trembla, se mit ° cogner et fut illumin¹e
par les brusques lueurs d'explosions spasmodiques. Des centaines de fils
brillants et multicolores se mirent ° courir au-dessus de la plaine et la
lueur des explosions jointe au faible ¹clat de la lune permit de distinguer
sur le miroir lisse du marais des cercles qui s'¹largissaient ° partir de
l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut ° la tourelle et d¹clama sur un
ton hyst¹rique :
"Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le plus parfait respect,
Votre Splendeur, j'ai l'honneur de rester, tr¸s v¹n¹rable princesse
Dikobella, votre tr¸s humble serviteur, technicien-pr¹pos¹, signature
illisible... '
L'automitrailleuse trembla ° nouveau, il y eut les ¹clairs des
d¹tonations, puis ° nouveau le silence.
"Je l²cherai sur vous des lianes dont on ne se d¹fait pas, et votre
famille sera balay¹e par la jungle, les toits s'effondreront, les poutres
crouleront, et l'ortie, l'ortie am¸re envahira vos maisons" - pensa Perets.
La forºt avan·ait, grimpait le long de la corniche, escaladait le
rocher abrupt, pr¹c¹d¹e par des vagues de brouillard lilas d'oÉ ¹mergeaient
des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que
dans les rues s'ouvraient les cloaques, que les maisons s'engloutissaient
dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les
pistes d'envol b¹tonn¹es devant les avions bourr¹s ° craquer de gens empil¹s
pºle-mºle avec les bouteilles de k¹fir, les cartons griff¹s, les
coffres-forts lourds -- et la terre s'¹cartait sous le rocher, et
l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait ¹tonn¹,
tout le monde serait seulement effray¹ et accepterait l'an¹antissement comme
le ch²timent que chacun attendait d¹j° depuis longtemps dans l'effroi. Et le
chauffeur Touzik courrait comme une araign¹e au milieu des cottages
chancelants et chercherait Rita pour avoir ° la fin son dË, mais ne l'aurait
pas...
Trois fus¹es s'¹lanc¸rent de l'automitrailleuse et une voix militaire
rugit : "Les tanks, ° droite, le couvert, ° gauche! Equipage, sous le
couvert!" Et quelqu'un qui avait un d¹faut de langue reprit : "Les femmes, °
gauche, les lits, ° droite! Eq-quipage, aux lits!" II y eut des
hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme
si un troupeau d'¹talons de race ¹tait en train de se battre dans cette
bo¾te de fer ° la recherche d'une issue vers l'espace, vers les juments.
Perets ouvrit la porti¸re et regarda ° l'ext¹rieur. Sous ses pieds se
trouvait la fange, une ¹paisse couche de fange puisque les roues
monstrueuses du camion s'enfon·aient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il
est vrai que la rive ¹tait proche.
Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre
l'arri¸re de cette immense cuve d'acier qui grondait sous ses pas, puis il
escalada la ridelle et descendit jusqu'° l'eau par l'une des innombrables
¹chelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glac¹ ° rassembler
tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit ° tirer il plissa les
paupi¸res et sauta. La masse visqueuse c¹da sous lui, longtemps, pendant une
infinit¹ de temps, et quand enfin il sentit un sol r¹sistant sous ses pieds,
lu boue lui arrivait ° la poitrine. Il s'allongea de tout son long sur la
boue et commen·a ° pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains.
Au d¹but il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut tr¸s ¹tonn¹
de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
"J'aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des
gens, pour commencer : propres, bien ras¹s, attentifs, accueillants. Pas
besoin de grandes envol¹es de pens¹es, pas besoin de talents ¹tincelants.
Pas besoin de buts grandioses ni de d¹goËt de soi. Je voudrais seulement
qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une
baignoire, que quelqu'un coure chercher du linge propre et pr¹parer la
th¹i¸re, et que personne ne me demande de papiers ni ne me r¹clame une
autobiographie en trois exemplaires compl¹t¹e par vingt empreintes digitales
doubl¹es. Et surtout que personne ne se pr¹cipite au t¹l¹phone pour dire
confidentiellement ° qui de droit qu'un inconnu est arriv¹, plein de boue,
qu'il se nomme Perets, mais qu'il est peu probable que ce soit vraiment
Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service °
ce propos est d¹j° prºte, et qu'elle sera affich¹e demain... Pas besoin non
plus qu'ils soient des farouches partisans ou des adversaires r¹solus de
quoi que ce soit. Pas besoin qu'ils soient des adversaires r¹solus de
l'ivrognerie, du moment qu'ils ne sont pas eux-mºmes des ivrognes. Pas
besoin qu'ils soient des farouches partisans de la m¸re-v¹rit¹, pourvu
qu'ils ne mentent pas et ne disent pas d'horreurs, par-devant ou
par-derri¸re. Et qu'ils ne demandent pas ° un homme de correspondre
pleinement ° tel ou tel id¹al, mais qu'ils le prennent tel qu'il est... Mon
Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"
II s'avan·a sur la route et chemina longtemps vers les lumi¸res de
l'Administration. L°-bas, des projecteurs ne cessaient de s'allumer, des
ombres couraient, des fum¹es multicolores s'¹levaient. L'eau grognait et
clapotait dans ses souliers, ses vºtements qui avaient commenc¹ ° s¹cher
l'enserraient comme dans une bo¾te et bruissaient comme du carton, de temps
en temps des plaques de boue se d¹tachaient de son pantalon et s'¹crasaient
sur la route, et ° chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec
ses papiers - il mettait alors la main ° sa poche, pris de panique. Et en
arrivant au d¹pÄt de mat¹riel, une id¹e angoissante lui traversa l'esprit :
ses papiers ¹taient mouill¹s, et tous les tampons et signatures s'¹taient
r¹pandus et ¹taient devenus illisibles, irr¹m¹diablement suspects. Il
s'arrºta, ouvrit avec ses mains glac¹es son portefeuille, en sortit tous les
certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les
permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de
terrifiant ne s'¹tait produit et l'eau n'avait endommag¹ qu'un certificat
sur papier armori¹ qui attestait ° grand renfort de termes que le porteur de
la pr¹sente avait subi la s¹rie des vaccinations et avait ¹t¹ autoris¹ °
travailler sur les machines ° calculer. Il remit alors tous les documents
dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et
s'apprºtait ° repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue
principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes coll¹es
de travers qui l'attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui
donnent quelque chose ° flairer, qui lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et
qui lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur, employ¹ Perets?", et qui
l'excitent : "Ksss, ksss, imb¹cile, cherche!" A cette id¹e, sans s'arrºter,
il quitta la route et se mit ° courir, pli¹ en deux, vers le d¹pÄt de
mat¹riel, plongea dans l'ombre des ¹normes caisses de bois clair, s'empºtra
les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de
chiffons et d'¹toupe.
L'endroit ¹tait chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses ¹taient
brËlantes, ce qui le r¹jouit d'abord, puis l'¹tonna plutÄt. Aucun bruit ne
parvenait de l'int¹rieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui
sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une
vie ° elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment
de s¹curit¹. Il s'assit confortablement, Äta ses chaussures humides, retira
ses chaussettes tremp¹es et s'essuya les pieds avec un morceau d'¹toupe. Il
faisait si chaud, on ¹tait si bien qu'il pensa : "C'est vraiment ¹trange que
je sois seul ici. Personne n'a donc pens¹ qu'il ¹tait beaucoup mieux de
rester ici plutÄt que d'aller se tra¾ner dans les terrains vagues avec un
bandeau sur les yeux ou d'aller se planter dans un mar¹cage putride?" II
s'adossa ° une feuille de contre-plaqu¹ brËlante, appuya ses pieds nus sur
la face oppos¹e et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tºte
se trouvait une fente ¹troite qui laissait appara¾tre une bande de ciel
blanchie par la lune, parsem¹e de quelques ¹toiles h¹sitantes. On entendait,
venant d'on ne sait oÉ, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de
moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
"Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne
peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les
machines! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines
avari¹es ou mal r¹gl¹es."
... Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l'homme ne pourra
jamais s'entendre avec les machines. Et nous n'allons pas, citoyens, la
discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave
Domarochinier pense de mºme. Qu'est-ce donc qu'une machine? Un m¹canisme
inanim¹, priv¹ de toute la pl¹nitude des sens et ne pouvant pas ºtre plus
intelligent que l'homme. Encore une fois c'est une structure non
albumineuse, encore une fois la vie ne peut se r¹duire ° des processus
physiques et chimiques, et donc la raison... A cet instant un
intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa ° la
tribune, tira impitoyablement sur son plastron empes¹ et prof¹ra avec des
sanglots dans la voix : "Je ne peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose
qui joue avec son hochet... les saules pleureurs qui se penchent vers
l'¹tang... les petites filles en tablier blanc... Elles lisent des vers,
elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du po¸te... Je ne veux
pas que le fer ¹lectronique ¹teigne ces yeux... ces l¸vres... ces jeunes
seins timides... Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que
l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous ne le voulons pas! Et cela
ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se pr¹cipita sur lui avec des verres
d'eau, tandis qu'° quatre cents kilom¸tres au-dessus de ses boucles
neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur
rempli d'explosif nucl¹aire.
"Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas ºtre
aussi stupidement imb¹cile. Bien sËr, on peut lancer une campagne pour la
pr¹vention de l'hiver, faire le sorcier apr¸s s'ºtre goinfr¹ de fausse
oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut
tout de mºme mieux avoir des pelisses et s'acheter des bottes fourr¹es...
D'ailleurs, ce protecteur ° cheveux blancs des jeunes poitrines timides
raconte tout ce qu'il veut ° sa tribune, puis il va prendre chez sa
ma¾tresse la burette de la machine ° coudre, va rejoindre en dou¹e une
grosse bºte ¹lectronique et commence ° lui graisser les pignons en
surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires
respectueux quand il re·oit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides
imb¹ciles ° cheveux blancs. Et n'oublie pas. Seigneur, de nous sauver des
imb¹ciles intelligents avec des masques de carton...
- Je crois que tu fais des rºves, pronon·a une voix de basse quelque
part au-dessus de sa tºte. Je sais par exp¹rience que les rºves laissent
parfois un arri¸re-goËt tr¸s d¹sagr¹able. Parfois mºme, on est comme frapp¹
de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis ·a passe.
Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas? Et tous les arri¸re-goËts se
transformera Lent en plaisir.
- Ah! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et
capricieuse. Tout m'ennuie. C'est toujours la mºme chose : le fer, la
mati¸re plastique, le b¹ton, les gens. J'en suis satur¹. Pour moi, il n'y a
jamais aucun plaisir l°-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je
reste ° la mºme place ° mourir d'ennui.
- Tu devrais te d¹cider ° changer de place, grin·a au loin un vieillard
acari²tre.
- Facile ° dire, changer de place! En ce moment je ne suis pas ° ma
place habituelle, et je m'ennuie quand mºme. Et ·a a ¹t¹ difficile de
partir!
- Bon, dit la voix de basse sur un ton pos¹. Mais qu'est-ce que tu veux
alors? C'est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n'as
pas envie de travailler?
- Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux
voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c'est
toujours la mºme chose...
- Revenez! rugit une voix d'¹tain. Balivernes! La mºme chose, c'est
tr¸s bien. Hausse fixe! Compris? R¹p¹tez!
- Ah! vous et vos commandements...
C'¹taient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les
voyait pas et n'avait aucun moyen de se les repr¹senter, mais il imagina
soudain qu'il ¹tait cach¹ sous le comptoir d'un magasin de jouets et qu'il
¹coutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus
gigantesques, et par l° effrayants. Cette voix fluette et hyst¹rique
appartenait ¹videmment ° Jeanne, la poup¹e de cinq m¸tres de haut. Elle
portait une robe de tulle bariol¹e, et elle avait un visage joufflu, rose et
immobile avec des yeux qui roulaient, des bras ¹pais, absurde ment ¹cart¹s
et des pieds aux doigts coll¹s ensemble. La basse, c'¹tait l'ours
gigantesque Vinni Puch. qui tenait ° peine dans le container, d¹bonnaire,
¹bouriff¹, bourr¹ de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres
¹taient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
- Je pense qu'il faudrait quand mºme que tu travailles, grommela Vinni
Puch. Consid¸re qu'il y a ici des cr¹atures qui ont eu moins de chance que
toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il
reste ici ° penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore
d¹termin¹. Et jamais personne ne l'a entendu se plaindre. Un travail
monotone, c'est aussi un travail. Un plaisir monotone, c'est encore un
plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
- Ah! vous ne comprenez pas, dit la poup¹e Jeanne. Chez vous tantÄt les
rºves sont cause de tout, tantÄt je ne sais pas. Mais j'ai des
pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu'il va y avoir une
terrible explosion, et ° la moindre ¹tincelle je vole en ¹clats et je me
transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.
- Revenez! tonna la voix d'¹tain. C'est assez! Que savez-vous sur les
explosions? Vous pouvez courir vers l'horizon ° n'importe quelle vitesse et
sous n'importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de
n'importe quelle distance, et ce sera une v¹ritable explosion, pas une
petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c'est moi?
Personne ne le dira, et mºme s'il le voulait, il n'y parviendrait pas. Je
sais ce que je dis. Compris? R¹p¹tez.
Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ·a. C'¹tait une fois
pour toutes un ¹norme tank m¹canique. C'est avec la mºme assurance stupide
qu'il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en
travers de sa route.
- Je ne sais pas ° quoi vous pensez, dit la poup¹e Jeanne. Mais si je
suis venue ici, vers vous, vers les seules cr¹atures proches de moi, cela ne
signifie pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous
certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d'une mani¸re
g¹n¹rale, je vous prie de prendre en consid¹ration que ce n'est pas avec
vous que je parle... Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade,
je suis un ºtre normal, et des plaisirs me sont n¹cessaires, comme ° vous
tous. Mais ce n'est pas le v¹ritable travail, une esp¸ce de faux plaisir.
J'attends toujours le mien, le v¹ritable, mais le sien non, non et non. Et
je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence ° penser, je n'arrive qu'°
des absurdit¹s.
- Eh bien!... fit la voix de basse de Puch. Dans l'ensemble, oui...
Evidemment... Seulement... Humm...
- Tout cela est vrai! commenta une voix nouvelle, extrºmement jeune et
sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail v¹ritable...
-- Travail v¹ritable, travail v¹ritable! grin·a venimeusement le
vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail v¹ritable. L'Eldorado!
Les mines du roi Salomon! Ils viennent tous me voir avec leurs int¹rieurs
malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs app¹tissants
ad¹no¿des et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin!
Soyons francs : ils gºnent, ils empºchent de travailler. Je ne sais pas
pourquoi - ils d¹gagent peut-ºtre une odeur particuli¸re, ou bien ils
¹mettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent ° cÄt¹
de moi je deviens schizophr¸ne. Je me d¹double. Une moiti¹ de moi-mºme a
soif de volupt¹, essaye de saisir et de faire ce qui est n¹cessaire, doux,
d¹sir¹, l'autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mºmes
¹ternelles questions : est-ce que ·a en vaut la peine, et pourquoi, est-ce
que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites
quoi, vous travaillez?
- Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais comment... De votre part
c'est tout de mºme ¹trange, je ne m'attendais pas... Je termine le travail
sur un projet d'h¹licopt¸re, et puis apr¸s... J'ai d¹j° dit que j'avais fait
un tracteur merveilleux, c'¹tait un tel plaisir... Je crois que vous n'avez
aucune raison de douter de mon travail.
- Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grin·a le vieillard. Dites-moi
seulement oÉ est ce tracteur?
- Allons... Je ne comprends mºme pas... Comment pourrais-je le savoir?
Et qu'est-ce que j'en ai ° faire? En ce moment, ce qui m'int¹resse, c'est
l'h¹licopt¸re.
- C'est justement de cela qu'il s'agit! dit l'astrologue. Vous n'en
avez rien ° faire. Vous ºtes content de tout. Personne ne vous ennuie. On
vous aide mºme! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le
bonheur, et les gens vous l'ont aussitÄt enlev¹, pour que vous ne vous
perdiez pas en v¹tilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et
maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.
- Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et
d¹cide de se d¹rouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu,
de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale, ou, disons
verticale, c'est un toll¹ g¹n¹ral, des cris et des clameurs ¹coeurantes et
n'importe qui sombre dans le d¹sarroi. Mais ai-je dit que ce n'importe qui
c'¹tait moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? R¹p¹tez!
- Et moi, et moi aussi! se mit ° jacasser la poup¹e Jeanne. Combien de
fois me suis-je demand¹ pourquoi ils existent! Car tout dans le monde a un
sens, n'est-ce pas? Et eux, je crois qu'ils n'en ont pas. Il est ¹vident
qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les
analyser, de prendre un ¹chantillon de la partie inf¹rieure, de la partie
sup¹rieure et du milieu, ° chaque fois on se heurte ° un mur ou on passe °
cÄt¹, ou alors on s'endort...
- Ils existent indubitablement, stupide hyst¹rique que vous ºtes!
grin·a l'Astrologue. Ils ont une partie sup¹rieure, une inf¹rieure et une
interm¹diaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne
connais rien de plus ravissant, aucune autre cr¹ature ne porte en elle
autant d'objets de d¹lectation que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de
leur existence?
- Mais arrºtez de tout compliquer! dit la voix jeune et sonore. Ils
sont simplement beaux. C'est un v¹ritable plaisir de les regarder. Pas
toujours, bien sËr, mais imaginez un jardin. Il pourra ºtre aussi beau que
vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas
achev¹. Il doit y avoir au moins une esp¸ce d'homme pour animer le jardin.
Ce peut ºtre les petits hommes aux extr¹mit¹s nues, qui ne marchent jamais
mais courent toujours et jettent des pierres... ou les hommes moyens, qui
arrachent les fleurs... peu importe. Mºme les hommes au poil ¹bouriff¹ qui
courent sur leurs quatre extr¹mit¹s. Un jardin sans eux, ce n'est pas un
jardin.
- On ne peut qu'ºtre afflig¹ en entendant de pareilles inepties,
d¹clara le Tank. Stupide! Les jardins nuisent ° la visibilit¹, et pour ce
qui est des hommes, ils gºnent perp¹tuellement tout un chacun, et il est
tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il
en soit, il suffit ° n'importe qui de tirer une bonne salve sur une
construction oÉ, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes
pour que disparaisse tout d¹sir de travailler, pour qu'on se sente somnolent
et que celui qui a fait ·a, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne
dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des
objections ° pr¹senter?
- On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit
Vinni Puch. Quel que soit le point de d¹part de la conversation, vous en
venez toujours aux hommes.
- Et pourquoi pas, au fait? attaqua imm¹diatement l'Astrologue.
Qu'est-ce que ·a peut vous faire? Vous ºtes un opportuniste! Et si nous
voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
- Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant,
nous parlions principalement des cr¹atures vivantes, du plaisir, des
projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent ° occuper une
place de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-°-dire dans nos
pens¹es.
Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de
position - il se coucha sur le cÄt¹ et ramena un genou vers son ventre.
Vinni Puch a tort. Qu'ils parlent des hommes, qu'ils parlent le plus
possible des hommes. Manifestement, ils connaissent tr¸s mal les hommes ; et
c'est pour cela que ce qu'ils disent est int¹ressant. La v¹rit¹ sort de la
bouche des enfants. Quand les hommes parlent d'eux-mºmes, c'est soit pour
fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...
- Vous ºtes tous assez bºtes dans vos jugements, dit l'Astrologue.
Prenez par exemple le Jardinier. J'esp¸re, vous comprenez que je suis assez
objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez
planter des jardins et tracer des parcs. J'admets parfaitement. Mais
dites-moi de gr²ce ce que font l° les hommes? A quoi servent les hommes qui
l¸vent la patte pr¸s des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre fa·on? Je
sens chez vous une sorte de nature malade. C'est comme si en op¹rant des
glandes, j'exigeais pour la pl¹nitude de mon plaisir que l'op¹r¹ soit
envelopp¹ dans des chiffons de couleur...
- C'est simplement que vous ºtes plutÄt sec de nature, remarqua le
Jardinier, mais l'Astrologue ne l'¹coutait pas.
- Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perp¹tuellement
vos bombes et vos fus¹es, vous calculez des corrections-but et vous faites
la fºte avec vos syst¸mes de vis¹e. Est-ce que cela ne vous est pas ¹gal
qu'il y ait ou non des hommes dans les constructions? Il semblerait qu'au
contraire vous pourriez penser ° vos camarades, ° moi par exemple. Suturer
des plaies! pronon·at-il rºveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce
que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien d¹chiquet¹e...
- Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton afflig¹.
Cela fait la septi¸me soir¹e que nous ne parlons que des hommes. C'est
¹trange ° dire, mais apparemment il s'est cr¹¹ entre les hommes et vous un
certain lien, encore ind¹termin¹ mais assez solide. La nature de ce lien est
pour moi tout ° fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur,
puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une
mani¸re g¹n¹rale, tout ceci me para¾t ridicule et je crois que le temps est
venu de...
- Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.
- Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloqu¹.
- Le temps n'est pas encore venu, je dis, r¹p¹ta le Tank. Certains sont
¹videmment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d'autres - je
ne les nommerai pas - ne savent mºme pas que ce temps doit venir, mais tout
le monde sait tr¸s bien qu'il y aura in¹vitablement un jour oÉ il sera non
seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent ° l'int¹rieur des
constructions mais encore n¹cessaire! Et celui qui ne tire pas est un
ennemi! Un criminel! Le d¹truire! Compris? R¹p¹tez!
- Je devine ce que cela peut ºtre, laissa tomber l'Astrologue sur un
ton d'une douceur inattendue. Des plaies par d¹chirure... Gangr¸ne
gazeuse... BrËlures radioactives du troisi¸me degr¹...
- Toujours les mºmes phantasmes, soupira la poup¹e Jeanne. Quel ennui!
Quelle tristesse!
- Puisque vous ne pouvez pas vous arrºter de parler des hommes, dit
Vinni Puch, essayons si vous voulez d'¹lucider la nature de ce lien.
Essayons de raisonner logiquement...
- De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesur¹e et ennuyeuse. Si
le lien en question existe, la supr¹matie est exerc¹e soit par eux, soit par
nous.
- Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.
- Qu'est-ce que c'est que la "supr¹matie"? demanda la poup¹e Jeanne
d'une voix malheureuse.
- La supr¹matie signifie dans le contexte en question "le fait
d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant ° ce qui
est de la formulation du probl¸me elle-mºme, on ne peut la d¹clarer absurde,
mais uniquement correcte, si l'on d¹cide de, raisonner logiquement. Il y eut
un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch
n'y tint plus et demanda : "Alors?"
- Je n'ai pas encore ¹clairci le fait de savoir si vous avez d¹cid¹ de
raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
- Oui, oui, c'est d¹cid¹, assur¸rent en choeur les machines.
- Dans ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils
sont pour vous, soit vous ºtes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous
empºchent d'agir conform¹ment aux lois de votre nature, ils doivent ºtre
¹cart¹s, comme on ¹carte n'importe quel obstacle. Si vous ºtes pour eux,
mais que cet ¹tat de choses ne vous satisfait pas, ils doivent ¹galement
ºtre ¹cart¹s, comme on ¹carte toutes les causes d'un ¹tat de choses
insatisfaisant. C'est tout ce que je peux dire en substance de notre
conversation.
Apr¸s cela, plus personne ne pronon·a un mot, il y eut dans les
containers un certain remue-m¹nage, des grincements, des claquements comme
si les ¹normes jouets se pr¹paraient ° aller se coucher, ¹puis¹s par la
conversation, et l'on sentait encore suspendu dans l'air un sentiment de
gºne g¹n¹ral, comme dans une assembl¹e de personnes qui ont largement
cancan¹ sans ¹pargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni p¸re ni
m¸re et qui sentent soudain qu'elles sont all¹es trop loin.
- Il y a l'humidit¹ qui se l¸ve, grin·a ° mivoix l'Astrologue.
- Je l'avais d¹j° remarqu¹, chuchota la poup¹e Jeanne. C'est si
agr¹able : de nouveaux chiffres...
- Qu'est-ce qu'elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch.
Jardinier, vous n'auriez pas en r¹serve une batterie de vingt-deux volts?
- Je n'ai rien, r¹pondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme
le bruit d'une feuille de contre-plaqu¹ arrach¹e, un sifflement m¹canique,
et Perets vit soudain par l'¹troite fente au-dessus de lui quelque chose de
brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu'un le regardait dans
l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur
la pointe des pieds dans la lumi¸re lunaire et, se lan·ant ° d¹couvert,
courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait °
tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et le voyaient si
petit, si pitoyable, si d¹sarm¹ dans la plaine ouverte ° tous les vents et
riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur
lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.
Il d¹passa un petit pont jet¹ par-dessus un ravin ass¹ch¹ et voyait
d¹j° les lumi¸res des premi¸res maisons de l'Administration quand il sentit
qu'il s'essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur
insupportable. Il voulut s'arrºter, mais il per·ut, ° travers le bruit de sa
propre respiration, le mart¸lement d'une multitude de pieds derri¸re lui et,
perdant ° nouveau la tºte, il rassembla ses derni¸res forces et se remit °
courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps,
crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en mºme temps que
lui et il pensa : "×a y est, c'est la fin." Le mart¸lement le rejoignit et
une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emball¹, apparut ° ses
cÄt¹s, masquant la lune, puis se d¹tacha en avant et commen·a ° s'¹loigner
lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et
Perets s'aper·ut que c'¹tait un homme qui portait un maillot de footballeur
frapp¹ du num¹ro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre,
et il fut encore plus effray¹. Le mart¸lement multiple derri¸re son dos ne
cessait pas, on entendait des g¹missements et des cris douloureux. "Ils
courent, pensa-t-il hyst¹riquement. Ils courent tous! C'est commenc¹! Et ils
courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."
II voyait confus¹ment sur les cÄt¹s les cottages de la rue principale,
des visages angoiss¹s, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les
longues jambes du num¹ro 14, parce qu'il ne savait pas oÉ il fallait courir
et oÉ ¹tait le salut : "Les armes se d¹cha¾nent d¹j° quelque part et je ne
sais pas oÉ, et je me retrouve encore une fois de cÄt¹, mais je ne veux pas.
je ne peux pas ºtre de cÄt¹ maintenant, parce qu'ils sont l°-bas, dans les
caisses, ils ont peut-ºtre raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi
mes ennemis..."
II vola dans la foule, qui s'¹carta devant lui, il vit passer devant
ses yeux un petit drapeau ° damiers, des clameurs enthousiastes retentirent
et quelqu'un de connaissance courut quelques instants ° ses cÄt¹s, r¹p¹tant
comme une condamnation : "Ne vous arrºtez pas, ne vous arrºtez pas..." II
s'arrºta alors et aussitÄt on l'entoura, on jeta sur ses ¹paules une robe de
chambre de satin. Une voix radiophonique d¹mesur¹ment enfl¹e annon·a :
"Deuxi¸me, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de
sept minutes douze secondes trois dixi¸mes... Attention, voici le troisi¸me
qui arrive!"
La personne de connaissance, qui ¹tait le Proconsul, disait : "Vous
ºtes formidable, Perets, je ne m'y attendais pas du tout Quand on vous a
annonc¹ au d¹part, je riais, mais maintenant je vois qu'il faut absolument
vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain
vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous
ferai entrer par les ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai
avec Kim." Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes
connues et d'inconnus en masques de carton. A peu de distance de l°, on
faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui ¹tait arriv¹ premier.
Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une
grande coupe m¹tallique. Une banderole qui portait l'inscription "Arriv¹e"
¹tait tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux riv¹s au
chronom¸tre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vºtu d'un strict manteau
noir dont l'une des manches s'ornait d'un brassard oÉ l'on lisait : "Juge
principal". "... Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le
Proconsul, on aurait pu vous compter officiellement ce temps." Perets le
repoussa du coude et s'enfon·a dans la foule, les jambes flageolantes.
- ... PlutÄt que de rester chez soi ° suer de peur, disait quelqu'un
dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
- Je disais la mºme chose ° Domarochinier tout ° l'heure. Mais ce n'est
pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l'ordre
dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme
·a, autant que ce soit pour quelque chose...
- Et qui a eu cette id¹e? Domarochinier! Il ne perd pas le nord. Il
sait y faire!
- ×a ne sert ° rien pourtant de les faire courir en cale·on. Faire son
devoir en cale·on - c'est une chose, c'est honorable. Mais faire des
comp¹titions en cale·on, c'est pour moi une erreur organisationnelle
typique. Je vais ¹crire ° ce sujet °...
Perets se d¹gagea de la foule et remonta en chancelant la rue
encombr¹e. Il avait des naus¹es, la poitrine lui faisait mal et il imaginait
les autres, dans leurs caisses, ¹tirant leurs cous de m¹tal pour regarder la
foule de gens en cale·ons avec leurs yeux band¹s et s'effor·ant vainement de
comprendre quel est le lien qui les unit ° cette foule et ne pouvant pas le
comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le
point de se tarir...
Il n'y avait pas de lumi¸re dans le cottage de Kim ; ° l'int¹rieur, un
nourrisson pleurait.
On avait clou¹ des planches sur la porte de l'hÄtel et derri¸re les
fenºtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aper·ut
aux fenºtres du premier ¹tage des visages blºmes pr¹cautionneusement tourn¹s
vers l'ext¹rieur.
Les portes de la biblioth¸que s'ouvraient sur un canon au tube d'une
longueur d¹mesur¹e termin¹ par un large frein de bouche tandis que de
l'autre cÄt¹ de la rue un hangar finissait de brËler, et l'on voyait,
¹clair¹s par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton
qui promenaient des d¹tecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.
Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme
s'approcha de lui, le prit par la main et l'entra¾na. Perets ne r¹sista pas,
tout lui ¹tait ¹gal. Elle ¹tait toute vºtue de noir, sa main ¹tait ti¸de et
douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscurit¹.
"Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une
impudence non dissimul¹e. Et alors? Elle attendait. Je ne comprends pas
pourquoi, je ne comprends pas en ¹change de quoi je me suis rendu ° elle,
mais c'est moi qu'elle attendait..."
Ils entr¸rent dans la maison, Alevtina alluma la lumi¸re et dit :
- Il y a longtemps que je t'attendais ici.
- Je sais, dit-il.
- Et pourquoi passais-tu sans t'arrºter? "Oui, pourquoi au fait?
pensa-t-il. Sans doute parce que ·a m'¹tait ¹gal."
- ×a m'¹tait ¹gal, dit-il.
- Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.
Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains ° plat sur ses genoux et
la regarda enlever son ch²le noir et le pendre ° un clou - blanche, pleine,
ti¸de. Elle s'enfon·a dans la maison ; un chauffebains ° gaz se mit °
ronfler et il y eut un bruit d'eau qui coule. Ses pieds lui faisaient tr¸s
mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets
¹taient couverts d'un m¹lange de sang et de poussi¸re qui en s¹chant avait
form¹ des croËtes noir²tres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans
l'eau brËlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur dispara¾trait
pour faire place ° l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire,
pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."
- Viens ici, appela Alevina.
Il se leva p¹niblement, avec l'impression que tous ses os craquaient
douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu'° la porte du couloir,
puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu'au renfoncement oÉ
s'ouvrait la porte de la salle de bains avec ses fa¿ences ¹tincelantes, le
ronflement affair¹ de la flamme bleu du chauffe-bains ° gaz et Alevina qui,
pench¹e au-dessus de la baignoire, r¹pandait dans l'eau une poudre fine.
Pendant qu'il se d¹shabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle
agita l'eau et un manteau de mousse monta ° la surface, d¹borda de la
baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de
plaisir et de douleur, tandis qu'Alevtina assise sur le rebord de la
baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des l¸vres, si bonne,
si accueillante - et il n'avait pas ¹t¹ une seule fois question de
papiers...
Elle lui lavait la tºte et lui, crachotant et s'¹brouant, se disait que
ses mains ¹taient aussi fortes et habiles que celles de sa m¸re - et elle
devait ¹videmment savoir faire aussi bien la cuisine... Puis elle lui
demanda : "Je te frotte le dos?" Il se tapota l'oreille de la main pour
chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sËr, naturellement!" Elle lui passa
sur le dos un gant de filasse rºche et ouvrit le robinet de la douche.
- Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ·a. Je vais vider
l'eau, en mettre de la propre et je resterai allong¹, avec toi assise °
cÄt¹. S'il te pla¾t.
Elle arrºta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
- On est bien! dit-il. Tu sais, jamais encore je n'avais ¹t¹ aussi
bien.
- Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
- Comment pouvais-je savoir?
- Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d'avance? Tu
aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mari¹?
- Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
- C'est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l'aimais beaucoup?
Comment ¹tait-elle?
- Comment ¹tait-elle... Elle n'avait peur de rien. Elle ¹tait bonne.
Nous rºvions souvent de la forºt.
- De quelle forºt?
- Comment, de quelle forºt? Il n'y a qu'une forºt.
- La nÄtre, tu veux dire?
- Elle n'est pas ° vous. Elle existe pour ellemºme. D'ailleurs en
r¹alit¹ elle est peut-ºtre ° nous. Mais c'est difficile de se le
repr¹senter.
- Je n'ai jamais ¹t¹ dans la forºt, dit Alevtina. On dit que c'est
effrayant.
- Ce qu'on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait
commencer par apprendre ° ne pas avoir peur de ce qu'on ne comprend pas.
Alors tout serait simple.
- Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si
on se racontait un peu moins d'histoires, il n'y aurait rien
d'incompr¹hensible. Et toi, Pertchik, tu n'arrºtes pas de te raconter des
histoires.
- Et la forºt?
- Quoi, la forºt? Je n'y suis pas all¹e, mais si j'y allais je ne crois
pas que je serais particuli¸rement perdue. L° oÉ il y a la forºt, il y a des
sentiers, l° oÉ il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours
s'entendre avec les gens.
- Et s'il n'y a personne?
- S'il n'y a personne, il n'y a rien ° y faire. Il faut s'en tenir aux
gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.
- Non, dit Perets. Ce n'est pas si simple. Avec les gens, moi je suis
perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
- Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?
- Je ne comprends rien. C'est pour ·a, entre autres, que j'ai commenc¹
° rºver ° la forºt. Mais maintenant je vois que ce n'est pas plus facile
dans la forºt.
Elle secoua la tºte.
- Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas
comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour, la nourriture et
l'orgueil. Evidemment tout est embrouill¹ comme une pelote, mais quel que
soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou ° l'amour, ou au pouvoir,
ou ° la nourriture...
- Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
- Mon pauvre ch¹ri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu
veux ou si tu ne veux pas... A moins que je ne te le demande : Qu'es-tu,
Pertchik, ° t'agiter ainsi, que te faut-il?
- Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets.
Seulement d¹camper d'ici et me faire archiviste... ou restaurateur. Voil°
tous mes d¹sirs.
Elle secoua ° nouveau la tºte
- Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliqu¹. Il te faut trouver
quelque chose de plus simple.
Il ne r¹pliqua pas et elle se leva.
- Voil° une serviette. Je t'ai mis du linge l°. Sors et on prendra du
th¹. Du th¹ et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
Perets avait d¹j° vid¹ l'eau et, debout dans la baignoire, se s¹chait
avec une grande serviette ¹ponge quand il entendit un tintement de vitres et
l'¹cho lointain d'un coup sourd. Il se souvint alors du d¹pÄt de mat¹riel,
de Jeanne, la poup¹e stupide hyst¹rique et cria :
- Qu'est-ce que c'est? OÉ?
- C'est la machine qui a explos¹, r¹pondit Alevtina. Ne crains rien.
- OÉ? OÉ a-t-elle explos¹? Au d¹pÄt? Alevtina resta quelques instants
silencieuse, apparemment elle regardait par la fenºtre.
- Non, dit-elle enfin. Pourquoi au d¹pÄt? Dans le parc... Il y a de la
fum¹e... Et ils courent tous, ils courent...
On ne voyait pas la forºt. A sa place, sous la falaise, des nuages
s'¹tendaient en une couche dense jusqu'° l'horizon. On aurait dit un champ
de glace enneig¹ : des banquises, des dunes de neige, des trou¹es et de
crevasses cachant un ab¾me sans fond : celui qui sauterait du haut de la
falaise ne serait pas arrºt¹ par la terre, par le mar¹cage ti¸de ou les
branches tendues des arbres, mais par la glace dure, ¹tincelante sous le
soleil matinal, couverte d'une pellicule de neige s¸che et poudreuse, et il
resterait ¹tendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On
aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoy¹e, qui
aurait ¹t¹ jet¹e par-dessus la cime des arbres.
Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d'une
paume ° l'autre et se dit que le bord de l'°-pic ¹tait vraiment un coin de
rºve : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des
cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brËl¹e par le
soleil, et mºme un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait
seulement ¹viter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines °
quatre fenºtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment
au soleil leur peinture toute fra¾che. Il est vrai qu'elles ¹taient assez
loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer ° imaginer que c'¹tait un
kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mºme mieux
valu qu'elles ne soient pas l°.
C'est peut-ºtre ° cause de ces latrines toutes neuves, ¹difi¹es au
cours de la nuit agit¹e qui avait pr¹c¹d¹, que la forºt se dissimulait
derri¸re les nuages. Mais c'¹tait peu probable. La forºt ne se serait pas
emmitoufl¹e jusqu'° l'horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne
pouvaient pas lui faire un tel effet.
"En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai
tout ce qu'on me dira de faire, je ferai des calculs sur la " mercedes "
ab¾m¹e, je franchirai la zone d'assaut, je jouerai aux ¹checs avec le
manager et j'essaierai mºme d'aimer le k¹fir : ce ne doit pas ºtre tellement
difficile, puisque la plupart des gens ont r¹ussi ° le faire. Et le soir (et
la nuit aussi) j'irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de
framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C'est mºme une
id¹e, pensa-t-il : s'essuyer avec la serviette du Directeur, s'envelopper
dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les
chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j'irai ° la station
biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forºt mais ° la
station, pr¹cis¹ment, et mºme pas ° la station mais ° la caisse, pas pour un
rendez-vous avec la forºt ni pour faire la guerre ° la forºt, mais pour la
paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour
regarder de loin la forºt et pour lui jeter des cailloux."
Derri¸re lui les buissons s'¹cart¸rent bruyamment. Perets se retourna
avec circonspection : ce n'¹tait pas le Directeur, mais encore et toujours
Domarochinier. Il tenait ° la main une ¹paisse chemise et il s'arrºta °
quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait
manifestement quelque chose, quelque chose d'important et il avait apport¹
ici, au bord de l'°-pic, cette ¹trange et angoissante nouvelle que personne
au monde d'autre que lui ne connaissait, et il ¹tait manifeste que tout ce
qui avait cours auparavant n'avait maintenant plus de sens et que chacun
devrait donner tout ce dont il ¹tait capable.
- Bonjour, dit-il en s'inclinant et en tendant la chemise ° Perets.
Vous avez bien dormi?
- Bonjour, dit Perets. Merci.
- L'humidit¹ est aujourd'hui de soixante-seize pour cent, dit
Domarochinier. Temp¹rature : dixsept degr¹s. Vent nul. N¹bulosit¹ : z¹ro.
(Il s'avan·a sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son
corps vers Perets et annon·a.) Le double-v¹ est ce matin ¹gal ° seize...
- Quel double-v¹? demanda Perets en se levant.
- Le nombre de taches, dit tr¸s vite Domarochinier, le regard fuyant.
Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.
- Et pourquoi me dites-vous ·a? demanda Perets d'un ton hostile.
- Je vous demande pardon, dit h²tivement Domarochinier. Cela ne se
reproduira plus. Donc il n'y a que l'humidit¹, la n¹bulosit¹, le vent...
hmm... et... Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur
les opposants?
- Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?
Domarochinier fit deux pas en arri¸re et inclina la tºte.
- Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie
ennuy¹, mais il y a quelques papiers qui n¹cessitent... sans retard, pour
ainsi dire... que vous personnellement... (Il tendit ° Perets la chemise,
comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?
- Vous savez... dit Perets sur un ton mena·ant.
- Oui-oui? dit Domarochinier.
Sans l²cher la chemise, il se mit ° fouiller f¹brilement ses poches,
comme s'il cherchait un calepin. Son visage ¹tait devenu bleu
d'empressement.
"L'imb¹cile, le fichu imb¹cile, pensa Perets en essayant de se dominer.
Qu'est-ce qui lui prend?"
- C'est stupide, dit-il aussi calmement qu'il le pouvait. Vous
comprenez? C'est stupide et ·a n'a rien d'amusant.
- Oui-oui, dit Domarochinier. (Courb¹, serrant la chemise entre son
coude et sa hanche, il griffonnait d¹sesp¹r¹ment des mots sur son
bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?
- Qu'est-ce que vous ¹crivez? demanda Perets.
Domarochinier lui jeta an regard apeur¹ et lut :
"Quinze juin... heure : sept quarante-cinq... lieu : au-dessus de
l'°-pic..."
- Ecoutez, Domarochinier, dit Perets avec col¸re. Qu'est-ce que vous
voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous avez ° me coller au train
tout le temps comme ·a? ×a suffit, il y en a assez! (Domarochinier
¹crivait.) Votre plaisanterie est plutÄt stupide, vous n'avez pas °
m'espionner. Vous devriez avoir honte, ° votre ²ge. Mais arrºtez d'¹crire,
cr¹tin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre gymnastique;
ou de vous laver, regardez un peu ° quoi vous ressemblez! Peuh!...
Les doigts tremblant de rage, 1 entreprit de boucler les lani¸res de
ses sandales
- C'est vrai, ce qu'on dit de vous, que vous ºtes toujours fourr¹
partout ° noter toutes les conversations. Je croyais que ·a faisait partie
de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte
pas ce genre de choses en g¹n¹ral, mais vous, vous d¹passez vraiment la
mesure...
Il se releva et vit Domarochinier fig¹ au garde ° vous. Des larmes
coulaient sur ses joues.
- Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarm¹.
- Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.
- Vous ne pouvez pas quoi?
- La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...
- Seigneur J¹sus, dit Perets. Si vous ne pouvez pas, ne le faites pas,
je disais ·a simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin ° me suivre?
Comprenez-moi, je n'ai rien contre vous, mais c'est extrºmement
d¹sagr¹able...
- ×a ne se reproduira pas! s'¹cria avec transport Domarochinier. Jamais
plus.
Les larmes sur ses joues s'¹taient s¹ch¹es en un instant.
- Bon, ·a suffit, dit Perets, fatigu¹, en s'enfon·ant ° travers les
buissons.
Domarochinier s'accrochait ° ses pas.
"Vieux paillasse, pensa Perets. Tar¹..."
- Tr¸s urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument
indispensable... Votre attention personnelle...
Perets se retourna.
- Qu'est-ce que vous fourez, enfin? s'¹cria-t-il. Si c'est pour ma
valise, rendez-la-moi, oÉ l'avezvous trouv¹e?
Domarochinier posa la valise par terre et commen·a ° ouvrir la bouche,
au bord de l'asphyxie, mais Perets ne le laissa pas parler et saisit la
poign¹e de la valise. Alors Domarochinier, qui n'avait rien pu dire, se
coucha ° plat ventre sur la valise.
- Rendez-moi ma valise! dit Perets, glac¹ de fureur.
- Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses
genoux.
La chemise le gºnait, il la prit entre ses dents et ¹treignit la valise
entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poign¹e.
- Cessez ce scandale! dit-il. Imm¹diatement!
Domarochinier secoua la tºte et murmura quelque chose. Perets
d¹boutonna son col et jeta un regard d¹sempar¹ autour de lui. A l'ombre d'un
chºne pas tr¸s loin de l° se trouvaient, pour une raison ind¹termin¹e, deux
ing¹nieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redress¸rent
et claqu¸rent les talons. Alors Perets, jetant tout autour de lui des
regards de bºte traqu¹e, enfila pr¹cipitamment l'all¹e qui menait vers la
sortie du parc. Il croyait avoir d¹j° tout vu, mais cette fois... Ils ont dË
se donner le mot, pensait-il fi¹vreusement... Il faut courir, courir. Mais
courir oÉ? Il sortit du parc et allait prendre la direction de la cantine
quand il trouva ° nouveau sur son chemin Domarochinier, un Domarochinier
sale et effrayant. Il ¹tait l°, la valise sur l'¹paule, son visage bleu
inond¹ de larmes, ° moins que ce ne fËt d'eau ou de sueur. Ses yeux, voil¹s
par une pellicule blanche, erraient, et il serrait contre sa poitrine la
chemise oÉ ses dents avaient laiss¹ leur empreinte.
- Pas ici, je vous en supplie, r²la-t-il. Dans le bureau... C'est
insupportablement urgent... Et par ailleurs les int¹rºts de la
subordination...
Perets fit un ¹cart pour l'¹viter et remonta en courant la rue
principale. Les gens sur les trottoirs restaient fig¹s, inclinaient la tºte
en roulant des yeux ¹carquill¹s. Un camion qui venait d'en face, se
dirigeant vers lui, freina avec un hurlement sauvage, percuta un kiosque °
journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commenc¸rent °
se mettre en rangs par deux. Un garde passa au pas de parade en pr¹sentant
les armes...
Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva °
chaque fois Domarochinier sur son chemin. Domarochinier ne pouvait plus
parler, il ne faisait que pousser des grognements et des meuglements
inarticul¹s en roulant des yeux suppliants. Perets courut alors vers
l'immeuble de l'Administration.
"Kim, pensait-il fi¹vreusement. Kim ne per mettra pas... A moins que
lui aussi?... Je m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient... Je
frapperai ° coups de pied... maintenant ·a m'est ¹gal..."
II fit irruption dans le hall d'entr¹e et au mºme moment un orchestre
au grand complet entama avec des ¹clats de cuivres une marche triomphale. Il
vit des visages tendus, des yeux ¹carquill¹s, des torses bomb¹s.
Domarochinier le rejoignit et se lan·a ° sa poursuite dans l'escalier
d'honneur, sur les tapis framboise que personne ne se permettait jamais de
fouler, ° travers des salles inconnues ° deux rang¹es de fenºtres, devant
des gardes en uniforme de parade avec d¹corations pendantes, sur un parquet
cir¹ et glissant, le poursuivit dans l'escalier, vers le troisi¸me ¹tage,
dans une galerie de portraits, et ° nouveau dans l'escalier, vers le
quatri¸me ¹tage, devant une haie de jeunes filles fard¹es et fig¹es comme
des mannequins et, enfin l'accula dans une sorte de somptueuse impasse
¹clair¹e par des lampes lumi¸re du jour. Au bout, se trouvait une
gigantesque porte revºtue de cuir qui portait la plaquette "Directeur". Il
¹tait impossible d'aller plus loin.
Domarochinier le rattrapa, se faufila sous son coude, poussa un r²le
effrayant, un r²le d'¹pileptique, et ouvrit devant lui la porte de cuir.
Perets entra, enfon·a ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfon·a
tout son ºtre dans la p¹nombre s¹v¸re et autoritaire de portes endeuill¹es,
dans l'arÄme noble du tabac de prix, dans un silence ouat¹, dans la s¹r¹nit¹
grave et mesur¹e d'une existence ¹trang¸re.
- Bonjour, lan·a-t-il dans le vide,
Mais il n'y avait personne derri¸re l'immense bureau. Personne dans les
vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du
martyr Selivan sur un tableau g¹ant qui occupait tout le mur de cÄt¹.
Derri¸re lui, Domarochinier laissa lourdement tomber la valise. Perets
tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui pr¹sentait
la chemise comme un plateau vide. Ses yeux ¹taient morts, vitreux. Il ne va
pas tarder ° mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.
- Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, ° bout de souffle. Sans le
visa du Directeur, impossible... personnel... jamais je ne me serais
permis...
- Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible soup·on commen·ait ° se
faire jour dans son esprit.
- Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...
Perets s'appuya sur la table et, se retenant ° la surface polie, la
contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut ºtre le plus proche. Il se
laissa tomber entre les bras de cuir frais et d¹couvrit ° sa gauche une
batterie de t¹l¹phones multicolores, ° sa droite des volumes reli¹s grav¹s °
l'or, devant lui un encrier monumental repr¹sentant TannhaËser et V¹nus et
au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la
chemise tendue. Il ¹treignit les accoudoirs et pensa :
"Ah! c'est comme ·a? Bande de fripouilles, de salauds, d'esclaves...
c'est comme ·a, hein? Racaille, larbins, faces de carton... tr¸s bien,
puisque c'est comme ·a..."
- Cessez d'agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il
s¹v¸rement. Donnez-la ici.
Le bureau s'anima, des ombres pass¸rent, un petit tourbillon se forma
et Domarochinier se trouva ° ses cÄt¹s, un peu en retrait derri¸re son
¹paule gauche. La chemise pos¹e sur la table parut s'ouvrir toute seule,
d¹couvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprim¹ en
capitales, le mot : "PROJET".
- Je vous remercie, dit-il s¹v¸rement. Vous pouvez aller.
Il y eut ° nouveau un tourbillon, une l¹g¸re odeur de sueur s'¹leva et
disparut, et Domarochinier se trouva ° la porte, en train de sortir °
reculons, le corps inclin¹ en avant pour saluer, les mains sur la couture du
pantalon - effrayant, pitoyable et prºt ° tout.
- Un instant, dit Perets.
Domarochinier se figea.
- Vous pouvez tuer un homme?
Domarochinier n'h¹sita pas. Il prit un calepin et pronon·a :
- Je vous ¹coute!
- Et vous suicider? demanda Perets.
- Quoi? demanda Domarochinier.
- Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
Domarochinier disparut. Perets s'¹claircit la gorge et se passa les
mains sur le visage.
- Supposons, dit-il ° voix haute. Et ensuite?
Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui ¹tait not¹
pour la journ¹e en cours. L'¹criture de l'ancien Directeur le d¹·ut. Le
Directeur ¹crivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de
calligraphie.
"Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer
k¹fir-z¹fir. Machinisation. Bobine : qui l'a vol¹e? Quatre bulldozers!!!"
"Au diable les bulldozers, pensa Perets, c'est termin¹ : plus de
bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines ° scier de l'Eradication...
Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c'est pas possible.
Dommage... Et il y a aussi ce d¹pÄt de machines. Je le ferai sauter,
d¹cida-t-il. Il imagina l'Administration, vue d'en haut, et comprit qu'il y
avait beaucoup de choses ° faire sauter. Beaucoup trop... N'importe quel
imb¹cile peut faire sauter des choses", se dit-il.
Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons
us¹s, deux odontom¸tres de philat¹liste et par-dessus le tout une patte
d'¹paule de g¹n¹ral dor¹e. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant
les feuilles de papier, se piqua le doigt ° une punaise et trouva le
trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin
¹loign¹, c'¹tait un coffre tr¸s ¹trange, d¹guis¹ en desserte. Perets se leva
et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de
nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarqu¹es au premier abord.
Sous une fenºtre se trouvait une crosse de hockey, flanqu¹e d'une
b¹quille et d'une jambe artificielle chauss¹e d'un bottillon et munie d'un
patin ° glace rouill¹. Tout au fond du bureau s'ouvrait une autre porte
barr¹e par une corde sur laquelle ¹taient pendus des slips noirs et quelques
chaussettes, dont certaines ¹taient trou¹es. Sur la porte elle-mºme, une
plaquette de m¹tal noirci qui portait l'inscription grav¹e "BETAIL". Sur
l'appui de la fenºtre, ° demi cach¹ par un rideau, un petit aquarium rempli
d'une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu
desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ou¿es
branchues. Et derri¸re le tableau qui repr¹sentait l'exploit de Selivan
¹mergeait un somptueux b²ton de chef d'orchestre, avec des queues de
cheval...
Perets s'affaira aupr¸s du coffre, mit un certain temps ° trouver les
bonnes clefs et parvint finalement ° ouvrir la lourde porte blind¹e. La
contre-porte ¹tait tapiss¹e de photos l¹g¸res d¹coup¹es dans des revues pour
hommes, mais le coffre ¹tait presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont
le verre gauche ¹tait cass¹, une casquette chiffonn¹e orn¹e d'une cocarde
¹trange, et la photographie d'une famille inconnue (le p¸re - arborant un
rictus qui d¹couvrait toutes ses dents, la m¸re - la bouche en cul de poule,
et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien
astiqu¹, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une
autre patte d'¹paule de g¹n¹ral et une croix de fer avec des feuilles de
chºne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, °
l'exception de la derni¸re, tout en bas de la pile, oÉ se trouvait le
brouillon d'une note de service qui envisageait les sanctions ° prendre
contre le chauffeur Touzik pour nonfr¹quentation syst¹matique du mus¹e
historique de l'Administration. "Bien fait pour lui, la crapule, marmonna
Perets. Il ne va mºme pas au mus¹e... Il va falloir donner suite ° cette
affaire..."
"Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce que c'est que cette histoire? Il
n'est tout de mºme pas le nombril du monde, non? Enfin, en un sens...
K¹firomane, coureur r¹pugnant, glandouilleur syst¹matique... d'ailleurs tous
les chauffeurs sont des glandouilleurs... non, il faut que ·a cesse : le
k¹fir, la partie d'¹checs pendant les heures de travail. Et Kim, qu'est-ce
qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui d¹raille? - A moins que ce
ne soit justement ce qu'il faut, des esp¸ces de processus stochastiques...
Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde
travaille. Il n'y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit,
ils sont tous occup¹s, personne n'a de temps. Les notes de service sont
observ¹es, je le sais, j'en ai fait l'exp¹rience. Apparemment, tout va bien
: les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ing¹nieurs
construisent, les chercheurs ¹crivent des articles, les caissiers
distribuent de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-ºtre qu'apr¸s
tout ce man¸ge n'existe que pour que tout le monde travaille? Un bon
m¹canicien r¹pare une voiture en deux heures. Et apr¸s? Les vingt-deux
heures restantes? Et si en plus les voitures sont conduites par des
travailleurs exp¹riment¹s qui ne les ab¾ment pas? La solution s'impose
d'elle-mºme : mettre le bon m¹canicien aux cuisines, et les cuisiniers ° la
m¹canique. Il ne s'agit pas seulement de remplir vingt-deux heures -
vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique l°-dedans. Tout le monde
travaille, tout le monde fait son devoir d'homme... pas comme de vulgaires
singes... Et ils acqui¸rent des sp¹cialit¹s nouvelles... Finalement il n'y a
aucune logique l°-dedans, c'est le g²chis complet, pas de la logique...
Seigneur, je suis l° ° rester plant¹ comme un piquet et ils salissent la
forºt, ils la d¹truisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque
chose au plus vite, maintenant je r¹ponds de chaque hectare, de chaque
chiot, de chaque ondine, maintenant je r¹ponds de tout..."
II commen·a ° s'agiter, referma tant bien que mal le coffre, se
pr¹cipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir
une feuille de papier vierge.
"II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions
¹tablies, des modes de relations fix¹s, ils vont rire de moi... Il se
souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-mºme dans
l'antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils
iront se plaindre ° ce... ° ce M. Ah... Ils vont s'¹gorger les uns les
autres... Mais pas rire. C'est ·a le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne
savent pas rire, ils ne savent pas ce que c'est et ° quoi ·a sert. Des
hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la
d¹mocratie, la libert¹ d'opinion, la libert¹ de protestation et d'invective.
Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez! Protestez et riez...
Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec
passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualit¹
du k¹fir, contre la mauvaise nourriture ° la cantine, ils invectiveront avec
une passion particuli¸re le balayeur pour les rues qui n'ont pas ¹t¹
balay¹es depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus
syst¹matique de fr¹quenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux
latrines sur l'°-pic... Non, je commence ° m'embrouiller, pensa-t-il. Il
faut proc¹der par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"
II se mit ° couvrir une feuille d'une ¹criture rapide et illisible :
"" Groupe de l'Eradication de la forºt, groupe d'Etude de la forºt,
groupe de la Protection arm¹e de la forºt, groupe d'Aide ° la population
locale de la forºt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. " Groupe de la
P¹n¹tration du g¹nie ds. for. " Et puis... '' Groupe de la Protection
scientifique for. " Voil°, ·a a l'air d'ºtre tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils
font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demand¹ ce qu'ils faisaient. Il ne
m'est mºme jamais venu ° l'esprit de me demander ce que faisait
l'Administration en g¹n¹ral. Comment on pouvait concilier l'Eradication et
la Protection de la forºt, et en plus aider la population locale... Bon,
voil° ce que je vais faire, pensa-t-il. D'abord, plus d'Eradication.
Eradiquer l'Eradication. La P¹n¹tration du g¹nie aussi, ¹videmment. Ou alors
qu'ils travaillent en haut, de toute fa·on ils n'ont rien ° faire en bas.
Ils peuvent d¹monter leurs machines, construire une route correcte ou
combler ce marais putride... Qu'est-ce qu'il reste alors? Il y a la
Protection arm¹e. Avec leurs chiens loups. Tout de mºme, dans l'ensemble...
Il faut tout de mºme prot¹ger la forºt. Seulement voil°... (Il ¹voqua les
tºtes des gardes qu'il connaissait et se mordilla les l¸vres d'un air
dubitatif.) M-oui... Bon, admettons. Et l'Administration, elle sert ° quoi
alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"
II se sentit tout d'un coup ° la fois joyeux et angoiss¹.
- Mais oui, c'est ·a, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre tout. Qui
est mon juge? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service -
et termin¹!"
II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout pr¸s. Les
verres du lustre tint¸rent, les chaussettes qui s¹chaient sur la corde se
balanc¸rent. Il se leva et s'approcha sur la pointe des pieds de la petite
porte qui se trouvait au fond de la pi¸ce. Derri¸re, quelqu'un marchait d'un
pas in¹gal, comme titubant, mais on n'entendait rien d'autre, et il n'y
avait mºme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets
pesa doucement sur la poign¹e, mais la porte ne c¹da pas. Il approcha les
l¸vres de la fente et demanda ° haute voix : "Qui est l°?" Personne ne
r¹pondit, mais les pas ne cess¸rent pas, comme s'il y avait eu un ivrogne
dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poign¹e,
haussa les ¹paules et revint ° sa place.
"Dans l'ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais
¹videmment pas dissoudre l'Administration, ce serait idiot, pourquoi
dissoudre une organisation toute prºte, bien huil¹e? Il faut simplement la
remettre dans le droit chemin, l'appliquer ° quelque chose de s¹rieux.
Cesser d'envahir la forºt, renforcer au contraire son ¹tude prudente,
essayer de se mettre en rapport avec elle, d'apprendre ° son contact... Ils
ne comprennent mºme pas ce que c'est que la forºt. La forºt! Pour eux c'est
du bois d'abattage... Leur apprendre ° aimer la forºt, ° la respecter, °
vivre la vie qu'elle vit... Non, il y a beaucoup de travail. Du travail
v¹ritable, du travail s¹rieux. Et il se trouvera des gens - Kim, Sto¿an,
Rita.. Et pourquoi pas le manager?... Alevtina... Et finalement ce Ah,
aussi, c'est un personnage, il est pas bºte, mais il a rien de s¹rieux °
faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en
voir! Bon, et maintenant, oÉ en sont les affaires courantes?
Il attira le dossier ° lui. La premi¸re page ¹tait ainsi r¹dig¹e :
PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE
1. Au cours de l'ann¹e ¹coul¹e, l'Administration de la forºt a
substantiellement am¹lior¹ son travail et a atteint des indices ¹lev¹s dans
tous les domaines de son activit¹. Des centaines d'hectares de territoire
forestier ont ¹t¹ conquis, ¹tudi¹s, am¹nag¹s et plac¹s sous la sauvegarde de
la Protection scientifique et arm¹e. La ma¾trise des sp¹cialistes et des
travailleurs du rang cro¾t de jour en jour. L'organisation s'am¹liore, les
d¹penses improductives diminuent. Les barri¸res bureaucratiques et autres
obstacles extraproductifs sont lev¹s les uns apr¸s les autres.
2. Cependant, ° cÄt¹ des r¹alisations effectu¹es, l'action n¹faste de
la deuxi¸me loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres
continue ° s'exercer, abaissant quelque peu le niveau ¹lev¹ des indices.
Notre t²che la plus urgente r¹side maintenant dans la suppression des faits
de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent
une baisse des cadences.
3. Compte tenu de ce qui pr¹c¸de, il est propos¹ de consid¹rer °
l'avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et
contredisant l'id¹al d'organisation, et l'implication dans des faits de
hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l'implication dans des
faits de hasard (probabilisme) n'entra¾ne pas de cons¹quences graves, comme
une tr¸s s¹rieuse violation de la discipline du travail et de la production.
4. La culpabilit¹ des personnes impliqu¹es dans des faits de hasard
(activit¹s probabilistiques) est d¹finie et mesur¹e par les articles du Code
criminel N 62, 64, 65 (° l'exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou
§§ du Code administratif 12, 15 et 97.
NOTA : L'issue mortelle d'une implication dans un fait de hasard
(probabilisme) n'a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante
ou att¹nuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononc¹e °
titre posthume.
5. La pr¹sente directive prend effet ° partir du... mois... jour...
ann¹e. Elle n'a pas d'effet r¹troactif.
Sign¹ : Le Directeur de l'Administration. (...)
Perets passa sa langue sur ses l¸vres s¸ches et tourna la page. Sur la
suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de
l'employ¹ Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conform¹ment °
la directive sur < l'instauration de l'ordre" "pour indulgence pr¹m¹dit¹e
pour la loi des grands nombres s'¹tant traduite par une glissade sur la
glace avec l¹sion concomitante de l'articulation tibia-tarsienne, laquelle
implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11
mars de l'ann¹e en cours", il est propos¹ que l'employ¹ Kh soit d¹sormais
d¹sign¹ sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...
Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C'¹tait aussi
une note de service concernant l'application d'une peine d'amende
administrative correspondant ° quatre mois de salaire au ma¾tre de chiens G.
de Montmorency du groupe de la Protection arm¹e "pour s'ºtre imprudemment
permis d'ºtre frapp¹ par une d¹charge atmosph¹rique (foudre)". Suivaient des
prescriptions concernant les cong¹s, des demandes d'allocation
exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note
explicative d'un certain J. Lumbago ° propos de la disparition d'une
bobine...
- Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets ° haute voix.
Il ¹tait en nage. Le projet ¹tait tap¹ sur du papier couch¹ ° tranche
dor¹e. "II faudrait que j'en parle ° quelqu'un, ou je vais m'y perdre",
pensa-t-il.
L°-dessus la porte s'ouvrit et Alevtina p¹n¹tra dans le bureau,
poussant devant elle une table ° roulettes. Elle ¹tait habill¹e avec une
¹l¹gance recherch¹e et une expression s¹rieuse et aust¸re ¹tait peinte sur
son visage soigneusement maquill¹.
- Votre petit d¹jeuner, dit-elle d'une voix apprºt¹e.
- Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte,
repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avan·a vers Perets.
- Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
- Regarde, dit Perets. Encore des bºtises! Lis un peu.
Elle s'assit sur l'accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras
gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
- Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu'y a-t-il? Tu veux
peut-ºtre que je t'apporte le Code criminel? Le Directeur pr¹c¹dent lui
aussi n'avait pas compris un seul article.
- Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu'est-ce
que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
- Je l'ai lu, et je l'ai mºme tap¹. Et j'ai corrig¹ le style.
Domarochinier ne sait pas ¹crire, et c'est seulement ici qu'il a appris °
lire... A propos, poussin, Domarochinier attend dans l'antichambre, tu
devrais le recevoir pendant le d¹jeuner, il aime ·a. Il te fera des
tartines...
- Mais je me fous de Domarochinier! dit Perets. Explique-moi plutÄt ce
que je...
- Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, r¹pliqua Alevtina. Tu ne
comprends encore rien, poussin, tu ne comprends rien... (Elle appuya sur le
nez de Perets, comme sur un bouton de sonnette.) Domarochinier a deux
blocs-notes. Dans l'un il inscrit qui a dit quoi - pour le Directeur - et
dans l'autre ce qu'a dit le Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie
pas.
- Attends, dit Perets, il faut que je te demande conseil. Cette
directive... ce d¹lire... je ne vais pas le signer.
- Comment ·a, tu ne vas pas?
- Comme ·a. Je ne l¸verai pas la main pour signer cette chose.
Le visage d'Alevtina se fit s¹v¸re.
- Poussin, dit-elle. Ne te bute pas. Signe. C'est tr¸s urgent. Apr¸s,
je t'expliquerai tout, mais maintenant...
- Mais qu'est-ce qu'il y a ° expliquer l°-dedans? dit Perets.
- Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, apr¸s, je
t'expliquerai.
- Non, explique-moi maintenant, dit Perets. Si tu peux. Ce dont je
doute.
Alevtina l'embrassa sur la tempe et regarda sa montre d'un air
pr¹occup¹.
- Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.
Elle s'assit sur la table, les mains ° plat sous ses cuisses, et
commen·a, les yeux fix¹s dans le vague au-dessus de la tºte de Perets :
- Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne
date pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un vecteur dont l'origine se perd
dans la nuit des temps. Actuellement, il est mat¹rialis¹ par les ordres et
directives existant. Mais il s'enfonce aussi tr¸s loin dans le futur, oÉ il
attend encore d'ºtre mat¹rialis¹. C'est comme une route qui se construit sur
un terrain d¹termin¹. L° oÉ se termine l'asphalte, tournant le- dos ° la
portion d¹j° faite, se trouve un niveleur qui regarde dans son th¹odolite.
Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui passe par l'axe optique du
th¹odolite, c'est le vecteur administratif non encore mat¹rialis¹ que tu es
le seul ° voir et qu'il t'appartient de mat¹rialiser. Tu comprends "
- Non, dit fermement Perets.
- ×a ne fait rien, ¹coute encore... De mºme que la route ne peut pas
tourner arbitrairement ° droite ou ° gauche, mais doit suivre l'axe optique
du th¹odolite, de mºme chaque directive administrative doit ºtre le
prolongement logique de toutes celles qui ont pr¹c¹d¹... Poussin, ne cherche
pas ° approfondir, je ne le comprends pas moi-mºme, mais c'est un bien, car
l'approfondissement engendre le doute, le doute engendre le pi¹tinement sur
place - c'est la mort de tout activit¹ administrative, et par cons¹quent la
tienne, la mienne... C'est ¹l¹mentaire. Qu'il ne se passe pas un jour sans
directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur l'instauration de
l'ordre, elle n'est pas suspendue en l'air, elle est li¹e ° la directive
pr¹c¹dente sur la non-d¹croissance, laquelle est li¹e ° la note de service
sur la non-grossesse, et cette note de service d¹coule logiquement de la
prescription sur l'excitabilit¹ excessive, et cette prescription...
- Arrºte ces stupidit¹s! dit Perets. Montre-moi ces prescriptions et
ces notes de service... Non, montre-moi plutÄt la premi¸re note de service,
celle qui remonte ° la nuit des temps...
- Mais pour quoi faire?
- Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles se suivent logiquement. Je
ne te crois pas.
- Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout ·a. Je te montrerai tout ·a.
Tu pourras lire tout ·a avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y
a pas eu de directive avant-hier, il n'y a pas eu de directive hier. On ne
peut pas prendre en compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait
attraper, et en plus c'¹tait une prescription orale... Combien de temps
crois-tu que l'Administration puisse rester sans directives? Depuis ce
matin, c'est d¹j° le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les
lampes grill¹es, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais
il faut signer la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu r¹unis
les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui les r¹chauffe, et apr¸s
je t'apporterai tout ce que tu voudras. Tu pourras lire, ¹tudier,
approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, ¹videmment, que tu n'approfondisses
pas.
Perets se prit le visage entre les mains et hocha la tºte. Alevtina
sauta vivement ° bas de la table, trempa la plume dans la bo¾te cr²nienne de
V¹nus et tendit le porte-plume ° Perets.
- Allons, ch¹ri, ¹cris vite...
Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :
- Mais je pourrai l'annuler, apr¸s?
- Bien sËr, poussin, bien sËr, dit Alevtina.
Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.
- Non, dit-il. Non et non. Je ne signerai pas. Pourquoi est-ce que
j'irai signer ce d¹lire, alors qu'il y a manifestement des dizaines de
directives, d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sens¹es, qui
seraient n¹cessaires, r¹ellement n¹cessaires dans cette p¹taudi¸re...
- Par exemple? releva vivement Alevtina.
- Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...
Alevtina s'empara d'un bloc-notes.
- Eh bien!... (Le ton de Perets prit soudain un mordant peu habituel.)
Par exemple une note de service ordonnant aux employ¹s du groupe de
l'Eradication de s'¹radiquer eux-mºmes dans les plus brefs d¹lais.
Ex¹cution! Ils auraient qu'° se jeter du haut de la falaise... ou ° se tirer
une balle dans la tºte... Aujourd'hui mºme! Responsable, Domarochinier...
×a, ce serait beaucoup plus utile que...
- Un instant, dit Alevtina... Donc, se suicider par arme ° feu
aujourd'hui avant vingt-quatre heures z¹ro z¹ro. Responsable,
Domarochinier...
Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pens¹es. Perets
la regardait, ¹tonn¹.
- Mais oui! reprit-elle. C'est juste! C'est mºme plus progressiste
que... Comprends, ch¹ri : si une directive ne te pla¾t pas, il ne faut pas
te forcer. Mais donnes-en une autre. Voil°, c'est fait, je n'ai plus ° te
faire de reproches...
Elle sauta ° terre et commen·a ° disposer les assiettes devant Perets.
- Voil° les crºpes, tu as la confiture l°... Le caf¹ est dans le
thermos, il est bouillant, fais attention, ne te brËle pas... Mange, je
pr¹pare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.
- Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...
- Tu me plais bien, dit tendrement Alevtina. Tu es intelligent, tu as
du courage... Mais il faudra ºtre un peu plus gentil avec Domarochinier.
- Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...
Alevtina se pr¹cipita vers la porte, Perets se jeta ° sa poursuite,
criant "Mais ne sois pas folle!", mais ne put la rattraper. Alevtina
disparut et ° sa place, tel un spectre, Domarochinier parut jaillir du
n¹ant. Peign¹, astiqu¹, il avait retrouv¹ sa couleur normale et semblait
prºt ° tout, comme auparavant.
- C'est un coup de g¹nie, dit-il en pressant Perets contre la table.
C'est tout simplement... ¹poustouflant. Cela entrera pour toujours dans
l'Histoire...
Perets recula, comme devant une scolopendre g¹ante, heurta la table et
fit se culbuter l'un sur l'autre TannhaËser et V¹nus.
Last-modified: Mon, 17 May 1999 16:02:36 GMT