Ð, et, prÙcÙdÙs des sergents, ils s'avancØrent au-devant de leur illustre convive. La reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le roi, elle avait l'air triste et surtout fatiguÙ. Au moment oé elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui jusque-lÐ Ùtait restÙ fermÙ s'ouvrit, et l'on vit apparaÞtre la tÚte pÒle du cardinal vÚtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixØrent sur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible passa sur ses lØvres : la reine n'avait pas ses ferrets de diamants. La reine resta quelque temps Ð recevoir les compliments de Messieurs de la ville et Ð rÙpondre aux saluts des dames. Tout Ð coup, le roi apparut avec le cardinal Ð l'une des portes de la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi Ùtait trØs pÒle. Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pourpoint Ð peine nouÙs, il s'approcha de la reine, et d'une voix altÙrÙe : " Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous plaÞt, n'avez-vous point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu'il m'eët ÙtÙ agrÙable de les voir ? " La reine Ùtendit son regard autour d'elle, et vit derriØre le roi le cardinal qui souriait d'un sourire diabolique. " Sire, rÙpondit la reine d'une voix altÙrÙe, parce qu'au milieu de cette grande foule j'ai craint qu'il ne leur arrivÒt malheur. -- Et vous avez eu tort, Madame ! Si je vous ai fait ce cadeau, c'Ùtait pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort. " Et la voix du roi Ùtait tremblante de colØre ; chacun regardait et Ùcoutait avec Ùtonnement, ne comprenant rien Ð ce qui se passait. " Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, oé ils sont, et ainsi les dÙsirs de Votre MajestÙ seront accomplis. -- Faites, Madame, faites, et cela au plus tät : car dans une heure le ballet va commencer. " La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient la conduire Ð son cabinet. De son cätÙ, le roi regagna le sien. Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion. Tout le monde avait pu remarquer qu'il s'Ùtait passÙ quelque chose entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient parlÙ si bas, que, chacun par respect s'Ùtant ÙloignÙ de quelques pas, personne n'avait rien entendu. Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les Ùcoutait pas. Le roi sortit le premier de son cabinet ; il Ùtait en costume de chasse des plus ÙlÙgants, et Monsieur et les autres seigneurs Ùtaient habillÙs comme lui. C'Ùtait le costume que le roi portait le mieux, et vÚtu ainsi il semblait vÙritablement le premier gentilhomme de son royaume. Le cardinal s'approcha du roi et lui remit une boÞte. Le roi l'ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants. " Que veut dire cela ? demanda-t-il au cardinal. -- Rien, rÙpondit celui-ci ; seulement si la reine a les ferrets, ce dont je doute, comptez-les, Sire, et si vous n'en trouvez que dix, demandez Ð Sa MajestÙ qui peut lui avoir dÙrobÙ les deux ferrets que voici. " Le roi regarda le cardinal comme pour l'interroger ; mais il n'eut le temps de lui adresser aucune question : un cri d'admiration sortit de toutes les bouches. Si le roi semblait le premier gentilhomme de son royaume, la reine Ùtait Ð coup sër la plus belle femme de France. Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait Ð merveille ; elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un surtout en velours gris perle rattachÙ avec des agrafes de diamants, et une jupe de satin bleu toute brodÙe d'argent. Sur son Ùpaule gauche Ùtincelaient les ferrets soutenus par un noeud de mÚme couleur que les plumes et la jupe. Le roi tressaillit de joie et le cardinal de colØre ; cependant, distants comme ils l'Ùtaient de la reine, ils ne pouvaient compter les ferrets ; la reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en avait-elle douze ? En ce moment, les violons sonnØrent le signal du ballet. Le roi s'avan×a vers Mme la prÙsidente, avec laquelle il devait danser, et S. A. R. Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commen×a. Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu'il passait prØs d'elle, il dÙvorait du regard ces ferrets, dont il ne pouvait savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal. Le ballet dura une heure ; il avait seize entrÙes. Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la salle, chacun reconduisit sa dame Ð sa place ; mais le roi profita du privilØge qu'il avait de laisser la sienne oé il se trouvait, pour s'avancer vivement vers la reine. " Je vous remercie, Madame, lui dit-il, de la dÙfÙrence que vous avez montrÙe pour mes dÙsirs, mais je crois qu'il vous manque deux ferrets, et je vous les rapporte. " A ces mots, il tendit Ð la reine les deux ferrets que lui avait remis le cardinal. " Comment, Sire ! s'Ùcria la jeune reine jouant la surprise, vous m'en donnez encore deux autres ; mais alors, cela m'en fera donc quatorze ? " En effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouvØrent sur l'Ùpaule de Sa MajestÙ. Le roi appela le cardinal : " Eh bien, que signifie cela, Monsieur le cardinal ? demanda le roi d'un ton sÙvØre. -- Cela signifie, Sire, rÙpondit le cardinal, que je dÙsirais faire accepter ces deux ferrets Ð Sa MajestÙ, et que n'osant les lui offrir moi-mÚme, j'ai adoptÙ ce moyen. -- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante Ð Votre Eminence, rÙpondit Anne d'Autriche avec un sourire qui prouvait qu'elle n'Ùtait pas dupe de cette ingÙnieuse galanterie, que je suis certaine que ces deux ferrets vous coëtent aussi cher Ð eux seuls que les douze autres ont coëtÙ Ð Sa MajestÙ. " Puis, ayant saluÙ le roi et le cardinal, la reine reprit le chemin de la chambre oé elle s'Ùtait habillÙe et oé elle devait se dÙvÚtir. L'attention que nous avons ÙtÙ obligÙs de donner pendant le commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y avons introduits nous a ÙcartÙs un instant de celui Ð qui Anne d'Autriche devait le triomphe inouß qu'elle venait de remporter sur le cardinal, et qui, confondu, ignorÙ, perdu dans la foule entassÙe Ð l'une des portes, regardait de lÐ cette scØne comprÙhensible seulement pour quatre personnes : le roi, la reine, Son Eminence et lui. La reine venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan s'apprÚtait Ð se retirer, lorsqu'il sentit qu'on lui touchait lÙgØrement l'Ùpaule ; il se retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visage couvert d'un loup de velours noir, mais malgrÙ cette prÙcaution, qui, au reste, Ùtait bien plutät prise pour les autres que pour lui, il reconnut Ð l'instant mÚme son guide ordinaire, la lÙgØre et spirituelle Mme Bonacieux. La veille ils s'Ùtaient vus Ð peine chez le suisse Germain, oé d'Artagnan l'avait fait demander. La hÒte qu'avait la jeune femme de porter Ð la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit que les deux amants ÙchangØrent Ð peine quelques paroles. D'Artagnan suivit donc Mme Bonacieux, më par un double sentiment, l'amour et la curiositÙ. Pendant toute la route, et Ð mesure que les corridors devenaient plus dÙserts, d'Artagnan voulait arrÚter la jeune femme, la saisir, la contempler, ne fët-ce qu'un instant ; mais, vive comme un oiseau, elle glissait toujours entre ses mains, et lorsqu'il voulait parler, son doigt ramenÙ sur sa bouche avec un petit geste impÙratif plein de charme lui rappelait qu'il Ùtait sous l'empire d'une puissance Ð laquelle il devait aveuglÙment obÙir, et qui lui interdisait jusqu'Ð la plus lÙgØre plainte ; enfin, aprØs une minute ou deux de tours et de dÙtours, Mme Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet tout Ð fait obscur. LÐ elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde porte cachÙe par une tapisserie dont les ouvertures rÙpandirent tout Ð coup une vive lumiØre, elle disparut. D'Artagnan demeura un instant immobile et se demandant oé il Ùtait, mais bientät un rayon de lumiØre qui pÙnÙtrait par cette chambre, l'air chaud et parfumÙ qui arrivait jusqu'Ð lui, la conversation de deux ou trois femmes, au langage Ð la fois respectueux et ÙlÙgant, le mot de MajestÙ plusieurs fois rÙpÙtÙ, lui indiquØrent clairement qu'il Ùtait dans un cabinet attenant Ð la chambre de la reine. Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit. La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort Ùtonner les personnes qui l'entouraient, et qui avaient au contraire l'habitude de la voir presque toujours soucieuse. La reine rejetait ce sentiment joyeux sur la beautÙ de la fÚte, sur le plaisir que lui avait fait Ùprouver le ballet, et comme il n'est pas permis de contredire une reine, qu'elle sourie ou qu'elle pleure, chacun renchÙrissait sur la galanterie de MM. les Ùchevins de la ville de Paris. Quoique d'Artagnan ne connët point la reine, il distingua sa voix des autres voix, d'abord Ð un lÙger accent Ùtranger, puis Ð ce sentiment de domination naturellement empreint dans toutes les paroles souveraines. Il l'entendait s'approcher et s'Ùloigner de cette porte ouverte, et deux ou trois fois il vit mÚme l'ombre d'un corps intercepter la lumiØre. Enfin, tout Ð coup une main et un bras adorables de forme et de blancheur passØrent Ð travers la tapisserie ; d'Artagnan comprit que c'Ùtait sa rÙcompense : il se jeta Ð genoux, saisit cette main et appuya respectueusement ses lØvres ; puis cette main se retira laissant dans les siennes un objet qu'il reconnut pour Útre une bague ; aussität la porte se referma, et d'Artagnan se retrouva dans la plus complØte obscuritÙ. D'Artagnan mit la bague Ð son doigt et attendit de nouveau ; il Ùtait Ùvident que tout n'Ùtait pas fini encore. AprØs la rÙcompense de son dÙvouement venait la rÙcompense de son amour. D'ailleurs, le ballet Ùtait dansÙ, mais la soirÙe Ùtait Ð peine commencÙe : on soupait Ð trois heures, et l'horloge Saint-Jean, depuis quelque temps dÙjÐ, avait sonnÙ deux heures trois quarts. En effet, peu Ð peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine ; puis on l'entendit s'Ùloigner ; puis la porte du cabinet oé Ùtait d'Artagnan se rouvrit, et Mme Bonacieux s'y Ùlan×a. " Vous, enfin ! s'Ùcria d'Artagnan. -- Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les lØvres du jeune homme : silence ! et allez-vous-en par oé vous Útes venu. -- Mais oé et quand vous reverrai-je ? s'Ùcria d'Artagnan. -- Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Partez, partez ! " Et Ð ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa d'Artagnan hors du cabinet. D'Artagnan obÙit comme un enfant, sans rÙsistance et sans objection aucune, ce qui prouve qu'il Ùtait bien rÙellement amoureux. CHAPITRE XXIII. LE RENDEZ-VOUS D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fët plus de trois heures du matin, et qu'il eët les plus mÙchants quartiers de Paris Ð traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre. On sait qu'il y a un dieu pour les ivrognes et les amoureux. Il trouva la porte de son allÙe entrouverte, monta son escalier, et frappa doucement et d'une fa×on convenue entre lui et son laquais. Planchet, qu'il avait renvoyÙ deux heures auparavant de l'Hätel de Ville en lui recommandant de l'attendre, vint lui ouvrir la porte. " Quelqu'un a-t-il apportÙ une lettre pour moi ? demanda vivement d'Artagnan. -- Personne n'a apportÙ de lettre, Monsieur, rÙpondit Planchet ; mais il y en a une qui est venue toute seule. -- Que veux-tu dire, imbÙcile ? -- Je veux dire qu'en rentrant, quoique j'eusse la clef de votre appartement dans ma poche et que cette clef ne m'eët point quittÙ, j'ai trouvÙ une lettre sur le tapis vert de la table, dans votre chambre Ð coucher. -- Et oé est cette lettre ? -- Je l'ai laissÙe oé elle Ùtait, Monsieur. Il n'est pas naturel que les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenÚtre Ùtait ouverte encore, ou seulement entrebÒillÙe, je ne dis pas ; mais non, tout Ùtait hermÙtiquement fermÙ. Monsieur, prenez garde, car il y a trØs certainement quelque magie lÐ-dessous. " Pendant ce temps, le jeune homme s'Ùlan×ait dans la chambre et ouvrait la lettre ; elle Ùtait de Mme Bonacieux, et con×ue en ces termes : " On a de vifs remerciements Ð vous faire et Ð vous transmettre. Trouvez-vous ce soir vers dix heures Ð Saint-Cloud, en face du pavillon qui s'ÙlØve Ð l'angle de la maison de M. d'EstrÙes. " C. B. " En lisant cette lettre, d'Artagnan sentait son coeur se dilater et s'Ùtreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le coeur des amants. C'Ùtait le premier billet qu'il recevait, c'Ùtait le premier rendez-vous qui lui Ùtait accordÙ. Son coeur, gonflÙ par l'ivresse de la joie, se sentait prÚt Ð dÙfaillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu'on appelait l'amour. " Eh bien, Monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maÞtre rougir et pÒlir successivement ; Eh bien, n'est-ce pas que j'avais devinÙ juste et que c'est quelque mÙchante affaire ? -- Tu te trompes, Planchet, rÙpondit d'Artagnan, et la preuve, c'est que voici un Ùcu pour que tu boives Ð ma santÙ. -- Je remercie Monsieur de l'Ùcu qu'il me donne, et je lui promets de suivre exactement ses instructions ; mais il n'en est pas moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermÙes... -- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel. -- Alors, Monsieur est content ? demanda Planchet. -- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes ! -- Et je puis profiter du bonheur de Monsieur pour aller me coucher ? -- Oui, va. -- Que toutes les bÙnÙdictions du Ciel tombent sur Monsieur, mais il n'en est pas moins vrai que cette lettre... " Et Planchet se retira en secouant la tÚte avec un air de doute que n'Ùtait point parvenue Ð effacer entiØrement la libÙralitÙ de d'Artagnan. RestÙ seul, d'Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa et rebaisa vingt fois ces lignes tracÙes par la main de sa belle maÞtresse. Enfin il se coucha, s'endormit et fit des rÚves d'or. A sept heures du matin, il se leva et appela Planchet, qui, au second appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyÙ des inquiÙtudes de la veille. " Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la journÙe peut-Útre ; tu es donc libre jusqu'Ð sept heures du soir ; mais, Ð sept heures du soir, tiens-toi prÚt avec deux chevaux. -- Allons ! dit Planchet, il paraÞt que nous allons encore nous faire traverser la peau en plusieurs endroits. -- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets. -- Eh bien, que disais-je ? s'Ùcria Planchet. LÐ, j'en Ùtais sër ;, maudite lettre ! -- Mais rassure-toi donc, imbÙcile, il s'agit tout simplement d'une partie de plaisir. -- Oui ! comme les voyages d'agrÙment de l'autre jour, oé il pleuvait des balles et oé il poussait des chausse-trapes. -- Au reste, si vous avez peur, Monsieur Planchet, reprit d'Artagnan, j'irai sans vous ; j'aime mieux voyager seul que d'avoir un compagnon qui tremble. -- Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me semblait cependant qu'il m'avait vu Ð l'oeuvre. -- Oui, mais j'ai cru que tu avais usÙ tout ton courage d'une seule fois. -- Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore ; seulement je prie Monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut qu'il m'en reste longtemps. -- Crois-tu en avoir encore une certaine somme Ð dÙpenser ce soir ? -- Je l'espØre : -- Eh bien, je compte sur toi. -- A l'heure dite, je serai prÚt ; seulement je croyais que Monsieur n'avait qu'un cheval Ð l'Ùcurie des gardes. -- Peut-Útre n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci, mais ce soir il y en aura quatre. -- Il paraÞt que notre voyage Ùtait un voyage de remonte ? -- Justement " , dit d'Artagnan. Et ayant fait Ð Planchet un dernier geste de recommandation, il sortit. M. Bonacieux Ùtait sur sa porte. L'intention de d'Artagnan Ùtait de passer outre, sans parler au digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si doux et si bÙnin, que force fut Ð son locataire non seulement de le lui rendre, mais encore de lier conversation avec lui. Comment d'ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un mari dont la femme vous a donnÙ un rendez-vous le soir mÚme Ð Saint-Cloud, en face du pavillon de M. d'EstrÙes ! D'Artagnan s'approcha de l'air le plus aimable qu'il put prendre. La conversation tomba tout naturellement sur l'incarcÙration du pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan eët entendu sa conversation avec l'inconnu de Meung, raconta Ð son jeune locataire les persÙcutions de ce monstre de M. de Laffemas, qu'il ne cessa de qualifier pendant tout son rÙcit du titre de bourreau du cardinal et s'Ùtendit longuement sur la Bastille, les verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles et les instruments de torture. D'Artagnan l'Ùcouta avec une complaisance exemplaire ; puis, lorsqu'il eut fini : " Et Mme Bonacieux, dit-il enfin savez-vous qui l'avait enlevÙe ? car je n'oublie pas que c'est Ð cette circonstance fÒcheuse que je dois le bonheur d'avoir fait votre connaissance. -- Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardÙs de me le dire, et ma femme de son cätÙ m'a jurÙ ses grands dieux qu'elle ne le savait pas. Mais vous-mÚme, continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite, qu'Útes-vous devenu tous ces jours passÙs ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n'est pas sur le pavÙ de Paris, je pense, que vous avez ramassÙ toute la poussiØre que Planchet Ùpoussetait hier sur vos bottes. -- Vous avez raison, mon cher Monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous avons fait un petit voyage. -- Loin d'ici ? -- Oh ! mon Dieu non, Ð une quarantaine de lieues seulement ; nous avons ÙtÙ conduire M. Athos aux eaux de Forges, oé mes amis sont restÙs. -- Et vous Útes revenu, vous, n'est-ce pas ? reprit M. Bonacieux en donnant Ð sa physionomie son air le plus malin. Un beau gar×on comme vous n'obtient pas de longs congÙs de sa maÞtresse, et nous Ùtions impatiemment attendu Ð Paris, n'est-ce pas ? -- Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l'avoue, d'autant mieux, mon cher Monsieur Bonacieux, que je vois qu'on ne peut rien vous cacher. Oui, j'Ùtais attendu, et bien impatiemment, je vous en rÙponds. " Un lÙger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si lÙger, que d'Artagnan ne s'en aper×ut pas. " Et nous allons Útre rÙcompensÙ de notre diligence ? continua le mercier avec une lÙgØre altÙration dans la voix, altÙration que d'Artagnan ne remarqua pas plus qu'il n'avait fait du nuage momentanÙ qui, un instant auparavant, avait assombri la figure du digne homme. -- Ah ! faites donc le bon apätre ! dit en riant d'Artagnan. -- Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c'est seulement pour savoir si nous rentrons tard. -- Pourquoi cette question, mon cher häte ? demanda d'Artagnan ; est- ce que vous comptez m'attendre ? -- Non, c'est que depuis mon arrestation et le vol qui a ÙtÙ commis chez moi, je m'effraie chaque fois que j'entends ouvrir une porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez-vous ! je ne suis point homme d'ÙpÙe, moi ! -- Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre Ð une heure, Ð deux ou trois heures du matin ; si je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas encore. " Cette fois, Bonacieux devint si pÒle, que d'Artagnan ne put faire autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait. " Rien, rÙpondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs seulement, je suis sujet Ð des faiblesses qui me prennent tout Ð coup, et je viens de me sentir passer un frisson. Ne faites pas attention Ð cela, vous qui n'avez Ð vous occuper que d'Útre heureux. -- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis. -- Pas encore, attendez donc, vous avez dit : Ð ce soir. -- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-Útre l'attendez-vous avec autant d'impatience que moi. Peut-Útre, ce soir, Mme Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal. -- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, rÙpondit gravement le mari ; elle est retenue au Louvre par son service. -- Tant pis pour vous, mon cher häte, tant pis ; quand je suis heureux, moi, je voudrais que tout le monde le fët ; mais il paraÞt que ce n'est pas possible. " Et le jeune homme s'Ùloigna en riant aux Ùclats de la plaisanterie que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre. " Amusez-vous bien ! " rÙpondit Bonacieux d'un air sÙpulcral. Mais d'Artagnan Ùtait dÙjÐ trop loin pour l'entendre, et l'eët-il entendu, dans la disposition d'esprit oé il Ùtait, il ne l'eët certes pas remarquÙ. Il se dirigea vers l'hätel de M. de TrÙville ; sa visite de la veille avait ÙtÙ, on se le rappelle, trØs courte et trØs peu explicative. Il trouva M. de TrÙville dans la joie de son Òme. Le roi et la reine avaient ÙtÙ charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait ÙtÙ parfaitement maussade. A une heure du matin, il s'Ùtait retirÙ sous prÙtexte qu'il Ùtait indisposÙ. Quant Ð Leurs MajestÙs, elles n'Ùtaient rentrÙes au Louvre qu'Ð six heures du matin. " Maintenant, dit M. de TrÙville en baissant la voix et en interrogeant du regard tous les angles de l'appartement pour voir s'ils Ùtaient bien seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune ami, car il est Ùvident que votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reine et dans l'humiliation de Son Eminence. Il s'agit de bien vous tenir. -- Qu'ai-je Ð craindre, rÙpondit d'Artagnan, tant que j'aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs MajestÙs ? -- Tout, croyez-moi. Le cardinal n'est point homme Ð oublier une mystification tant qu'il n'aura pas rÙglÙ ses comptes avec le mystificateur, et le mystificateur m'a bien l'air d'Útre certain Gascon de ma connaissance. -- Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancÙ que vous et sache que c'est moi qui ai ÙtÙ Ð Londres ? -- Diable ! vous avez ÙtÙ Ð Londres. Est-ce de Londres que vous avez rapportÙ ce beau diamant qui brille Ð votre doigt ? Prenez garde, mon cher d'Artagnan, ce n'est pas une bonne chose que le prÙsent d'un ennemi ; n'y a-t-il pas lÐ-dessus certain vers latin... Attendez donc... -- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer la premiØre rØgle du rudiment dans la tÚte, et qui, par ignorance, avait fait le dÙsespoir de son prÙcepteur ; oui, sans doute, il doit y en avoir un. -- Il y en a un certainement, dit M. de TrÙville, qui avait une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour... Attendez donc... Ah ! m'y voici : ... timeo Danaos et dona ferentes. " Ce qui veut dire : DÙfiez-vous de l'ennemi qui vous fait des prÙsents. " -- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il vient de la reine. -- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de TrÙville. Effectivement, c'est un vÙritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ? -- Elle me l'a remis elle-mÚme. -- Oé cela ? -- Dans le cabinet attenant Ð la chambre oé elle a changÙ de toilette. -- Comment ? -- En me donnant sa main Ð baiser. -- Vous avez baisÙ la main de la reine ! s'Ùcria M. de TrÙville en regardant d'Artagnan. -- Sa MajestÙ m'a fait l'honneur de m'accorder cette grÒce ! -- Et cela en prÙsence de tÙmoins ? Imprudente, trois fois imprudente ! -- Non, Monsieur, rassurez-vous, personne ne l'a vue " , reprit d'Artagnan. Et il raconta Ð M. de TrÙville comment les choses s'Ùtaient passÙes. " Oh ! les femmes, les femmes ! s'Ùcria le vieux soldat, je les reconnais bien Ð leur imagination romanesque ; tout ce qui sent le mystÙrieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voilÐ tout ; vous rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaÞtriez pas ; elle vous rencontrerait ; qu'elle ne saurait pas qui vous Útes. -- Non, mais grÒce Ð ce diamant... , reprit le jeune homme. -- Ecoutez, dit M. de TrÙville, voulez-vous que je vous donne un conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ? -- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan. -- Eh bien, allez chez le premier orfØvre venu et vendez-lui ce diamant pour le prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit, vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles n'ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un terrible, ce qui peut trahir celui qui la porte. -- Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souveraine ! jamais, dit d'Artagnan. -- Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait qu'un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l'Ùcrin de sa mØre. -- Vous croyez donc que j'ai quelque chose Ð craindre ? demanda d'Artagnan. -- C'est-Ð-dire, jeune homme, que celui qui s'endort sur une mine dont la mØche est allumÙe doit se regarder comme en sëretÙ en comparaison de vous. -- Diable ! dit d'Artagnan, que le ton d'assurance de M. de TrÙville commen×ait Ð inquiÙter : diable, que faut-il faire ? -- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal a la mÙmoire tenace et la main longue ; croyez-moi, il vous jouera quelque tour. -- Mais lequel ? -- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas Ð son service toutes les ruses du dÙmon ? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on vous arrÚte. -- Comment ! on oserait arrÚter un homme au service de Sa MajestÙ ? -- Pardieu ! on s'est bien gÚnÙ pour Athos ! En tout cas, jeune homme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans Ð la cour : ne vous endormez pas dans votre sÙcuritÙ, ou vous Útes perdu. Bien au contraire, et c'est moi qui vous le dis, voyez des ennemis partout. Si l'on vous cherche querelle, Ùvitez-la, fët-ce un enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l'on vous attaque de nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous traversez un pont, tÒtez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque sous le pied ; si vous passez devant une maison qu'on bÒtit, regardez en l'air de peur qu'une pierre ne vous tombe sur la tÚte ; si vous rentrez tard, faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit armÙ, si toutefois vous Útes sër de votre laquais. DÙfiez-vous de tout le monde, de votre ami, de votre frØre, de votre maÞtresse, de votre maÞtresse surtout. " D'Artagnan rougit. " De ma maÞtresse, rÙpÙta-t-il machinalement ; et pourquoi plutät d'elle que d'un autre ? -- C'est que la maÞtresse est un des moyens favoris du cardinal, il n'en a pas de plus expÙditif : une femme vous vend pour dix pistoles, tÙmoin Dalila. Vous savez les Ecritures, hein ? " D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donnÙ Mme Bonacieux pour le soir mÚme ; mais nous devons dire, Ð la louange de notre hÙros, que la mauvaise opinion que M. de TrÙville avait des femmes en gÙnÙral ne lui inspira pas le moindre petit soup×on contre sa jolie hätesse. " Mais, Ð propos, reprit M. de TrÙville, que sont devenus vos trois compagnons ? -- J'allais vous demander si vous n'en aviez pas appris quelques nouvelles. -- Aucune, Monsieur. -- Eh bien, je les ai laissÙs sur ma route : Porthos Ð Chantilly, avec un duel sur les bras ; Aramis Ð CrØvecoeur, avec une balle dans l'Ùpaule ; et Athos Ð Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps. -- Voyez-vous ! dit M. de TrÙville ; et comment vous Útes-vous ÙchappÙ, vous ? -- Par miracle, Monsieur, je dois le dire, avec un coup d'ÙpÙe dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de la route de Calais, comme un papillon Ð une tapisserie. -- Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idÙe. -- Dites, Monsieur. -- A votre place, je ferais une chose. -- Laquelle ? -- Tandis que Son Eminence me ferait chercher Ð Paris, je reprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie, et je m'en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable ! ils mÙritent bien cette petite attention de votre part. -- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai. -- Demain ! et pourquoi pas ce soir ? -- Ce soir, Monsieur, je suis retenu Ð Paris par une affaire indispensable. -- Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ? Prenez garde, je vous le rÙpØte : c'est la femme qui nous a perdus, tous tant que nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir. -- Impossible ! Monsieur. -- Vous avez donc donnÙ votre parole ? -- Oui, Monsieur. -- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si vous n'Útes pas tuÙ cette nuit, vous partirez demain. -- Je vous le promets. -- Avez-vous besoin d'argent ? -- J'ai encore cinquante pistoles. C'est autant qu'il m'en faut, je le pense. -- Mais vos compagnons ? -- Je pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis de Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches. -- Vous reverrai-je avant votre dÙpart ? -- Non, pas que je pense, Monsieur, Ð moins qu'il n'y ait du nouveau. -- Allons, bon voyage ! -- Merci, Monsieur. " Et d'Artagnan prit congÙ de M. de TrÙville, touchÙ plus que jamais de sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires. Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun d'eux n'Ùtait rentrÙ. Leurs laquais aussi Ùtaient absents, et l'on n'avait des nouvelles ni des uns, ni des autres. Il se serait bien informÙ d'eux Ð leurs maÞtresses, mais il ne connaissait ni celle de Porthos, ni celle d'Aramis ; quant Ð Athos, il n'en avait pas. En passant devant l'hätel des Gardes, il jeta un coup d'oeil dans l'Ùcurie : trois chevaux Ùtaient dÙjÐ rentrÙs sur quatre. Planchet, tout Ùbahi, Ùtait en train de les Ùtriller, et avait dÙjÐ fini avec deux d'entre eux. " Ah ! Monsieur, dit Planchet en apercevant d'Artagnan, que je suis aise de vous voir ! -- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme. -- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre häte ? -- Moi ? pas le moins du monde. -- Oh ! que vous faites bien, Monsieur. -- Mais d'oé vient cette question ? -- De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais sans vous Ùcouter ; Monsieur, sa figure a changÙ deux ou trois fois de couleur. -- Bah ! -- Monsieur n'a pas remarquÙ cela, prÙoccupÙ qu'il Ùtait de la lettre qu'il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, que l'Ùtrange fa×on dont cette lettre Ùtait parvenue Ð la maison avait mis sur mes gardes, je n'ai pas perdu un mouvement de sa physionomie. -- Et tu l'as trouvÙe... ? -- TraÞtreuse, Monsieur. -- Vraiment ! -- De plus, aussität que Monsieur l'a eu quittÙ et qu'il a disparu au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a fermÙ sa porte et s'est mis Ð courir par la rue opposÙe. -- En effet, tu as raison, Planchet tout cela me paraÞt fort louche, et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer que la chose ne nous ait ÙtÙ catÙgoriquement expliquÙe. -- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra. -- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est Ùcrit ! -- Monsieur ne renonce donc pas Ð sa promenade de ce soir ? -- Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai Ð M. Bonacieux, et plus j'irai au rendez-vous que m'a donnÙ cette lettre qui t'inquiØte tant. -- Alors, si c'est la rÙsolution de Monsieur... -- InÙbranlable, mon ami ; ainsi donc, Ð neuf heures, tiens-toi prÚt ici, Ð l'hätel ; je viendrai te prendre. " Planchet, voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de faire renoncer son maÞtre Ð son projet, poussa un profond soupir, et se mit Ð Ùtriller le troisiØme cheval. Quant Ð d'Artagnan, comme c'Ùtait au fond un gar×on plein de prudence, au lieu de rentrer chez lui, il s'en alla dÞner chez ce prÚtre gascon qui, au moment de la dÙtresse des quatre amis, leur avait donnÙ un dÙjeuner de chocolat. CHAPITRE XXIV. LE PAVILLON A neuf heures, d'Artagnan Ùtait Ð l'hätel des Gardes ; il trouva Planchet sous les armes. Le quatriØme cheval Ùtait arrivÙ. Planchet Ùtait armÙ de son mousqueton et d'un pistolet. D'Artagnan avait son ÙpÙe et passa deux pistolets Ð sa ceinture, puis tous deux enfourchØrent chacun un cheval et s'ÙloignØrent sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vit sortir. Planchet se mit Ð la suite de son maÞtre, et marcha par-derriØre Ð dix pas. D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la ConfÙrence et suivit alors le chemin, bien plus beau alors qu'aujourd'hui, qui mØne Ð Saint-Cloud. Tant qu'on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la distance qu'il s'Ùtait imposÙe ; mais dØs que le chemin commen×a Ð devenir plus dÙsert et plus obscur, il se rapprocha tout doucement : si bien que, lorsqu'on entra dans le bois de Boulogne, il se trouva tout naturellement marcher cäte Ð cäte avec son maÞtre. En effet, nous ne devons pas dissimuler que l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis sombres lui causaient une vive inquiÙtude. D'Artagnan s'aper×ut qu'il se passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire. " Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ? -- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les Ùglises ? -- Pourquoi cela, Planchet ? -- Parce qu'on n'ose point parler haut dans ceux-ci comme dans celles- lÐ. -- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ? -- Peur d'Útre entendu, oui, Monsieur. -- Peur d'Útre entendu ! Notre conversation est cependant morale, mon cher Planchet, et nul n'y trouverait Ð redire. -- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant Ð son idÙe mØre, que ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de dÙplaisant dans le jeu de ses lØvres ! -- Qui diable te fait penser Ð Bonacieux ? -- Monsieur, l'on pense Ð ce que l'on peut et non pas Ð ce que l'on veut. -- Parce que tu es un poltron, Planchet. -- Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie ; la prudence est une vertu. -- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ? -- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille lÐ-bas ? Si nous baissions la tÚte ? -- En vÙritÙ, murmura d'Artagnan, Ð qui les recommandations de M. de TrÙville revenaient en mÙmoire ; en vÙritÙ, cet animal finirait par me faire peur. " Et il mit son cheval au trot. Planchet suivit le mouvement de son maÞtre, exactement comme s'il eët ÙtÙ son ombre, et se retrouva trottant prØs de lui. " Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit, Monsieur ? demanda-t-il. -- Non, Planchet, car tu es arrivÙ, toi. -- Comment, je suis arrivÙ ? et Monsieur ? -- Moi, je vais encore Ð quelques pas. -- Et Monsieur me laisse seul ici ? -- Tu as peur, Planchet ? -- Non, mais je fais seulement observer Ð Monsieur que la nuit sera trØs froide, que les fraÞcheurs donnent des rhumatismes, et qu'un laquais qui a des rhumatismes est un triste serviteur, surtout pour un maÞtre alerte comme Monsieur. -- Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces cabarets que tu vois lÐ-bas, et tu m'attendras demain matin Ð six heures devant la porte. -- Monsieur, j'ai bu et mangÙ respectueusement l'Ùcu que vous m'avez donnÙ ce matin ; de sorte qu'il ne me reste pas un traÞtre sou dans le cas oé j'aurais froid. -- Voici une demi-pistole. A demain. " D'Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de Planchet et s'Ùloigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau. " Dieu que j'ai froid ! " s'Ùcria Planchet dØs qu'il eut perdu son maÞtre de vue ; -- et pressÙ qu'il Ùtait de se rÙchauffer, il se hÒta d'aller frapper Ð la porte d'une maison parÙe de tous les attributs d'un cabaret de banlieue. Cependant d'Artagnan, qui s'Ùtait jetÙ dans un petit chemin de traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud ; mais, au lieu de suivre la grande rue, il tourna derriØre le chÒteau, gagna une espØce de ruelle fort ÙcartÙe, et se trouva bientät en face du pavillon indiquÙ. Il Ùtait situÙ dans un lieu tout Ð fait dÙsert. Un grand mur, Ð l'angle duquel Ùtait ce pavillon, rÙgnait d'un cätÙ de cette ruelle, et de l'autre une haie dÙfendait contre les passants un petit jardin au fond duquel s'Ùlevait une maigre cabane. Il Ùtait arrivÙ au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas dit d'annoncer sa prÙsence par aucun signal, il attendit. Nul bruit ne se faisait entendre, on eët dit qu'on Ùtait Ð cent lieues de la capitale. D'Artagnan s'adossa Ð la haie aprØs avoir jetÙ un coup d'oeil derriØre lui. Par-delÐ cette haie, ce jardin et cette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis cette immensitÙ oé dort Paris, vide, bÙant, immensitÙ oé brillaient quelques points lumineux, Ùtoiles funØbres de cet enfer. Mais pour d'Artagnan tous les aspects revÚtaient une forme heureuse, toutes les idÙes avaient un sourire, toutes les tÙnØbres Ùtaient diaphanes. L'heure du rendez-vous allait sonner. En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante. Il y avait quelque chose de lugubre Ð cette voix de bronze qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit. Mais chacune de ces heures qui composaient l'heure attendue vibrait harmonieusement au coeur du jeune homme. Ses yeux Ùtaient fixÙs sur le petit pavillon situÙ Ð l'angle de la rue et dont toutes les fenÚtres Ùtaient fermÙes par des volets, exceptÙ une seule du premier Ùtage. A travers cette fenÚtre brillait une lumiØre douce qui argentait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'Ùlevaient formant groupe en dehors du parc. Evidemment derriØre cette petite fenÚtre, si gracieusement ÙclairÙe, la jolie Mme Bonacieux l'attendait. BercÙ par cette douce idÙe, d'Artagnan attendit de son cätÙ une demi- heure sans impatience aucune, les yeux fixÙs sur ce charmant petit sÙjour dont d'Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dorÙes, attestant l'ÙlÙgance du reste de l'appartement. Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie. Cette fois-ci, sans que d'Artagnan comprÞt pourquoi, un frisson courut dans ses veines. Peut-Útre aussi le froid commen×ait-il Ð le gagner et prenait-il pour une impression morale une sensation tout Ð fait physique. Puis l'idÙe lui vint qu'il avait mal lu et que le rendez-vous Ùtait pour onze heures seulement. Il s'approcha de la fenÚtre, se pla×a dans un rayon de lumiØre, tira sa lettre de sa poche et la relut ; il ne s'Ùtait point trompÙ : le rendez-vous Ùtait bien pour dix heures. Il alla reprendre son poste, commen×ant Ð Útre assez inquiet de ce silence et de cette solitude. Onze heures sonnØrent. D'Artagnan commen×a Ð craindre vÙritablement qu'il ne fët arrivÙ quelque chose Ð Mme Bonacieux. Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des amoureux ; mais personne ne lui rÙpondit : pas mÚme l'Ùcho. Alors il pensa avec un certain dÙpit que peut-Útre la jeune femme s'Ùtait endormie en l'attendant. Il s'approcha du mur et essaya d'y monter ; mais le mur Ùtait nouvellement crÙpi, et d'Artagnan se retourna inutilement les ongles.