Antuan de Saint-Exupery. Vol de nuit
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A. de Saint-Exup©ry, Oeuvres,
M., Progr¨s, 1972, pp. 31-86
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A Monsieur Didier Daurat
Les collines, sous l'avion, creusaient d©j leur sillage d'ombre dans
l'or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d'une inusable lumi¨re:
dans ce pays elles n'en finissent pas de rendre leur or, de mªme qu'apr¨s
l'hiver elles n'en finissent pas de rendre leur neige.
Et le pilote Fabien, qui ramenait de l'extrªme Sud, vers Buenos Aires,
le courrier de Patagonie, reconnaissait l'approche du soir aux mªmes signes
que les eaux d'un port: ce calme, ces rides l©g¨res qu' peine
dessinaient de tranquilles nuages. Il entrait dans une rade immense et
bienheureuse.
Il eut pu croire aussi, dans ce calme, faire une lente promenade,
presque comme un berger. Les bergers de Patagonie vont, sans se presser,
d'un troupeau l'autre: il allait d'une ville l'autre, il ©tait le berger
des petites villes. Toutes les deux heures il en rencontrait qui venaient
boire au bord des fleuves ou qui broutaient leur plaine.
Quelquefois, apr¨s cent kilom¨tres de steppes plus inhabit©es que la
mer, il croisait une ferme perdue, et qui semblait emporter en arri¨re, dans
une houle de prairies, sa charge de vies humaines; alors il saluait des
ailes ce navire.
"San Julian est en vue; nous atterrirons dans dix minutes."
Le radio navigant passait la nouvelle tous les postes de la ligne.
Sur deux mille cinq cents kilom¨tres, du d©troit de Magellan Buenos
Aires, des escales semblables s'©chelonnaient; mais celle-ci s'ouvrait sur
les fronti¨res de la nuit comme, en Afrique, sur le myst¨re, la derni¨re
bourgade soumise.
Le radio passa un papier au pilote:
"II y a tant d'orages que les d©charges remplissent mes ©couteurs.
Coucherez-vous San Julian?"
Fabien sourit: le ciel ©tait calme comme un aquarium et toutes les
escales, devant eux, leur signalaient: "Ciel pur, vent nul." II r©pondit:
"Continuerons."
Mais le radio pensait que des orages s'©taient install©s quelque part,
comme des vers s'installent dans un fruit; la nuit serait belle et pourtant
g¢t©e: il lui r©pugnait d'entrer dans cette ombre prªte pourrir.
En descendant moteur au ralenti sur San Julian, Fabien se sentit las.
Tout ce qui fait douce la vie des hommes grandissait vers lui: leurs
maisons, leurs petits caf©s, les arbres de leur promenade. Il ©tait
semblable un conqu©rant, au soir de ses conquªtes, qui se penche sur les
terres de l'empire, et d©couvre l'humble bonheur des hommes. Fabien avait
besoin de d©poser les armes, de ressentir sa lourdeur et ses courbatures, on
est riche aussi de ses mis¨res, et d'ªtre ici un homme simple, qui regarde
par la fenªtre une vision d©sormais immuable. Ce village minuscule, il l'eët
accept©: apr¨s avoir choisi on se contente du hasard de son existence et on
peut l'aimer. Il vous borne comme l'amour. Fabien eët d©sir© vivre ici
longtemps, prendre sa part ici d'©ternit©, car les petites villes, oé il
vivait une heure, et les jardins clos de vieux murs, qu'il traversait, lui
semblaient ©ternels de durer en dehors de lui. Et le village montait vers
l'©quipage et vers lui s'ouvrait. Et Fabien pensait aux amiti©s, aux filles
tendres, l'intimit© des nappes blanches, tout ce qui, lentement,
s'apprivoise pour l'©ternit©. Et le village coulait d©j au ras des ailes,
©talant le myst¨re de ses jardins ferm©s que leurs murs ne prot©geaient
plus. Mais Fabien, ayant atterri, sut qu'il n'avait rien vu, sinon le
mouvement lent de quelques hommes parmi leurs pierres. Ce village d©fendait,
par sa seule immobilit©, le secret de ses passions, ce village refusait sa
douceur: il eët fallu renoncer l'action pour la conqu©rir.
Quand les dix minutes d'escale furent ©coul©es, Fabien dut repartir.
Il se retourna vers San Julian: ce n'©tait plus qu'une poign©e de
lumi¨res, puis d'©toiles, puis se dissipa la poussi¨re qui, pour la derni¨re
fois, le tenta.
"Je ne vois plus les cadrans: j'allume."
II toucha les contacts, mais les lampes rouges de la carlingue
vers¨rent vers les aiguilles une lumi¨re encore si dilu©e dans cette lumi¨re
bleue qu'elle ne les colorait pas. Il passa les doigts devant une ampoule:
ses doigts se teint¨rent peine.
"Trop tät."
Pourtant la nuit montait, pareille une fum©e sombre, et d©j comblait
les vall©es. On ne distinguait plus celles-ci des plaines. D©j pourtant
s'©clairaient les villages, et leurs constellations se r©pondaient. Et lui
aussi, du doigt, faisait cligner ses feux de position, r©pondait aux
villages. La terre ©tait tendue d'appels lumineux, chaque maison allumant
son ©toile, face l'immense nuit, ainsi qu'on tourne un phare vers la mer.
Tout ce qui couvrait une vie humaine d©j scintillait. Fabien admirait que
l'entr©e dans la nuit se fit cette fois, comme une entr©e en rade, lente et
belle.
Il enfouit sa tªte dans la carlingue. Le radium des aiguilles
commen§ait luire. L'un apr¨s l'autre le pilote v©rifia des chiffres et fut
content. Il se d©couvrait solidement assis dans ce ciel. Il effleura du
doigt un longeron d'acier, et sentit dans le m©tal ruisseler la vie: le
m©tal ne vibrait pas, mais vivait. Les cinq cents chevaux du moteur
faisaient na®tre dans la mati¨re un courant tr¨s doux, qui changeait sa
glace en chair de velours. Une fois de plus, le pilote n'©prouvait, en vol,
ni vertige, ni ivresse, mais le travail myst©rieux d'une chair vivante.
Maintenant il s'©tait recompos© un monde, il y jouait des coudes pour
s'y installer bien l'aise.
Il tapota le tableau de distribution ©lectrique, toucha les contacts un
un, remua un peu, s'adossa mieux, et chercha la position la meilleure pour
bien sentir les balancements des cinq tonnes de m©tal qu'une nuit mouvante
©paulait. Puis il t¢tonna, poussa en place sa lampe de secours, l'abandonna,
la retrouva, s'assura qu'elle ne glissait pas, la quitta de nouveau pour
tapoter chaque manette, les joindre coup sër, instruire ses doigts pour un
monde aveugle. Puis, quand ses doigts le connurent bien, il se permit
d'allumer une lampe, d'orner sa carlingue d'instruments pr©cis, et surveilla
sur les cadrans seuls son entr©e dans la nuit, comme une plong©e. Puis,
comme rien ne vacillait, ni ne vibrait, ni ne tremblait, et que demeurait
fixes son gyroscope, son altim¨tre et le r©gime du moteur, il s'©tira un
peu, appuya sa nuque au cuir du si¨ge, et commen§a cette profonde m©ditation
du vol, oé l'on savoure une esp©rance inexplicable.
Et maintenant, au cœur de la nuit comme un veilleur, il d©couvre que la
nuit montre l'homme: ces appels, ces lumi¨res, cette inqui©tude. Cette
simple ©toile dans l'ombre: l'isolement d'une maison. L'une s'©teint: c'est
une maison qui se ferme sur son amour.
Ou sur son ennui. C'est une maison qui cesse de faire son signal au
reste du monde. Ils ne savent pas ce qu'ils esp¨rent ces paysans accoud©s
la table devant leur lampe: ils ne savent pas que leur d©sir porte si loin,
dans la grande nuit qui les enferme. Mais Fabien le d©couvre quand il vient
de mille kilom¨tres et sent des lames de fond profondes soulever et
descendre l'avion qui respire, quand il a travers© dix orages, comme des
pays de guerre, et, entre eux, des clairi¨res de lune, et quand il gagne ces
lumi¨res, l'une apr¨s l'autre, avec le sentiment de vaincre. Ces hommes
croient que leur lampe luit pour l'humble table, mais quatre-vingts
kilom¨tres d'eux, on est d©j touch© par l'appel de cette lumi¨re, comme
s'ils la balan§aient d©sesp©r©s, d'une ®le d©serte, devant la mer.
Ainsi les trois avions postaux de la Patagonie, du Chili et du Paraguay
revenaient du Sud, de l'Ouest et du Nord vers Buenos Aires. On y attendait
leur chargement pour donner le d©part, vers minuit, l'avion d'Europe.
Trois pilotes, chacun l'arri¨re d'un capot lourd comme un chaland,
perdus dans la nuit, m©ditaient leur vol, et, vers la ville immense,
descendraient lentement de leur ciel d'orage ou de paix, comme d'©tranges
paysans descendent de leurs montagnes.
Rivi¨re, responsable du r©seau entier, se promenait de long en large
sur le terrain d'atterrissage de Buenos Aires. Il demeurait silencieux car,
jusqu' l'arriv©e des trois avions, cette journ©e, pour lui, restait
redoutable. Minute par minute, mesure que les t©l©grammes lui parvenaient,
Rivi¨re avait conscience d'arracher quelque chose au sort, de r©duire la
part d'inconnu, et de tirer ses ©quipages, hors de la nuit, jusqu'au rivage.
Un manœuvre aborda Rivi¨re pour lui communiquer un message du poste
Radio:
-- Le courrier du Chili signale qu'il aper§oit les lumi¨res de Buenos
Aires.
-- Bien.
Bientät Rivi¨re entendrait cet avion: la nuit en livrait un d©j , ainsi
qu'une mer, pleine de flux et de reflux et de myst¨res, livre la plage le
tr©sor qu'elle a si longtemps ballott©. Et plus tard on recevrait d'elle les
deux autres.
Alors cette journ©e serait liquid©e. Alors les ©quipes us©es iraient
dormir, remplac©es par les ©quipes fra®ches. Mais Rivi¨re n'aurait point de
repos: le courrier d'Europe, son tour, le chargerait d'inqui©tudes. Il en
serait toujours ainsi. Toujours. Pour la premi¨re fois ce vieux lutteur
s'©tonnait de se sentir las. L'arriv©e des avions ne serait jamais cette
victoire qui termine une guerre, et ouvre une ¨re de paix bienheureuse. Il
n'y aurait jamais, pour lui, qu'un pas de fait pr©c©dant mille pas
semblables. Il semblait Rivi¨re qu'il soulevait un poids tr¨s lourd,
bras tendus, depuis longtemps: un effort sans repos et sans esp©rance. "Je
vieillis..." II vieillissait si dans l'action seule il ne trouvait plus sa
nourriture. Il s'©tonna de r©fl©chir sur des probl¨mes qu'il ne s'©tait
jamais pos©s. Et pourtant revenait contre lui, avec un murmure m©lancolique,
la masse des douceurs qu'il avait toujours ©cart©es: un oc©an perdu. "Tout
cela est donc si proche?..." II s'aper§ut qu'il avait peu peu repouss©
vers la vieillesse, pour "quand il aurait le temps", ce qui fait douce la
vie des hommes. Comme si r©ellement on pouvait avoir le temps un jour, comme
si l'on gagnait, l'extr©mit© de la vie, cette paix bienheureuse que l'on
imagine. Mais il n'y a pas de paix. Il n'y a peut-ªtre pas de victoire. Il
n'y a pas d'arriv©e d©finitive de tous les courriers.
Rivi¨re s'arrªta devant Leroux, un vieux contrema®tre qui travaillait.
Leroux, lui aussi, travaillait depuis quarante ans. Et le travail prenait
toutes ses forces. Quand Leroux rentrait chez lui vers dix heures du soir,
ou minuit, ce n'©tait pas un autre monde qui s'offrait lui, ce n'©tait pas
une ©vasion. Rivi¨re sourit cet homme qui relevait son visage lourd, et
d©signait un axe bleui: "‡a tenait trop dur, mais je l'ai eu." Rivi¨re se
pencha sur l'axe. Rivi¨re ©tait repris par le m©tier. "II faudra dire aux
ateliers d'ajuster ces pi¨ces-l plus libres." II t¢ta du doigt les traces
du grippage, puis consid©ra de nouveau Leroux. Une dräle de question lui
venait aux l¨vres, devant ces rides s©v¨res. Il en souriait:
-- Vous vous ªtes beaucoup occup© d'amour, Leroux, dans votre vie?
-- Oh! l'amour, vous savez, monsieur le Directeur...
-- Vous ªtes comme moi, vous n'avez jamais eu le temps.
-- Pas bien beaucoup...
Rivi¨re ©coutait le son de la voix, pour conna®tre si la r©ponse ©tait
am¨re: elle n'©tait pas am¨re. Cet homme ©prouvait, en face de sa vie
pass©e, le tranquille contentement du menuisier qui vient de polir une belle
planche: "Voil . C'est fait."
"Voil , pensait Rivi¨re, ma vie est faite."
II repoussa toutes les pens©es tristes qui lui venaient de sa fatigue,
et se dirigea vers le hangar, car l'avion du Chili grondait.
Le son de ce moteur lointain devenait de plus en plus dense. Il
mërissait. On donna les feux. Les lampes rouges du balisage dessin¨rent un
hangar, des pylänes de T.S.F., un terrain carr©. On dressait une fªte.
-- Le voil !
L'avion roulait d©j dans le faisceau des phares. Si brillant qu'il en
semblait neuf. Mais, quand il eut stopp© enfin devant le hangar, tandis que
les m©caniciens et les manœuvres se pressaient pour d©charger la poste, le
pilote Pellerin ne bougea pas.
-- Eh bien ? qu'attendez-vous pour descendre ?
Le pilote, occup© quelque myst©rieuse besogne, ne daigna pas
r©pondre. Probablement il ©coutait encore tout le bruit du vol passer en
lui. Il hochait lentement la tªte, et, pench© en avant, manipulait on ne
sait quoi. Enfin il se retourna vers les chefs et les camarades, et les
consid©ra gravement, comme sa propri©t©. Il semblait les compter et les
mesurer et les peser, et il pensait qu'il les avait bien gagn©s, et aussi ce
hangar de fªte et ce ciment solide et, plus loin, cette ville avec son
mouvement, ses femmes et sa chaleur. Il tenait ce peuple dans ses larges
mains, comme des sujets, puisqu'il pouvait les toucher, les entendre et les
insulter. Il pensa d'abord les insulter d'ªtre l tranquilles, sërs de
vivre, admirant la lune, mais il fut d©bonnaire:
-- ...Paierez boire!
Et il descendit.
Il voulut raconter son voyage:
-- Si vous saviez!...
Jugeant sans doute en avoir assez dit, il s'en fut retirer son cuir.
Quand la voiture l'emporta vers Buenos Aires en compagnie d'un
inspecteur morne et de Rivi¨re silencieux, il devint triste: c'est beau de
se tirer d'affaire, et de l¢cher avec sant©, en reprenant pied, de bonnes
injures. Quelle joie puissante! Mais ensuite, quand on se souvient, on doute
on ne sait de quoi.
La lutte dans le cyclone, §a, au moins, c'est r©el, c'est franc. Mais
non le visage des choses, ce visage qu'elles prennent quand elles se croient
seules. Il pensait:
"C'est tout fait pareil une r©volte: des visages qui p¢lissent
peine, mais changent tellement!"
II fit un effort pour se souvenir.
Il franchissait, paisible, la Cordill¨re des Andes. Les neiges de
l'hiver pesaient sur elle de toute leur paix. Les neiges de l'hiver avaient
fait la paix dans cette masse, comme les si¨cles dans les ch¢teaux morts.
Sur deux cents kilom¨tres d'©paisseur, plus un homme, plus un souffle de
vie, plus un effort. Mais des arªtes verticales, qu' six mille d'altitude
on fräle, mais des manteaux de pierre qui tombent droit, mais une formidable
tranquillit©.
Ce fut aux environs du Pic Tupungato...
Il r©fl©chit. Oui, c'est bien l qu'il fut le t©moin d'un miracle.
Car il n'avait d'abord rien vu, mais s'©tait simplement senti gªn©,
semblable quelqu'un qui se croyait seul, qui n'est plus seul, que l'on
regarde. Il s'©tait senti, trop tard et sans bien comprendre comment,
entour© par de la col¨re. Voil . D'oé venait cette col¨re?
A quoi devinait-il qu'elle suintait des pierres, qu'elle suintait de la
neige? Car rien ne semblait venir lui, aucune tempªte sombre n'©tait en
marche. Mais un monde peine diff©rent, sur place, sortait de l'autre.
Pellerin regardait, avec un serrement de cœur inexplicable, ces pics
innocents, ces arªtes, ces crªtes de neige, peine plus gris, et qui
pourtant commen§aient vivre -- comme un peuple.
Sans avoir lutter, il serrait les mains sur les commandes. Quelque
chose se pr©parait qu'il ne comprenait pas. Il bandait ses muscles, telle
une bªte qui va sauter, mais il ne voyait rien qui ne fët calme. Oui, calme,
mais charg© d'un ©trange pouvoir.
Puis tout s'©tait aiguis©. Ces arªtes, ces pics, tout devenait aigu: on
les sentait p©n©trer, comme des ©traves, le vent dur. Et puis il lui sembla
qu'elles viraient et d©rivaient autour de lui, la fa§on de navires g©ants
qui s'installent pour le combat. Et puis il y eut, mªl©e l'air, une
poussi¨re: elle montait, flottant doucement, comme un voile, le long des
neiges. Alors, pour chercher une issue en cas de retraite n©cessaire, il se
retourna et trembla: toute la Cordill¨re, en arri¨re, semblait fermenter.
"Je suis perdu."
D'un pic, l'avant, jaillit la neige: un volcan de neige. Puis d'un
second pic, un peu droite. Et tous les pics, ainsi, l'un apr¨s l'autre
s'enflamm¨rent, comme successivement touch©s par quelque invisible coureur.
C'est alors qu'avec les premiers remous de l'air les montagnes autour du
pilote oscill¨rent.
L'action violente laisse peu de traces: il ne retrouvait plus en lui le
souvenir des grands remous qui l'avaient roul©. Il se rappelait seulement
s'ªtre d©battu, avec rage, dans ces flammes grises.
Il r©fl©chit.
"Le cyclone, ce n'est rien. On sauve sa peau. Mais auparavant! Mais
cette rencontre que l'on fait!"
II pensait reconna®tre, entre mille, un certain visage, et pourtant il
l'avait d©j oubli©.
Rivi¨re regardait Pellerin. Quand celui-ci descendrait de voiture, dans
vingt minutes, il se mªlerait la foule avec un sentiment de lassitude et
de lourdeur. Il penserait peut-ªtre: "Je suis bien fatigu©... sale m©tier!"
Et sa femme il avouerait quelque chose comme: "on est mieux ici que sur
les Andes." Et pourtant tout ce quoi les hommes tiennent si fort s'©tait
presque d©tach© de lui: il venait d'en conna®tre la mis¨re. Il venait de
vivre quelques heures sur l'autre face du d©cor, sans savoir s'il lui serait
permis de r©tablir pour soi cette ville dans ses lumi¨res. S'il retrouverait
mªme encore, amies d'enfance ennuyeuses mais ch¨res, toutes ses petites
infirmit©s d'homme. "II y a dans toute foule, pensait Rivi¨re, des hommes
que l'on ne distingue pas, et qui sont de prodigieux messagers. Et sans le
savoir eux-mªmes. A moins que..." Rivi¨re craignait certains admirateurs.
Ils ne comprenaient pas le caract¨re sacr© de l'aventure, et leurs
exclamations en faussaient le sens, diminuaient l'homme. Mais Pellerin
gardait ici toute sa grandeur d'ªtre simplement instruit, mieux que
personne, sur ce que vaut le monde entrevu sous un certain jour, et de
repousser les approbations vulgaires avec un lourd d©dain. Aussi Rivi¨re le
f©licita-t-il:
"Comment avez-vous r©ussi?" Et l'aima de parler simplement m©tier, de
parler de son vol comme un forgeron de son enclume.
Pellerin expliqua d'abord sa retraite coup©e. Il s'excusait presque:
"Aussi je n'ai pas eu le choix." Ensuite il n'avait plus rien vu: la neige
l'aveuglait. Mais de violents courants l'avaient sauv©, en le soulevant
sept mille. "J'ai dë ªtre maintenu au ras des crªtes pendant toute la
travers©e." II parla aussi du gyroscope dont il faudrait changer de place la
prise d'air: la neige l'obturait: "‡a forme verglas, voyez-vous." Plus tard
d'autres courants avaient culbut© Pellerin, et, vers trois mille, il ne
comprenait plus comment il n'avait rien heurt© encore. C'est qu'il survolait
d©j la plaine. "Je m'en suis aper§u tout d'un coup, en d©bouchant dans du
ciel pur." II expliqua enfin qu'il avait eu, cet instant l , l'impression
de sortir d'une caverne.
-- Tempªte aussi Mendoza?
-- Non. J'ai atterri par ciel pur, sans vent. Mais la tempªte me
suivait de pr¨s.
Il la d©crivit parce que, disait-il, "tout de mªme c'©tait ©trange". Le
sommet se perdait tr¨s haut dans les nuages de neige, mais la base roulait
sur la plaine ainsi qu'une lave noire. Une une, les villes ©taient
englouties. "Je n'ai jamais vu §a..." Puis il se tut, saisi par quelque
souvenir.
Rivi¨re se retourna vers l'inspecteur.
-- C'est un cyclone du Pacifique, on nous a pr©venu trop tard. Ces
cyclones ne d©passent d'ailleurs jamais les Andes.
On ne pouvait pr©voir que celui-l poursuivrait sa marche vers l'Est.
L'inspecteur, qui n'y connaissait rien, approuva.
L'inspecteur parut h©siter, se retourna vers Pellerin, et sa pomme
d'Adam remua. Mais il se tut. Il reprit, apr¨s r©flexion, en regardant droit
devant soi, sa dignit© m©lancolique.
Il la promenait, ainsi qu'un bagage, cette m©lancolie. D©barqu© la
veille en Argentine, appel© par Rivi¨re pour de vagues besognes, il ©tait
empªtr© de ses grandes mains et de sa dignit© d'inspecteur. Il n'avait le
droit d'admirer ni la fantaisie, ni la verve: il admirait par fonction la
ponctualit©. Il n'avait le droit de boire un verre en compagnie, de tutoyer
un camarade et de risquer un calembour que si, par un hasard
invraisemblable, il rencontrait, dans la mªme escale, un autre inspecteur.
"II est dur, pensait-il, d'ªtre un juge."
A vrai dire, il ne jugeait pas, mais hochait la tªte. Ignorant tout, il
hochait la tªte, lentement, devant tout ce qu'il rencontrait. Cela troublait
les consciences noires et contribuait au bon entretien du mat©riel. Il
n'©tait gu¨re aim©, car un inspecteur n'est pas cr©© pour les d©lices de
l'amour, mais pour la r©daction de rapports. Il avait renonc© y proposer
des m©thodes nouvelles et des solutions techniques, depuis que Rivi¨re avait
©crit: "L'inspecteur Robineau est pri© de nous fournir, non des po¨mes, mais
des rapports. L'inspecteur Robineau utilisera heureusement ses comp©tences,
en stimulant le z¨le du personnel." Aussi se jetait-il d©sormais, comme sur
son pain quotidien, sur les d©faillances humaines. Sur le m©canicien qui
buvait, le chef d'a©roplace qui passait des nuits blanches, le pilote qui
rebondissait l'atterrissage.
Rivi¨re disait de lui: "II n'est pas tr¨s intelligent, aussi rend-il de
grands services." Un r¨glement ©tabli par Rivi¨re ©tait, pour Rivi¨re,
connaissance des hommes; mais pour Robineau n'existait plus qu'une
connaissance du r¨glement. "Robineau, pour tous les d©parts retard©s, lui
avait dit un jour Rivi¨re, vous devez faire sauter les primes d'exactitude.
-- Mªme pour le cas de force majeure? Mªme par brume?
-- Mªme par brume."
Et Robineau ©prouvait une sorte de fiert© d'avoir un chef si fort qu'il
ne craignait pas d'ªtre injuste. Et Robineau lui-mªme tirerait quelque
majest© d'un pouvoir aussi offensant.
-- Vous avez donn© le d©part six heures quinze, r©p©tait-il plus tard
aux chefs d'a©roports, nous ne pourrons vous payer votre prime.
-- Mais, monsieur Robineau, cinq heures trente, on ne voyait pas
dix m¨tres!
-- C'est le r¨glement.
-- Mais, monsieur Robineau, nous ne pouvons pas balayer la brume!
Et Robineau se retranchait dans son myst¨re. Il faisait partie de la
direction. Seul, parmi ces totons, il comprenait comment, en ch¢tiant les
hommes, on am©liorera le temps.
"II ne pense rien, disait de lui Rivi¨re, §a lui ©vite de penser faux."
Si un pilote cassait un appareil, ce pilote perdait sa prime de
non-casse.
"Mais quand la panne a eu lieu sur un bois? s'©tait inform© Robineau.
-- Sur un bois aussi."
Et Robineau se le tenait pour dit.
-- Je regrette, disait-il plus tard aux pilotes, avec une vive ivresse,
je regrette mªme infiniment, mais il fallait avoir la panne ailleurs.
-- Mais, monsieur Robineau, on ne choisit pas!
-- C'est le r¨glement.
"Le r¨glement, pensait Rivi¨re, est semblable aux rites d'une religion
qui semblent absurdes mais fa§onnent les hommes." II ©tait indiff©rent
Rivi¨re de para®tre juste ou injuste. Peut-ªtre ces mots-l n'avaient-ils
mªme pas de sens pour lui. Les petits bourgeois des petites villes tournent
le soir autour de leur kiosque musique et Rivi¨re pensait: "Juste ou
injuste envers eux, cela n'a pas de sens: ils n'existent pas." L'homme ©tait
pour lui une cire vierge qu'il fallait p©trir. Il fallait donner une ¢me
cette mati¨re, lui cr©er une volont©. Il ne pensait pas les asservir par
cette duret©, mais les lancer hors d'eux-mªmes. S'il ch¢tiait ainsi tout
retard, il faisait acte d'injustice mais il tendait vers le d©part la
volont© de chaque escale; il cr©ait cette volont©. Ne permettant pas aux
hommes de se r©jouir d'un temps bouch©, comme d'une invitation au repos, il
les tenait en haleine vers l'©claircie, et l'attente humiliait secr¨tement
jusqu'au manœuvre le plus obscur. On profitait ainsi du premier d©faut dans
l'armure: "D©bouch© au nord, en route!" Gr¢ce Rivi¨re, sur quinze mille
kilom¨tres, le culte du courrier primait tout.
Rivi¨re disait parfois:
"Ces hommes-l sont heureux, parce qu'ils aiment ce qu'ils font, et ils
l'aiment parce que je suis dur."
II faisait peut-ªtre souffrir, mais procurait aussi aux hommes de
fortes joies. "II faut les pousser, pensait-il, vers une vie forte qui
entra®ne des souffrances et des joies, mais qui seule compte."
Comme la voiture entrait en ville, Rivi¨re se fit conduire au bureau de
la Compagnie. Robineau, rest© seul avec Pellerin, le regarda, et entrouvrit
les l¨vres pour parler.
Or Robineau ce soir ©tait las. Il venait de d©couvrir, en face de
Pellerin vainqueur, que sa propre vie ©tait grise. Il venait surtout de
d©couvrir que lui, Robineau, malgr© son titre d'Inspecteur et son autorit©,
valait moins que cet homme rompu de fatigue, tass© dans l'angle de la
voiture, les yeux clos et les mains noires d'huile. Pour la premi¨re fois
Robineau admirait. Il avait besoin de le dire. Il avait besoin surtout de se
gagner une amiti©. Il ©tait las de son voyage et de ses ©checs du jour,
peut-ªtre se sentait-il mªme un peu ridicule. Il s'©tait embrouill©, ce
soir, dans ses calculs en v©rifiant les stocks d'essence, et l'agent mªme
qu'il d©sirait surprendre, pris de piti©, les avait achev©s pour lui. Mais
surtout il avait critiqu© le montage d'une pompe huile du type B. 6, la
confondant avec une pompe huile du type B. 4, et les m©caniciens sournois
l'avaient laiss© fl©trir pendant vingt minutes "une ignorance que rien
n'excuse", sa propre ignorance.
Il avait peur aussi de sa chambre d'hätel. De Toulouse Buenos Aires,
il la regagnait invariablement apr¨s le travail. Il s'y enfermait, avec la
conscience des secrets dont il ©tait lourd, tirait de sa valise une rame de
papier, ©crivait lentement "Rapport", hasardait quelques lignes et d©chirait
tout. Il aurait aim© sauver la Compagnie d'un grand p©ril. Elle ne courait
aucun p©ril. Il n'avait gu¨re sauv© jusqu' pr©sent qu'un moyeu d'h©lice
touch© par la rouille. Il avait promen© son doigt sur cette rouille, d'un
air fun¨bre, lentement, devant un chef d'a©roplace, qui lui avait d'ailleurs
r©pondu: "Adressez-vous l'escale pr©c©dente: cet avion-l vient d'en
arriver." Robineau doutait de son räle.
Il hasarda, pour se rapprocher de Pellerin:
-- Voulez-vous d®ner avec moi? J'ai besoin d'un peu de conversation,
mon m©tier est quelquefois dur... Puis corrigea pour ne pas descendre trop
vite:
-- J'ai tant de responsabilit©s!
Ses subalternes n'aimaient gu¨re mªler Robineau leur vie priv©e.
Chacun pensait: "S'il n'a encore rien trouv© pour son rapport, comme il a
tr¨s faim, il me mangera."
Mais Robineau, ce soir, ne pensait gu¨re qu' ses mis¨res: le corps
afflig© d'un gªnant ecz©ma, son seul vrai secret, il eut aim© le raconter,
se faire plaindre, et ne trouvant point de consolation dans l'orgueil, en
chercher dans l'humilit©. Il poss©dait aussi, en France, une ma®tresse,
qui, la nuit de ses retours, il racontait ses inspections, pour l'©blouir un
peu et se faire aimer, mais qui justement le prenait en grippe, et il avait
besoin de parler d'elle.
-- Alors, vous d®nez avec moi?
Pellerin, d©bonnaire, accepta.
Les secr©taires somnolaient dans les bureaux de Buenos Aires, quand
Rivi¨re entra. Il avait gard© son manteau, son chapeau, il ressemblait
toujours un ©ternel voyageur, et passait presque inaper§u, tant sa petite
taille d©pla§ait peu d'air, tant ses cheveux gris et ses vªtements anonymes
s'adaptaient tous les d©cors. Et pourtant un z¨le anima les hommes. Les
secr©taires s'©murent, le chef de bureau compulsa d'urgence les derniers
papiers, les machines ©crire cliquet¨rent.
Le t©l©phoniste plantait ses fiches dans le standard, et notait sur un
livre ©pais les t©l©grammes.
Rivi¨re s'assit et lut.
Apr¨s l'©preuve du Chili, il relisait l'histoire d'un jour heureux oé
les choses s'ordonnent d'elles-mªmes, oé les messages, dont se d©livrent
l'un apr¨s l'autre les a©roports franchis, sont de sobres bulletins de
victoire. Le courrier de Pa-tagonie, lui aussi, progressait vite: on ©tait
en avance sur l'horaire, car les vents poussaient du Sud vers le Nord leur
grande houle favorable.
-- Passez-moi les messages m©t©o.
Chaque a©roport vantait son temps clair, son ciel transparent, sa bonne
brise. Un soir dor© avait habill© l'Am©rique. Rivi¨re se r©jouit du z¨le des
choses. Maintenant ce courrier luttait quelque part dans l'aventure de la
nuit, mais avec les meilleures chances.
Rivi¨re repoussa le cahier.
-- ‡a va.
Et sortit jeter un coup d'œil sur les services, veilleur de nuit qui
veillait sur la moiti© du monde.
Devant une fenªtre ouverte il s'arrªta et comprit la nuit. Elle
contenait Buenos Aires, mais aussi, comme une vaste nef, l'Am©rique. Il ne
s'©tonna pas de ce sentiment de grandeur: le ciel de Santiago du Chili, un
ciel ©tranger, mais une fois le courrier en marche vers Santiago du Chili,
on vivait, d'un bout l'autre de la ligne, sous la mªme voëte profonde. Cet
autre courrier maintenant dont on guettait la voix dans les ©couteurs de
T.S.F., les pªcheurs de Patagonie en voyaient luire les feux de bord. Cette
inqui©tude d'un avion en vol, quand elle pesait sur Rivi¨re, pesait aussi
sur les capitales et les provinces avec le grondement du moteur.
Heureux de cette nuit' bien d©gag©e, il se souvenait de nuits de
d©sordre, oé l'avion lui semblait dangereusement enfonc© et si difficile
secourir. On suivait, du poste radio de Buenos Aires, sa plainte mªl©e au
gr©sillement des orages. Sous cette gangue sourde, l'or de l'onde musicale
se perdait. Quelle d©tresse dans le chant mineur d'un courrier jet© en
fl¨che aveugle vers les obstacles de la nuit!
Rivi¨re pensa que la place d'un inspecteur, une nuit de veille, est au
bureau.
-- Faites-moi chercher Robineau.
Robineau ©tait sur le point de faire d'un pilote son ami. Il avait,
l'hätel, devant lui d©ball© sa valise; elle livrait ces menus objets par
quoi les inspecteurs se rapprochent du reste des hommes: quelques chemises
de mauvais goët, un n©cessaire de toilette, puis une photographie de femme
maigre que l'inspecteur piqua au mur. Il faisait ainsi Pellerin l'humble
confession de ses besoins, de ses tendresses, de ses regrets. Alignant dans
un ordre mis©rable ses tr©sors, il ©talait devant le pilote sa mis¨re. Un
ecz©ma moral. Il montrait sa prison.
Mais pour Robineau, comme pour tous les hommes, existait une petite
lumi¨re. Il avait ©prouv© une grande douceur en tirant du fond de sa valise,
pr©cieusement envelopp©, un petit sac. Il l'avait tapot© longtemps sans rien
dire. Puis desserrant enfin les mains:
-- J'ai ramen© §a du Sahara...
L'inspecteur avait rougi d'oser une telle confidence. Il ©tait consol©
de ses d©boires et de son infortune conjugale, et de toute cette grise
v©rit© par de petits cailloux noir¢tres qui ouvraient une porte sur le
myst¨re.
Rougissant un peu plus:
-- On trouve les mªmes au Br©sil...
Et Pellerin avait tapot© l'©paule d'un inspecteur qui se penchait sur
l'Atlantide.
Par pudeur aussi Pellerin avait demand©:
-- Vous aimez la g©ologie?
-- C'est ma passion.
Seules, dans la vie, avaient ©t© douces pour lui, les pierres.
Robineau, quand on l'appela, fut triste, mais redevint digne.
-- Je dois vous quitter, monsieur Rivi¨re a besoin de moi pour quelques
d©cisions graves.
Quand Robineau p©n©tra au bureau, Rivi¨re l'avait oubli©. Il m©ditait
devant une carte murale oé s'inscrivait en rouge le r©seau de la Compagnie.
L'inspecteur attendait ses ordres. Apr¨s de longues minutes, Rivi¨re, sans
d©tourner la tªte, lui demanda:
-- Que pensez-vous de cette carte, Robineau?
Il posait parfois des r©bus en sortant d'un songe.
-- Cette carte, monsieur le Directeur...
L'inspecteur, vrai dire, n'en pensait rien, mais, fixant la carte
d'un air s©v¨re, il inspectait en gros l'Europe et l'Am©rique. Rivi¨re
d'ailleurs poursuivait, sans lui en faire part, ses m©ditations: "Le visage
de ce r©seau est beau mais dur. Il nous a coët© beaucoup d'hommes, de jeunes
hommes. Il s'impose ici, avec l'autorit© des choses b¢ties, mais combien de
probl¨mes il pose!" Cependant le but pour Rivi¨re dominait tout.
Robineau, debout aupr¨s de lui, fixant toujours, droit devant soi, la
carte, peu peu se redressait. De la part de Rivi¨re, il n'esp©rait aucun
apitoiement.
Il- avait une fois tent© sa chance en avouant sa vie g¢ch©e par sa
ridicule infirmit©, et Rivi¨re lui avait r©pondu par une boutade: "Si §a
vous empªche de dormir, §a stimulera votre activit©."
Ce n'©tait qu'une demi-boutade. Rivi¨re avait coutume d'affirmer: "Si
les insomnies d'un musicien lui font cr©er de belles œuvres, ce sont de
belles insomnies." Un jour il avait d©sign© Leroux: "Regardez-moi §a, comme
c'est beau, cette laideur qui repousse l'amour..." Tout ce que Leroux avait
de grand il le devait peut-ªtre cette disgr¢ce, qui avait r©duit sa vie
celle du m©tier.
-- Vous ªtes tr¨s li© avec Pellerin?
-- Eh...
-- Je ne vous le reproche pas.
Rivi¨re fit demi-tour, et, la tªte pench©e, marchant petits pas, il
entra®nait avec lui Robineau. Un sourire triste lui vint aux l¨vres, que
Robineau ne comprit pas.
-- Seulement... seulement vous ªtes le chef.
-- Oui, fit Robineau.
Rivi¨re pensa qu'ainsi, chaque nuit, une action se nouait dans le ciel
comme un drame. Un fl©chissement des volont©s pouvait entra®ner une d©faite,
on aurait peut-ªtre lutte beaucoup d'ici le jour.
-- Vous devez rester dans votre räle.
Rivi¨re pesait ses mots:
-- Vous commanderez peut-ªtre ce pilote, la nuit prochaine, un d©part
dangereux: il devra ob©ir.
-- Oui...
-- Vous disposez presque de la vie des hommes, et d'hommes qui valent
mieux que vous...
Il parut h©siter.
-- ‡a, c'est grave.
Rivi¨re, marchant toujours petits pas, se tut quelques secondes.
-- Si c'est par amiti© qu'ils vous ob©issent, vous les dupez. Vous
n'avez droit vous-mªme aucun sacrifice.
-- Non... bien sër.
-- Et, s'ils croient que votre amiti© leur ©pargnera certaines corv©es,
vous les dupez aussi: il faudra bien qu'ils ob©issent. Asseyez-vous l .
Rivi¨re, doucement, de la main, poussait Robineau vers son bureau.
-- Je vais vous mettre votre place, Robineau. Si vous ªtes las, ce
n'est pas ces hommes de vous soutenir. Vous ªtes le chef. Votre faiblesse
est ridicule. Ecrivez.
--Je...
-- Ecrivez: "L'inspecteur Robineau inflige au pilote Pellerin telle
sanction pour tel motif..." vous trouverez un motif quelconque.
-- Monsieur le Directeur!
-- Faites comme si vous compreniez, Robineau. Aimez ceux que vous
commandez. Mais sans le leur dire.
Robineau, de nouveau, avec z¨le, ferait nettoyer les moyeux d'h©lice.
Un terrain de secours communiqua par T.S.F.: "Avion en vue. Avion
signale: Baisse de r©gime, vais atterrir."
On perdrait sans doute une demi-heure. Rivi¨re connut cette irritation,
que l'on ©prouve quand le rapide stoppe sur la voie, et que les minutes ne
d©livrent plus leur lot de plaines. La grande aiguille de la pendule
d©crivait maintenant un espace mort: tant d'©v©nements auraient pu tenir
dans cette ouverture de compas. Rivi¨re sortit pour tromper l'attente, et la
nuit lui apparut vide comme un th©¢tre sans acteur. "Une telle nuit qui se
perd!" II regardait avec rancune, par la fenªtre, ce ciel d©couvert, enrichi
d'©toiles, ce balisage divin, cette lune, l'or d'une telle nuit dilapid©.
Mais, d¨s que l'avion d©colla, cette nuit pour Rivi¨re fut encore
©mouvante et belle. Elle portait la vie dans ses flancs. Rivi¨re en prenait
soin:
-- Quel temps rencontrez-vous? fit-il demander l'©quipage.
Dix secondes s'©coul¨rent:
"Tr¨s beau."
Puis vinrent quelques noms de villes franchies, et c'©tait pour
Rivi¨re, dans cette lutte, des cit©s qui tombaient.
Le radio navigant du courrier de Patagonie, une heure plus tard, se
sentit soulev© doucement, comme par une ©paule. Il regarda autour de lui:
des nuages lourds ©teignaient les ©toiles. Il se pencha vers le sol: il
cherchait les lumi¨res des villages, pareilles celles de vers luisants
cach©s dans l'herbe, mais rien ne brillait dans cette herbe noire.
Il se sentit maussade, entrevoyant une nuit difficile: marches,
contre-marches, territoires gagn©s qu'il faut rendre. Il ne comprenait pas
la tactique du pilote; il lui semblait que l'on se heurterait plus loin
l'©paisseur de la nuit comme un mur.
Maintenant, il apercevait, en face d'eux, un miroitement imperceptible
au ras de l'horizon: une lueur de forge. Le radio toucha l'©paule de Fabien,
mais celui-ci ne bougea pas.
Les premiers remous de l'orage lointain attaquaient l'avion. Doucement
soulev©es, les masses m©talliques pesaient contre la chair mªme du radio,
puis semblaient s'©vanouir, se fondre, et dans la nuit, pendant quelques
secondes, il flotta seul. Alors il se cramponna des deux mains aux longerons
d'acier.
Et comme il n'apercevait plus rien du monde que l'ampoule rouge de la
carlingue, il frissonna de se sentir descendre au cœur de la nuit, sans
secours, sous la seule protection d'une petite lampe de mineur. Il n'osa pas
d©ranger le pilote pour conna®tre ce qu'il d©ciderait, et, les mains serr©es
sur l'acier, inclin© en avant vers lui, il regardait cette nuque sombre.
Une tªte et des ©paules immobiles ©mergeaient seules de la faible
clart©. Ce corps n'©tait qu'une masse sombre, appuy©e un peu vers la gauche,
le visage face l'orage, lav© sans doute par chaque lueur. Mais le radio ne
voyait rien de ce visage. Tout ce qui s'y pressait de sentiments pour
affronter une tempªte: cette moue, cette volont©, cette col¨re, tout ce qui
s'©changeait d'essentiel, entre ce visage p¢le et, l -bas, ces courtes
lueurs, restait pour lui imp©n©trable.
Il devinait pourtant la puissance ramass©e dans l'immobilit© de cette
ombre, et il l'aimait. Elle l'emportait sans doute vers l'orage, mais aussi
elle le couvrait. Sans doute ces mains, ferm©es sur les commandes, pesaient
d©j sur la tempªte, comme sur la nuque d'une bªte, mais les ©paules pleines
de force demeuraient immobiles, et l'on sentait l une profonde r©serve.
Le radio pensa qu'apr¨s tout le pilote ©tait responsable. Et maintenant
il savourait, entra®n© en croupe dans ce galop vers l'incendie, ce que cette
forme sombre, l , devant lui, exprimait de mat©riel et de pesant, ce qu'elle
exprimait de durable.
A gauche, faible comme un phare ©clipse, un foyer nouveau s'©claira.
Le radio amor§a un geste pour toucher l'©paule de Fabien, le pr©venir,
mais il le vit tourner lentement la tªte, et tenir son visage, quelques
secondes, face ce nouvel ennemi, puis, lentement, reprendre sa positon
primitive. Ces ©paules toujours immobiles, cette nuque appuy©e au cuir.
Rivi¨re ©tait sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui
reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l'action, une action dramatique,
sentit bizarrement le drame se d©placer, devenir personnel. Il pensa
qu'autour de leur kiosque musique les petits bourgeois des petites villes
vivaient une vie d'apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de
drames: la maladie, l'amour, les deuils, et que peut-ªtre... Son propre mal
lui enseignait beaucoup de choses: "Cela ouvre certaines fenªtres",
pensait-il.
Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s'achemina dans la
direction du bureau. Il divisait lentement, des ©paules, la foule qui
stagnait devant la bouche des cin©mas. Il leva les yeux vers les ©toiles,
qui luisaient sur la route ©troite, presque effac©es par les affiches
lumineuses, et pensa: "Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis
responsable d'un ciel entier. Cette ©toile est un signe, qui me cherche dans
cette foule, et qui me trouve: c'est pourquoi je me sens un peu ©tranger, un
peu solitaire."
Une phrase musicale lui revint: quelques notes d'une sonate qu'il
©coutait hier avec des amis. Ses amis n'avaient pas compris: "Cet art-l
nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l'avouez pas."
"Peut-ªtre...", avait-il r©pondu.
Il s'©tait, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait
d©couvert la richesse d'une telle solitude. Le message de cette musique
venait lui, lui seul parmi les m©diocres, avec la douceur d'un secret.
Ainsi le signe de l'©toile. On lui parlait, par-dessus tant d'©paules, un
langage qu'il entendait seul.
Sur le trottoir on le bousculait; il pensa encore: "Je ne me f¢cherai
pas. Je suis semblable au p¨re d'un enfant malade, qui marche dans la foule
petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison."
II leva les yeux sur les hommes. Il cherchait reconna®tre ceux
d'entre eux qui promenaient petits pas leur invention ou leur amour, et il
songeait l'isolement des gardiens de phares.
Le silence des bureaux lui plut. Il les traversait lentement, l'un
apr¨s l'autre, et son pas sonnait seul. Les machines ©crire dormaient sous
les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires ©taient ferm©es.
Dix ann©es d'exp©rience et de travail. L'id©e lui vint qu'il visitait les
caves d'une banque; l oé p¨sent les richesses. Il pensait que chacun de ces
registres accumulait mieux que de l'or: une force vivante. Une force vivante
mais endormie, comme l'or des banques.
Quelque part il rencontrerait l'unique secr©taire de veille. Un homme
travaillait quelque part pour que la vie soit continue, pour que la volont©
soit continue, et ainsi, d'escale en escale, pour que jamais de Toulouse
Buenos Aires, ne se rompe la cha®ne.
"Cet homme-l ne sait pas sa grandeur."
Les courriers quelque part luttaient. Le vol de nuit durait comme une
maladie: il fallait veiller. Il fallait assister ces hommes qui, des mains
et des genoux, poitrine contre poitrine, affrontaient l'ombre, et qui ne
connaissaient plus, ne connaissaient plus rien que des choses mouvantes,
invisibles, dont il fallait, la force des bras aveugles, se tirer comme
d'une mer. Quels aveux terribles quelquefois: "J'ai ©clair© mes mains pour
les voir..." Velours des mains r©v©l© seul dans ce bain rouge de
photographe. Ce qu'il reste du monde, et qu'il faut sauver.
Rivi¨re poussa la porte du bureau de l'exploitation. Une seule lampe
allum©e cr©ait dans un angle une plage claire. Le cliquetis d'une seule
machine ©crire donnait un sens ce silence, sans le combler. La sonnerie
du t©l©phone tremblait parfois; alors le secr©taire de garde se levait, et
marchait vers cet appel r©p©t©, obstin©, triste. Le secr©taire de garde
d©crochait l'©couteur et l'angoisse invisible se calmait: c'©tait une
conversation tr¨s douce dans un coin d'ombre. Puis, impassible, l'homme
revenait son bureau, le visage ferm© par la solitude et le sommeil, sur un
secret ind©chiffrable. Quelle menace apporte un appel, qui vient de la nuit
du dehors, lorsque deux courriers sont en vol? Rivi¨re pensait aux
t©l©grammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au
malheur qui, pendant des secondes presque ©ternelles, reste un secret dans
le visage du p¨re. Onde d'abord sans force, si loin du cri jet©, si calme.
Et, chaque fois, il entendait son faible ©cho dans cette sonnerie discr¨te.
Et, chaque fois, les mouvements de l'homme, que la solitude faisait lent
comme un nageur entre deux eaux, revenant de l'ombre vers sa lampe, comme un
plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets.
-- Restez. J'y vais.
Rivi¨re d©crocha l'©couteur, re§ut le bourdonnement du monde.
-- Ici, Rivi¨re.
Un faible tumulte, puis une voix:
-- Je vous passe le poste radio.
Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le standard, puis une autre
voix:
-- Ici, le poste radio. Nous vous communiquons les t©l©grammes.
Rivi¨re les notait et hochait la tªte:
-- Bien... Bien...
Rien d'important. Des messages r©guliers de service. Rio de Janeiro
demandait un renseignement, Montevideo parlait du temps, et Mendoza de
mat©riel. C'©taient les bruits familiers de la maison.
-- Et les courriers?
-- Le temps est orageux Nous n'entendons pas les avions.
-- Bien.
Rivi¨re songea que la nuit ici ©tait pure, les ©toiles luisantes, mais
les radiot©l©graphistes d©couvraient en elle le souffle de lointains orages.
-- A tout l'heure.
Rivi¨re se levait, le secr©taire l'aborda:
-- Les notes de service, pour la signature, Monsieur...
-- Bien...
Rivi¨re se d©couvrait une grande amiti© pour cet homme, que chargeait
aussi le poids de la nuit. "Un camarade de combat, pensait Rivi¨re. Il ne
saura sans doute jamais combien cette veille nous unit."
Comme, une liasse de papiers dans les mains, il rejoignait son bureau
personnel, Rivi¨re ressentit cette vive douleur au cät© droit qui, depuis
quelques semaines, le tourmentait.
"‡a ne va pas..."
II s'appuya une seconde contre le mur:
"C'est ridicule."
Puis il atteignit son fauteuil.
Il se sentit, une fois de plus, ligot© comme un vieux lion, et une
grande tristesse l'envahit.
"Tant de travail pour aboutir §a! J'ai cinquante ans; cinquante ans
j'ai rempli ma vie, je me suis form©, j'ai lutt©, j'ai chang© le cours des
©v©nements et voil maintenant ce qui m'occupe et me remplit, et passe le
monde en importance... C'est ridicule."
II attendit, essuya un peu de sueur, et, quand il fut d©livr©,
travailla.
Il compulsait lentement les notes.
"Nous avons constat© Buenos Aires, au cours du d©montage du moteur
301... nous infligerons une sanction grave au responsable."
II signa.
"Nous d©placerons par mesure disciplinaire le chef d'a©roplace Richard
qui..."
II signa.
Puis comme cette douleur au cät©, engourdie, mais pr©sente en lui et
nouvelle comme un sens nouveau de la vie, l'obligeait penser soi, il fut
presque amer.
"Suis-je juste ou injuste? Je l'ignore. Si je frappe, les pannes
diminuent. Le responsable, ce n'est pas l'homme, c'est comme une puissance
obscure que l'on ne touche jamais, si l'on ne touche pas tout le monde. Si
j'©tais tr¨s juste, un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort."
II lui vint une certaine lassitude d'avoir trac© si durement cette
route. Il pensa que la piti© est bonne. Il feuilletait toujours les notes,
absorb© dans son rªve.
"...quant Roblet, partir d'aujourd'hui, il ne fait plus partie de
notre personnel."
II revit ce vieux bonhomme et la conversation du soir:
-- Un exemple, que voulez-vous, c'est un exemple.
-- Mais Monsieur... mais Monsieur... Une fois, une seule, pensez donc!
et j'ai travaill© toute ma vie!
-- Il faut un exemple.
-- Mais Monsieur! ... Regardez, Monsieur!
Alors ce portefeuille us© et cette vieille feuille de journal oé Roblet
jeune pose debout pr¨s d'un avion.
Rivi¨re voyait les vieilles mains trembler sur cette gloire na¯ve.
-- ‡a date de 1910, Monsieur... C'est moi qui ai fait le montage, ici,
du premier avion d'Argentine! L'aviation depuis 1910... Monsieur, §a fait
vingt ans! Alors, comment pouvez-vous dire... Et les jeunes, Monsieur, comme
ils vont rire l'atelier!... Ah! Ils vont bien rire!
-- ‡a, §a m'est ©gal.
-- Et mes enfants, Monsieur, j'ai des enfants!
-- Je vous ai dit: je vous offre une place de manœuvre.
-- Ma dignit©, Monsieur, ma dignit©! Voyons, Monsieur. vingt ans
d'aviation, un vieil ouvrier comme moi...
-- De manœuvre.
-- Je refuse. Monsieur, je refuse!
Et les vieilles mains tremblaient, et Rivi¨re d©tournait les yeux de
cette peau fripp©e, ©paisse et belle.
-- De manœuvre.
-- Non, Monsieur, non... je veux vous dire encore...
-- Vous pouvez vous retirer.
Rivi¨re pensa: "Ce n'est pas lui que j'ai cong©di© ainsi, brutalement,
c'est le mal dont il n'©tait pas responsable, peut-ªtre, mais qui passait
par lui."
"Parce que les ©v©nements, on les commande, pensait Rivi¨re, et ils
ob©issent, et on cr©e. Et les hommes sont de pauvres choses, et on les cr©e
aussi. Ou bien on les ©carte lorsque le mal passe par eux."
"Je vais vous dire encore..." Que voulait-il dire, ce pauvre vieux?
Qu'on lui arrachait ses vieilles joies? Qu'il aimait le son des outils sur
l'acier des avions, qu'on privait sa vie d'une grande po©sie, et puis...
qu'il faut vivre?
"Je suis tr¨s las", pensait Rivi¨re. La fi¨vre montait en lui,
caressante. Il tapotait la feuille et pensait: "J'aimais bien le visage de
ce vieux compagnon..." Et Rivi¨re revoyait ces mains. Il pensait ce faible
mouvement qu'elles ©baucheraient pour se joindre. Il suffirait de dire: "‡a
va. ‡a va, Restez." Rivi¨re rªvait au ruissellement de joie qui descendrait
dans ces vieilles mains. Et cette joie que diraient, qu'allaient dire, non
ce visage, mais ces vieilles mains d'ouvrier, lui parut la chose la plus
belle du monde. "Je vais d©chirer cette note?" Et la famille du vieux, et
cette rentr©e le soir, et ce modeste orgueil:
"Alors, on te garde?
-- Voyons! Voyons! C'est moi qui ai fait le montage du premier avion
d'Argentine!"
Et les jeunes qui ne riraient plus, ce prestige reconquis par
l'ancien...
"Je d©chire?"
Le t©l©phone sonnait, Rivi¨re le d©crocha.
Un temps long, puis cette r©sonance, cette profondeur qu'apportaient le
vent, l'espace aux voix humaines. Enfin on parla:
-- Ici le terrain. Qui est l ?
-- Rivi¨re.
-- Monsieur le Directeur, le 650 est en piste.
-- Bien.
-- Enfin, tout est prªt, mais nous avons dë, en derni¨re heure, refaire
le circuit ©lectrique, les connexions ©taient d©fectueuses.
-- Bien. Qui a mont© le circuit?
-- Nous v©rifierons. Si vous le permettez, nous prendrons des
sanctions: une panne de lumi¨re de bord, §a peut ªtre grave!
-- Bien sër.
Rivi¨re pensait: "Si l'on n'arrache pas le mal, quand on le rencontre,
oé qu'il soit, il y a des pannes de lumi¨re: c'est un crime de le manquer
quand par hasard il d©couvre ses instruments: Roblet partira."
Le secr©taire, qui n'a rien vu, tape toujours.
-- C'est?
-- La comptabilit© de quinzaine.
-- Pourquoi pas prªte?
-- Je...
-- On verra §a.
"C'est curieux comme les ©v©nements prennent le dessus, comme se r©v¨le
une grande force obscure, la mªme qui soul¨ve les forªts vierges, qui cro®t,
qui force, qui sourd de partout autour des grandes œuvres." Rivi¨re pensait
ces temples que de petites lianes font crouler.
"Une grande œuvre..."
II pensa encore pour se rassurer: "Tous ces hommes, je les aime, mais
ce n'est pas eux que je combats. C'est ce qui passe par eux..."
Son cœur battait des coups rapides, qui le faisaient souffrir.
"Je ne sais pas si ce que j'ai fait est bon. Je ne sais pas l'exacte
valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas
exactement ce que vaut la joie d'un homme. Ni une main qui tremble. Ni la
piti©, ni la douceur..."
II rªva:
"La vie se contredit tant, on se d©brouille comme on peut avec la
vie... Mais durer, mais cr©er, ©changer son corps p©rissable..."
Rivi¨re r©fl©chit, puis sonna.
-- T©l©phonez au pilote du courrier d'Europe. Qu'il vienne me voir
avant de partir.
Il pensait:
"II ne faut pas que ce courrier fasse inutilement demi-tour. Si je ne
secoue pas mes hommes, la nuit toujours les inqui©tera."
La femme du pilote, r©veill©e par le t©l©phone, regarda son mari et
pensa:
-- Je le laisse dormir encore un peu.
Elle admirait cette poitrine nue, bien car©n©e, elle pensait un beau
navire.
Il reposait dans ce lit calme, comme dans un port, et, pour que rien
n'agit¢t son sommeil, elle effa§ait du doigt ce pli, cette ombre, cette
houle, elle apaisait ce lit, comme, d'un doigt divin, la mer.
Elle se leva, ouvrit la fenªtre, et re§ut le vent dans le visage. Cette
chambre dominait Buenos Aires. Une maison voisine, oé l'on dansait,
r©pandait quelques m©lodies, qu'apportait le vent, car c'©tait l'heure des
plaisirs et du repos. Cette ville serrait les hommes dans ses cent mille
forteresses; tout ©tait calme et sër; mais il semblait cette femme que
l'on allait crier: "Aux armes!" et qu'un seul homme, le sien, se dresserait.
Il reposait encore, mais son repos ©tait le repos redoutable des r©serves
qui vont donner. Cette ville endormie ne le prot©geait pas: ses lumi¨res lui
sembleraient vaines, lorsqu'il se l¨verait, jeune dieu, de leur poussi¨re.
Elle regardait ces bras solides qui, dans une heure, porteraient le sort du
courrier d'Europe, responsables de quelque chose de grand, comme du sort
d'une ville. Et elle fut troubl©e. Cet homme, au milieu de ces millions
d'hommes, ©tait pr©par© seul pour cet ©trange sacrifice. Elle en eut du
chagrin. Il ©chappait aussi sa douceur. Elle l'avait nourri, veill© et
caress©, non pour elle-mªme, mais pour cette nuit qui allait le prendre.
Pour des luttes, pour des angoisses, pour des victoires, dont elle ne
conna®trait rien. Ces mains tendres n'©taient qu'apprivois©es, et leurs
vrais travaux ©taient obscurs. Elle connaissait les sourires de cet homme,
ses pr©cautions d'amant, mais non, dans l'orage, ses divines col¨res. Elle
le chargeait de tendres liens: de musique, d'amour, de fleurs; mais,
l'heure de chaque d©part, ces liens, sans qu'il en parët souffrir,
tombaient.
Il ouvrit les yeux.
-- Quelle heure est-il?
-- Minuit.
-- Quel temps fait-il?
-- Je ne sais pas...
Il se leva. Il marchait lentement vers la fenªtre en s'©tirant.
-- Je n'aurai pas tr¨s froid. Quelle est la direction du vent?
-- Comment veux-tu que je sache...
Il se pencha:
-- Sud. C'est tr¨s bien. ‡a tient au moins jusqu'au Br©sil.
Il remarqua la lune et se connut riche. Puis ses yeux descendirent sur
la ville.
Il ne la jugea ni douce, ni lumineuse, ni chaude. Il voyait d©j
s'©couler le sable vain de ses lumi¨res.
-- A quoi penses-tu?
Il pensait la brume possible du cät© de Porto All¨gre.
-- J'ai ma tactique. Je sais par oé faire le tour. Il s'inclinait
toujours. Il respirait profond©ment, comme avant de se jeter, nu, dans la
mer.
-- Tu n'es mªme pas triste... Pour combien de jours t'en vas-tu?
Huit, dix jours. Il ne savait pas. Triste, non; pourquoi? Ces plaines,
ces villes, ces montagnes... Il partait libre, lui semblait-il, leur
conquªte. Il pensait aussi qu'avant une heure il poss©derait et rejetterait
Buenos Aires.
Il sourit:
-- Cette ville... j'en serai si vite loin. C'est beau de partir la
nuit. On tire sur la manette des gaz, face au Sud, et dix secondes plus tard
on renverse le paysage, face au Nord. La ville n'est plus qu'un fond de mer.
Elle pensait tout ce qu'il faut rejeter pour conqu©rir.
-- Tu n'aimes pas ta maison?
-- J'aime ma maison...
Mais d©j sa femme le savait en marche. Ces larges ©paules pesaient
d©j contre le ciel.
Elle le lui montra.
-- Tu as beau temps, ta route est pav©e d'©toiles. II rit:
-- Oui.
Elle posa la main sur cette ©paule et s'©mut de la sentir ti¨de: cette
chair ©tait donc menac©e?...
-- Tu es tr¨s fort, mais sois prudent!
-- Prudent, bien sër...
Il rit encore.
Il s'habillait. Pour cette fªte, il choisissait les ©toffes les plus
rudes, les cuirs les plus lourds, il s'habillait comme un paysan. Plus il
devenait lourd, plus elle l'admirait. Elle-mªme bouclait cette ceinture,
tirait ces bottes.
-- Ces bottes me gªnent.
-- Voil les autres.
-- Cherche-moi un cordon pour ma lampe de secours. Elle le regardait.
Elle r©parait elle-mªme le dernier d©faut dans l'armure: tout s'ajustait
bien.
-- Tu es tr¨s beau.
Elle l'aper§ut qui se peignait soigneusement.
-- C'est pour les ©toiles?
-- C'est pour ne pas me sentir vieux.
-- Je suis jalouse...
Il rit encore, et l'embrassa, et la serra contre ses pesants vªtements.
Puis il la souleva bras tendus, comme on soul¨ve une petite fille, et,
riant toujours, la coucha:
-- Dors!
Et fermant la porte derri¨re lui, il fit dans la rue, au milieu de
l'inconnaissable peuple nocturne, le premier pas de sa conquªte.
Elle restait l . Elle regardait, triste, ces fleurs, ces livres, cette
douceur, qui n'©taient pour lui qu'un fond de mer.
Rivi¨re le re§oit:
-- Vous m'avez fait une blague, votre dernier courrier. Vous m'avez
fait demi-tour quand les m©t©os ©taient bonnes: vous pouviez passer. Vous
avez eu peur?
Le pilote surpris se tait. Il frotte l'une contre l'autre, lentement,
ses mains. Puis il redresse la tªte, et regarde Rivi¨re bien en face:
-- Oui.
Rivi¨re a piti©, au fond de lui-mªme, de ce gar§on si courageux qui a
eu peur. Le pilote tente de s'excuser.
-- Je ne voyais plus rien. Bien sër, plus loin... peut-ªtre... la
T.S.F, disait... Mais ma lampe de bord a faibli, et je ne voyais plus mes
mains. J'ai voulu allumer ma lampe de position pour au moins voir l'aile: je
n'ai rien vu. Je me sentais au fond d'un grand trou dont il ©tait difficile
de remonter. Alors mon moteur s'est mis vibrer...
-- Non.
-- Non?
-- Non. Nous l'avons examin© depuis. Il est parfait. Mais on croit
toujours qu'un moteur vibre quand on a peur.
-- Qui n'aurait pas eu peur! Les montagnes me dominaient. Quand j'ai
voulu prendre de l'altitude, j'ai rencontr© de forts remous. Vous savez
quand on ne voit rien... les remous... Au lieu de monter, j'ai perdu cent
m¨tres. Je ne voyais mªme plus le gyroscope, mªme plus les manom¨tres. Il me
semblait que mon moteur baissait de r©gime, qu'il chauffait, que la pression
d'huile tombait... Tout §a dans l'ombre, comme une maladie. J'ai ©t© bien
content de revoir une ville ©clair©e.
-- Vous avez trop d'imagination. Allez.
Et le pilote sort.
Rivi¨re s'enfonce dans son fauteuil et passe la main dans ses cheveux
gris.
"C'est le plus courageux de mes hommes. Ce qu'il a r©ussi ce soir-l
est tr¨s beau, mais je le sauve de la peur..."
Puis, comme une tentation de faiblesse lui revenait:
"Pour se faire aimer, il suffit de plaindre. Je ne plains gu¨re ou je
le cache. J'aimerais bien pourtant m'entourer de l'amiti© et de la douceur
humaines. Un m©decin, dans son m©tier, les rencontre. Mais ce sont les
©v©nements que je sers. Il faut que je forge les hommes pour qu'il servent.
Comme je la sens bien cette loi obscure, le soir, dans mon bureau, devant
les feuilles de route. Si je me laisse aller, si je laisse les ©v©nements
bien r©gl©s suivre leur cours, alors, myst©rieux, naissent les incidents.
Comme si ma volont© seule empªchait l'avion de se rompre en vol, ou la
tempªte de retarder le courrier en marche. Je suis surpris, parfois, de mon
pouvoir."
II r©fl©chit encore:
"C'est peut-ªtre clair. Ainsi la lutte perp©tuelle du jardinier sur sa
pelouse. Le poids de sa simple main repousse dans la terre, qui la pr©pare
©ternellement, la forªt primitive."
II pense au pilote:
"Je le sauve de la peur. Ce n'est pas lui que j'attaquais, c'est,
travers lui, cette r©sistance qui paralyse les hommes devant l'inconnu. Si
je l'©coute, si je le plains, si je prends au s©rieux son aventure, il
croira revenir d'un pays de myst¨re, et c'est du myst¨re seul que l'on a
peur. Il faut qu'il n'y ait plus de myst¨re. Il faut que des hommes soient
descendus dans ce puits sombre, et en remontent, et disent qu'ils n'ont rien
rencontr©. Il faut que cet homme descende au cœur le plus intime de la nuit,
dans son ©paisseur, et sans mªme cette petite lampe de mineur, qui n'©claire
que les mains ou l'aile, mais ©carte d'une largeur d'©paules l'inconnu."
Pourtant, dans cette lutte, une silencieuse fraternit© liait, au fond
d'eux-mªmes. Rivi¨re et ses pilotes. C'©taient des hommes du mªme bord, qui
©prouvaient le mªme d©sir de vaincre. Mais Rivi¨re se souvient des autres
batailles qu'il a livr©es pour la conquªte de la nuit.
On redoutait, dans les cercles officiels, comme une brousse inexplor©e,
ce territoire sombre. Lancer un ©quipage, deux cents kilom¨tres l'heure,
vers les orages et les brumes et les obstacles mat©riels que la nuit
contient sans les montrer, leur paraissait une aventure tol©rable pour
l'aviation militaire: on quitte un terrain par nuit claire, on bombarde, on
revient au mªme terrain. Mais les services r©guliers ©choueraient la nuit.
"C'est pour nous, avait r©pliqu© Rivi¨re, une question de vie ou de mort,
puisque nous perdons, chaque nuit, l'avance gagn©e, pendant le jour, sur les
chemins de fer et les navires."
Rivi¨re avait ©cout©, avec ennui, parler de bilans, d'assurances, et
surtout d'opinion publique: "L'opinion publique, ripostait-il... on la
gouverne!" II pensait: "Que de temps perdu! Il y a quelque chose... quelque
chose qui prime tout cela. Ce qui est vivant bouscule tout pour vivre et
cr©e, pour vivre, ses propres lois. C'est irr©sistible." Rivi¨re ne savait
pas quand ni comment l'aviation commerciale aborderait les vols de nuit,
mais il fallait pr©parer cette solution in©vitable.
Il se souvient des tapis verts, devant lesquels, le menton au poing, il
avait ©cout©, avec un ©trange sentiment de force, tant d'objections. Elles
lui semblaient vaines, condamn©es d'avance par la vie. Et il sentait sa
propre force ramass©e en lui comme un poids: "Mes raisons p¨sent, je
vaincrai, pensait Rivi¨re. C'est la pente naturelle des ©v©nements." Quand
on lui r©clamait des solutions parfaites, qui ©carteraient tous les risques:
"C'est l'exp©rience qui d©gagera les lois, r©pondait-il, la connaissance des
lois ne pr©c¨de jamais l'exp©rience."
Apr¨s une longue ann©e de lutte, Rivi¨re l'avait emport©. Les uns
disaient: " cause de sa foi", les autres: " cause de sa t©nacit©, de sa
puissance d'ours en marche", mais, selon lui, plus simplement, parce qu'il
pesait dans la bonne direction.
Mais quelles pr©cautions au d©but! Les avions ne partaient qu'une heure
avant le jour, n'atterrissaient qu'une heure apr¨s le coucher du soleil.
Quand Rivi¨re se jugea plus sër de son exp©rience, alors seulement il osa
pousser les courriers dans les profondeurs de la nuit. A peine suivi,
presque d©savou©, il menait maintenant une lutte solitaire.
Rivi¨re sonne pour conna®tre les derniers messages des avions en vol.
Cependant, le courrier de Patagonie abordait l'orage, et Fabien
renon§ait le contourner. Il l'estimait trop ©tendu, car la ligne d'©clairs
s'enfon§ait vers l'int©rieur du pays et r©v©lait des forteresses de nuages.
Il tenterait de passer par-dessous, et, si l'affaire se pr©sentait mal, se
r©soudrait au demi-tour.
Il lut son altitude: mille sept cents m¨tres. Il pesa des paumes sur
les commandes pour commencer la r©duire. Le moteur vibra tr¨s fort et
l'avion trembla. Fabien corrigea, au jug©, l'angle de descente, puis, sur la
carte, v©rifia la hauteur des collines: cinq cents m¨tres. Pour se conserver
une marge, il naviguerait vers sept cents.
Il sacrifiait son altitude comme on joue une fortune.
Un remous fit plonger l'avion, qui trembla plus fort. Fabien se sentit
menac© par d'invisibles ©boulements. Il rªva qu'il faisait demi-tour et
retrouvait cent mille ©toiles, mais il ne vira pas d'un degr©.
Fabien calculait ses chances: il s'agissait d'un orage local,
probablement, puisque Trelew, la prochaine escale, signalait un ciel trois
quarts couvert. Il s'agissait de vivre vingt minutes peine dans ce b©ton
noir. Et pourtant le pilote s'inqui©tait. Pench© gauche contre la masse du
vent, il essayait d'interpr©ter les lueurs confuses qui, par les nuits les
plus ©paisses, circulent encore. Mais ce n'©tait mªme plus des lueurs. A
peine des changements de densit©, dans l'©paisseur des ombres, ou une
fatigue des yeux.
Il d©plia un papier du radio:
"Oé sommes-nous?"
Fabien eët donn© cher pour le savoir. Il r©pondit: "Je ne sais pas.
Nous traversons, la boussole, un orage."
II se pencha encore. Il ©tait gªn© par la flamme de l'©chappement,
accroch©e au moteur comme un bouquet de feu, si p¢le que le clair de lune
l'eët ©teinte, mais qui, dans ce n©ant, absorbait le monde visible. Il la
regarda. Elle ©tait tress©e drue par le vent comme la flamme d'une torche.
Chaque trente secondes, pour v©rifier le gyroscope et le compas, Fabien
plongeait sa tªte dans la carlingue. Il n'osait plus allumer les faibles
lampes rouges, qui l'©blouissaient pour longtemps, mais tous les instruments
aux chiffres de radium versaient une clart© p¢le d'astres. L , au milieu
d'aiguilles et de chiffres, le pilote ©prouvait une s©curit© trompeuse:
celle de la cabine du navire sur laquelle passe le flot. La nuit, et tout ce
qu'elle portait de rocs, d'©paves, de collines, coulait aussi contre l'avion
avec la mªme ©tonnante fatalit©.
"Oé sommes-nous?" lui r©p©tait l'op©rateur. Fabien ©mergeait de
nouveau, et reprenait, appuy© gauche, sa veille terrible. Il ne savait
plus combien de temps, combien d'efforts le d©livreraient de ses liens
sombres. Il doutait presque d'en ªtre jamais d©livr©, car il jouait sa vie
sur ce petit papier, sale et chiffonn©, qu'il avait d©pli© et lu mille fois,
pour bien nourrir son esp©rance: "Trelew: ciel trois quarts couvert, vent
Ouest faible." Si Trelew ©tait trois quarts couvert, on apercevrait ses
lumi¨res dans la d©chirure des nuages. A moins que...
La p¢le clart© promise plus loin l'engageait poursuivre; pourtant,
comme il doutait, il griffonna pour le radio: "J'ignore si je pourrai
passer. Sachez-moi s'il fait toujours beau en arri¨re."
La r©ponse le consterna:
"Commodore signale: Retour ici impossible. Tempªte." II commen§ait
deviner l'offensive insolite qui, de la Cordill¨re des Andes, se rabattait
vers la mer. Avant qu'il eët pu les atteindre, le cyclone raflerait les
villes.
"Demandez le temps de San Antonio.
-- San Antonio a r©pondu: "Vent Ouest se l¨ve et tempªte l'Ouest.
Ciel quatre quarts couvert." San Antonio entend tr¨s mal cause des
parasites. J'entends mal aussi. Je crois ªtre oblig© de remonter bientät
l'antenne cause des d©charges. Ferez-vous demi-tour? Quels sont vos
projets?
-- Foutez-moi la paix. Demandez le temps de Bahia Blanca."
"Bahia Blanca a r©pondu: "pr©voyons avant vingt minutes violent orage
Ouest sur Bahia Blanca."
-- Demandez le temps de Trelew.
-- Trelew a r©pondu: "Ouragan trente m¨tres seconde Ouest et rafales de
pluie."
-- Communiquez Buenos Aires: "Sommes bouch©s de tous les cät©s,
tempªte se d©veloppe sur mille kilom¨tres, ne voyons plus rien. Que
devons-nous faire?"
Pour le pilote, cette nuit ©tait sans rivage puisqu'elle ne conduisait
ni vers un port (ils semblaient tous inaccessibles), ni vers l'aube:
l'essence manquerait dans une heure quarante. Puisque l'on serait oblig©,
tät ou tard, de couler en aveugle, dans cette ©paisseur.
S'il avait pu gagner le jour...
Fabien pensait l'aube comme une plage de sable dor© oé l'on se
serait ©chou© apr¨s cette nuit dure. Sous l'avion menac© serait n© le rivage
des plaines. La terre tranquille aurait port© ses fermes endormies et ses
troupeaux et ses collines. Toutes les ©paves qui roulaient dans l'ombre
seraient devenues innoffensives. S'il pouvait, comme il nagerait vers le
jour!
Il pensa qu'il ©tait cern©. Tout se r©soudrait, bien ou mal, dans cette
©paisseur.
C'est vrai. Il a cru quelquefois, quand montait le jour, entrer en
convalescence.
Mais quoi bon fixer les yeux sur l'Est, oé vivait le soleil: il y
avait entre eux une telle profondeur de nuit qu'on ne la remonterait pas.
-- Le courrier d'Asuncion marche bien. Nous l'aurons vers deux heures.
Nous pr©voyons par contre un retard important du courrier de Patagonie qui
para®t en difficult©.
-- Bien, Monsieur Rivi¨re.
-- Il est possible que nous ne l'attendions pas pour faire d©coller
l'avion d'Europe: d¨s l'arriv©e d'Asuncion, vous nous demanderez des
instructions. Tenez-vous prªt.
Rivi¨re relisait maintenant les t©l©grammes de protection des escales
Nord. Ils ouvraient au courrier d'Europe une route de lune: "Ciel pur,
pleine lune, vent nul." Les montagnes du Br©sil, bien d©coup©es sur le
rayonnement du ciel, plongeaient droit, dans les remous d'argent de la mer,
leur chevelure serr©e de forªts noires. Ces forªts sur lesquelles pleuvent,
inlassablement, sans les colorer, les rayons de lune. Et noires aussi comme
des ©paves, en mer, les ®les. Et cette lune, sur toute la route,
in©puisable: une fontaine de lumi¨re.
Si Rivi¨re ordonnait le d©part, l'©quipage du courrier d'Europe
entrerait dans un monde stable qui, pour toute la nuit, luisait doucement.
Un monde oé rien ne mena§ait l'©quilibre des masses d'ombres et de lumi¨re.
Oé ne s'infiltrait mªme pas la caresse de ces vents purs, qui, s'ils
fra®chissent, peuvent g¢ter en quelques heures un ciel entier.
Mais Rivi¨re h©sitait, en face de ce rayonnement, comme un prospecteur
en face de champs d'or interdits. Les ©v©nements, dans le Sud, donnaient
tort Rivi¨re, seul d©fenseur des vols de nuit. Ses adversaires tireraient
d'un d©sastre en Patagonie une position morale si forte, que peut-ªtre la
foi de Rivi¨re resterait d©sormais impuissante; car la foi de Rivi¨re
n'©tait pas ©branl©e: une fissure dans son œuvre avait permis le drame, mais
le drame montrait la fissure, il ne prouvait rien d'autre. "Peut-ªtre des
postes d'observation sont-ils n©cessaires l'Ouest... On verra §a." II
pensait encore: "J'ai les mªmes raisons solides d'insister, et une cause de
moins d'accident possible: celle qui s'est montr©e." Les ©checs fortifient
les forts. Malheureusement, contre les hommes on joue un jeu, oé compte si
peu le -vrai sens des choses. L'on gagne ou l'on perd sur des apparences, on
marque des points mis©rables. Et l'on se trouve ligot© par une apparence de
d©faite.
Rivi¨re sonna.
-- Bahia Blanca ne nous communique toujours rien par T.S.F.?
-- Non.
--Appelez-moi l'escale au t©l©phone.
Cinq minutes plus tard, il s'informait:
-- Pourquoi ne nous passez-vous rien?
-- Nous n'entendons pas le courrier.
-- Il se tait?
-- Nous ne savons pas. Trop d'orages. Mªme s'il manipulait nous
n'entendrions pas.
-- Trelew entend-il?
-- Nous n'entendons pas Trelew.
-- T©l©phonez.
-- Nous avons essay©: la ligne est coup©e.
-- Quel temps chez vous?
-- Mena§ant. Des ©clairs l'Ouest et au Sud. Tr¨s lourd.
-- Du vent?
-- Faible encore, mais pour dix minutes. Les ©clairs se rapprochent
vite.
Un silence.
-- Bahia Blanca? Vous ©coutez? Bon. Rappelez-nous dans dix minutes.
Et Rivi¨re feuilleta les t©l©grammes des escales Sud. Toutes
signalaient le mªme silence de l'avion. Quelques-unes ne r©pondaient plus
Buenos Aires, et, sur la carte, s'agrandissait la tache des provinces
muettes, oé les petites villes subissaient d©j le cyclone, toutes portes
closes, et chaque maison de leurs rues sans lumi¨re aussi retranch©e du
monde et perdue dans la nuit qu'un navire. L'aube seule les d©livrerait.
Pourtant Rivi¨re, inclin© sur la carte, conservait encore l'espoir de
d©couvrir un refuge de ciel pur, car il avait demand©, par t©l©grammes,
l'©tat du ciel la police de plus de trente villes de province, et les
r©ponses commen§aient lui parvenir. Sur deux mille kilom¨tres les postes
radio avaient ordre, si l'un d'eux accrochait un appel de l'avion, d'avertir
dans les trente secondes Buenos Aires, qui lui communiquerait, pour la faire
transmettre Fabien, la position du refuge.
Les secr©taires, convoqu©s pour une heure du matin, avaient regagn©
leurs bureaux. Ils apprenaient l , myst©rieusement, que, peut-ªtre, on
suspendrait les vols de nuit, et que le courrier d'Europe lui-mªme ne
d©collerait plus qu'au jour. Ils parlaient voix basse de Fabien, du
cyclone, de Rivi¨re surtout. Ils le devinaient l , tout proche, ©cras© peu
peu par ce d©menti naturel.
Mais toutes les voix s'©teignirent: Rivi¨re, sa porte, venait
d'appara®tre, serr© dans son manteau, le chapeau toujours sur les yeux,
©ternel voyageur. Il fit un pas tranquille vers le chef de bureau:
-- Il est une heure dix, les papiers du courrier d'Europe sont-ils en
r¨gle?
-- Je... j'ai cru...
-- Vous n'avez pas croire, mais ex©cuter.
II fit demi-tour, lentement, vers une fenªtre ouverte, les mains
crois©es derri¨re le dos.
Un secr©taire le rejoignit:
-- Monsieur le Directeur, nous obtiendrons peu de r©ponses. On nous
signale que, dans l'int©rieur, beaucoup de lignes t©l©graphiques sont d©j
d©truites...
-- Bien.
Rivi¨re, immobile, regardait la nuit.
Ainsi, chaque message mena§ait le courrier. Chaque ville, quand elle
pouvait r©pondre, avant la destruction des lignes, signalait la marche du
cyclone, comme celle d'une invasion. "‡a vient de l'int©rieur, de la
Cordill¨re. ‡a balaie toute la route, vers la mer..."
Rivi¨re jugeait les ©toiles trop luisantes, l'air trop humide. Quelle
nuit ©trange! Elle se g¢tait brusquement par plaques, comme la chair d'un
fruit lumineux. Les ©toiles au grand complet dominaient encore Buenos Aires,
mais ce n'©tait l qu'une oasis, et d'un instant. Un port, d'ailleurs, hors
du rayon d'action de l'©quipage. Nuit mena§ante qu'un vent mauvais touchait
et pourrissait. Nuit difficile vaincre.
Un avion, quelque part, ©tait en p©ril dans ses profondeurs: on
s'agitait, impuissant, sur le bord.
La femme de Fabien t©l©phona.
La nuit de chaque retour elle calculait la marche du courrier de
Patagonie: "II d©colle de Trelew..." Puis se rendormait. Un peu plus tard:
"II doit approcher de San Antonio, il doit voir ses lumi¨res..." Alors elle
se levait, ©cartait les rideaux, et jugeait le ciel: "Tous ces nuages le
gªnent..." Parfois la lune se promenait comme un berger. Alors la jeune
femme se recouchait, rassur©e par cette lune et ces ©toiles, ces milliers de
pr©sences autour de son mari. Vers une heure, elle le sentait proche: "II ne
doit plus ªtre bien loin, il doit voir Buenos Aires..." Alors elle se levait
encore, et lui pr©parait un repas, un caf© bien chaud: "II fait si froid,
l -haut..." Elle le recevait toujours, comme s'il descendait d'un sommet de
neige: "Tu n'as pas froid? -- Mais non! -- R©chauffe-toi quand mªme..." Vers
une heure et quart tout ©tait prªt. Alors elle t©l©phonait.
Cette nuit, comme les autres, elle s'informa:
-- Fabien a-t-il atterri?
Le secr©taire qui l'©coutait se troubla un peu:
-- Qui parle?
-- Simone Fabien.
-- Ah! une minute...
Le secr©taire, n'osant rien dire, passa l'©couteur au chef de bureau.
-- Qui est l ?
-- Simone Fabien.
-- Ah!... que d©sirez-vous, Madame?
-- Mon mari a-t-il atterri?
Il y eut un silence qui dut para®tre inexplicable, puis on r©pondit
simplement:
-- Non.
-- Il a du retard?
-- Oui...
Il y eut un nouveau silence.
-- Oui... du retard.
-- Ah!...
C'©tait un "Ah!" de chair bless©e. Un retard ce n'est rien... ce n'est
rien... mais quand il se prolonge...
-- Ah!... Et quelle heure sera-t-il ici?
-- A quelle heure il sera ici? Nous... Nous ne savons pas.
Elle se heurtait maintenant un mur. Elle n'obtenait que l'©cho mªme
de ses questions.
-- Je vous en prie, r©pondez-moi! Oé se trouve-t-il?...
-- Oé il se trouve? Attendez...
Cette inertie lui faisait mal. Il se passait quelque chose, l ,
derri¨re ce mur.
On se d©cida:
-- Il a d©coll© de Commodoro dix-neuf heures trente.
-- Et depuis?
-- Depuis?... Tr¨s retard©... Tr¨s retard© par le mauvais temps...
-- Ah! Le mauvais temps...
Quelle injustice, quelle fourberie dans cette lune ©tal©e l , oisive,
sur Buenos Aires! La jeune femme se rappela soudain qu'il fallait deux
heures peine pour se rendre de Commodoro Trelew.
-- Et il vole depuis six heures vers Trelew! Mais il vous envoie des
messages! Mais que dit-il?...
-- Ce qu'il nous dit? Naturellement par un temps pareil... vous
comprenez bien... ses messages ne s'entendent pas.
-- Un temps pareil!
-- Alors, c'est convenu, Madame, nous vous t©l©phonons d¨s que nous
savons quelque chose.
-- Ah! vous ne savez rien...
-- Au revoir, Madame...
-- Non! non! Je veux parler au Directeur!
-- Monsieur le Directeur est tr¨s occup©, Madame, il est en
conf©rence...
-- Ah! §a m'est ©gal! ‡a m'est bien ©gal! Je veux lui parler!
Le chef de bureau s'©pongea:
-- Une minute...
Il poussa la porte de Rivi¨re:
-- C'est Madame Fabien qui veut vous parler. "Voil , pensa Rivi¨re,
voil ce que je craignais." Les ©l©ments affectifs du drame commen§aient
se montrer. Il pensa d'abord les r©cuser: les m¨res et les femmes n'entrent
pas dans les salles d'op©ration. On fait taire l'©motion aussi sur les
navires en danger. Elle n'aide pas sauver les hommes. Il accepta pourtant:
-- Branchez sur mon bureau.
Il ©couta cette petite voix lointaine, tremblante, et tout de suite il
sut qu'il ne pourrait pas lui r©pondre. Ce serait st©rile, infiniment, pour
tous les deux, de s'affronter.
-- Madame, je vous en prie, calmez-vous! Il est si fr©quent, dans notre
m©tier, d'attendre longtemps des nouvelles.
Il ©tait parvenu cette fronti¨re oé se pose, non le probl¨me d'une
petite d©tresse particuli¨re, mais celui-l mªme de l'action. En face de
Rivi¨re se dressait, non la femme de Fabien, mais un autre sens de la vie.
Rivi¨re ne pouvait qu'©couter, que plaindre cette petite voix, ce chant
tellement triste, mais ennemi. Car ni l'action, ni le bonheur individuel
n'admettent le partage: ils sont en conflit. Cette femme parlait elle aussi
au nom d'un monde absolu et de ses devoirs et de ses droits. Celui d'une
clart© de lampe sur la table du soir, d'une chair qui r©clamait sa chair,
d'une patrie d'espoirs, de tendresses, de souvenirs. Elle exigeait son bien
et elle avait raison. Et lui aussi, Rivi¨re, avait raison, mais il ne
pouvait rien opposer la v©rit© de cette femme. Il d©couvrait sa propre
v©rit©, la lumi¨re d'une humble lampe domestique, inexprimable et
inhumaine.
-- Madame...
Elle n'©coutait plus. Elle ©tait retomb©e, presque ses pieds, lui
semblait-il, ayant us© ses faibles poings contre le mur.
Un ing©nieur avait dit un jour Rivi¨re, comme ils se penchaient sur
un bless©, aupr¨s d'un pont en construction:
"Ce pont vaut-il le prix d'un visage ©cras©?" Pas un des paysans, qui
cette route ©tait ouverte, n'eët accept©, pour s'©pargner un d©tour par le
pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on b¢tit des
ponts. L'ing©nieur avait ajout©: "L'int©rªt g©n©ral est form© des int©rªts
particuliers: il ne justifie rien de plus." -- "Et pourtant, lui avait
r©pondu plus tard Rivi¨re, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons
toujours comme si quelque chose d©passait, en valeur, la vie humaine... Mais
quoi?"
Et Rivi¨re, songeant l'©quipage, eut le cœur serr©. L'action, mªme
celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivi¨re ne pouvait plus ne
pas se demander "au nom de quoi?"
"Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-ªtre dispara®tre, auraient pu
vivre heureux." II voyait des visages pench©s dans le sanctuaire d'or des
lampes du soir. "Au nom de quoi les en ai-je tir©s?" Au nom de quoi les
a-t-il arrach©s au bonheur individuel? La premi¨re loi n'est-elle pas de
prot©ger ces bonheurs-l ? Mais lui-mªme les brise. Et pourtant un jour,
fatalement, s'©vanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La
vieillesse et la mort les d©truisent, plus impitoyables que lui-mªme. Il
existe peut-ªtre quelque chose d'autre sauver et de plus durable;
peut-ªtre est-ce sauver cette part-l de l'homme que Rivi¨re travaille?
Sinon l'action ne se justifie pas.
"Aimer, aimer seulement, quelle impasse!" Rivi¨re eut l'obscur
sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait
aussi d'une tendresse, mais si diff©rente des autres. Une phrase lui revint:
"II s'agit de les rendre ©ternels..." Oé avait-il lu cela? "Ce que vous
poursuivez en vous-mªme meurt." II revit un temple au dieu du soleil des
anciens Incas du P©rou. Ces pierres droites sur la montagne. Que
resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids
de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? "Au nom de
quelle duret©, ou de quel ©trange amour, le conducteur de peuples
d'autrefois, contraignant ses foules tirer ce temple sur la montagne, leur
imposa-t-il donc de dresser leur ©ternit©?" Rivi¨re revit encore en songe
les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque
musique. "Cette sorte de bonheur, ce harnais...", pensa-t-il. Le conducteur
de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-ªtre pas piti© de la souffrance de
l'homme, eut piti©, immens©ment, de sa mort. Non de sa mort individuelle,
mais piti© de l'esp¨ce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple
dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le d©sert.
Ce papier pli© en quatre le sauverait peut-ªtre: Fabien le d©pliait,
les dents serr©es.
"Impossible de s'entendre avec Buenos Aires. Je ne puis mªme plus
manipuler, je re§ois des ©tincelles dans les doigts."
Fabien, irrit©, voulut r©pondre, mais quand ses mains l¢ch¨rent les
commandes pour ©crire, une sorte de houle puissante p©n©tra son corps: les
remous le soulevaient, dans ses cinq tonnes de m©tal, et le basculaient. Il
y renon§a.
Ses mains, de nouveau, se ferm¨rent sur la houle, et la r©duisirent.
Fabien respira fortement. Si le radio remontait l'antenne par peur de
l'orage, Fabien lui casserait la figure l'arriv©e. Il fallait, tout
prix, entrer en contact avec Buenos Aires, comme si, plus de quinze cents
kilom¨tres, on pouvait leur lancer une corde dans cet ab®me. A d©faut d'une
tremblante lumi¨re, d'une lampe d'auberge presque inutile, mais qui eët
prouv© la terre comme un phare, il lui fallait au moins une voix, une seule,
venue d'un monde qui d©j n'existait plus. Le pilote ©leva et balan§a le
poing dans sa lumi¨re rouge, pour faire comprendre l'autre, en arri¨re,
cette tragique v©rit©, mais l'autre, pench© sur l'espace d©vast©, aux villes
ensevelies, aux lumi¨res mortes, ne la connut pas.
Fabien aurait suivi tous les conseils, pourvu qu'ils lui fussent cri©s.
Il pensait: "Et si l'on me dit de tourner en rond, je tourne en rond, et si
l'on me dit de marcher plein Sud..." Elles existaient quelque part ces
terres en paix, douces sous leurs grandes ombres de lune. Ces camarades,
l -bas, les connaissaient, instruits comme des savants, pench©s sur des
cartes, tout-puissants, l'abri de lampes belles comme des fleurs. Que
savait-il, lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui, la
vitesse d'un ©boulement, son torrent noir? On ne pouvait abandonner deux
hommes parmi ces trombes et ces flammes dans les nuages. On ne pouvait pas.
On ordonnerait Fabien: "Cap au deux cent quarante..." II mettrait le cap
au deux cent quarante. Mais il ©tait seul.
Il lui parut que la mati¨re aussi se r©voltait. Le moteur, chaque
plong©e, vibrait si fort que toute la masse de l'avion ©tait prise d'un
tremblement comme de col¨re. Fabien usait ses forces dominer l'avion, la
tªte enfonc©e dans la carlingue, face l'horizon gyroscopique, car, au
dehors, il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu
dans une ombre oé tout se mªlait, une ombre d'origine des mondes. Mais les
aiguilles des indicateurs de position oscillaient de plus en plus vite,
devenaient difficiles suivre. D©j le pilote, qu'elles trompaient, se
d©battait mal, perdait son altitude, s'enlisait peu peu dans cette ombre.
Il lut sa hauteur: "Cinq cents m¨tres". C'©tait le niveau des collines. Il
Les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses. Il comprenait aussi
que toutes les masses du sol, dont la moindre l'eët ©cras©, ©taient comme
arrach©es de leur support, d©boulonn©es, et commen§aient tourner, ivres,
autour de lui. Et commen§aient, autour de lui, une sorte de danse profonde
et qui le serrait de plus en plus.
Il en prit son parti. Au risque d'emboutir, il atterrirait n'importe
oé. Et, pour ©viter au moins les collines, il l¢cha son unique fus©e
©clairante. La fus©e s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y
©teignit: c'©tait la mer.
Il pensa tr¨s vite: "Perdu. Quarante degr©s de correction, j'ai d©riv©
quand mªme. C'est un cyclone. Oé est la terre?" Il virait plein Ouest. Il
pensa: "Sans fus©e maintenant, je me tue." Cela devait arriver un jour. Et
son camarade, l , derri¨re... "II a remont© l'antenne, sërement." Mais le
pilote ne lui en voulait plus. Si lui-mªme ouvrait simplement les mains,
leur vie s'en ©coulerait aussität, comme une poussi¨re vaine. Il tenait dans
ses mains le cœur battant de son camarade et le sien. Et soudain ses mains
l'effray¨rent.
Dans ces remous en coups de b©lier, pour amortir les secousses du
volant, sinon elles eussent sci© les c¢bles de commandes, il s'©tait
cramponn© lui, de toutes ses forces. Il s'y cramponnait toujours. Et voici
qu'il ne sentait plus ses mains endormies par l'effort. Il voulut remuer les
doigts pour en recevoir un message: il ne sut pas s'il ©tait ob©i. Quelque
chose d'©tranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles et mobiles.
Il pensa: "II faut m'imaginer fortement que je serre..." II ne sut pas si la
pens©e atteignait ses mains. Et comme il percevait les secousses du volant
aux seules douleurs des ©paules: "II m'©chappera. Mes mains s'ouvriront..."
Mais s'effraya de s'ªtre permis de tels mots, car il crut sentir ses mains,
cette fois, ob©ir l'obscure puissance de l'image, s'ouvrir lentement, dans
l'ombre, pour le livrer.
Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalit©
ext©rieure. Mais il y a une fatalit© int©rieure: vient une minute oé l'on se
d©couvre vuln©rable; alors les fautes vous attirent comme un vertige.
Et c'est cette minute que luirent sur sa tªte, dans une d©chirure de
la tempªte, comme un app¢t mortel au fond d'une nasse, quelques ©toiles.
Il jugea bien que c'©tait un pi¨ge: on voit trois ©toiles dans un trou,
on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste l mordre
les ©toiles...
Mais sa faim de lumi¨re ©tait telle qu'il monta.
II monta, en corrigeant mieux les remous, gr¢ce aux rep¨res
qu'offraient les ©toiles. Leur aimant p¢le l'attirait. Il avait pein© si
longtemps, la poursuite d'une lumi¨re, qu'il n'aurait plus l¢ch© la plus
confuse. Riche d'une lueur d'auberge, il aurait tourn© jusqu' la mort,
autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu'il montait vers des
champs de lumi¨re.
Il s'©levait peu peu, en spirale, dans le puits qui s'©tait ouvert,
et se refermait au-dessous de lui. Et les nuages perdaient, mesure qu'il
montait, leur boue d'ombre, ils passaient contre lui, comme des vagues de
plus en plus pures et blanches. Fabien ©mergea.
Sa surprise fut extrªme: la clart© ©tait telle qu'elle l'©blouissait.
Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n'aurait jamais cru que les
nuages, la nuit, pussent ©blouir. Mais la pleine lune et toutes les
constellations les changeaient en vagues rayonnantes.
L'avion avait gagn© d'un seul coup, la seconde mªme oé il ©mergeait,
un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l'inclinait. Comme
une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux r©serv©es. Il ©tait
pris dans une part de ciel inconnue et cach©e comme la baie des ®les
bienheureuses. La tempªte, au-dessous de lui, formait un autre monde de
trois mille m¨tres d'©paisseur, parcouru de rafales, de trombes d'eau,
d'©clairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de
neige.
Fabien pensait avoir gagn© des limbes ©tranges, car tout devenait
lumineux, ses mains, ses vªtements, ses ailes. Car la lumi¨re ne descendait
pas des astres, mais elle se d©gageait, au-dessous de lui, autour de lui, de
ces provisions blanches.
Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu'ils
recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts comme des
tours. Il circulait un lait de lumi¨re, dans lequel baignait l'©quipage.
Fabien, se retournant, vit que le radio souriait.
-- ‡a va mieux! criait-il.
Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les
sourires. "Je suis tout fait fou, pensait Fabien, de sourire: nous sommes
perdus."
Pourtant, mille bras obscurs l'avaient l¢ch©. On avait d©nou© ses
liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul, un temps, parmi
les fleurs.
"Trop beau", pensait Fabien. Il errait parmi des ©toiles accumul©es
avec la densit© d'un tr©sor, dans un monde oé rien d'autre, absolument rien
d'autre que lui, Fabien, et son camarade, n'©tait vivant. Pareils ces
voleurs des villes fabuleuses, mur©s dans la chambre aux tr©sors dont ils ne
sauront plus sortir. Parmi des pierreries glac©es, ils errent, infiniment
riches, mais condamn©s.
Un des radiot©l©graphistes de Commodoro Rivadavia, escale de Patagonie,
fit un geste brusque, et tous ceux qui veillaient, impuissants, dans le
poste, se ramass¨rent autour de cet homme, et se pench¨rent.
Ils se penchaient sur un papier vierge et durement ©clair©. La main de
l'op©rateur h©sitait encore, et le crayon se balan§ait. La main de
l'op©rateur tenait encore les lettres prisonni¨res, mais d©j les doigts
tremblaient.
-- Orages?
Le radio fit "oui" de la tªte. Leur gr©sillement l'empªchait de
comprendre.
Puis il nota quelques signes ind©chiffrables. Puis des mots. Puis on
put r©tablir le texte:
"Bloqu©s trois mille huit au-dessus de la tempªte. Naviguons plein
Ouest vers l'int©rieur, car ©tions d©riv©s en mer. Au-dessous de nous tout
est bouch©. Nous ignorons si survolons toujours la mer. Communiquez si
tempªte s'©tend l'int©rieur."
On dut, cause des orages, pour transmettre ce t©l©gramme Buenos
Aires, faire la cha®ne de poste en poste. Le message avan§ait dans la nuit,
comme un feu qu'on allume de tour en tour.
Buenos Aires fit r©pondre:
-- Tempªte g©n©rale l'int©rieur. Combien vous reste-t-il d'essence?
-- Une demi-heure.
Et cette phrase, de veilleur en veilleur, remonta jusqu' Buenos Aires.
L'©quipage ©tait condamn© s'enfoncer, avant trente minutes, dans un
cyclone qui le dresserait jusqu'au sol.
Et Rivi¨re m©dite. Il ne conserve plus d'espoir: cet ©quipage sombrera
quelque part dans la nuit.
Rivi¨re se souvient d'une vision qui avait frapp© son enfance: on
vidait un ©tang pour trouver un corps. On ne trouvera rien non plus, avant
que cette masse d'ombre se soit ©coul©e de sur la terre, avant que remontent
au jour ces sables, ces plaines, ces bl©s. De simples paysans d©couvriront
peut-ªtre deux enfants au coude pli© sur le visage, et paraissant dormir,
©chou©s sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noy©s.
Rivi¨re pense aux tr©sors ensevelis dans les profondeurs de la nuit
comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour
avec toutes leurs fleurs, des fleurs qui ne servent pas encore. La nuit est
riche, pleine de parfums, d'agneaux endormis et de fleurs qui n'ont pas
encore de couleurs.
Peu peu monteront vers le jour les sillons gras, les bois mouill©s,
les "luzernes fra®ches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et
les prairies, et les agneaux, dans la sagesse du monde, deux enfants
sembleront dormir. Et quelque chose aura coul© du monde visible dans
l'autre.
Rivi¨re conna®t la femme de Fabien inqui¨te et tendre: cet amour
peine lui fut prªt©, comme un jouet un enfant pauvre.
Rivi¨re pense la main de Fabien, qui tient pour quelques minutes
encore sa destin©e dans les commandes. Cette main qui a caress©. Cette main
qui s'est pos©e sur une poitrine et y a lev© le tumulte, comme une main
divine. Cette main qui s'est pos©e sur un visage et qui a chang© ce visage.
Cette main qui ©tait miraculeuse.
Fabien erre sur la splendeur d'une mer de nuages, la nuit, mais, plus
bas, c'est l'©ternit©. Il est perdu parmi des constellations qu'il habite
seul. Il tient encore le monde dans les mains et contre sa poitrine le
balance. Il serre dans son volant le poids de la richesse humaine, et
prom¨ne, desesp©r©, d'une ©toile l'autre, l'inutile tr©sor, qu'il faudra
bien rendre...
Rivi¨re pense qu'un poste radio l'©coute encore. Seule relie encore
Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure. Pas une plainte.
Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais form© le d©sespoir.
Robineau le tira de sa solitude:
-- Monsieur le Directeur, j'ai pens©... on pourrait peut-ªtre
essayer...
Il n'avait rien proposer, mais t©moignait de sa bonne volont©. Il
aurait tant aim© trouver une solution, et la cherchait un peu comme celle
d'un r©bus. Il trouvait toujours des solutions que Rivi¨re n'©coutait
jamais: "Voyez-vous, Robineau, dans la vie, il n'y a pas de solutions- II y
a des forces en marche: il faut les cr©er et les solutions suivent." Aussi
Robineau bornait-il son räle cr©er une force en marche dans la corporation
des m©caniciens. Une humble force en marche, qui pr©servait de la rouille
les moyeux d'h©lice.
Mais les ©v©nements de cette nuit-ci trouvaient Robineau d©sarm©. Son
titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les orages, ni sur un ©quipage
fantäme, qui vraiment ne se d©battait plus pour une prime d'exactitude, mais
pour ©chapper une seule sanction, qui annulait celles de Robineau, la
mort.
Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi.
La femme de Fabien se fit annoncer. Pouss©e par l'inqui©tude, elle
attendait, dans le bureau des secr©taires, que Rivi¨re la re§ët. Les
secr©taires, la d©rob©e, levaient les yeux vers son visage. Elle en
©prouvait une sorte de honte et regardait avec crainte autour d'elle: tout
ici la refusait. Ces hommes qui continuaient leur travail, comme s'ils
marchaient sur un corps, ces dossiers oé la vie humaine, la souffrance
humaine ne laissaient qu'un r©sidu de chiffres durs. Elle cherchait des
signes qui lui eussent parl© de Fabien. Chez elle tout montrait cette
absence: le lit entrouvert, le caf© servi, un bouquet de fleurs... Elle ne
d©couvrait aucun signe. Tout s'opposait la piti©, l'amiti©, au souvenir.
La seule phrase qu'elle entendit, car personne n'©levait la voix devant
elle, fut le juron d'un employ©, qui r©clamait un bordereau. "...Le
bordereau des dynamos, bon Dieu! que nous exp©dions Santos." Elle leva les
yeux sur cet homme, avec une expression d'©tonnement infini. Puis sur le mur
oé s'©talait une carte. Ses l¨vres tremblaient un peu, peine.
Elle devinait, avec gªne, qu'elle exprimait ici une v©rit© ennemie,
regrettait presque d'ªtre venue, eët voulu se cacher, et se retenait, de
peur qu'on la remarqu¢t trop, de tousser, de pleurer. Elle se d©couvrait
insolite, inconvenante, comme nue. Mais sa v©rit© ©tait si forte que les
regards fugitifs remontaient, la d©rob©e, inlassablement, la lire dans son
visage. Cette femme ©tait tr¨s belle. Elle r©v©lait aux hommes le monde
sacr© du bonheur. Elle r©v©lait quelle mati¨re auguste on touche, sans le
savoir, en agissant. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Elle r©v©lait
quelle paix, sans le savoir, on peut d©truire.
Rivi¨re la re§ut.
Elle venait plaider timidement pour ses fleurs, son caf© servi, sa
chair jeune. De nouveau, dans ce bureau plus froid encore, son faible
tremblement de l¨vres la reprit. Elle aussi d©couvrait sa propre v©rit©,
dans cet autre monde, inexprimable. Tout ce qui se dressait en elle d'amour
presque sauvage, tant il ©tait fervent, de d©vouement, lui semblait prendre
ici un visage importun, ©go¯ste. Elle eët voulu fuir:
-- Je vous d©range...
-- Madame, lui dit Rivi¨re, vous ne me d©rangez pas. Malheureusement,
Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre.
Elle eut un faible haussement d'©paules, dont Rivi¨re comprit le sens:
"A quoi bon cette lampe, ce d®ner servi, ces fleurs que je vais
retrouver..." Une jeune m¨re avait confess© un jour Rivi¨re: "La mort de
mon enfant, je ne l'ai pas encore comprise. Ce sont les petites choses qui
sont dures, ses vªtements que je retrouve, et, si je me r©veille la nuit,
cette tendresse qui me monte quand mªme au cœur, d©sormais inutile, comme
mon lait..." Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain
peine, dans chaque acte d©sormais vain, dans chaque objet. Fabien quitterait
lentement sa maison. Rivi¨re taisait une piti© profonde.
-- Madame...
La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa
propre puissance.
Rivi¨re s'assit, un peu lourd.
"Mais elle m'aide d©couvrir ce que je cherchais..." II tapotait
distraitement les t©l©grammes de protection des escales Nord. Il songeait:
"Nous ne demandons pas ªtre ©ternels, mais ne pas voir les actes et
les choses tout coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre
alors..."
Ses regards tomb¨rent sur les t©l©grammes:
"Et voil par oé, chez nous, s'introduit la mort: ces messages qui
n'ont plus de sens..."
II regarda Robineau. Ce gar§on m©diocre, maintenant inutile, n'avait
plus de sens. Rivi¨re lui dit presque durement:
-- Faut-il vous donner, moi-mªme, du travail?
Puis Rivi¨re poussa la porte qui donnait sur la salle des secr©taires,
et la disparition de Fabien le frappa, ©vidente, des signes que Madame
Fabien n'avait pas su voir. La fiche du R.B.903, l'avion de Fabien, figurait
d©j , au tableau mural, dans la colonne du mat©riel indisponible. Les
secr©taires qui pr©paraient les papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il
serait retard©, travaillaient mal. Du terrain on demandait par t©l©phone des
instructions pour les ©quipes qui, maintenant, veillaient sans but. Les
fonctions de vie ©taient ralenties. "La mort, la voil !" pensa Rivi¨re. Son
œuvre ©tait semblable un voilier en panne, sans vent, sur la mer. Il
entendit la voix de Robineau:
-- Monsieur le Directeur... ils ©taient mari©s depuis six semaines...
-- Allez travailler.
Rivi¨re regardait toujours les secr©taires et, au-del des secr©taires,
les manœuvres, les m©caniciens, les pilotes, tous ceux qui l'avaient aid©
dans son œuvre, avec une foi de b¢tisseurs. Il pensa aux petites villes
d'autrefois qui entendaient parler des "Iles" et se construisaient un
navire. Pour le charger de leur esp©rance. Pour que les hommes pussent voir
leur esp©rance ouvrir ses voiles sur la mer. Tous grandis, tous tir©s hors
d'eux-mªmes, tous d©livr©s par un navire. "Le but peut-ªtre ne justifie
rien, mais l'action d©livre de la mort. Ces hommes duraient par leur
navire."
Et Rivi¨re luttera aussi contre la mort, lorsqu'il rendra aux
t©l©grammes leur plein sens, leur inqui©tude aux ©quipes de veille et aux
pilotes leur but dramatique. Lorsque la vie ranimera cette œuvre, comme le
vent ranime un voilier, en mer.
Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais mille kilom¨tres de l ,
vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message:
"Descendons. Entrons dans les nuages..."
Puis ces deux mots d'un texte obscur apparurent dans le poste de
Trelew:
"...rien voir..."
Les ondes courtes sont ainsi. On les capte l , mais ici on demeure
sourd. Puis, sans raison, tout change. Cet ©quipage, dont la position est
inconnue, se manifeste d©j aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et
sur les feuilles blanches des postes radio ce sont d©j des fantämes qui
©crivent.
L'essence est-elle ©puis©e, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa
derni¨re carte: retrouver le sol sans l'emboutir?
La voix de Buenos Aires ordonne Treiew: "Demandez-le-lui."
Le poste d'©coute T.S.F, ressemble un laboratoire: nickels, cuivre et
manom¨tres, r©seau de conducteurs. Les op©rateurs de veille, en blouse
blanche, silencieux, semblent courb©s sur une simple exp©rience.
De leurs doigts d©licats ils touchent les instruments, ils explorent le
ciel magn©tique, sourciers qui cherchent la veine d'or.
-- On ne r©pond pas?
-- On ne r©pond pas.
Ils vont peut-ªtre accrocher cette note qui serait un signe de vie. Si
l'avion et ses feux de bord remontent parmi les ©toiles, ils vont peut-ªtre
entendre chanter cette ©toile...
Les secondes s'©coulent. Elles s'©coulent vraiment comme du sang. Le
vol dure-t-il encore? Chaque seconde emporte une chance. Et voil que le
temps qui s'©coule semble d©truire. Comme, en vingt si¨cles, il touche un
temple, fait son chemin dans le granit et r©pand le temple en poussi¨re,
voil que des si¨cles d'usure se ramassent dans chaque seconde et menacent
un ©quipage.
Chaque seconde emporte quelque chose. Cette voix de Fabien, ce rire de
Fabien, ce sourire. Le silence gagne du terrain. Un silence de plus en plus
lourd, qui s'©tablit sur cet ©quipage comme le poids d'une mer.
Alors quelqu'un remarque:
-- Une heure quarante. Derni¨re limite de l'essence: il est impossible
qu'ils volent encore.
Et la paix se fait.
Quelque chose d'amer et de fade remonte aux l¨vres comme aux fins de
voyage. Quelque chose s'est accompli dont on ne sait rien, quelque chose
d'un peu ©cœurant. Et parmi tous ces nickels et ces art¨res de cuivre, on
ressent la tristesse mªme qui r¨gne sur les usines ruin©es. Tout ce mat©riel
semble pesant, inutile, d©saffect©: un poids de branches mortes.
Il n'y a plus qu' attendre le jour.
Dans quelques heures ©mergera au jour l'Argentine enti¨re, et ces
hommes demeurent l , comme sur une gr¨ve, en face du filet que l'on tire,
que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir.
Rivi¨re, dans son bureau, ©prouve cette d©tente que seuls permettent
les grands d©sastres, quand la fatalit© d©livre l'homme. Il a fait alerter
la police de toute une province. Il ne peut plus rien, il faut attendre.
Mais l'ordre doit r©gner mªme dans la maison des morts. Rivi¨re fait
signe Robineau:
-- T©l©gramme pour les escales Nord: "Pr©voyons retard important du
courrier de Patagonie. Pour ne pas retarder trop courrier d'Europe,
bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant."
II se plie un peu en avant. Mais il fait un effort et se souvient de
quelque chose, c'©tait grave. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier:
-- Robineau.
-- Monsieur Rivi¨re?
-- Vous r©digerez une note. Interdiction aux pilotes de d©passer
dix-neuf cents tours: on me massacre les moteurs.
-- Bien, monsieur Rivi¨re.
Rivi¨re se plie un peu plus. Il a besoin, avant tout, de solitude:
-- Allez, Robineau. Allez, mon vieux...
Et Robineau s'effraie de cette ©galit© devant des ombres.
Robineau errait maintenant, avec m©lancolie, dans les bureaux. La vie
de la Compagnie s'©tait arrªt©e, puisque ce courrier, pr©vu pour deux
heures, serait d©command©, et ne partirait plus qu'au jour. Les employ©s aux
visages fermes veillaient encore, mais cette veille ©tait inutile. On
recevait encore, avec un rythme r©gulier, les messages de protection des
escales Nord, mais leurs "ciels purs" et leurs "pleine lune" et leurs "vent
nul" ©veillaient l'image d'un royaume st©rile. Un d©sert de lune et de
pierres. Comme Robineau feuilletait, sans savoir d'ailleurs pourquoi, un
dossier auquel travaillait le chef de bureau, il aper§ut celui-ci, debout en
face de lui, et qui attendait, avec un respect insolent, qu'il le lui
rend®t, l'air de dire: "Quand vous voudrez bien, n'est-ce pas? c'est
moi..." Cette attitude d'un inf©rieur choqua l'inspecteur, mais aucune
r©plique ne lui vint, et, irrit©, il tendit le dossier. Le chef de bureau
retourna s'asseoir avec une grande noblesse. "J'aurais dë l'envoyer
promener", pensa Robineau. Alors, par contenance, il fit quelques pas en
songeant au drame. Ce drame entra®nerait la disgr¢ce d'une politique, et
Robineau pleurait un double deuil.
Puis lui vint l'image d'un Rivi¨re enferm©, l , dans son bureau, et qui
lui avait dit: "Mon vieux..." Jamais homme n'avait, ce point, manqu©
d'appui. Robineau ©prouva pour lui une grande piti©. Il remuait dans sa tªte
quelques phrases obscur©ment destin©es plaindre, soulager. Un sentiment
qu'il jugeait tr¨s beau l'animait. Alors il frappa doucement. On ne r©pondit
pas. Il n'osa frapper plus fort, dans ce silence, et poussa la porte.
Rivi¨re ©tait l . Robineau entrait chez Rivi¨re, pour la premi¨re fois
presque de plain-pied, un peu en ami, un peu dans son id©e comme le sergent
qui rejoint, sous les balles, le g©n©ral bless©, et l'accompagne dans la
d©route, et devient son fr¨re dans l'exil. "Je suis avec vous, quoi qu'il
arrive", semblait vouloir dire Robineau.
Rivi¨re se taisait et, la tªte pench©e, regardait ses mains. Et
Robineau, debout devant lui, n'osait plus parler. Le lion, mªme abattu,
l'intimidait. Robineau pr©parait des mots de plus en plus ivres de
d©vouement, mais, chaque fois qu'il levait les yeux, il rencontrait cette
tªte inclin©e de trois quarts, ces cheveux gris, ces l¨vres serr©es sur
quelle amertume! Enfin il se d©cida:
-- Monsieur le Directeur...
Rivi¨re leva la tªte et le regarda. Rivi¨re sortait d'un songe si
profond, si lointain, que peut-ªtre il n'avait pas remarqu© encore la
pr©sence de Robineau. Et nul ne sut jamais quel songe il fit, ni ce qu'il
©prouva, ni quel deuil s'©tait fait dans son cœur. Rivi¨re regarda Robineau,
longtemps, comme le t©moin vivant de quelque chose. Robineau fut gªn©. Plus
Rivi¨re regardait Robineau, plus se dessinait sur les l¨vres de celui-l une
incompr©hensible ironie. Plus Rivi¨re regardait Robineau et plus Robineau
rougissait. Et plus Robineau semblait, Rivi¨re, ªtre venu pour t©moigner
ici, avec une bonne volont© touchante, et malheureusement spontan©e, de la
sottise des hommes.
Le d©sarroi envahit Robineau. Ni le sergent, ni le g©n©ral, ni les
balles n'avaient plus cours. Il se passait quelque chose d'inexplicable.
Rivi¨re le regardait toujours. Alors, Robineau, malgr© soi, rectifia un peu
son attitude, sortit la main de sa poche gauche. Rivi¨re le regardait
toujours. Alors, enfin, Robineau, avec une gªne infinie, sans savoir
pourquoi, pronon§a:
-- Je suis venu prendre vos ordres.
Rivi¨re tira sa montre, et simplement:
-- Il est deux heures. Le courrier d'Asuncion atterrira deux heures
dix. Faites d©coller le courrier d'Europe deux heures et quart.
Et Robineau propagea l'©tonnante nouvelle: on ne suspendait pas les
vols de nuit. Et Robineau s'adressa au chef de bureau:
-- Vous m'apporterez ce dossier pour que je le conträle. Et, quand le
chef de bureau fut devant lui:
-- Attendez.
Et le chef de bureau attendit.
Le courrier d'Asuncion signala qu'il allait atterrir. Rivi¨re, mªme aux
pires heures, avait suivi, de t©l©gramme en t©l©gramme, sa marche heureuse.
C'©tait pour lui, au milieu de ce d©sarroi, la revanche de sa foi, la
preuve. Ce vol heureux annon§ait, par ses t©l©grammes, mille autres vols
aussi heureux. "On n'a pas de cyclones toutes les nuits." Rivi¨re pensait
aussi: "Une fois la route trac©e, on ne peut pas ne plus poursuivre."
Descendant, d'escale en escale, du Paraguay, comme d'un adorable jardin
riche de fleurs, de maisons basses et d'eaux lentes, l'avion glissait en
marge d'un cyclone qui ne lui brouillait pas une ©toile. Neuf passagers
roul©s dans leurs couvertures de voyage s'appuyaient du front leur
fenªtre, comme une vitrine pleine de bijoux, car les petites villes
d'Argentine ©grenaient d©j , dans la nuit, tout leur or, sous l'or plus p¢le
des villes d'©toiles. Le pilote, l'avant, soutenait de ses mains sa
pr©cieuse charge de vies humaines, les yeux grands ouverts et pleins de
lune, comme un chevrier. Buenos Aires, d©j , emplissait l'horizon de son feu
ros©, et bientät luirait de toutes ses pierres, ainsi qu'un tr©sor fabuleux.
Le radio, de ses doigts, l¢chait les derniers t©l©grammes, comme les notes
finales d'une sonate qu'il eët tapot©e, joyeux, dans le ciel, et dont
Rivi¨re comprenait le chant, puis il remonta l'antenne, puis il s'©tira un
peu, b¢illa et sourit: on arrivait.
Le pilote, ayant atterri, retrouva le pilote du courrier d'Europe,
adoss© contre son avion, les mains dans les poches.
-- C'est toi qui continues?
-- Oui.
-- La Patagonie est l ?
-- On ne l'attend pas: disparue. Il fait beau?
-- Il fait tr¨s beau. Fabien a disparu?
Ils en parl¨rent peu. Une grande fraternit© les dispensait des phrases.
On transbordait dans l'avion d'Europe les sacs de transit d'Asuncion,
et le pilote, toujours immobile, la tªte renvers©e, la nuque contre la
carlingue, regardait les ©toiles. Il sentait na®tre en lui un pouvoir
immense, et un plaisir puissant lui vint.
-- Charg©? fit une voix. Alors, contact.
Le pilote ne bougea pas. On mettait son moteur en marche. Le pilote
allait sentir dans ses ©paules, appuy©es l'avion, cet avion vivre. Le
pilote se rassurait, enfin, apr¨s tant de fausses nouvelles: partira...
partira pas... partira!
Sa bouche s'entrouvrit, et ses dents brill¨rent sous la lune comme
celles d'un jeune fauve.
-- Attention, la nuit, hein!
Il n'entendit pas le conseil de son camarade. Les mains dans les
poches, la tªte renvers©e, face des nuages, des montagnes, des fleuves et
des mers, voici qu'il commen§ait un rire silencieux. Un faible rire, mais
qui passait en lui, comme une brise dans un arbre, et le faisait tout entier
tressaillir... Un faible rire, mais bien plus fort que ces nuages, ces
montagnes, ces fleuves et ces mers.
-- Qu'est-ce qui te prend?
-- Cet imb©cile de Rivi¨re qui m'a... qui s'imagine que j'ai peur!
Dans une minute, il franchira Buenos Aires, et Rivi¨re, qui reprend sa
lutte, veut l'entendre. L'entendre na®tre, gronder et s'©vanouir, comme le
pas formidable d'une arm©e en marche dans les ©toiles.
Rivi¨re, les bras crois©s, passe parmi les secr©taires. Devant une
fenªtre, il s'arrªte, ©coute et songe.
S'il avait suspendu un seul d©part, la cause des vols de nuit ©tait
perdue. Mais, devan§ant les faibles, qui demain le d©savoueront, Rivi¨re,
dans la nuit, a l¢ch© cet autre ©quipage.
Victoire... d©faite... ces mots n'ont point de sens. La vie est
au-dessous de ces images, et d©j pr©pare de nouvelles images. Une victoire
affaiblit un peuple, une d©faite en r©veille un autre. La d©faite qu'a subie
Rivi¨re est peut-ªtre un engagement qui rapproche la vraie victoire.
L'©v©nement en marche compte seul.
Dans cinq minutes les postes de T.S.F, auront alert© les escales. Sur
quinze mille kilom¨tres le fr©missement de la vie aura r©solu tous les
probl¨mes.
D©j un chant d'orgue monte: l'avion.
Et Rivi¨re, pas lents, retourne son travail, parmi les secr©taires
que courbe son regard dur. Rivi¨re-le-Grand, Rivi¨re-le-Victorieux, qui
porte sa lourde victoire.
Last-modified: Fri, 12 Nov 1999 13:28:00 GMT